(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXIX. Des Méprises, des Equivoques & de ce qu’on appelle quiproquo au Théâtre. » pp. 474-489
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(1772) De l’art de la comédie. Livre premier. De ses différentes parties (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXIX. Des Méprises, des Equivoques & de ce qu’on appelle quiproquo au Théâtre. » pp. 474-489

CHAPITRE XXIX.
Des Méprises, des Equivoques & de ce qu’on appelle quiproquo au Théâtre.

Retranchez du théâtre les méprises, les équivoques, & tout ce qui en approche, vous enleverez à Thalie la plus agréable, la plus féconde de ses ressources, & un moyen infaillible pour exciter le rire des lecteurs ou des spectateurs. Si mon sentiment n’est d’aucun poids, qu’on consulte là-dessus M. de Voltaire. Voici son avis.

« J’ai cru remarquer aux spectacles, qu’il ne s’éleve presque jamais de ces éclats de rire universels, qu’à l’occasion d’une méprise. Mercure pris pour Sosie, le Chevalier Ménechme pris pour son frere, Crispin faisant son testament sous le nom du bon-homme Géronte ; Valere parlant à Harpagon des beaux yeux de sa fille, tandis qu’Harpagon n’entend que les beaux yeux de sa cassette ; Pourceaugnac à qui on tâte le pouls, parcequ’on veut le faire passer pour fou ; & en un mot les méprises, les équivoques de pareille espece, excitent un rire général. Arlequin ne fait guere rire que quand il se méprend, & voilà pourquoi le titre de balourd lui étoit si bien approprié.

« Il y a d’autres genres de comique : il y a des plaisanteries qui causent une autre sorte de plaisir ; mais je n’ai jamais vu ce qui s’appelle rire de tout son cœur, soit aux spectacles, soit dans la société, que dans des cas approchants de ceux dont je viens de parler.

« Il y a des caracteres ridicules dont la représentation plaît, sans causer de ris immoderés de joie ; Trissotin & Vadius, par exemple, semblent être de ce genre ; le Joueur, le Grondeur, qui font un plaisir inexprimable, ne permettent guere le rire éclatant.

« Il y a d’autres ridicules mêlés de vices dont on est charmé de voir la peinture, & qui ne causent qu’un plaisir sérieux. Un malhonnête homme ne fera jamais rire, parceque dans le rire il entre toujours de la gaieté, incompatible avec le mépris & l’indignation. Il est vrai qu’on rit au Tartufe, mais ce n’est pas de son hypocrisie ; c’est de la méprise du bon-homme qui le croit un saint ; & l’hypocrisie une fois reconnue, on ne rit plus, on sent d’autres impressions ».

Voilà ce que dit M. de Voltaire. D’après le sentiment d’un aussi grand homme, & d’après l’expérience, on n’osera plus douter que les méprises, les équivoques ne soient les ressorts les plus propres à exciter le rire. Mais qu’on ne se figure point qu’une méprise, une équivoque, &c. soient comiques par elles-mêmes, & qu’il suffise d’en introduire dans une piece pour la rendre plaisante. Ces ressorts, comme tous ceux d’un drame, produisent différents effets, selon le génie de l’Auteur qui les fait agir : souvent ils excitent le rire le plus bas, quelquefois ils font verser les larmes les plus ameres, & ils peuvent remplir les différents degrés qui séparent ces deux extrêmes. Il est aisé de le prouver.

Méprise tragique.

Mérope pleure la mort de son fils : on lui amene un jeune homme qu’on prend pour le meurtrier de ce fils ; elle veut l’immoler à sa vengeance, elle leve sur lui le glaive fatal, elle apprend que c’est son fils lui-même qu’elle alloit sacrifier.

Méprise attendrissante.

Dans le Préjugé à la mode, comédie en cinq actes en vers, de Nivelle de la Chaussée, Durval, époux de Constance, lui fait mille infidélités. L’amour voudroit le ramener vers sa femme ; mais le préjugé à la mode & la crainte de se donner un ridicule en avouant son amour, le retiennent ; il devient cependant jaloux de celle qu’il feint de n’aimer point, il l’outrage. Constance veut consulter Damon, ami commun, pour prendre de lui des conseils sur la conduite qu’elle doit observer avec son mari. Damon lui promet de s’échapper du bal, lui indique un rendez-vous, y fait aller l’époux, couvert d’un domino semblable au sien. Constance, trompée par le déguisement, dit les choses les plus touchantes : l’homme à qui elle parle, soupire ; elle craint d’avoir perdu sans ressource le cœur de son époux.

Constance.

Vous soupirez tout bas...
Je ne puis donc m’aller jetter entre ses bras ?...
J’entends ce que veut dire un si cruel silence,
Vous n’osez...

Constance voit son portrait au bras du Masque, elle le croit chargé de le lui rendre de la part de son époux.

Mais... qu’ai-je vu ? comment ? d’où vous vient mon portrait ?
Vous n’en êtes chargé que pour me le remettre.

Le Masque remet en tremblant une lettre à Constance, elle la prend en s’imaginant y lire l’arrêt de sa mort.

 Que m’offrez-vous ? . . .
. . . . . . . .
. . . . . C’est une lettre.
Vous tremblez... Je frémis... On ne veut plus me voir.
C’est le coup de la mort que je vais recevoir...
De la main de Durval ces lignes sont tracées.
Mais que vois-je ? des pleurs les ont presque effacées !

Durval tombe aux pieds de sa femme, & tout se termine à l’amiable.

Méprise plaisante.

Dans la même piece, Durval, jaloux, & se croyant trahi par sa femme, l’accable de reproches : elle se trouve mal, c’est dans l’ordre ; elle tire son mouchoir, & laisse en même temps tomber un paquet de lettres. Durval croit tenir des témoins convaincants de l’infidélité de sa femme ; il appelle à grands cris son beau-pere, son ami, toute la maison, leur distribue les lettres : il se trouve enfin qu’elles sont de lui, & qu’une de ses maîtresses les a renvoyées à sa femme.

Méprise balourde.

Dans Arlequin Valet étourdi, piece Italienne, on charge Arlequin de deux lettres ; l’une est pour Rosaura, l’autre pour Leonora. Comme il est extrêmement nécessaire qu’Arlequin ne fasse pas une méprise, on lui donne une lettre à chaque main, & on lui dit : celle qui est du côté de la maison de Rosaura est pour Rosaura ; celle qui est du côté de la maison de Leonora est pour le Leonora. Après cette instruction on le quitte. Arlequin est surpris qu’on prenne tant de précautions pour une chose aussi facile, il fait en se promenant un demi-tour à droite sans y songer, répete ce qu’on lui a dit : cette lettre qui est du côté de Leonora est pour Leonora ; celle-ci qui est du côté de Rosaura est pour Rosaura. Il va remettre les deux lettres, &, graces à son demi-tour & à sa balourdise, il fait une méprise qui forme l’intrigue de la piece.

Méprise burlesque.

Manzelle Zirzabelle est amoureuse du beau Liandre. On veut profiter de l’absence du héros pour déterminer l’héroïne à épouser le Docteur. Que fait-elle ? L’amour lui inspire de mettre une terrine sous ses jupes : le Docteur se méprend sur l’enflure, & ne veut plus de Manzelle Zirzabelle. Liandre arrive à Paris, monte derriere tous les fiacres qu’il rencontre pour s’approcher plus vîte de l’objet de son amour. Il se méprend aussi sur la cause de la rondeur énorme de sa Zamante : elle dénoue un cordon, la terrine tombe, le beau Liandre demande excuse d’un emportement que sa méprise rendoit excusable, baise les chers tessons de la bénite terrine qui lui a conservé sa maîtresse, & l’épouse. Ainsi finit la parade intitulée avec raison, Isabelle grosse par vertu.

On vient de voir comme une méprise peut rendre une piece ou une scene plus ou moins comique, selon le génie de l’Auteur. Prouvons maintenant que, pour rendre ce même comique bon & digne de satisfaire le spectateur éclairé, la méprise qui le fait naître doit avoir deux qualités essentielles. Premiérement, elle doit être préparée avec beaucoup de vraisemblance. Secondement, elle doit être filée avec un air si naturel, que le public ne s’apperçoive point de l’art. Une fois qu’il voit les efforts de l’Auteur pour éluder l’éclaircissement, tout est perdu, & le vrai comique disparoît.

Au reste, je ne m’étendrai point sur les différentes manieres d’amener les méprises ou les équivoques. Il en est qui sont occasionnées par la ressemblance de deux personnages, comme dans les Ménechmes, Amphitrion, le Mariage fait & rompu.

Il en est qui naissent de l’adresse d’un acteur qui se donne pour tout autre que ce qu’il est. Dans le Légataire universel, Crispin joue si bien les rôles de campagnard, de veuve & d’agonisant dictant son testament, que Géronte & les Notaires s’y méprennent.

Nous avons encore des méprises amenées par le rapport apparent de deux choses qui sont cependant tout-à-fait opposées. Telle est, dans l’Avare, la méprise d’Harpagon & de Valere ; on a volé au premier sa cassette, l’autre a suborné sa fille. Il y a une grande différence d’une action à l’autre : cependant lorsque l’Avare, qui prend Valere pour son voleur, lui dit de confesser l’action la plus infame, il est tout simple que Valere croyant son intrigue découverte, réponde en conséquence, & qu’il s’avoue coupable.

Ces especes de méprises, d’équivoques, & toutes les autres que je ne cite point, quoique différenciées par quelques nuances, sont toujours les mêmes quant au fond : la vraisemblance doit donc également leur servir de fondement, & le naturel de guide.

Lorsque je dis qu’une méprise doit être établie sur la vraisemblance, j’entends qu’il faut nécessairement qu’un homme raisonnable puisse la faire. Dans la Femme Juge & Partie, Bernadille passe plusieurs années avec sa femme, & l’expose ensuite dans une isle déserte. L’Ariane comique se sauve par miracle, revient dans sa ville habillée en homme, obtient la charge de Prévôt, & juge son mari. La méprise de Bernadille, qui ne reconnoît pas sa femme, & qui croit avoir affaire à un juge très sévere, produit des choses charmantes ; mais elle est très mal amenée, puisqu’il n’est pas vraisemblable qu’un homme, à moins d’être aveugle, ne reconnoisse pas une femme avec laquelle il a eu les liaisons les plus intimes, sur-tout lorsqu’un long espace de temps ne s’est pas écoulé, & lorsque la femme ne met pour tout déguisement qu’un habit d’homme.

Lorsque je dis qu’une méprise doit être filée avec beaucoup de naturel, j’entends que les interlocuteurs ne doivent se dire mutuellement que ce qu’une méprise réelle peut leur dicter, sans aller chercher des détours qui font partager au public le travail de l’Auteur, & détruisent son plaisir & l’illusion. Dans l’Etourderie, piece en un acte, en prose, de Fagan, Mondor a vu dans une maison la sœur & l’épouse de Cléonte. Il les entend nommer Mademoiselle & Madame Cléonte. Comme la Dame est beaucoup plus jeune que la Demoiselle, il fait une méprise ; il la croit encore à marier, il en devient amoureux, & écrit une lettre fort tendre, qui, étant adressée à Mademoiselle Cléonte, parvient à la vieille folle : celle-ci est enchantée de sa conquête ; elle paroît tenant dans sa main la réponse au billet doux qu’elle a reçu. Mondor, qui la prend toujours pour Madame Cléonte, voudroit la mettre dans ses intérêts : il reste sur la scene dans cette intention. Si la méprise est bien filée, elle peut produire une scene admirable. Voyons-en une partie.

Scene VIII.

MONDOR, Mlle. CLÉONTE.

Mondor, à part.

Il se peut que cette belle-sœur soit d’un esprit difficile. Je tremble qu’elle ne traverse mon amour.

Mlle. Cléonte.

Est-ce vous que je vois, Monsieur ? Je ne vous aurois pas cru si-tôt de retour. On disoit que vous étiez allé chez votre oncle pour l’instruire du dessein où vous êtes. Il semble que l’amour vous ait prêté des ailes. Votre empressement est louable, & vous justifie bien des mauvais soupçons que l’on vouloit insinuer à votre égard. Ma belle-sœur vient de vous quitter ; elle vous aura dit sans doute des choses sans aucun fondement. Il ne faut point que cela vous surprenne. Tel est son caractere : elle a très mauvaise opinion des hommes. Mais pour moi, du premier coup d’œil, je connois le vrai mérite.

Mondor.

Que ces paroles me rassurent ! Je puis donc espérer ?

Mlle. Cléonte.

Espérez ; oui, Monsieur, espérez tout ce qui peut s’espérer au monde. Vous avez écrit, on a reçu votre lettre.

Voilà qui commence dès ce moment à être forcé. Toute personne qui aura reçu une lettre d’une autre, ne lui dira point, parlant à elle-même, vous avez écrit, on a reçu votre lettre. Elle dira naturellement, vous m’avez écrit, j’ai reçu votre lettre. Mais sans cet on il n’y auroit plus de piece. Continuons.

Mondor.

J’avoue que c’est une liberté que je ne devrois peut-être pas prendre.

Mlle. Cléonte.

Pourquoi donc ?

Mondor.

Je crains d’avoir trop promptement découvert mes sentiments.

Mlle. Cléonte.

Cette découverte est agréable. Dans le dessein où vous êtes, cela est permis ; & il est tout naturel de commencer par quelque chose. Mais on a pour vous de la reconnoissance : comme on ne croyoit pas vous revoir aujourd’hui, on vous a fait réponse.

Voilà encore trois on qui jouent un vilain tour à l’Auteur. Je crois le voir dans son cabinet suant sang & eau, & tiraillant cette pauvre scene par les cheveux. Voyons.

Mlle. Cléonte.

Ma belle-sœur sembloit n’être pas de cet avis, & croyoit qu’il étoit trop libre de vous écrire ; mais je lui ai prouvé, par beaucoup de raisons, que cela étoit à sa place.

Mondor.

Ah ! pouvois-je m’attendre à cet excès de bonté de votre part !

Mlle. Cléonte.

Puisque le billet est écrit, il ne faut pas vous priver du plaisir qu’il doit vous causer. Le voilà : vous y verrez clairement & à loisir les véritables sentiments que l’on a pour vous.

Encore un perfide on ! Oh ! cela est trop fort ! A la rigueur, on auroit passé un on à la Demoiselle Cléonte ; mais cinq tout de suite, voilà qui passe la raillerie. Ces cinq on sont cinq grosses cordes qui détruisent le prestige, & me font voir la mal-adresse du machiniste.

Nous avons dans la Gouvernante, comédie en vers & en cinq actes, de la Chaussée, une méprise qui ne dure pas long-temps à la vérité, mais qu’on peut citer comme un modele, par la vraisemblance avec laquelle elle est amenée, & par le naturel avec lequel elle est filée.

Sainville écrit une lettre fort tendre à Angélique, qui, croyant avoir des raisons pour se plaindre de son amant, ne veut pas la recevoir. Juliette, chargée de la faire accepter, veut pousser sa maîtresse à bout, change le texte, & feint de lire ce qui suit :

ACTE II. Scene VI.

Juliette lit.

Pourquoi prendre un prétexte ?
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Lorsque nous avons cru nous aimer l’un & l’autre,
Nous nous sommes trompés. . . . . . .
Il n’est pas malheureux de rompre en même temps ;
Car mon erreur n’a pas duré plus que la vôtre.
J’accepte la rupture : ainsi n’en parlons plus.

Angélique meurt de dépit, quand Sainville vient savoir quel effet a produit son billet amoureux. On s’imagine bien qu’il va être mal reçu.

ACTE II. Scene VII.

ANGÉLIQUE, SAINVILLE.

Sainville.

Cédons ; l’impatience où je suis est trop vive.

Angélique.

Fuyons ; sans doute il vient jouir de son forfait.

Sainville.

Vous me fuyez ?

Angélique, en lui jettant le billet.

Tenez, voilà votre billet.

Sainville.

A-t-il pu vous déplaire ?

Angélique.

Autre insulte mortelle.

Sainville.

C’est de mes sentiments l’expression fidelle.

Angélique, à part.

De peur que je n’en doute encore, il en convient.

Sainville.

Je viens vous assurer de tout ce qu’il contient.

Angélique.

C’en est trop.

Sainville.

Quel courroux !

Angélique.

Auriez-vous bien l’audace,
Auriez-vous la fureur de m’insulter en face ?

Sainville.

Quel est donc mon forfait ?

Angélique.

Feignez de l’ignorer.

Sainville.

D’un éclaircissement pouvez-vous m’honorer ?

Angélique.

Perfide ! on n’en doit point à ceux qui nous outragent.

Sainville.

Ah ! je ne vois que trop quels motifs vous engagent
A m’accabler encor d’un si cruel refus.
Hélas ! tout ce qui vient de ce qu’on n’aime plus
Dégénere en offense, & se tourne en injure.

Angélique.

Cessez de m’arrêter.

Sainville.

Je ne puis, non, parjure !
La révolte devient permise au désespoir.
Vous me rendrez raison d’un procédé si noir.

Sainville lit la lettre comme il l’a écrite, & la méprise cesse. On voit qu’elle a été amenée avec vraisemblance, & que pendant le temps qu’elle a duré, elle n’a eu rien de forcé, rien de tiraillé, rien qui distillât la sueur de l’Auteur.

Il est inutile de dire que les méprises de détail, c’est-à-dire celles qui ne doivent rien amener, & qui ne durent qu’un instant, sont jugées moins à la rigueur, & que le spectateur en rit, pourvu que l’ombre seule de la vraisemblance les amene. Telle est celle de l’Avare, lorsque Me. Jacques dit :

ACTE V. Scene II.

Me. Jacques, dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel il est entré.

Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout-à-l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds ; qu’on me le mette dans l’eau bouillante, & qu’on me le pende au plancher.

Harpagon, à Me. Jacques.

Qui ? celui qui m’a dérobé ?

Me. Jacques

Je parle d’un cochon de lait que votre Intendant me vient d’envoyer, & je veux l’accommoder à ma fantaisie.

A la rigueur, il n’est pas absolument vraisemblable que Me. Jacques veuille mettre dans l’eau chaude un voleur, lui griller les pieds & le pendre au plancher ; mais l’Avare est si préoccupé de son vol, qu’il peut donner en passant dans une méprise de fort peu de durée, puisque le cuisinier la fait cesser tout de suite, en disant qu’il est question d’un cochon de lait.

Moliere sentoit tout le prix des méprises. En détruisant celle que nous venons de citer, il en fait tout de suite naître une autre. Continuons la scene.

Harpagon.

Il n’est pas question de cela, & voilà Monsieur à qui il faut parler d’autre chose.

Le Commissaire, à Me. Jacques.

Ne vous épouvantez point. Je suis un homme à ne vous point scandaliser ; & les choses iront dans la douceur.

Me. Jacques

Monsieur est de votre soupé ?

Le Commissaire.

Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.

Me. Jacques.

Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire ; & je vous traiterai du mieux qu’il me sera possible.

Harpagon.

Ce n’est pas là l’affaire.

Me. Jacques

Si je ne vous fais pas aussi bonne chere que je voudrois, c’est la faute de M. votre Intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.

Harpagon.

Traître ! il s’agit d’autre chose que de souper ; & je veux que tu me dises des nouvelles de l’argent qu’on m’a pris.

J’exhorte les Auteurs à réfléchir sur ces deux petites méprises consécutives, à examiner l’art avec lequel elles sont variées, à bien apprécier sur-tout l’adresse avec laquelle Moliere les fait naître des différents caracteres des deux personnages qui les font, & comme ils se peignent eux-mêmes en les faisant.

J’ai souvent entendu dire dans le monde qu’il étoit impossible de filer naturellement une méprise, une équivoque ou un quiproquo un peu long : c’est une erreur des plus grandes. Il s’en fait tous les jours dans les sociétés, qui prouvent le contraire : telle est l’équivoque que voici. La plupart des acteurs ne sont plus, & la scene se passe dans une ville de province.

La nature avoit doué la grosse Présidente de... d’une gorge... oh ! d’une gorge énorme. M. le Président, peu sensible à son riche embonpoint, lorgna celle d’une jeune Marton qui fut cruelle, avertit sa maîtresse, & l’instruisit si bien, qu’elle surprit son vieux perfide prosterné humblement aux pieds de la fripponne, & lui présentant sa tendre requête. L’épouse crie à la perfidie, au mauvais goût ; l’époux s’enfonce dans sa perruque, & disparoît : Marton va publier l’aventure.

Deux jours après, la Présidente est invitée à un grand dîner qu’on donnoit à M. le Maréchal de ***. Ce Seigneur traversoit le lieu de la scene pour se rendre à son Gouvernement. Un mauvais plaisant (où n’en trouve-t-on point ?) s’attache à lui pendant le repas, le suit ensuite dans le jardin, & voulant le faire rire, la gorge de la Présidente lui parut sur-tout un champ bien vaste. Il la fait remarquer au Maréchal, & lui dit ensuite, avec un air de vérité, que notre héroïne étant un jour à table, en déshabillé, devant une jatte de crême qu’elle distribuoit à son mari & à ses enfants, une épingle, trop foible pour soutenir un énorme poids, avoit laissé tomber sa gorge, & qu’afin de ne point scandaliser ses gens, ses enfants & leur précepteur, elle avoit été obligée de la relever bien vîte pêle mêle avec ses larcins. Quoi ! avec la crême, disoit le Maréchal en riant & en regardant la Présidente ? Elle s’en apperçut, crut qu’on rioit de l’aventure de son mari & de sa femme-de-chambre, & elle s’approcha des rieurs en disant : « Je vois bien qu’on raconte à M. le Maréchal ce qui m’arriva l’autre jour ». — Je ne vous le cache pas, poursuivit le plaisant ; mais M. le Maréchal a de la peine à le croire. — Eh ! rien n’est pourtant plus vrai. — Quoi ! Madame, sérieusement ? — Très sérieusement ; personne ne l’ignore. — Eh bien, Monsieur, me croirez-vous une autre fois ? Vous voyez que Madame confirme tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire. — Je conçois que Madame dut avoir un moment d’embarras. — Point du tout ; mon mari étoit plus embarrassé que moi. Il fut si honteux qu’il prit la fuite. — Honteux de voir des beautés ! il a tort. — Non, non. Elle n’est pas précisément belle ; mais elle est assez jolie. — Oh ! Madame, je n’en doute point. — Je veux que M. le Maréchal en juge lui-même. — Moi, Madame !... Sérieusement ? — Oui, la premiere fois que vous me ferez l’honneur de venir chez moi, il me sera facile de prendre un prétexte pour vous la faire voir. — Oh ! Madame, Monsieur votre époux seroit jaloux de mon bonheur, & je l’estime trop. — Oh ! Monsieur, mon époux n’a garde d’avoir désormais quelque chose à démêler avec elle ; je ferai bien en sorte qu’elle ne lui tombe plus sous la main. Je voudrois bien voir qu’il s’avisât seulement de la regarder !

La méprise auroit été poussée plus loin, si celui qui l’avoit mise en jeu ne l’eût interrompue, voyant qu’elle commençoit à nuire à la réputation de la Présidente. Il donna tout bas le mot de l’énigme, & l’on en rit pendant long-temps.

Passons présentement aux surprises. Les Auteurs qui les ont employées avec tant de succès, se sont contentés d’exciter en nous le plaisir de rire, sans nous laisser leur secret : tâchons de le trouver dans leurs ouvrages.