(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VIII. De l’Action, du Nœud, des Incidents. » pp. 165-171
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VIII. De l’Action, du Nœud, des Incidents. » pp. 165-171

CHAPITRE VIII.
De l’Action, du Nœud, des Incidents.

Riccoboni dit, pag. 215, que les Anciens nomment action, dans une fable tragique ou comique, un point presque indivisible. « Selon eux, ajoute-t-il, un coup de poignard fait souvent l’action de la tragédie, & celle de la comédie ne consiste presque toujours qu’en quatre mots que dit un acteur pour consentir à une chose à laquelle il a été contraire pendant toute la piece ». Nous ne serons pas de l’avis des Anciens, du moins nous ne nous servirons pas des mêmes termes ; nous appellerons catastrophe ou dénouement, ce qu’ils appellent action ; nous donnerons le nom d’action à ce qui se passe dans un drame depuis l’exposition jusqu’au dénouement.

Il faut que ce qui remplit l’intervalle qui est entre l’exposition & la catastrophe, soit en mouvement & non en récit, puisque nous l’appellons action, puisque les personnages de cette action se nomment acteurs & non pas orateurs, puisque ceux qui sont présents s’appellent spectateurs & non pas auditeurs, puisqu’enfin le lieu qui sert aux représentations est connu sous le nom de théâtre & non pas d’auditoire, c’est-à-dire un lieu ou l’on regarde ce qui s’y fait, & non pas où l’on écoute ce qui s’y dit. Il faut donc que l’action parle à l’ame plus par le secours des situations & des yeux, que par celui des oreilles. Malheur à l’action qui n’est pas frappante par elle-même, & qui a besoin d’être soutenue par un discours fleuri.

On rapporte qu’un homme curieux de voir l’effet que produiroient sur un paysan nos spectacles, y conduisit un de ses fermiers, un jour qu’on représentoit une tragédie de Racine. Après la représentation on demanda au paysan s’il s’étoit bien amusé : à merveille, dit-il ; j’ai vu des beaux Messieurs, des belles Dames, tous bien parés, bien enjolivés. On lui demanda ensuite s’il avoit trouvé beau ce qui s’étoit passé sur le théâtre : alors il s’écria qu’il s’étoit bien gardé de regarder trop souvent de ce côté-là : il y avoit là, dit-il, des gens qui s’entretenoient de leurs affaires, & je sais qu’il n’est pas honnête de prêter l’oreille aux discours des personnes qui se parlent.

Que cela soit vrai ou non, les partisans outrés de Racine le rapportent pour prouver la vérité de sa diction ; ils ont raison, mais ils ne prouvent point ainsi la vérité & sur-tout la vivacité de l’action de ses pieces. Je défie qu’on puisse faire une critique plus sanglante de la marche froide qu’ont quelques-unes des productions de ce grand homme. Le paysan auroit été moins poli, & eût malgré lui fait attention au discours des acteurs, s’ils eussent été animés par une action chaude, & si leur situation ne leur eût pas donné le ton d’une conversation ordinaire.

Qu’on fasse voir à l’homme le plus hébêté le cinquieme acte de Rodogune, le quatrieme de Mahomet, le dernier de Sémiramis : il partagera malgré lui la situation des personnages ; il s’intéressera malgré lui aux événements : il frémira en voyant la coupe funeste passer des mains de Cléopatre sur les levres d’Antiochus : son cœur sera déchiré comme celui de Zopire quand Seide portera le coup mortel : Ninias sortant égaré, éperdu, du tombeau où il vient de poignarder sa mere, le fera frissonner & l’obligera à partager son trouble : & cette même Sémiramis qui revient percée de plusieurs coups mortels, lui arrachera des larmes. Il est très aisé d’appliquer à la comédie ce que je viens de dire de la tragédie.

Les Anciens ont encore confondu le nœud avec ce que nous appellerons action. Je suis bien loin d’être de cet avis. L’action est, comme je viens de le dire, ce qui se passe depuis l’exposition jusqu’au dénouement ; mais le nœud est ce qui lie les ressorts de cette action. Le nœud est lui-même plus ou moins serré par les incidents qui ralentissent ou précipitent l’action, en rapprochant ou en éloignant la catastrophe qui doit tour dénouer.

Il faut pour que le nœud d’une action soit dans les regles dictées par le bon sens & par l’expérience, que tous les incidents, tous les embarras aient plusieurs qualités réunies, toutes aussi difficiles qu’essentielles. Ils doivent premiérement naître naturellement du fond du sujet. Dans Crispin Médecin, comédie en trois actes en prose de Hauteroche, Lise & Grand Simon consultent Crispin qui est déguisé en médecin dans la maison de Mirobolan. L’embarras dans lequel ils le jettent est très plaisant ; les pilules qu’il leur ordonne de prendre font beaucoup rire. Mais est-il naturel qu’on consulte un médecin pour découvrir où est un chien perdu, & pour savoir si l’on est aimé d’une fille ou non. Je consens pour un instant que l’Auteur transporte son action dans un siecle tout-à-fait ignorant : Lise & Grand Simon, simples au point de consulter un médecin pour savoir où est un chien perdu, & ce que pense une fille, le seront-ils jamais au point de prendre les pilules qu’il leur ordonne ? Non, sans doute. Par conséquent les incidents de cette piece sont défectueux.

Il ne suffit pas que les incidents tiennent naturellement au sujet, il faut encore qu’ils se préparent mutuellement, & qu’ils naissent l’un de l’autre ; que la chaîne qui les lie parte du même point. J’en vois dans l’Avare un exemple frappant. Maître Jacques dit à Harpagon qu’on parle par-tout de sa lésine ; rien de plus naturel dans une piece où l’Auteur attaque l’avarice. Harpagon veut savoir ce qu’on dit de lui, & prie Maître Jacques de le lui apprendre : Maître Jacques le satisfait, & finit sa tirade en disant qu’il est la fable & la risée de tout le monde ; qu’on ne parle jamais de lui que sous le titre d’avare, de ladre, de vilain & de fesse-Mathieu. Harpagon piqué lui donne des coups de bâton. L’intendant rit. Maître Jacques veut lui en donner autant, il en reçoit de nouveau ; il jure de se venger à la premiere occasion ; il croit l’avoir trouvée, quand Harpagon se plaint qu’on l’a volé. Il lui dit que l’intendant a fait le coup ; de là naît cette scene si plaisante dans laquelle Harpagon & Valere confondent les charmes de Marianne avec ceux de la cassette. Il n’est pas nécessaire de faire une récapitulation de ces incidents pour prouver qu’ils tiennent tous naturellement au fond du sujet ; qu’ils sont accrochés l’un à l’autre, & qu’ils se donnent mutuellement naissance.

Je sais qu’il y a des pieces dans lesquelles l’Auteur ne s’est pas embarrassé de lier les incidents. Dès qu’une fois il a fait naître un embarras, qu’il en a tiré parti, il l’abandonne tout-à-fait pour en imaginer un autre qui n’a aucun rapport au premier. Ces incidents n’ont certainement pas le mérite des autres : il seroit pourtant ridicule de vouloir les bannir de la scene ; mais il faut que le poëte, en s’en débarrassant, ait du moins grand soin de les dénouer d’une façon naturelle. Baron 23, dans l’Homme à bonne fortune, met Moncade dans plusieurs embarras qui ne sont nullement liés l’un à l’autre. L’Auteur se tire avec adresse de la plupart ; mais il en est un qu’il ne dénoue pas naturellement. Araminte, piquée contre Moncade, fait voir à Lucinde, amante de son perfide, une lettre qu’elle a reçue de lui : elle est conçue en ces termes :

ACTE II. Scene XI.

Je suis à la campagne depuis deux jours, & j’y suis sans Lucinde. La complaisance que je suis obligé d’avoir pour une tante malade, me fait rester ici dans une étrange solitude. N’essaiera-t-on point de me la rendre supportable ? Si vous ne vous chargez de ce soin, ma chere, Lucinde, ma gloire, ma fortune... toute la terre ensemble n’en viendroit pas à bout. Je n’aimerai & n’adorerai que vous de ma vie. Adieu.

Lucinde, furieuse, montre la lettre à Moncade, qui entreprend de prouver qu’elle est adressée à elle-même. Il y réussit en ne s’arrêtant pas sur la virgule qui devoit être entre ma chere & Lucinde. On voit la différence que produit cette virgule supprimée ; mais on voit aussi que l’Auteur, en imaginant l’embarras, s’étoit ménagé les moyens d’en sortir en ne ponctuant pas la lettre. Et quel moyen encore !

Les incidents ont beau naître d’un sujet, être accrochés les uns aux autres, ou terminés naturellement, ils ne donnent point une marche rapide à l’action, s’ils n’ont pas le mérite de la variété, c’est-à-dire, s’ils ne sont alternativement heureux & malheureux. Voyez l’Etourdi de Moliere. Nous avons déja dit que cette piece étoit une des plus médiocres de l’Auteur ; cependant elle attache. Pourquoi cela ? parceque le spectateur est continuellement balloté par des événements qui se contrarient sans cesse, qui l’éloignent de la conclusion quand il croit y toucher, ou qui l’en rapprochent tout-à-coup quand il pense en être bien loin. Il n’en est pas ainsi des incidents qui nouent l’action de Pourceaugnac ; ils sont tous favorables aux amants, & contraires au héros. Tout autre que Moliere auroit rendu les mystifications du Limousin aussi ennuyeuses que celles de Dom Japhet. Il a paré le coup en grand maître ; il n’est pas un seul de ces incidents qui ne serve au dénouement, puisque tous tendent à faire prendre la fuite au héros qu’on veut chasser. De toutes les qualités que doivent avoir les incidents heureux, celle de concourir au dénouement est la plus essentielle.

On peut juger, par ce que nous venons de dire, combien il est difficile de donner aux incidents toutes les qualités qu’ils doivent avoir pour être parfaits. Il en est cependant dans Moliere, même dans les pieces que l’ignorance & le sot bel esprit croient avilir en les nommant des farces. Dans le Malade imaginaire, par exemple, on apporte un lavement : il ne tombe certainement pas des nues dans la maison d’un homme qui, de son propre aveu, en prend ordinairement vingt par mois. Béralde renvoie le lavement, & rien n’est plus naturel, puisqu’il est occupé dans le moment même à prouver à son frere que les remedes le tueront. M. Fleurant, piqué de ce qu’on le congédie, lui & sa seringue, va porter plainte à M. Purgon, qui, furieux qu’on ait contrevenu à ses ordonnances, vient menacer Argan de la bradipesie, de la dipepsie, de la pepsie, de la lienterie, de la dyssenterie, de l’hydropisie, & finalement de la privation de la vie. Il ne borne pas là sa vengeance ; il déchire la donation qu’il a faite à son neveu en faveur de son mariage avec la fille du Malade imaginaire, & ne veut plus avoir aucune liaison avec lui : de sorte que le lavement, qui paroît d’abord n’être amené que pour faire rire, amene le dénouement ; puisque Cléante n’auroit certainement pas obtenu Angélique, si Purgon, en déchirant la donation, & en rompant avec Argan, n’eût en même temps rompu le mariage projetté entre Angélique & Thomas Diafoirus. Voilà comme, chez un homme de génie, l’incident le plus petit en apparence produit de grands effets.