(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IX. Du point où doit commencer l’action d’une fable comique. » pp. 172-177
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IX. Du point où doit commencer l’action d’une fable comique. » pp. 172-177

CHAPITRE IX.
Du point où doit commencer l’action d’une fable comique.

Tous les Législateurs du Théâtre n’ont pas manqué d’assigner aux Auteurs le point où ils doivent prendre l’action. Les uns veulent qu’un Poëte dramatique, partageant sa fable en deux parties égales, mette la premiere dans l’avant-scene, & la seconde en mouvement : les autres ne veulent qu’un tiers d’action. Il en est qui, plus indulgents, n’exigent presque point d’avant-scene ; & je pense que ces derniers se sont totalement trompés.

Une piece qui n’a point d’avant-scene, ou qui en a bien peu, a nécessairement aussi, dans ses commencements, une marche traînante & ennuyeuse. La raison en est bien simple : l’amour est la base, le fondement, & l’une des machines principales de toutes les comédies. Deux amants qui commencent à se lorgner, à s’agacer, à se parler, à se rendre des soins minutieux, ne peuvent pas aller bien rapidement, ou bien ils ne sont pas honnêtes ; & le Théâtre exige de l’honnêteté & de la rapidité.

Voyez le Menteur du grand Corneille 24. Dorante nous apprend qu’il arrive de Poitiers, où il faisoit son Droit, & qu’il a quitté la robe pour l’épée : voilà en quoi consiste l’avant-scene. Clarice, Lucrece & Isabelle paroissent. Clarice fait un faux pas, accompagné d’un cri ; le galant Dorante vole à son secours, déclare son amour : & voilà l’action en mouvement. Elle ne peut aller que bien lentement, puisque l’amant ne sait encore ni le nom ni la demeure de sa belle, & que l’amante, malgré sa coquetterie & le plaisir qu’elle sent à être cajolée, peut encore moins contribuer à sa rapidité sans manquer tout-à-fait à la bienséance ; ce qui seroit encore pis. Aussi l’intrigue est-elle traînante jusqu’à la fin du second acte, lorsque l’amour, ou, pour mieux dire, le goût de Dorante, s’étant un peu fortifié, son pere l’alarme en lui proposant un mariage.

Je sais bien que les spectateurs s’amusent, en attendant une action plus vive, de quelques mensonges dans lesquels Dorante s’embarrasse, & qu’ils sont intrigués pour savoir comment il se tirera d’affaire : mais l’intérêt de curiosité ne vaut pas celui de sentiment ; l’un n’amuse que l’esprit, l’autre affecte le cœur. D’ailleurs, en exposant au spectateur une intrigue déja avancée, en l’intéressant pour deux amants qui, déja loin de toutes les simagrées de l’amour, & de ses enfantillages, partagent de bonne foi sa tendre vivacité, & sont sur le point de se voir heureux ou malheureux, un Auteur réunit & l’intérêt de curiosité & l’intérêt de sentiment ; le premier acquiert même beaucoup plus de force quand l’autre l’accompagne.

Au reste, si le spectateur veut qu’on lui présente d’abord un amour bien établi, il en est ainsi de tous les autres principaux ressorts de la comédie : il n’aime à voir naître & détruire que ceux qui, en se croisant, en se succédant mutuellement, redoublent le mouvement des grandes machines.

Dans le Tartufe, lorsque l’action commence, Marianne est déja promise à Valere ; Tartufe s’est déja introduit dans la maison d’Orgon ; & Orgon, qui a déja changé de résolution, a projetté de donner sa fille à l’imposteur. Ne m’avouera-t-on pas que la marche de la piece seroit bien moins chaude si l’amour de Marianne & de Valere ne faisoit que de naître, & si Tartufe n’étoit pas encore chez Orgon, si le mariage de Tartufe & de Marianne n’étoit pas conclu dans la tête du pere ? L’Auteur nous fait partir d’un point où il seroit obligé de nous traîner ; au lieu qu’en entrant dans la lice, nous voyons le but, nous y touchons presque. Le choc des obstacles qui peuvent nous en éloigner, & les heureux événements qui peuvent nous en rapprocher, nous affectent davantage : ils intéressent bien plus vivement notre curiosité & notre cœur.

L’Abbé d’Aubignac veut que les Auteurs prennent l’action à son dernier point : écoutons-le parler.

« Après qu’un Auteur aura choisi son sujet, il faut qu’il se souvienne de prendre l’action qu’il veut mettre sur le théâtre à son dernier point, &, s’il faut ainsi dire, à son dernier moment ; & qu’il croie, pourvu qu’il n’ait point l’esprit stérile, que moins il aura de matiere empruntée, plus il aura de liberté pour en inventer d’agréable ; &, à toute extrémité, qu’il se restreigne jusqu’à n’en avoir en apparence que pour faire un acte : les choses passées lui fourniront assez pour remplir les autres, soit par récits, soit en rapprochant les événements de l’histoire, soit par quelques ingénieuses inventions ».

M. l’Abbé d’Aubignac parle un peu lestement sur un sujet aussi délicat. Il ne suffit pas de n’avoir point l’esprit stérile pour prendre l’action à son dernier point, & remplir cinq actes avec une matiere qui paroît à peine suffisante pour un, il faut avoir les plus grandes ressources dans l’imagination. Disons mieux, il faut être doué du plus rare génie, à moins de mettre en usage les pitoyables ressources qu’indique M. d’Aubignac, comme d’appeller les récits à son secours, & d’embellir les choses présentes avec les choses passées. Je ne comprends pas bien clairement ce que M. l’Abbé veut dire par-là ; mais je sais que tout ce qui est ou a dû être englobé dans l’avant-scene d’une piece, a mauvaise grace dans l’action, soit qu’on veuille le réciter ou le mettre en mouvement. J’ai dit, dans l’article précédent, que toutes les racines doivent partir du bas d’un arbre, & je ne crains pas qu’on me dispute cette vérité.

Je ne prétends pas décourager les jeunes Auteurs qui, piqués de la noble émulation de se signaler, voudroient prendre une action à son dernier moment ; au contraire, ils feront très bien, & je les y exhorte, s’ils se sentent assez de ressources dans l’esprit pour féconder le peu de matiere qui leur reste, & pour remplir leur but sans le secours du moindre alliage. C’est le moyen le plus sûr pour surprendre les connoisseurs, & captiver leur suffrage ; mais je dois leur représenter en même temps que nos plus grands Maîtres ont échoué lorsqu’ils ont poussé la témérité trop loin.

Examinons de sang froid toutes les pieces dont l’action ne commence qu’après la fin ordinaire des autres, c’est-à-dire après le mariage des principaux personnages. Point de milieu, elles sont toutes indécentes, comme George Dandin, & Amphitrion ; ou bien l’Auteur a été obligé d’appeller à son secours des personnages étrangers, & de se sauver par une double intrigue, comme Destouches, dans le Philosophe marié, & la Chaussée, dans le Préjugé à la mode. Analysons en passant ce dernier exemple.

Durval & Constance sont mariés depuis long-temps. Constance n’a pas cessé d’adorer son époux ; Durval, plus inconstant, lui a fait des infidélités : mais l’Amour venge l’Hymen, & ramene le perfide vers sa femme, plus épris qu’il ne le fut jamais. Cependant la crainte d’essuyer les fiertés d’une épouse outragée & les railleries de ses amis, l’empêche de faire éclater sa tendresse. Il fait en secret des présents à sa femme, & n’attend qu’un instant favorable pour tomber à ses pieds.

C’est là que l’action commence. Je défie qu’elle puisse être plus avancée, puisque Durval n’a qu’à dire un mot pour être heureux. Cependant l’Auteur trouve le secret de filer encore cinq actes ; mais comment ? en lardant dans la piece une Sophie qui ne veut point épouser Damon, parcequ’elle craint d’être malheureuse comme Constance, & qui ne se déterminera que lorsque Durval reprendra ses premieres chaînes. Voilà par conséquent Durval qui, aux yeux du spectateur, agit, dès ce moment, pour lui & pour son ami : l’intrigue, l’action, l’intérêt, tout devient double ; le spectateur verra un double dénouement, ou il n’en verra aucun.

Si l’Auteur m’avoit seulement intéressé pour Durval & Constance ; s’il n’eût employé d’autres moyens pour cela que les sottes irrésolutions & le ridicule préjugé de l’époux, je lui aurois prodigué des éloges. Dès qu’il m’avoue sa foiblesse, en mêlant à un fil d’or un fil de laiton, pour finir, tant bien que mal, son ouvrage, je dis, cet homme a tort de présumer de ses forces, & j’exhorte les Auteurs à ne pas l’imiter en cela.

Je défie qu’on puisse établir des loix bien positives sur un sujet pareil. C’est aux Auteurs à sentir le fort & le foible de leur roman, à jetter dans l’avant-scene tout ce qui pourroit fatiguer ou refroidir le spectateur, & à faire naître l’action au point où la fable, commençant d’être intéressante, promet de le devenir encore davantage. Je leur ai fait voir le danger des deux extrémités ; c’est à eux de choisir un juste milieu, qui ne les force pas à précipiter leurs incidents, ou à les alonger par le secours d’une intrigue à deux fils, comme la Chaussée 25, ou par celui de la diction, dont nous allons parler.