(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IX. Du Genre larmoyant. » pp. 103-122
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IX. Du Genre larmoyant. » pp. 103-122

CHAPITRE IX.
Du Genre larmoyant.

« Ah ! grace pour le comique larmoyant, vont s’écrier ses partisans, puisqu’il est certain qu’on ne veut plus rire ». On ne veut plus rire ? Erreur accréditée par les Auteurs & les Acteurs, qui, privés des dons rares & précieux qu’il faut avoir reçus de la nature pour la peindre gaiement, & pour exciter la joie du public, n’osent avouer leur insuffisance, veulent jouer un rôle dans le monde, & feignent de suivre par raison une carriere où leur foiblesse seule les conduit.

« Voyez, dira-t-on, voyez le vuide affreux qui regne au théâtre lorsqu’on joue Moliere. Voulez-vous une raison plus convaincante, & qui prouve mieux qu’on ne veut plus de ces pieces à l’antique » ? Voilà une preuve qu’un homme de goût n’admettra point. C’est le caprice & l’amour de la nouveauté qui conduit la multitude, & non le bon goût. Les Comédiens de bois attirent journellement la foule ; conclurons-nous de là qu’ils doivent avoir la préférence sur nos élégants acteurs, sur nos actrices charmantes ? Le privilege qu’ils ont de n’être pas sujets aux fluxions de poitrine, comme le dit leur Polichinel, leur mérite-t-il cet honneur ?

« Du moins, ajoutera-t-on, vous ne pouvez pas disconvenir que ce qu’on dit, que ce qu’on fait dans les pieces larmoyantes & dans les drames ne soit dans la Nature ». — Eh bien, que prouve cela ? — « Cela prouve que ces pieces sont faites pour figurer avec grace sur la scene, puisque le théâtre est un cadre sous lequel les Auteurs ont droit de nous peindre la Nature dans toutes ses attitudes ». — Mais, en partant de ce principe, Melpomene pourra nous représenter ses héros dans l’alcove de leur maîtresse une minute avant de livrer bataille, & Thalie nous conduisant jusques dans le boudoir de Laïs, nous la fera voir entre son amant & son canapé. Tout cela est on ne peut pas mieux dans la Nature. Quelle pitoyable raison ! Le Poëte tragique, le Poëte comique doivent peindre la Nature, il est vrai ; mais l’art du premier consiste à la saisir dans ses instants de mauvaise humeur : l’art du second, dans ses instants de gaieté, & jamais dans ceux que la décence doit couvrir d’un voile.

« Pourquoi, dira-t-on encore, la foule ne court-elle pas aux pieces de Moliere » ? Parceque depuis un siecle on les représente journellement. On propose à une femme d’aller à une représentation du Tartufe ; elle dit, d’après Lucinde, dans l’Oracle : Ah ! ma Bonne, j’ai tant vu le Soleil ! & fait, sans y penser, l’éloge de Moliere. Qu’on ne joue ses pieces que deux fois l’année : qu’on ne les donne pas les petits jours, c’est-à-dire ceux où la plus extravagante des étiquettes interdit le spectacle françois au beau monde : que les premiers acteurs ne dédaignent pas d’y jouer, & n’abandonnent pas leurs rôles à leurs subalternes, je leur garantis des chambrées complettes. Le Malade imaginaire, le Bourgeois Gentilhomme, ne sont certainement pas les meilleures productions de leur Auteur ; cependant, lorsque les comédiens ont repris ces deux pieces, après les avoir oubliées quelque temps, ne leur ont-elles pas rapporté beaucoup d’argent ? n’ont-elles pas été courues plusieurs jours de suite ? Il est donc faux qu’on ne veuille plus que du larmoyant & des drames. Je dis plus, je soutiendrai que leurs plus grands partisans en apparence, sont plus justes dans le fond du cœur. Un Auteur aura beau vous soutenir dans une préface que le genre prétendu nouveau & philosophique mérite la préférence sur celui de Plaute, de Térence, de Moliere ; croyez qu’il ne le pense pas, & dites-lui avec Dorine 24 :

Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira pas.

S’il persiste, continuez :

Eh bien ! on vous croit donc, & c’est tant pis pour vous.
Quoi ! se peut-il, Monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez....

prévenu, assez aveuglé pour croire votre genre nouveau ? Qu’a donc fait la Chaussée, ce poëte prédicateur, ce modele que vous ne parviendrez jamais à imiter, tout défectueux, tout froid qu’il est en plusieurs endroits ? Plaute même n’a-t-il pas avant vous entrepris de faire répandre des larmes aux Romains, & n’y a-t-il pas réussi ? Il suffit pour vous le prouver de mettre sous vos yeux l’extrait de sa piece favorite.

LES CAPTIFS.

Hégion, vieillard Athénien, est le pere de Philopoleme & de Pegnie. Un esclave dérobe Pegnie, âgé seulement de quatre ans, prend la fuite avec lui, & le vend en Elide à Théodoromede, qui le nomme Tindare, & le donne à Philocrate son fils, âgé aussi d’environ quatre ans. Tindare & Philocrate sont élevés ensemble, deviennent inséparables, vont à l’armée. Le hasard veut que Philopoleme soit fait prisonnier par les troupes d’Elide, & que son frere Tindare, accompagné de Philocrate, tombe au pouvoir des Etoliens.

Hégion n’a pas plutôt appris l’esclavage de Philopoleme en Elide, qu’il projette d’acheter quelque esclave Elien, qu’il puisse échanger avec son fils. Le Questeur ou le Trésorier de l’épargne, chargé de vendre les prisonniers de guerre, lui propose un Elien très riche & son esclave, qui sont Philocrate & Tindare. Le Vieillard ne peut reconnoître le dernier pour son fils, puisqu’il l’a perdu dans sa plus tendre enfance, & qu’il ne songe plus à lui. Il s’empresse de les acheter, dans l’espoir de faire bien vîte l’échange qu’il médite, de mettre Philopoleme en liberté, & de le revoir auprès de lui. Il l’aime d’autant plus qu’il le croit son fils unique. Voilà l’avant-scene.

Tindare sait pourquoi Hégion les achete ; il veut lui persuader d’envoyer l’un d’eux en Elide, pour négocier l’échange projetté. Il se doute bien que le Vieillard aimera mieux risquer l’esclave que le maître ; & voulant se sacrifier pour son jeune patron, il lui conseille de prendre le nom de Tindare & de passer pour son esclave : le stratagême réussit. On sera charmé de voir toute la finesse & en même temps toute la simplicité que l’esclave & le maître, prêts à se quitter, mettent dans les conventions qu’ils font en présence de leur patron.

ACTE II. Scene III.

Tindare.

Tu ne manqueras point de dire à mon pere que je le supplie instamment de racheter du Médecin Ménarque, Philopoleme le fils de notre maître commun, & de le renvoyer au plutôt, afin que moi & toi nous recouvrions notre liberté. . . . . . . . Ajoute aussi, sans crainte de mentir, que nous nous sommes très bien accordés ; que tu n’as rien fait qui ait pu me chagriner ; que de mon côté j’ai fait tout ce que tu as voulu ; que tu m’as servi avec le même respect, avec la même fidélité malgré ma funeste révolution, & que de ma part je n’ai jamais négligé de te secourir autant que la chose étoit possible dans un état aussi triste, aussi pitoyable que le nôtre. Quand mon pere saura, Tindare, que tu as marqué tant d’affection pour son fils & pour lui-même, il ne sera pas assez peu reconnoissant pour ne te pas affranchir gratuitement. Pour moi, si j’ai le bonheur de retourner dans mon pays, j’emploierai tout le pouvoir que j’ai sur l’esprit paternel pour le porter à se faire un plaisir de te tirer d’esclavage. N’est-ce point par ton adresse, par ton humanité, par ta sagesse, que j’espere revoir ma chere patrie, mes parents ? Tu as brisé les fers de ton maître.

Philocrate.

J’ai fait tout ce que vous venez de dire, & j’ai bien de la joie que vous vouliez vous en souvenir. Vous n’avez reçu de moi que ce que vous avez tout-à-fait mérité. Si je voulois, Philocrate, rapporter ici tout le bien que vous m’avez fait, je ne finirois pas avant la nuit. Quand vous auriez été mon esclave, vous n’auriez pu agir avec plus de complaisance.

Hégion.

Grands dieux, soyez tous témoins de ce que je vois. Oh ! les deux excellents naturels ! oh ! la bonne trempe d’hommes ! en vérité ils me font pleurer !

Les Auteurs du genre prétendu moderne & philosophique voient que les Romains savoient amener des situations attendrissantes sur la scene, & plaçoient déja dans la bouche des acteurs ces exclamations bruyantes, qui sont du moins sures d’étourdir les oreilles quand elles ne vont pas au cœur : je veux dire ces oh ! mais ils en étoient moins prodigues que nous. Plaute auroit dû ajouter à ses deux oh, une demi-douzaine de ah, & ils auroient merveilleusement orné la scene.

Tindare.

. . . . . . . . . .

Je te conjure de te souvenir que tu as été apprécié ; que je suis ta caution, & qu’ainsi ma vie est engagée pour ta personne. Ne va pas faire comme tant d’autres, qui oublient les gens dès qu’ils ne les voient plus . . . . Conserve précieusement un ami qui ne te manquera de sa vie . . . . Encore une fois, je t’en conjure par cette main droite que je mets dans la mienne, & que je serre du fond de mon cœur, ne me manque pas plus de fidélité que j’ai dessein de t’en manquer. Conduis bien nos affaires. Tu es à présent mon maître, mon patron, tu es mon pere ; je te recommande mes espérances, mon bonheur & ma vie...... Adieu, mon ami ; bon voyage.

Philocrate.

Et vous, mon maître, ayez bien soin de votre santé.

Les Auteurs du genre prétendu moderne & philosophique voient encore que les Romains mettoient déja sur leur scene des situations généreuses, magnanimes. Y a-t-il rien de plus grand que le dévouement de cet esclave qui risque sa vie pour avancer de quelques jours la liberté de son maître ? Y a-t-il rien de plus touchant que leurs adieux ? Mais ils sont trop simples. Ils auroient dû s’écrier : Oh mon ami ! oh amitié ! oh générosité ! oh grandeur d’ame ! oh magnanimité ! Il faut plaindre Plaute de n’être pas né dans un siecle aussi savant que le nôtre sur l’art dramatique. Continuons.

Philocrate part. Hégion visitant ses esclaves en trouve un nommé Aristophonte, qui est d’Elide. Il lui demande s’il connoît Philocrate. Aristophonte assure qu’il est son meilleur ami & son compagnon d’armes. Il se prépare à serrer dans ses bras son camarade d’infortune. Quelle surprise pour lui, quand il ne voit que l’esclave de Philocrate ! Tindare ne se déconcerte point ; il soutient hardiment devant Hégion qu’il est Philocrate. Sa fermeté rend Aristophonte furieux. Tindare en profite pour persuader au vieillard que son accusateur est attaqué de phrénésie, & que pendant son accès il ne sait ce qu’il fait, ni ce qu’il dit25. Le bon-homme Hégion se laisse quelque temps persuader par Tindare ; mais Aristophonte, aidé de cet air d’assurance que donne la vérité, triomphe enfin. Hégion désespéré ne songe plus qu’à se venger : il ordonne qu’on lie Tindare, qu’on lui mettre les fers aux pieds & aux mains, & qu’on l’envoie aux carrieres.

Tindare ne marque aucune foiblesse, & cédant aux rigueurs du sort, il supporte courageusement sa disgrace. Aristophonte réfléchit sur la généreuse fidélité de Tindare, & voyant à quoi il s’est exposé pour son maître, il est fâché de n’avoir pas été informé de la ruse, & d’avoir causé le malheur d’un domestique si zélé. Il tâche de réparer sa faute en lui procurant un meilleur sort. Il prie Hégion de voir l’action de Tindare du bon côté, & de lui pardonner : il lui en fait remarquer toute la magnanimité, mais il ne peut rien obtenir ; le vieillard est infléxible, la nature ne lui dit rien en faveur de son fils : la sentence qu’il a portée est exécutée : Tindare, chargé de chaînes, est jetté dans les carrieres.

Je pense, n’en déplaise à nos dramatiques larmoyants, que voilà des choses dignes de figurer avec les situations dont ils remplissent leurs drames.

Tindare est livré aux tourments les plus affreux, quand un événement imprévu fait changer la scene, & la rend aussi gaie qu’elle étoit triste. Philocrate, Philopomene, & Stalagme, cet esclave fugitif qui avoit vendu son petit maître, arrivent : on apprend que Tindare doit le jour à Hégion. Il fait rompre bien vîte les fers de son fils, qui passe des horreurs de la misere au comble de la joie.

ACTE V. Scene derniere.

Tindare.

J’ai vu souvent plusieurs tableaux où les souffrances des damnés étoient représentées d’une maniere à faire horreur ; mais je ne crois pas qu’il y ait dans le Tartare des tourments semblables à ceux que j’ai éprouvés dans les abominables carrieres dont je sors. Enfin, voulez-vous savoir en deux mots ce qu’est une carriere ? C’est un endroit où l’on souffre toute la lassitude, toute la fatigue, tout l’épuisement dont le corps & les membres sont capables......

Hégion.

Eh ! bon jour, mon cher fils.

Tindare.

Qu’entens-je ! quoi ! vous m’appellez votre fils ! Ah ! vraiment je devine pourquoi, c’est parceque vous me faites jouir en ce moment de la lumiere du jour..... Mais dites-moi, je vous prie, est-il bien vrai que vous soyez mon pere ?

Hégion.

Oui, mon cher fils, c’est moi qui suis ton pere.

Tindare.

Effectivement, quand je fais réflexion, je me souviens, mais confusément, & comme si un nuage m’avoit passé par l’esprit, oui, je me souviens d’avoir oui dire que mon pere s’appelloit Hégion, &c.

En voilà suffisamment, je pense, pour prouver aux Auteurs du genre larmoyant que les Anciens faisoient des pieces dans lesquelles ils mettoient des situations attendrissantes, des actions généreuses, des exclamations pathétiques, des reconnoissances gauches. Qu’ont donc imaginé les Modernes, pour se flatter d’avoir créé un nouveau genre ? Ils ont, à la vérité, imaginé d’exprimer le sentiment par des lignes entieres de points. Peut-être même les acteurs qui jouent nos drames les embellissent encore en y faisant les beaux bras & en contrefaisant les zélés convulsionnaires de St. Médard. Mais embellir n’est point créer26.

D’après ce que vous venez de lire, Auteurs tragi-comiques, ne vous flattez plus d’avoir créé un nouveau genre, & d’être de bons originaux. Les Desmarets, les Scuderi, si prônés autrefois, si bien sifflés maintenant, ont avant vous allié, dans des productions monstrueuses, le comique le plus bas au tragique le plus dégoûtant. Cessez sur-tout de donner à votre genre le titre fastueux de genre philosophique, parceque je vous prouverai, lorsque vous le voudrez, qu’il y a plus de philosophie dans la moindre des farces de Moliere (ces productions si méprisées par vous), que dans toutes les pieces qui ont paru depuis la mort de ce grand Homme. Ne soutenez plus une opinion flatteuse pour vous, à la vérité, mais qu’il est si facile de pulvériser Dorine va vous dire encore :

Je n’en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Oui, votre honneur m’est cher, & je ne puis souffrir
Qu’aux brocards de chacun vous alliez vous offrir.

« Enfin, me répondra-t-on encore, pourquoi applaudit-on les pieces que vous n’approuvez pas » ? Je l’ai déja dit : par la même raison qu’on applaudissoit les tragi-comédies de Scarron, ces pieces dans lesquelles il a mêlé, à ce qu’il disoit très plaisamment lui-même, la crême avec la moutarde ; parceque toutes les nouveautés sont dans ce genre, & que le public s’amuse de ce qu’on lui présente.

« Mais pourquoi ne nous donne-t-on plus de nouveautés dans le goût des pieces que vous prônez si fort » ? Parcequ’il est très difficile d’en faire, & que les comédiens rejettent souvent celles qui paroissent. Il en est un très petit nombre en état de sentir la bonne comédie. Les uns, condamnés à ne jouer qu’un genre bâtard, se gardent bien de recevoir des pieces où ils ne seront point applaudis, & qui feront briller leurs rivaux. Les autres, accoutumés à ne voir que des détails, ne savent pas juger l’ensemble d’un ouvrage. Les Anciens ont beau leur dire : « Messieurs, non contents de corrompre le goût, vous vous perdez vous-mêmes. Les pieces que vous protégez avec tant de fureur, parcequ’elles sont plus faciles à jouer, ne sont qu’une affaire de mode qui ne peut durer long-temps : on a bientôt épuisé les situations romanesques, les reconnoissances, les oh, les ah, & tous les cris prétendus pathétiques : on a bientôt peint les hommes comme ils devroient être ; il faudra tôt ou tard revenir à votre pere nourricier, au genre que vous dédaignez, que vous ne jouez plus bien, & dans lequel vous serez bientôt détestables. Tremblez d’avoir le sort des Comédiens Italiens vos confreres. Ils ont négligé le genre de Marivaux pour l’Opéra comique : quand ils ont voulu le reprendre ils y ont été vomitifs. Ils n’ont pas fait venir de bons acteurs Italiens à mesure qu’ils en ont eu besoin ; ils ont abandonné leur meilleur canevas, aussi font-ils dix écus de recette tous les mardis & les vendredis. Des Comédiens excellents, & qui auroient pu faire les délices de Paris en conservant leur ancienne maniere, auront le chagrin de se voir chassés par l’ingratitude d’un enfant adoptif, ou de partager sa chûte ! Que leur exemple vous rende sages ». Ainsi parlent les dignes successeurs des camarades de Moliere ; mais ils ne sont pas les plus forts. Que trois ou quatre d’entre eux se retirent, & nous rirons de pitié : on jouera la comédie sur le ton des fureurs d’Oreste, & tous les scélérats de Londres viendront expirer sur la scene françoise.

Jeunes comiques, je vous le répete, & je ne cesserai de vous le répéter ; quand on vous dira qu’on ne veut plus rire au spectacle, n’en croyez rien. L’homme livré à mille peines inséparables de l’humanité, sait toujours gré aux Auteurs qui lui font perdre un instant ses chagrins de vue. N’a-t-on pas ri aux représentations de la Matinée à la mode de M. Rochon, des Fausses infidélités de M. Barthe, des Mœurs du temps de M. Saurin ? &c. Pourquoi ? parcequ’il y a dans toutes ces pieces, des scenes avouées par Thalie, cette Muse si décriée, mais seulement par ceux qui, comme je l’ai dit, désesperent de marcher sur ses traces avec succès. Si mes avis vous paroissent suspects ou peu dignes d’être suivis, écoutez du moins ceux que vous donnent deux excellents Critiques, & le génie le plus étonnant de notre siecle :

« Le comique, ennemi des soupirs & des pleurs,
N’admet point dans ses vers de tragiques douleurs. »
Boileau, Art poét.

« C’est la foiblesse, l’impuissance, la stérilité de nos Auteurs, dit l’Abbé Desfontaines, qui ont fait inventer les comédies larmoyantes, parcequ’il ne faut pour cela ni esprit ni génie. On prend dans un roman une historiette déja toute disposée dans son nœud & dans son dénouement : avec peu de changements on l’ajuste à la scene, & voilà une comédie à la mode. La Muse mercenaire croit avoir égalé ou surpassé celle de Moliere & de Regnard ; elle mesure ses talents sur ses profits.

« Un Académicien de la Rochelle (M. de Chassiron) publia, dit M. de Voltaire, une Dissertation ingénieuse & profonde sur cette question : savoir, s’il est permis de faire des comédies attendrissantes ? Il paraît se déclarer fortement contre ce genre, dont la petite comédie de Nanine tient beaucoup en quelques endroits. Il condamne avec raison tout ce qui aurait l’air d’une tragédie bourgeoise. En effet, que serait-ce qu’une intrigue tragique entre des hommes du commun ? ce serait seulement avilir le cothurne ; ce serait manquer à-la-fois l’objet de la tragédie & de la comédie ; ce serait une espece bâtarde, un monstre né de l’impuissance de faire une comédie & une tragédie véritable......

« Peut-être les comédies héroïques sont-elles préférables à ce qu’on appelle Tragédie Bourgeoise ou Comédie larmoyante. En effet, cette comédie larmoyante, absolument privée de comique, n’est, au fond, qu’un monstre né de l’impuissance d’être ou plaisant ou tragique ».

Le jugement que ces trois Auteurs portent sur le comique larmoyant, ne doit pas être suspect, puisque les deux premiers n’ont jamais prétendu aux honneurs de la scene, & que le dernier a fait plusieurs comédies larmoyantes. Que de grandeur d’ame, que de générosité dans un pareil aveu ! Loin de diminuer par-là le nombre de ses lauriers, il leur donne un nouvel éclat. La franchise & la sincérité sont si rares, sur-tout quand il est question de se juger soi-même !

Moliere, l’Auteur le moins larmoyant, sans contredit, est celui qui a introduit dans quelques-unes de ses pieces les situations les plus faites pour attrister, même pour faire fondre en larmes, s’il n’eût connu parfaitement les limites que le goût & la raison ont posées entre la comédie & la tragédie, & si après avoir attendri le spectateur, il n’avoit eu l’adresse de le ramener malgré lui-même aux ris. Il n’est pas possible de dévoiler au lecteur toute la finesse de cet art inconcevable que le pere de la comédie employoit en pareille occasion ; on ne peut que mettre sous les yeux les scenes où il l’a fait avec le plus d’adresse. Deux exemples suffiront : nous les prendrons dans les Femmes Savantes & le Tartufe.

LES FEMMES SAVANTES.

ACTE V. Scene I.

Ariste.

J’ai regret de troubler un mystere joyeux,
Par le chagrin qu’il faut que j’apporte en ces lieux.
Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles
Dont j’ai senti pour vous les atteintes cruelles.
(A Philaminte.)
L’une pour vous me vient de votre Procureur.
(A Chrisale.)
L’autre pour vous me vient de Lyon.

Philaminte.

Quel malheur
Digne de nous troubler, pourroit-on nous écrire ?

Ariste.

Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

Philaminte lit.

« Madame, j’ai prié Monsieur votre frere de vous rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n’ai osé vous aller dire. La grande négligence que vous avez pour vos affaires a été cause que le clerc de votre Rapporteur ne m’a point averti, & vous avez perdu absolument votre procès que vous deviez gagner.... »

Chrisale.

Votre procès perdu ! . . . . . . . . . . . . . .

Philaminte lit.

« Le peu de soin que vous avez, vous coûte quarante mille écus ; & c’est à payer cette somme, avec les dépens, que vous êtes condamnée par Arrêt de la Cour. »

Nous voyons d’honnêtes gens ruinés par la négligence d’une femme. Une pareille situation ne peut que jetter des idées tristes dans l’ame du spectateur. L’Auteur n’a plus qu’un pas à faire, & la gaieté est totalement bannie de la scene, quand elle y est ramenée par la personne même qui cause le malheur dont nous sommes affectés. Ecoutons-la parler, & nous rirons en voyant ce qui la choque dans l’arrêt.

Philaminte.

Condamnée ! ah ! ce mot est choquant, & n’est fait
Que pour les criminels.

Ariste.

Il a tort en effet,
Et vous vous êtes là justement récriée.
Il devoit avoir mis que vous êtes priée
Par arrêt de la Cour de payer au plutôt
Quarante mille écus, & les dépens qu’il faut.

LE TARTUFE.

Orgon a fait donation de tous ses biens en faveur de Tartufe. Il est sur le point d’être mis à la porte par ce scélérat. Ce n’est pas tout, il craint un plus grand malheur, qui lui arrive en effet, le monstre s’est emparé d’une cassette de la plus grande importance.

ACTE V. Scene I.

CLÉANTE, ORGON.

Cléante.

Où voulez-vous courir ?

Orgon.

Las ! que sais-je !

Cléante.

Il me semble
Que l’on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu’on peut faire en cet événement.

Orgon.

Cette cassette-là me trouble entiérement ;
Plus que le reste encore elle me désespere.

Cléante.

Cette cassette est donc un important mystere ?

Orgon.

C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains,
Lui-même, en grand secret, m’a mis entre les mains.
Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire,
Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
Où sa vie & ses biens se trouvent attachés.
. . . . . . . . . .

Cléante.

Vous voilà mal, au moins si j’en crois l’apparence ;
Et la donation & cette confidence
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légérement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages.

Nous sentons en effet que Tartufe, muni de la fatale cassette, va perdre Orgon ; & cette idée n’est rien moins que réjouissante : elle commence à nous affliger beaucoup, quand Madame Pernelle, sans nous faire perdre de vue le malheur d’Orgon, nous force cependant à rire.

Scene III.

Mad. Pernelle.

Qu’est-ce ? j’apprends ici de terribles mysteres.

Orgon.

Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
. . . . . . . . .
. . . . . . . Le perfide, l’infame
Tente le noir dessein de suborner ma femme !
. . . . . . . . .

Dorine.

Le pauvre homme !

Mad. Pernelle.

Mon fils, je ne puis du tout croire
Qu’il ait voulu commettre une action si noire.

Orgon.

Comment !

Mad. Pernelle.

Les gens de bien sont enviés toujours.

Orgon.

Que voulez-vous donc dire avec votre discours ?
. . . . . . . . .
Je vous ai déja dit que j’ai tout vu moi-même.

Mad. Pernelle.

Des esprits médisants la malice est extrême.

Orgon.

Vous me feriez damner, ma mere ; je vous dis
Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.

Mad. Pernelle.

Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien n’est ici bas qui s’en puisse défendre.

Orgon.

C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu : faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, & crier comme quatre ?

Mad. Pernelle.

Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit ;
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.
. . . . . . . . .
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

Orgon.

Hé ! diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ?
Je devois donc, ma mere, attendre qu’à mes yeux
Il eût.... Vous me feriez dire quelque sottise.

Un huissier vient signifier à Orgon la saisie de tous ses biens. Valere lui annonce qu’on a donné des ordres pour s’assurer de sa personne : il est entouré d’une épouse, d’une mere, d’un frere, d’un fils, d’une fille, d’un ami, qui déplorent son malheur, qui l’exhortent à prendre la fuite, quand Tartufe, accompagné d’un Exempt, paroît pour l’arrêter. Que va-t-il devenir ? que va devenir toute sa famille éplorée ? Est-il de situation plus triste ? Nous en sommes pénétrés. L’Exempt parle, & soudain nous ressentons la plus grande joie.

Scene VII.

L’Exempt.

Remettez-vous, Monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude.
. . . . . . . . .
Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don de tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrete
Où vous a d’un ami fait tomber la retraite :
Et c’est le prix qu’il donne au zele qu’autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits :
Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
D’une bonne action verser la récompense ;
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que, mieux que du mal, il se souvient du bien.

Voilà comment il faut amener les situations touchantes ; voilà comme il faut les traiter, comme il faut les mêler à des nuances comiques pour les faire ressortir, & ne pas leur donner le temps d’amener la tristesse & les larmes27 ; voilà comme il faut les dénouer. Passons présentement aux genres reconnus pour bons par les personnes de goût, de tous les siecles & de toutes les nations.