(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX. De la Gradation. » pp. 342-351
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX. De la Gradation. » pp. 342-351

CHAPITRE XIX.
De la Gradation.

Il ne suffit pas de mettre de belles choses dans une comédie, il faut les placer avec goût, & de façon que les premieres n’enchérissent pas sur les secondes, les secondes sur les troisiemes, ainsi du reste. Si la gradation est nécessaire jusques dans les mots, si un poëte adroit ne met jamais allons après volons, s’il ne dit pas je vous aime après je vous adore, parceque la seconde expression est plus foible que la premiere ; à plus forte raison doit-il avoir le soin de graduer ses moyens & ses situations, de façon que l’admiration du public croisse sans cesse. Telle piece n’a dû sa chûte qu’à un commencement trop beau qui a fait paroître plus foible le reste de l’ouvrage.

J’ai déja critiqué les scenes dans lesquelles les valets parodient leurs maîtres, parcequ’indépendamment de la langueur qu’elles jettent dans l’action, en offrant deux fois la même situation, un de leurs grands défauts est de pécher contre les regles de la gradation. Comment pourroit-on s’intéresser pour l’amour subalterne & grossier d’un valet & d’une servante, qui ne fait pas marcher l’action, lorsqu’on vient d’être affecté par la tendresse délicate de deux jeunes amants bien nés, qu’on desire de voir heureux ? La scene de Marinette & Gros René qui, dans le Dépit amoureux, suit celle d’Eraste & de Lucinde, est dans ce cas ; je l’ai déja citée ailleurs.

Baron a évité, dans son Homme à bonne fortune, le défaut que nous venons de reprocher à Moliere. Lucinde est éprise de Moncade ; on cherche à lui persuader que son amant est un perfide : pour le lui prouver, on dit à Moncade qu’une belle dame est charmée de son mérite, qu’il aura une conversation secrete avec elle, s’il veut se laisser conduire dans son appartement avec les yeux bandés ; il y consent, & assigne le lieu où on le trouvera. Son valet, jaloux de tâter d’une bonne fortune, prend un habit de son maître, se rend au lieu assigné, & se laisse conduire en Colin Maillard chez la dame, qui est Lucinde. On le reconnoît, on lui donne des coups de bâton, on le garde à vue ; on va chercher Moncade, qui paroît un instant après, qui laisse voir toute sa perfidie & perd sa maîtresse. Ces deux scenes sont parodiées l’une de l’autre, elles offrent à-peu-près la même situation ; mais celle du valet, précédant celle du maître, la fait desirer avec plus d’impatience, & redouble l’intérêt par le desir : aussi plaît-elle. Qu’on la mette après, le spectateur, satisfait & plein des choses importantes qu’il desiroit savoir, la trouvera détestable.

Il s’en faut bien que Baron ait eu toujours la même adresse. Dans la même piece, à la fin du premier acte, la scene de toilette que Pasquin fait en présence de Marton, est bien insipide après les scenes de toilette de Moncade qui sont charmantes : j’en fais juge le lecteur.

Dans la scene VI, Moncade paroît en robe de chambre, & se met à sa toilette : il demande si Cidalise n’a pas envoyé ; Pasquin lui remet une lettre de cette dame & une montre.

Moncade.

Tu n’as qu’à la mettre là.

Pasquin.

Ne lisez-vous pas la lettre ?

Moncade.

Non, je sais tout ce qu’il y a dedans.

Dans la scene VII, le laquais d’Araminte apporte une agraffe de pierreries & une lettre.

le Laquais.

Voilà ce que Madame vous envoie : ferez-vous réponse ?

Moncade.

Réponse ? non.

le Laquais.

Viendrez-vous, Monsieur ?

Moncade.

Non.

le Laquais.

Demain ? n’est-ce pas, Monsieur ?

Moncade donne la montre au laquais.

Oui.... un de ces jours. Hai.... Pasquin.... n’y a-t-il pas là une montre ?.... Porte cela à ta maîtresse. Allons donc, qu’on acheve de m’habiller.

Dans la scene VIII, Moncade est fâché d’être si fort couru, & voudroit ressembler à Pasquin. Dans la scene IX, le laquais de Cidalise vient dire qu’il apporte une lettre & une montre ; Moncade, pour toute réponse, lui dit de porter à sa maîtresse l’agraffe qu’on vient de lui donner.

Dans la scene X, il fait part à Pasquin des raisons qui l’ont rendu perfide à toutes ses maîtresses ; l’une met du blanc, l’autre n’a pas d’esprit, celle-ci n’est pas riche, une quatrieme ne peut souffrir l’odeur du tabac. Enfin, dans la scene XI, Marton vient représenter à Moncade qu’il devroit avoir beaucoup plus d’égards pour Lucinde. Moncade, sans faire attention à ce qu’elle dit, l’interrompt souvent pour demander son justaucorps, sa montre, son épée, sa bourse, ses gants, son chapeau, & sort en lui demandant s’il est bien ; alors M. Pasquin se met à la toilette & copie son maître.

Scene XII.

Marton.

Par ma foi, voilà un vilain petit homme.... Et toi, t’imagines-tu que je m’accommode de tes froideurs & de tes absences d’amour ?

Pasquin.

J’aime les moralités, elles endorment.

Marton.

Va, va, traître, je t’apprendrai....

Pasquin.

Tu ne sais ce que tu dis.

Marton.

Comment ! à une fille comme moi ! un homme comme toi ! Scélérat ! infame !...

Pasquin.

Laisse, laisse ces beaux noms, ces noms illustres, à l’indigne petit-maître que je sers ; donne-m’en de plus doux, & qui me conviennent.

Marton.

A toi, des noms plus doux ?

Pasquin.

Ah ! pardon, ma fille : j’ai la tête si pleine des folies de Moncade....

Marton.

Et des tiennes.

Pasquin.

Que sans penser seulement que tu fusses là....

Marton.

Maniere de justification obligeante ! je t’en tiendrai compte.

Pasquin.

Je te redisois les mêmes paroles qu’il m’a dites lorsque j’ai voulu fronder sa conduite.

Marton.

Je le crois. Tu sais que j’ai à me plaindre de toi, & que je trouve fort mauvais....

Pasquin.

Suis-je bien, Marton ?

Marton.

Ah ! traître, tu copies Moncade.... Mais ne pense pas que je sois assez folle pour copier Lucinde.

Pasquin.

Adieu, mon enfant ; je vous donne le bon jour.

Marton.

La peste soit du maroufle !

Nous avons assisté à la toilette de Moncade & à celle de Pasquin : n’est-il pas vrai que la derniere est assez insipide ? elle nous le paroît d’autant plus, que la premiere est très agréable. On y rit par-tout, me dira-t-on. Cela est vrai ; mais c’est de voir Pasquin mettre ses deux pieds sur la table, pour poudrer plus commodément sa vilaine perruque. On applaudit à l’acteur en critiquant l’Auteur. Il faut, à la vérité, qu’un comique ménage des jeux de théâtre aux comédiens ; mais il ne doit jamais le faire aux dépens de sa gloire.

Ce que nous venons de dire sur la gradation des situations, nous épargnera la peine de nous étendre sur celle des moyens, & nous comprendrons aisément pourquoi Moliere, voulant renvoyer son Pourceaugnac à Limoges, lui fait d’abord essuyer des lavements, lui suscite ensuite des créanciers, plusieurs femmes, des enfants, & finit enfin par lui faire craindre d’être pendu. S’il eût commencé par le dernier moyen, les lavements, les créanciers, les femmes, les enfants, loin de produire le moindre effet sur le héros & le public, auroient été du dernier pitoyable.

Plusieurs de mes lecteurs vont s’écrier peut-être, qu’il n’étoit pas nécessaire d’écrire une vérité incontestable, qui n’est ignorée de personne. Ceux qui diront cela se tromperont. On joue tous les jours sur notre théâtre des pieces où la gradation des moyens n’est pas toujours bien observée. La premiere qui s’offre à ma mémoire est le Rendez-vous, comédie en un acte & en vers, de Fagan.

Un vieillard meurt dans une ville de Bretagne ; il laisse Valere héritier ; & Lucile, jeune veuve, légataire. Valere quitte Paris pour aller recueillir sa succession, termine ses affaires, est prêt à revenir dans la capitale, quand son valet Crispin, & Lisette, suivante de la veuve, qui sont amoureux l’un de l’autre, forment le dessein d’unir leurs maîtres. Pour cet effet Crispin dit à Valere que Lucile est folle de lui, & qu’elle s’est trouvée mal en apprenant qu’il devoit partir. D’un autre côté Lisette assure à la jeune veuve que Valere est épris de ses charmes, & le lui prouve par un des traits le plus ingénieux qu’il y ait dans tous les théâtres.

Scene VI.

Lisette.

Par exemple, avant-hier j’ai, sur votre toilette,
Trouvé certain billet, où son ardeur parfaite
Est peinte au naturel, quoiqu’avec beaucoup d’art.
Ce qu’il contient paroît n’être dû qu’au hasard :
Il semble ne traiter que d’intérêts, d’affaires.
Que d’amour est caché sous des termes vulgaires !
Non, jamais on ne peut annoncer son tourment
Avec plus de tendresse & de ménagement.
Et pour moi, qui ne suis qu’une simple suivante,
J’ai deviné l’énigme : elle est fine & galante ;
Le tour est délicat.

Lucile.

Je l’ai, je crois, sur moi.
Oui, je veux par plaisir le relire avec toi.

Lisette.

Voyons.

Lucile.

Assurément, tu perds l’esprit, Lisette.

Lisette.

Eh ! lisez.

Lucile.

Le voilà. Tu seras satisfaite.
(Elle lit.)

« Ayez la bonté, Madame, d’envoyer votre homme d’affaires chez celui que nous avons choisi pour arbitre. Je crois même qu’il seroit nécessaire que vous y vinssiez.... »

Lisette.

Bon ! où tend ce début ?

Lucile.

A rien, certainement.

Lisette.

Il ne déclare rien bien positivement.
C’est une expression ordinaire & naïve.
Mais si vous voulez être un moment attentive :
Là, parlez franchement ; n’appercevez-vous pas
Dans sa façon d’écrire un certain embarras ?
Il y regne un chagrin, une morne tristesse,
Qui, dès l’abord, dénote un grand fonds de tendresse.

Lucile, lisant.

« Votre présence leveroit des difficultés....

Lisette.

Attendez. Leveroit des difficultés !

Lucile.

Quoi !
Ce sens est naturel ; c’est tout ce que j’y vois.

Lisette.

Naturel !... Leveroit des difficultés !... J’aime
A voir adroitement peindre une flamme extrême,
A la faveur du tour & des traits délicats
Donner à deviner ce qu’on n’avoueroit pas.
Mais l’explication n’en est pas difficile :
J’étudierois vos yeux, adorable Lucile ;
Tout à la fois timide, amoureux, incertain,
Je verrois dans ces yeux quel sera mon destin ;
Je verrois si je dois vous taire mon martyre,
Ou, sans vous offenser, si je puis vous le dire.
Leveroit, leveroit des difficultés !... Ha !
Comment peut-on ne pas entendre celui-là.

Lucile, continuant.

« Il s’agit d’une décision essentielle ; & comme c’est ce qui vous intéresse le plus....

Lisette.

Celui-ci n’est pas clair ? Plaît-il ? que vous en semble ?

Lucile.

Eh ! mais....

Lisette.

Sans contredit, cette phrase rassemble
Tous les ennuis secrets d’un amant mécontent.
On sent bien le reproche, il est à bout portant.

Lucile, relisant.

« Et comme c’est ce qui vous intéresse le plus....

Il est vrai que ces mots....

Lisette.

Ils disent tout au monde.
Oh ! ce n’est pas sur rien que mon soupçon se fonde.

Lucile, achevant.

« On tâcheroit de s’accorder, & tout se termineroit à l’amiable. »

Lisette.

A l’amiable ! Eh ! oui ; l’entend-il, le frippon ?
Finir à l’amiable ! Amiable est fort bon.
Il prétend avec vous finit à l’amiable !
Ma foi, ce dernier trait lui seul est impayable.
Enfin vous le voyez. Dites-moi, s’il vous plait,
A vous en imposer ai-je quelque intérêt ?
Il faut en convenir, cet homme flegmatique,
Sans trop d’obscurité, sur sa flamme s’explique.

Jusques ici la gradation est très bien observée, puisque le moyen dont se sert la soubrette est infiniment supérieur à celui du valet. Voyons les autres.

Dans la scene XIII, les fourbes ont si bien fait que Lucile & Valere se trouvent ensemble. La veuve se plaint du silence de Valere : celui-ci lui dit qu’au défaut de la voix, un regard, un soupir, un geste servent souvent à exprimer les transports d’un amant. Dans l’instant même Crispin surprend la main de Lucile & la baise. Lucile croit que Valere a pris cette liberté, & paroît contente d’avoir reçu ce témoignage de tendresse. Un moment après, Valere veut partir, si Lucile ne s’explique clairement ; il s’éloigne en effet, quand Lisette le retient par son habit ; il croit être arrêté par la veuve, & reste. Voilà les moyens principaux qui sont mis en usage dans la piece. Qu’on place le baiser de Crispin à côté de l’interprétation de la lettre, on le trouvera aussi forcé qu’impertinent : qu’on compare ensuite le moyen que Lisette emploie pour retenir Valere, avec le baiser que Crispin a appliqué sur la main de Lucile, il paroîtra bien froid, & cela parcequ’il est précédé par des moyens meilleurs. Si j’ai le malheur de ne pas persuader mes lecteurs ; qu’ils assistent à une représentation de cette piece, & surement ils seront de mon avis en sortant.

Je ne parlerai point de la gradation des scenes & des actes ; on en sera surpris sans doute : mais je ne suivrai pas en cela l’exemple de tous ceux qui ont écrit sur l’art dramatique. Je suis très fort persuadé avec eux que la gradation des scenes & des actes est très nécessaire, que sans elle une piece ne peut être bonne ; mais puisque les scenes ne sont formées que par des moyens & des situations plus ou moins fortes, les actes par des scenes plus ou moins remplies de situations ou de moyens, il me semble qu’en graduant les moyens & les situations, on a l’art de tout graduer.

On me dira qu’il y a des scenes de pure conversation qui ne sont pas animées par des situations, pas même par des moyens propres à en faire naître : je sais que nous n’en manquons pas, sur-tout dans d’Ancourt ; mais de pareilles scenes n’ont pas contribué à illustrer notre théâtre, il ne devroit pas y en avoir. J’ai déja dit mon avis là-dessus. Parlons présentement d’une partie bien essentielle au théâtre, des unités.