(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXV. De l’Illusion Théâtrale. » pp. 426-433
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXV. De l’Illusion Théâtrale. » pp. 426-433

CHAPITRE XXV.
De l’Illusion Théâtrale.

Voici encore un chapitre qu’on ne pourroit traiter à fond qu’en revenant sur presque tous les articles dont nous avons déja parlé, puisque l’illusion théâtrale ne sauroit exister si l’Auteur n’a mis la plus grande adresse dans son plan, dans la maniere de l’exposer & d’en traiter toutes les parties. Il seroit aussi ridicule qu’ennuyeux de retourner sur nos pas : mais je donnerai ici à mes jeunes confreres un conseil qui par-tout ailleurs ne figureroit pas si bien ; c’est celui d’éviter un défaut commun aux comiques de toutes les nations. Ils interrompent le fil d’une action pour adresser la parole au spectateur : rien ne porte un coup plus mortel à l’illusion, & nous ne saurions trop rejetter une pareille faute.

Dans l’Amphitrion de Plaute, Jupiter fait la conversation avec le public, & lui adresse ces mots :

ACTE III. Scene I.

Je suis Jupiter ; je prends la figure d’Amphitrion quand il me plaît, paroissant ainsi par rapport à vous, afin de continuer cette comédie ; & par rapport à Alcmene, afin qu’elle soit reconnue innocente57.

Plaute a fait la même faute dans le Pænulus. Des avocats veulent examiner l’or qu’on leur présente dans des sacs, remplis de foin apparemment.

ACTE III. Scene II.

Agorastoclès.

Voyez ; c’est de l’or.

Colibiscus, au Public.

Oui, Messieurs ; mais de l’or de comédie, dont on engraisse les bœufs en Barbarie, qui cependant doit passer pour bon or dans cette comédie58.

Toutes les pieces de Plaute nous font voir des fautes pareilles : dans les Bacchides, acte I, scene II ; dans la Cistellaria, scene seconde ; dans le Mercator, scene II ; dans la Mostellaria, scene II du premier acte & du cinquieme ; dans les Ménechmes, acte IV, scene III : enfin dans le Pseudolus ; dans le Pænulus ; dans le Rudens ; dans le Stichus ; dans le Trinummus ; dans le Truculentus, &c.

Je ne ferai point de grands raisonnements pour prouver combien ces mal-adresses sont préjudiciables à une piece. Le public ne s’intéresse à la peine, au plaisir d’un personnage, & à ses diverses situations, qu’autant qu’il se persuade voir le héros véritable d’une action réelle. L’instruire de son erreur, c’est l’exhorter à ne pas s’intéresser à des aventures imaginaires. La faute est bien plus impardonnable lorsqu’un Auteur fait adresser la parole au spectateur pour lui dire des injures, ainsi que dans l’Aulularia, Cuclion cherchant celui qui a volé son trésor, apostrophe ainsi le public :

ACTE IV. Scene IX.

De quoi riez-vous ? Je vous connois tous ; je sais bien qu’il y a parmi vous beaucoup de voleurs59.

Moliere qui a fait l’Avare d’après cette piece, n’a pas évité ce défaut. Harpagon, cherchant le voleur de sa cassette, dit au public.

ACTE IV. Scene VII.

Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, & tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? est-ce mon voleur qui y est ? De grace, si l’on fait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, & se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part sans doute au mal que l’on m’a fait.

Baron, dans l’Homme à bonne fortune, fait dire à Pasquin qui regarde les loges :

ACTE IV. Scene VI.

J’ai envie de retourner à l’opéra pour faire des mines. N’y a-t-il personne ici qui aime les mines ?

Outre le tort considérable qu’un Auteur se fait en interrompant l’illusion, je crois qu’il est malhonnête à lui de dire des injures à ses juges. Les acteurs font encore plus mal en s’adressant à des personnes toujours respectables pour eux, puisqu’elles ont payé à la porte.

Nos Anciens prenoient la liberté de rompre l’illusion théâtrale, pour donner de bons conseils au spectateur. Dans la Chasteté repentie, piece de Valletrye, imprimée en 1602, Diane cede à l’amour, & dit :

Car on me pensera toujours vierge, aussi bien
Comme si je l’étois, quand on n’en saura rien.

L’Amour conseille aux spectateurs d’imiter cet exemple, & leur adresse ces paroles :

Faites de votre honneur comme elle fait du sien,
Qui toujours est entier : mais qu’on n’en sache rien :
Et par elle apprenez que les plus fines dames,
De pareilles douceurs entretiennent leurs ames
Dedans leurs cabinets, & que bien sottes sont
Les filles aujourd’hui qui comme elles ne font.

Nombre d’Auteurs prétendent qu’un poëte peut s’adresser au spectateur quand la piece est finie, & lorsque les comédiens vont rompre l’illusion en faisant leur révérence à l’assemblée. Je sais bien que les Anciens n’y manquoient jamais. Térence termine toutes ses pieces par le mot de plaudite, applaudissez. Plaute mendie les applaudissements d’une façon plus marquée, par quelque plaisanterie qu’il adresse toujours au public. Son Pseudolus finit ainsi :

Ballio. (On l’invite à boire.)

Que ne pries-tu aussi ces Messieurs ?

Pseudolus.

Ils n’ont pas accoutumé de me prier, ni je ne les invite jamais. Mais si vous voulez, Messieurs, témoigner que notre troupe & cette comédie vous ont contentés, je vous prierai pour demain60.

Plaute finit encore son Rudens presque à peu près de même.

Demone, ayant pris le bras à son pere.

Je vous prierai bien aussi, Messieurs ; mais je n’ai rien à vous donner : il n’y a rien de bon ni de prêt chez moi, & je veux croire que vous êtes priés en ville. Cependant, si vous voulez donner votre approbation à cette comédie, je vous prie de venir tous souper chez moi, d’aujourd’hui en seize ans61.

Regnard a fini son Légataire comme Plaute finit ses pieces.

Crispin, au Parterre.

Messieurs, j’ai, grace au Ciel, mis ma barque à bon port :
En faveur des vivants, je fais revivre un mort :
Je nomme, à mes desirs, un ample légataire :
J’acquiers quinze cents francs de rente viagere,
Et femme par-dessus. Mais ce n’est pas assez ;
Je renonce à mon legs, si vous n’applaudissez.

Boissy, à la fin de son Babillard, demande des applaudissements avec beaucoup plus de finesse.

Messieurs, un mot avant que de sortir :
Je serai court, contre mon ordinaire.
Si, par bonheur, j’ai pu vous divertir,
 Si mon babil a su vous plaire,
Daignez le témoigner tout haut.
Si je vous déplais, au contraire,
Retirez-vous sans dire mot.
N’imitez pas mon caractere.

Cette maniere honnête de mettre le public à contribution, & de le forcer à applaudir, me paroît bien dangereuse ; il fait rarement de bonne grace ce qu’on lui demande : d’ailleurs comment ne pas trembler aux premieres représentations ?

Nos premiers poëtes, plus maladroits & plus malhonnêtes, disoient tout uniment aux spectateurs de passer la porte. L’Avare cornu, comédie en 5 actes, de François Chappuis, finit par ces deux vers :

Par quoi, Messieurs, afin qu’on sorte,
Regardez où finit la porte62.

Je trouve encore fort ridicule qu’on s’adresse au spectateur pour lui dire que la comédie est finie. C’est apparemment la coutume où l’on a toujours été de voir des pieces sans commencement & sans fin, qui a introduit cet usage. Mais pourquoi finir par là des pieces très bien faites, comme la Casa con dos puertas, la Maison à deux portes, de Calderon, & les trois Freres rivaux, de la Font ? La premiere finit ainsi : De la Casa con dos puertas aqui la comedia acaba, ici est achevée la comédie de la Maison à deux portes. Dans l’autre le valet dit ce dernier vers :

Des trois freres rivaux ainsi finit l’histoire.

Goldoni, Auteur très estimable, & le restaurateur du théâtre Italien, adresse à la fin de quelques-unes de ses pieces un sonnet au spectateur. Voici à peu près le sens de celui qu’il place à la suite de li Pettegolezzi delle Donne, les Caquets des Femmes.

Femmes, qui, avec des graces & de la beauté, avez l’art & le pouvoir d’inspirer de l’amour, ne vous occupez pas à vous détruire mutuellement par votre orgueil & vos caquets.

Et vous, Messieurs, qui êtes accoutumés à critiquer les pauvres femmes, qui allez murmurant dans les boutiques, vous avez plus de langue que d’argent.

Souvenez-vous que l’honneur est une étoffe fine ; si l’on y répand de l’huile ou du vin, la tache s’étend au plus vîte.

C’est une étoffe d’une nature si délicate, qu’il faut peu de chose pour lui ôter sa couleur, & qu’il est impossible de la nettoyer quand elle est tachée63.

Selon moi, les moralités doivent être fondues dans le corps du drame, & non dans une piece à part. D’ailleurs, n’est-ce pas enlever à la fable l’air de vraisemblance qui seul m’intéressoit ? Ce n’est pas au célebre M. Goldoni que je fais un pareil reproche, c’est au goût de sa nation, que ce grand homme n’a pu entiérement corriger.