(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE V. Des Pieces à scenes détachées. » pp. 45-60
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE V. Des Pieces à scenes détachées. » pp. 45-60

CHAPITRE V.
Des Pieces à scenes détachées.

Plusieurs personnes ont donné à ces pieces le titre de farces : j’ignore pourquoi. Nous avons dans ce genre mille comédies qui sont plus sérieuses, plus philosophiques, que nombre de pieces bien intriguées. Comme Riccoboni est un de ceux qui confondent plus volontiers les pieces à scenes détachées avec les farces, il est bon de voir ce qu’il en dit art. 4. Des farces ou petites pieces à scenes détachées.

« Une farce ou petite piece de scenes détachées est une fable dont les scenes n’ont aucune liaison entre elles, & dont l’action ne consiste que dans la démarche de plusieurs personnages qui par des motifs différents ou opposés viennent successivement ou plusieurs ensemble entretenir de leurs intérêts un homme ou une Divinité.

« Ces farces ou ces petites pieces n’ont & ne peuvent même avoir ni action, ni intrigue, ni dénouement, car elles finissent d’ordinaire avec l’audience de l’homme ou du Dieu consulté, soit qu’il ne leur plaise plus de la continuer, ou que personne ne se présente plus pour la demander ; & pour finir ces prétendues pieces d’une maniere enjouée, on y ajoute le plus souvent un ballet composé des personnages qui ont paru sur la scene.

« Le grand nombre de farces que nous avons dans ce genre ne permet pas de penser qu’il soit bien difficile à traiter. Je crois que pour y réussir il suffit d’avoir ce qu’on appelle l’esprit de saillies & de bons mots ; mais c’est à mon sens une chose des plus hardies que d’imaginer, comme a fait Moliere, une comédie en trois actes de scenes détachées, telle que les Fâcheux. On peut dire que ce Poëte est ici le modele des plus grands génies ».

Riccoboni a raison de mettre les Fâcheux de Moliere au-dessus de toutes les pieces à scenes détachées ; mais il a tort de dire que Moliere a eu seul la hardiesse d’en faire en trois actes. Riccoboni ne connoissoit donc pas le théâtre de Boursault : s’il avoit pris la peine de le parcourir, il y auroit vu le Mercure galant 6 ou la comédie sans titre, en cinq actes en vers, dans laquelle la plupart des acteurs viennent uniquement pour faire parler d’eux dans le Journal du mois ; il y eût trouvé les Fables d’Esope, comédie en cinq actes en vers, dans laquelle les divers personnages qu’on y voit sont amenés par la curiosité de consulter Esope, qui les renvoie en leur récitant une fable analogue à leurs demandes ; il y auroit vu encore Esope à la Cour, comédie en cinq actes en vers dans le genre des Fables d’Esope, avec cette différence que le héros de la premiere donne ses audiences à la Ville, & l’autre à la Cour.

Une fois qu’on a décidé l’emploi du personnage auprès duquel l’on veut introduire les autres acteurs avec quelque ombre de vraisemblance, il n’est pas bien difficile d’augmenter le nombre des interlocuteurs, le nombre des scenes, &c. Ce n’est donc pas sur la quantité des actes que nous donnerons des éloges à Moliere, c’est sur l’art qu’il a mis dans sa piece, art inconnu jusqu’à lui dans toutes les pieces à scenes détachées, art que Boursault ignoroit totalement, comme nous le verrons en comparant le Mercure galant avec les Fâcheux. Malheur à qui ne sait pas voir dans la derniere de ces pieces une exposition, une intrigue, un dénouement.

Extrait de la comédie sans titre ou du Mercure galant.

Un bon vieillard est si enthousiasmé du Mercure galant, qu’il ne veut donner sa fille qu’à l’Auteur de ce Journal. Heureusement pour la Demoiselle le jeune homme qu’elle aime est cousin du Journaliste. Il met son parent dans ses intérêts, le fait partir pour Saint-Germain, prend possession de sa maison, & fait sous son nom demander la main de sa belle : c’est ici que la piece commence. Le vieillard croit s’allier à la gloire en prenant pour gendre l’Auteur prétendu du Mercure ; lui-même lui présente sa fille, & quitte les amants pour visiter la maison. Plusieurs personnes viennent se faire inscrire pour occuper un chapitre dans le journal du mois. Le petit-fils d’un Mousquetaire à genoux, c’est-à-dire d’un Apothicaire, demande qu’on lui fasse des aïeux. Un Imprimeur veut faire annoncer des billets d’enterrement, mais si beaux, si bien ornés, qu’on aura du plaisir à se faire enterrer, & qu’il s’enrichira bientôt,

Si l’année est heureuse & fertile en trépas.

Survient un Gentilhomme campagnard qui ne veut pas se marier, parcequ’un limaçon lui a montré ses cornes, & qu’un coucou a chanté auprès de lui. Un soldat ivre se présente ; il croit avoir rendu le plus grand service à l’Etat ; il dit :

J’étois sur un vaisseau quand Ruiter fut tué,
Et j’ai même à sa mort beaucoup contribué ;
J’allai chercher le feu que l’on mit à l’amorce
Du canon qui lui fit cracher l’ame par force.

On voit ensuite deux bavardes qui prétendent avoir l’art de se taire, & qui, pour le prouver, babillent sans cesse ; M. Chicaneau & M. Sangsue, Procureurs, l’un au Châtelet, l’autre au Parlement, qui font l’énumération de leurs fripponneries ; un petit Abbé, grand compositeur d’énigmes, qui, avec toute la prétention possible, vient lire celle-ci, dont le mot est est un vent échappé par en bas :

Je suis un invisible corps,
Qui de bas lieu tire mon être,
Et je n’ose faire paroître
Ni qui je suis, ni d’où je sors.
Lorsqu’on m’ôte la liberté,
Pour m’échapper j’use d’adresse,
Et deviens femelle traîtresse
De mâle que j’aurois été.

Enfin le pere de Cécile, après avoir admiré la beauté des appartements & des meubles, donne son consentement.

Cette piece est totalement dénuée d’intrigue, puisque les divers acteurs arrivent & sortent, sans apporter le moindre changement aux affaires des amants : je ne dis pas à leur situation, parcequ’il n’y en a pas une seule dans la piece entiere. L’avant-scene en est ridicule, & la fable n’est pas dénouée. Nous ignorons ce que fera, ce que dira le pere de Cécile, en apprenant la supercherie qu’on lui a faite.

Passons à la comédie des Fâcheux, & nous y verrons les mêmes combinaisons que dans les pieces les plus régulieres.

Extrait des Fâcheux, acte I.

Eraste est l’amant aimé d’Orphise ; mais Damis, oncle & tuteur de la belle, s’oppose à leur bonheur. Ils sont obligés de se voir en secret. Eraste arrive au rendez-vous en pestant contre un fâcheux qui l’a retenu long-temps ; il craint d’avoir manqué l’heure indiquée, lorsqu’il voit Orphise accompagnée d’un inconnu : il la salue ; elle feint de ne pas le voir : il est piqué de cette marque de mépris ; il ordonne à la Montagne, son valet, de suivre l’infidelle ; il se livre seul à ses réflexions jalouses, quand Léandre vient fort mal-à-propos chanter & danser devant lui une courante de sa composition, & sur laquelle il est bien aise de savoir son avis.

La Montagne annonce à son maître qu’Orphise vient à lui. Elle arrive, elle calme aisément sa jalousie en lui apprenant qu’elle étoit avec un fâcheux dont elle ne pouvoit se défaire qu’en feignant de quitter la promenade. Eraste commence à se rassurer. Alcandre vient rompre brusquement le tête-à-tête, demande excuse à l’amante, de son indiscrétion, & prend l’amant à part pour lui dire qu’il est obligé de se battre, & pour le prier de lui servir de second. Eraste s’excuse, revient bien vîte sur ses pas. Orphise s’est retirée. Il ordonne à la Montagne de la chercher d’un côté, il va de l’autre en donnant au diable tous les fâcheux.

ACTE II.

Eraste revient sur la scene pour savoir si la Montagne a vu Orphise ; il se félicite d’être délivré des fâcheux : mais c’est à tort, un joueur mal-heureux lui détaille tous les coups qu’il a essuyés dans une partie. La Montagne arrive, lui apprend qu’Orphise le joindra dès qu’elle sera débarrassée de deux provinciaux qui l’impatientent. Eraste veut, en attendant Orphise, composer quelques vers sur un air qu’elle aime ; il est interrompu par deux femmes qui se disputent sur la cause & les effets de la jalousie, & le prient de décider. Orphise paroît dans ce moment, devient jalouse ; & lorsqu’Eraste va la joindre, elle lui dit de ne pas quitter sa compagnie, & se retire. Eraste la suit pour s’excuser ; un chasseur l’arrête, & lui raconte les plaisirs & les chagrins qu’il a éprouvés dans une partie de chasse. Eraste se débarrasse enfin de lui.

ACTE III.

Eraste a trouvé le secret d’appaiser Orphise ; mais l’oncle de la belle s’oppose plus que jamais à leur union. Orphise a permis à son amant d’aller la voir chez elle à l’insu de leur tyran ; il en prend la route ; il est successivement arrêté par un faux savant, un faiseur de projets, un Marquis qui veut l’accompagner par-tout, croyant qu’il a une querelle à vuider. Pendant ce temps-là le tuteur d’Orphise a découvert le rendez-vous des amants ; il veut donner la mort à Eraste avant que de lui donner sa niece. Quelques valets d’Eraste entendent les projets du tuteur, fondent sur lui : leur maître se trouve là très à propos pour sauver les jours de son ennemi, qui, vaincu de son côté par cette action généreuse, lui accorde la main d’Orphise.

Le dernier Editeur des œuvres de Moliere dit dans ses réflexions sur la piece des Fâcheux, que cette espece de comédie est presque sans nœud. Mes Lecteurs ne seront pas, je pense, de son avis : ils auront remarqué dans l’extrait non seulement une exposition simple autant qu’intéressante ; une intrigue bien graduée, & variée tantôt par la jalousie de l’amant, tantôt par celle de l’amante, tantôt par les contradictions de l’oncle ; un dénouement inattendu qui termine tout au gré des acteurs & des spectateurs : ils auront encore fait attention à l’adresse du nœud général ; il est ourdi de maniere que chaque fâcheux trouve l’amant dans une situation bien prononcée, à la portée de tous les cœurs, & qu’il sert à la rendre plus piquante.

Dans le Mercure galant le héros ou son valet s’amusent aux dépens des divers personnages qui se succedent sur la scene ; le spectateur n’y rit que de leurs ridicules : ici la chose est bien différente, chaque fâcheux empêche Eraste ou d’aller joindre une maîtresse adorée dont il est attendu avec impatience, ou de s’informer si elle lui est réellement infidelle, ou de s’excuser d’une perfidie dont on l’accuse. Le public s’amuse non seulement du ridicule des fâcheux, il rit encore de l’embarras où ils jettent celui à qui ils s’adressent, de l’impatience qu’ils lui causent, & des efforts qu’il fait pour se débarrasser d’eux. L’acteur persécuté & les importuns se prêtent mutuellement du comique & le doublent7.

A la suite d’un de ces repas tumultueux où chaque convive se croit obligé de faire preuve d’esprit, où l’on pense comme Scarron que

La digestion est meilleure
Lorsqu’on dispute un bon quart-d’heure,

j’ai entendu critiquer précisément ce que nous venons d’admirer : « Puisque Moliere, disoit-on, a fait rouler son action, son intrigue, son dénouement sur l’amour, il a tort de n’avoir pas filé dans chaque acte une ou deux scenes qui caractérisassent cette passion ». Il est impossible de raisonner plus mal. Quel a été le but de l’Auteur ? celui de peindre au public assemblé le ridicule des fâcheux qui inondoient alors la Cour & la Ville. Son titre annonce son projet. Des scenes tendres, des scenes de jalousie, des scenes de réconciliation bien filées sur la scene, auroient refroidi celles des fâcheux, & détourné le spectateur du but principal. Cette nouvelle disposition eût changé toute la piece, & l’Auteur auroit été fort embarrassé pour lui donner un titre. Moliere n’avoit donc pas d’autre parti à prendre que celui de presser les incidents de l’intrigue, de les indiquer seulement sur le théâtre, & de les faire développer derriere la toile quand ils demandoient des détails trop longs.

Après avoir loué Moliere d’avoir rendu sa piece intéressante par une intrigue qui met en situation même des personnages épisodiques, nous devons le louer encore davantage d’avoir fondu toute cette même intrigue dans un petit nombre de vers semés à propos dans la piece. Je vais les réunir pour faire mieux goûter l’adresse de l’Auteur.

ACTE I. Scene I.

Eraste, à son valet.

Maudit soit le fâcheux, dont le zele obstiné
M’ôtoit au rendez-vous qui m’est ici donné !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Mais de tous mes fâcheux, le plus fâcheux encore,
C’est Damis, le tuteur de celle que j’adore,
Qui rompt ce qu’à mes vœux elle donne d’espoir,
Et, malgré ses bontés, lui défend de me voir.
Je crains d’avoir déja passé l’heure promise,
Et c’est dans cette allée où devoit être Orphise.

Scene II.

Mais vois-je pas Orphise ? Oui, c’est elle qui vient.
Où va-t-elle si vîte ? & quel homme la tient ?
(Il la salue comme elle passe, & elle détourne la tête.)

Scene III.

Quoi ! me voir en ces lieux devant elle paroître,
Et passer en feignant de ne me pas connoître !
Que croire ? qu’en dis-tu ? . . . . . .
. . . . . . Va-t’en suivre leurs pas ;
Vois ce qu’ils deviendront, & ne les quitte pas.

Scene VII.

La Montagne.

Monsieur, Orphise est seule, & vient de ce côté.

Eraste.

Ah ! d’un trouble bien grand je me sens agité !
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene VIII.

Orphise.

Votre front à mes yeux montre peu d’alégresse.
Seroit-ce ma présence, Eraste, qui vous blesse ?
. . . . . . . . .

Eraste.

Quoi ! d’un esprit méchant n’est-ce pas un effet,
Que feindre d’ignorer ce que vous m’avez fait ?
Celui dont l’entretien vous a fait, à ma vue,
Passer...

Orphise.

C’est de cela que votre ame est émue ?

Eraste.

Insultez, inhumaine, encore à mon malheur :
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur.

Orphise.

L’homme dont vous parlez, loin qu’il puisse me plaire,
Est un homme fâcheux, dont j’ai su me défaire.
J’ai feint de m’en aller pour cacher mon dessein,
Et jusqu’à mon carrosse il m’a prêté la main.
Je m’en suis promptement défaite de la sorte,
Et j’ai, pour vous trouver, rentré par l’autre porte.
(Un fâcheux l’interrompt, emmene Eraste : celui-ci s’en débarrasse, veut rejoindre Orphise & ne la trouve plus.)

Scene XI.

Eraste.

Adieu. Cinquante fois au diable le fâcheux !
Où donc s’est retiré cet objet de mes feux ?

La Montagne.

Je ne sais.

Eraste.

Pour savoir où la belle est allée,
Va-t’en chercher par-tout, j’attends dans cette allée.

ACTE II. Scene III.

Eraste.

Ah ! que tu fais languir ma juste impatience !

La Montagne.

Monsieur, je n’ai pu faire une autre diligence.

Eraste.

Mais me rapportes-tu quelque nouvelle enfin ?

La Montagne.

Sans doute ; & de l’objet qui fait votre destin,
J’ai par son ordre exprès quelque chose à vous dire.

Eraste.

Eh quoi ! déja mon cœur après ce mot soupire !
. . . . . . . . . .

La Montagne.

Son ordre est qu’en ce lieu vous devez vous tenir,
Assuré que dans peu vous l’y verrez venir.
. . . . . . . . . .

Eraste.

Laisse-moi méditer. J’ai dessein de lui faire
Quelques vers, sur un air où je la vois se plaire.
. . . . . . . . . .
(Deux fâcheuses viennent l’interrompre. Orphise arrive : elle est jalouse de le voir avec des femmes.)

Scene V.

Eraste, allant au-devant d’Orphise.

Que vous tardez, Madame ! & que j’éprouve bien !...

Orphise.

Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
A tort vous m’accusez d’être trop tôt venue,
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.
(Elle sort.)
. . . . . . . . .

Eraste.

Ciel ! faut-il qu’aujourd’hui fâcheuses & fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux !
. . . . . . . . .
Je pense qu’à la fin je perdrai patience.
Cherchons à m’excuser avecque diligence.

ACTE III. Scene I.

Il est vrai, d’un côté mes soins ont réussi,
Cet adorable objet enfin s’est adouci :
Mais d’un autre on m’accable ; & les astres séveres
Ont contre mon amour redoublé leurs coleres.
Oui, Damis son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s’oppose aux plus doux de mes vœux,
A son aimable niece a défendu ma vue,
Et veut d’un autre époux la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grace à mon feu ;
Et j’ai fait consentir l’esprit de cette belle
A souffrir qu’en secret je la visse chez elle.
. . . . . . . . .
Je vars au rendez-vous ; c’en est l’heure à-peu-près :
Puis je veux m’y trouver plutôt avant qu’après.
. . . . . . . . .
(Plusieurs fâcheux viennent successivement l’arrêter.)

Scene IV.

 Quels malheurs suivent ma destinée !
Ils m’auront fait passer l’heure qu’on m’a donnée !

Scene V.

DAMIS, LÉPINE, ERASTE, LA RIVIERE & ses compagnons.

Damis, à part.

Quoi ! malgré moi, le traître espere l’obtenir !
Ah ! mon juste courroux le saura prévenir.

Eraste.

J’entrevois là quelqu’un sur la porte d’Orphise.
Quoi ! toujours quelque obstacle aux feux qu’elle autorise !

Damis, à Lépine.

Oui, j’ai su que ma niece, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Eraste sans témoins.

La Riviere, à ses compagnons.

Qu’entends-je à ces gens-là dire de notre maître ?
Approchons doucement, sans nous faire connoître.

Damis, à Lépine.

Mais avant qu’il ait lieu d’achever son dessein,
Il faut de mille coups percer son traître sein.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Va-t’en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche aux lieux que je desire.

La Riviere, attaquant Damis avec ses compagnons

Avant qu’à tes fureurs on puisse l’immoler,
Traître, tu trouveras en nous à qui parler.

Eraste.

Bien qu’il m’ait voulu perdre, un point d’honneur me presse
De secourir ici l’oncle de ma maîtresse.
Je suis à vous, Monsieur.
(Il met en fuite la Riviere & ses compagnons.)

Damis.

O Ciel ! par quel secours
D’un trépas assuré vois-je sauver mes jours !
A qui suis-je obligé d’un si rare service !

Eraste.

Je n’ai fait, vous servant, qu’un acte de justice.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Damis.

Quoi ! celui dont j’avois résolu le trépas,
Est celui qui pour moi vient d’employer son bras !
. . . . . . . . .
Je rougis de ma faute, & blâme mon caprice.
Ma haine trop long-temps vous a fait injustice ;
Et pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins dès ce soir à l’objet de vos vœux.

Scene VI.

Orphise, sortant avec un flambeau.

Monsieur, quelle aventure a d’un trouble effroyable...

Damis.

Ma niece, elle n’a rien que de très agréable,
Puisqu’après tant de vœux, que j’ai blâmés en vous,
C’est elle qui vous donne Eraste pour époux.
. . . . . . . . .

Eraste.

Mon cœur est si surpris d’une telle merveille,
Qu’en ce ravissement je doute si je veille.
. . . . . . . . .

Les différentes parties de cette intrigue ainsi rapprochées font voir que le sujet est clairement exposé, que les noms des principaux personnages sont annoncés, ainsi que leurs caracteres & les motifs qui les font agir. J’ai démontré que l’action nous conduit d’incident en incident, & par gradation, à un dénouement bien supérieur à celui du Mercure, & qu’il est dans toutes les regles, puisqu’il a le mérite de la précision, qu’il surprend, & qu’il satisfait tout le monde : j’ai donc confondu, aux yeux de mes Lecteurs judicieux, les personnes qui n’avoient pas apperçu le moindre nœud dans cette piece, ou qui ne vouloient pas en convenir : j’ai triomphé en même temps de celles qui ne concevoient pas la possibilité de resserrer une action parfaite dans un petit nombre de vers, & qui critiquoient Moliere de l’avoir fait. Mais ce n’est point assez ; je veux leur prouver présentement que Moliere, s’il l’eût jugé à propos, auroit pu précipiter davantage son intrigue, sans la priver d’aucune des parties qui lui sont essentielles, & que nous venons d’admirer en elle. On me soutiendra que la chose n’est pas faisable ; je prouverai le contraire par les vers mêmes de Moliere, puisqu’en les copiant j’en ai retranché la moitié sans toucher, comme l’on vient de le voir, aux ressorts nécessaires pour faire mouvoir une action complette, sans même déranger l’ordre des rimes.

Malgré le succès qu’ont eu dans leur nouveauté les pieces de Boursault, malgré toute notre admiration pour l’art que Moliere a mis dans les Fâcheux, je ne conseillerois point à un Auteur de se borner à des pieces dans le genre de celles que nous venons d’analyser, & de les étendre sur-tout au-delà d’un acte. Une petite bagatelle à scenes détachées peut échapper à un homme d’esprit, même à un homme de génie ; il la donne alors sans prétention ; c’est un enfant perdu qu’il livre au caprice du public : s’il fait plusieurs actes, l’ouvrage acquiert pour lors une certaine consistance qui le fait juger avec sévérité.

Dans la plus grande partie des pieces à scenes détachées, c’est, comme l’a remarqué Riccoboni, une Divinité personnifiée qui joue le premier rôle. Il confond les pieces de ce genre dans la classe des pieces dont nous venons de parler ; elles se ressemblent en effet par bien des côtés : il est cependant entre elles quelques différences qu’il est bon de faire remarquer.