(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVIII. Du Comique, du Plaisant, des Causes du rire. » pp. 463-473
/ 166
(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVIII. Du Comique, du Plaisant, des Causes du rire. » pp. 463-473

CHAPITRE XXVIII.
Du Comique, du Plaisant, des Causes du rire.

Il faut faire une grande différence entre le comique & le plaisant. Un trait comique prend sa source dans la chose même, naît de la situation des personnages, & tient d’elle seule l’avantage de faire rire : un trait plaisant est au contraire une saillie qui ne fait rien à l’action, qui ne tient rien de la situation des personnages, qui fait rire, à la vérité, mais aux premieres représentations seulement. Un comique de mots perd son sel avec sa nouveauté, & finit même par devenir fade, insipide : celui qui naît d’une situation, se renouvelle, & rajeunit toutes les fois que la situation est mise en action sur le théâtre.

Rien ne prouve mieux la distance qu’il y a entre Moliere & Regnard, que la différence de leur comique. Regnard, né plaisant, & ne se donnant pas la peine de méditer, d’approfondir, fait toujours rire par le mot seulement. Je pourrois le prouver par mille exemples puisés dans chacune de ses pieces ; je me contenterai d’un seul pris dans son Légataire.

ACTE III. Scene VIII.

Géronte a résolu de laisser une partie de son bien à un neveu & à une niece qui sont en Normandie, & qu’il n’a jamais vus. Crispin, voulant que son maître soit Légataire universel, paroît sous le nom du neveu, & fait des impertinences qui changent les résolutions de l’oncle : content de son succès, il paroît sous l’habit de la niece pour la faire aussi déshériter : il joue d’abord le personnage d’une veuve fort douce, fort honnête.

Crispin.

Le desir de vous voir est mon premier objet ;
De plus, certain procès qu’on m’a sottement fait
Pour certain four bannal sis en mon territoire.
Je propose d’abord un bon déclinatoire ;
On passe outre : je fais empêchement formel,
Et, sans nuire à mon droit, j’anticipe l’appel.
La cause est au bailliage ainsi revendiquée :
On plaide, & je me trouve enfin interloquée !

Lisette.

Interloquée ! ah ciel ! quel affront est-ce là !
Et vous avez souffert qu’on vous interloquât ?
Une femme d’honneur se voir interloquée !

Eraste.

Pourquoi donc de ce terme être si fort piquée ?
C’est un mot du Barreau.

Lisette.

C’est ce qu’il vous plaira ;
Mais juge, de ses jours, ne m’interloquera :
Le mot est immodeste, & le terme me choque ;
Et je ne veux jamais souffrir qu’on m’interloque.

A quoi tient ce mot d’interloquée ? à quoi sert-il, que fait-il à la situation de l’oncle, du neveu, de la fausse veuve ? Comparons-le présentement avec un des traits simples, naïfs, qui font rire aux éclats dans Moliere, sans en avoir la prétention. Riccoboni, qui a dit de très bonnes choses dans son article du comique, indique des exemples fort bien choisis, dont je me servirai aussi : ils sont dans George Dandin. Voici le premier.

George Dandin est certain que sa femme le trompe, il veut s’en plaindre à son beau-pere & à sa belle-mere, qui, loin de l’écouter, veulent l’obliger à leur parler, son bonnet à la main ; le querellent, parcequ’il les appelle mon beau-pere & ma belle-mere ; exigent qu’il nomme l’un, Monsieur tout court, & l’autre, Madame. Telle est la situation chagrinante de George Dandin, lorsqu’il dit pour sortir d’embarras : Eh bien ! Monsieur tout court, & non plus Monsieur de Sotenville, j’ai à vous dire que ma femme me donne.... Alors Monsieur de Sotenville acheve de le désespérer, en lui disant : Tout beau ! apprenez que vous ne devez pas dire ma femme, quand vous parlez de notre fille. Enfin George Dandin s’écrie, j’enrage ! Comment ! ma femme n’est pas ma femme ? Et le public éclate. Cependant quel esprit, quelle finesse d’expression y a-t-il dans la réplique de George Dandin ? Aucune ; mais la situation où il se trouve, & l’impossibilité où il est de faire une autre réponse aux impertinences de son beau-pere, donnent à sa pensée, toute simple qu’elle est, un comique très piquant.

Un Auteur, en faisant son plan, doit le dresser de façon que ses situations, comiques par elles-mêmes, le dispensent de suer sang & eau pour rendre son dialogue plaisant, & d’avoir recours aux saillies, aux gentillesses, aux épigrammes, aux jeux de mots. Je ne dis point qu’on ne puisse y mettre des traits fins & malins ; mais il faut que tout le comique qui résulte de leur finesse & de leur malignité, soit dû au comique de la situation, & que séparé d’elle il n’ait plus le même prix. Par exemple, dans la même piece de George Dandin, & dans la même scene que je viens de citer, le héros dit à M. de Sotenville :

Oh bien ! votre fille n’est pas si difficile que cela ; & elle s’est aprivoisée depuis qu’elle est chez moi.

Nous ne trouvons à cette réponse, isolée de la situation, rien de fin, rien de malin, & sur-tout rien de comique. Lisons ce qui l’amene, nous changerons d’avis.

George Dandin.

Oui, voilà qui est bien, mes enfants seront Gentilshommes ; mais je serai cocu, moi, si l’on n’y met ordre.

M. de Sotenville.

Que veut dire cela, mon gendre ?

George Dandin.

Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, & qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur.

Mad. de Sotenville.

Tout beau. Prenez garde à ce que vous dites. Ma fille est d’une race trop pleine de vertu pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêteté soit blessée ; &, de la maison de la Prudoterie, il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remarqué qu’il y ait eu une femme, Dieu merci, qui ait fait parler d’elle.

M. de Sotenville.

Corbleu ! dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu de coquette ; & la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles, que la chasteté aux femelles.

Mad. de Sotenville.

Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie, qui n’a jamais voulu être la maîtresse d’un Duc & Pair, Gouverneur de notre province.

M. de Sotenville.

Il y a eu une Mathurine de Sotenville, qui refusa vingt mille écus d’un favori du Roi, qui ne lui demandoit seulement que la faveur de lui parler.

George Dandin.

Oh bien ! votre fille n’est pas si difficile que cela ; & elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi.

Nous sentons présentement avec quel art Moliere a prépare toute la finesse, toute la malignité, tout le sel comique de ce trait. Que M. & Mad. de Sotenville exaltent moins la vertu des héroïnes de leur famille, le trait n’est plus rien ; preuve qu’il doit tout à la situation, & qu’il tient tout-à-fait à la scene.

Il est tout naturel, je crois, que dans le chapitre où nous parlons du comique & du plaisant, nous disions quelque chose du rire. Je ne m’amuserai pas à prouver la différence qu’il y a entre le rire de joie, le rire moqueur, le rire forcé, le rire bas, le rire de l’ame, &c. &c. &c. Je ne ferai pas voir, comme le Spectateur Anglois 64, que notre amour propre seul nous fait rire des autres ; je parlerai tout bonnement des causes principales du rire au théâtre.

Par quel charme inconcevable Moliere, même en traitant les sujets les plus graves, est-il assuré d’exciter un ris général ? C’est qu’il a étudié dans le monde & dans le cœur humain les causes du rire. Voyons d’après lui quelles en sont les sources les plus sures, les plus abondantes, & remarquons l’adresse avec laquelle il y a puisé.

Premiérement Moliere a eu l’art d’avilir les personnages aux dépens desquels il veut nous faire rire. Sans cette précaution, les coups de bâton qu’on donne à Géronte dans les Fourberies de Scapin, acte III, scene II, exciteroient notre indignation, & non les ris.

Sans cette précaution encore, ririons-nous de voir le pauvre Pourceaugnac en proie à un déluge de lavements, de filles de joie, qui se disent ses femmes, de petits fils de pu...... qui l’appellent papa, & contraint enfin à prendre la fuite sous un habit de femme, crainte d’être pendu ?

Harpagon sur-tout, dans l’Avare, nous feroit partager ses larmes, lorsqu’on lui a volé sa chere cassette, & qu’il s’écrie, acte IV, scene VII :

Au voleur, au voleur, à l’assassin, au meurtrier ! Justice ! Juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. . . . . . . . . . . . . . . . . Hélas ! mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi ! & puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, & je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré.

Mais toutes ses lamentations, loin de nous toucher, produisent un effet contraire, parceque nous nous peignons encore Harpagon allant dérober l’avoine à ses chevaux, ou prêtant à usure.

L’emploi des termes consacrés à un usage différent, moyen de faire rire si négligé de presque tous les Auteurs, produit le plus grand effet chez Moliere. Pour nous en convaincre, prenons le Tartufe.

ACTE III. Scene III.

L’imposteur déclare sa passion à Elmire : nous admirons la scene d’un bout à l’autre, elle étonne. Mais quels sont les endroits qui nous font partir d’un éclat de rire involontaire ? ce sont ceux où le faux dévot, pour prouver son amour, emploie des termes mystiques qui lui sont familiers. En voici quelques exemples.

Tartufe.

Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande,
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;
Mais j’attends, en mes vœux, tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine, ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.
. . . . . . . . .
Je sais qu’un tel discours de moi paroît étrange :
Mais, Madame, après tout je ne suis pas un ange ;
Et si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
De vos regards divins l’ineffable douceur
Força la résistance où s’obstinoit mon cœur ;
Elle surmonta tout, jeûnes, prieres, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes yeux & mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;
Et pour mieux m’expliquer, j’emploie ici la voix.
Que si vous contemplez, d’une ame un peu bénigne,
Les tribulations de votre esclave indigne ;
S’il faut que vos bontés veuillent me consoler,
Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
. . . . . . . . .
Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grace à ma témérité.

Il est dans cette scene une infinité de termes qui n’ont certainement pas été créés pour l’amour profane, qui sont placés d’autant plus adroitement, qu’ils peignent bien le caractere de celui qui les prononce. Ils nous font rire dans un temps où la scélératesse du héros jetteroit indubitablement du noir dans notre ame.

L’amour hors de saison est encore une source très abondante. Les mêmes expressions qui toucheroient dans la bouche d’un jeune homme, sont ridicules & font éclater dans celle d’un barbon. Comme j’ai déja dit là-dessus mon sentiment dans le chapitre où j’ai parlé de l’âge des personnages, j’y renvoie mon lecteur.

Moliere a encore connu tout le prix du sérieux déplacé, & s’en est servi en grand maître, témoin la scene dans laquelle Arnolphe annonce à Agnès qu’il va l’épouser. Pourquoi y rions-nous d’un bout à l’autre ? Parcequ’Arnolphe y parle avec un sérieux déplacé qui le rend ridicule, & qui, nous rappellant sans cesse la différence qu’il y a de sa déclaration à celle que font en pareil cas tous les hommes, ne peut qu’exciter chez nous l’envie de nous moquer de lui. Pour nous en convaincre, lisons une partie de la scene.

ACTE III. Scene III.

Arnolphe assis, à Agnès.

Agnès, pour m’écouter, laissez là votre ouvrage ;
Levez un peu la tête, & tournez le visage.
(mettant le doigt sur son front.)
Là, regardez-moi là durant cet entretien ;
Et jusqu’au moindre mot, imprimez-le vous bien.
Je vous épouse, Agnès ; &, cent fois la journée,
Vous devez bénir l’heur de votre destinée.
. . . . . . . .
Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage :
A d’austeres devoirs le rang de femme engage ;
Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine & prendre du bon temps.
Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité ;
L’une est moitié suprême, & l’autre subalterne ;
L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne ;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son pere,
A son supérieur le moindre petit frere,
N’approche point encor de la docilité,
Et de l’obéissance, & de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur & son maître.
Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,
Son devoir aussi-tôt est de baisser les yeux,
Et de n’oser jamais le regarder en face
Que quand d’un doux regard il lui veut faire grace.
C’est ce qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui ;
Mais ne vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui.
Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines,
Dont par toute la ville on chante les fredaines,
Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
C’est-à-dire, d’ouir aucun jeune blondin.
Songez qu’en vous faisant moitié de ma personne,
C’est mon honneur, Agnès, que je vous abandonne ;
Que cet honneur est tendre, & se blesse de peu ;
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu,
Et qu’il est aux enfers des chaudieres bouillantes,
Où l’on plonge à jamais les femmes mal-vivantes.
Ce que je vous dis là ne sont pas des chansons,
Et vous devez du cœur dévorer ces leçons.
Si votre ame les suit, & fuit d’être coquette,
Elle sera toujours, comme un lis, blanche & nette :
Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
Vous paroîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute éternité,
Dont vous veuille garder la céleste bonté !
Faites la révérence. Ainsi qu’une novice
Par cœur dans le couvent doit savoir son office ;
Entrant au mariage il en faut faire autant :
Et voici dans ma poche un écrit important
Qui vous enseignera l’office de la femme.

Ce sont les mêmes causes qui nous font éclater, lorsqu’Arnolphe, voulant engager Alain & Georgette à veiller sur son honneur, leur dit très sérieusement :

ACTE IV. Scene IV.

On veut à mon honneur jouer d’un mauvais tour :
Et quel affront pour vous, mes enfants, pourroit-ce être,
Si l’on avoit ôté l’honneur à votre maître !
Vous n’oseriez après paroître en nul endroit ;
Et chacun, vous voyant, vous montreroit au doigt.
Donc, puisqu’autant que moi l’affaire vous regarde,
Il faut de votre part faire une telle garde,
Que ce galant ne puisse en aucune façon....

Les équivoques, les méprises, tout ce qu’on appelle quiproquo au théâtre, & sur-tout les surprises, sont autant de ressources inépuisables dans les mains d’un bon Comique pour exciter le rire. Comme il y a trop de choses à en dire, que ce chapitre est déja assez long, nous leur destinerons les deux suivants.