(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX. Des Pieces intriguées par un déguisement. » pp. 216-222
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX. Des Pieces intriguées par un déguisement. » pp. 216-222

CHAPITRE XIX.
Des Pieces intriguées par un déguisement.

Nous pouvons avoir quelques comédies assez bonnes dans ce genre, mais les Auteurs qui les ont faites se sont tous répétés. Les divers déguisements qu’ils ont introduits dans leurs pieces pour y servir de base à l’édifice entier, ont tous la même cause, le même but, & le public sait trop bien que tous ne servent qu’à éprouver l’humeur, le caractere, la fidélité d’une personne qu’on veut épouser, ou à parvenir à lui parler ou à lui remettre une lettre.

Nos comiques ont, me dira-t-on, varié les déguisements. Oui par la forme, & jamais par le fond : je puis aisément le prouver par les plus fameuses de nos pieces fondées sur un déguisement.

L’ÉPREUVE,
Comédie en prose, en un acte, de Marivaux.

Un jeune Seigneur de Paroisse aime la fille de la Concierge de son château : il craint de ne pas lui plaire ; & pour éprouver son cœur, il feint de vouloir l’unir à un homme fort riche : c’est son valet qu’il charge de ce personnage.

L’ÉPREUVE RÉCIPROQUE,
Comédie en un acte, en prose, de le Grand.

Un jeune homme qui veut éprouver le cœur de sa maîtresse, fait déguiser son valet en financier. D’un autre côté la maîtresse fait déguiser sa soubrette en dame, pour connoître à fond le cœur de son amant.

LES JEUX DE L’AMOUR & DU HASARD,
Comédie en un acte, en prose, de Marivaux.

On veut unir deux amants qui ne se connoissent pas. L’amant forme le dessein de démêler le caractere de sa future avant de l’épouser : celle-ci a la même intention. Le premier donne ses habits à son domestique & prend les siens ; la future fait le même échange avec sa soubrette37.

Nous avons encore un très grand nombre de pieces dans lesquelles une femme se déguise en homme, un homme en femme, en jardiniere, en soubrette : ces déguisements sont dignes pour la plupart de figurer avec ceux d’Arlequin statue, enfant, perroquet, ramonneur, fauteuil, petit More, squelette, &c. &c. &c. Tous prouvent que la seule différence gît dans la qualité ou dans la quantité des personnes qui se déguisent, & dans les habits qu’elles prennent.

Il y a dans un très grand nombre de pieces intriguées par des déguisements, un vice que nos prédécesseurs tiennent de nos voisins : il a été toléré dans la renaissance des Lettres en France, mais il feroit certainement siffler aujourd’hui un Auteur. Gardons-nous donc de bâtir une fable, à l’instar de nos premiers comiques, sur un déguisement dénué de toute vraisemblance, & dont les personnes les moins clair-voyantes ne peuvent être les dupes. La Chaussée va nous fournir l’exemple le plus récent.

L’AMOUR CASTILLAN,
Comédie en trois actes, & en vers.

Aurore est promise à Dom Lope : un rival s’oppose à leur bonheur ; Dom Lope le tue, il est obligé de partir. Aurore le suit déguisée en homme, vit familiérement avec lui sous le nom de Mendoce, sans en être reconnue. Elle laisse tomber son portrait : Dom Lope voit que c’est celui de sa maîtresse, & ne voit pas que c’est celui du faux cavalier. Aurore chante sans se montrer ; Dom Lope reconnoît la voix de celle qu’il aime, & n’a pas reconnu le son de voix du faux Mendoce : enfin, cet amant est si peu clair-voyant, qu’Aurore est forcée de lui découvrir son stratagême.

Je ne sais quel fut le succès de la piece espagnole : la françoise n’eut que cinq représentations, &, selon moi, la moitié d’une suffisoit. C’est prendre tous les spectateurs pour des imbécilles que de vouloir les amuser des méprises que la sottise seule peut faire.

On trouve dans Gilblas une histoire qui a beaucoup de rapport avec le sujet de cette comédie : mais telle singularité est bonne dans un roman, qui devient détestable transplantée sur la scene. Dans un roman, l’esprit seul juge ; sur le théâtre, les yeux se mêlent de la partie, & ils ne sont pas des juges indulgents.

Le meilleur modele que je puisse offrir, est une piece italienne. Je vais la faire connoître.

ARLECHINO CAVALIERE PER ACCIDENTE,
OU
ARLEQUIN GENTILHOMME PAR HASARD,
Canevas en deux actes.

Avant-Scene.

Pantalon, Gouverneur de la ville où l’action se passe, a une fille nommée Rosaura : le Docteur, Juge de la même ville, a un fils nommé Silvio : les deux vieillards ont projetté d’unir leurs enfants. Aurora en est au désespoir ; elle fait avertir Celio qu’elle aime, & promet de fuir avec lui.

ACTE I.

La scene représente une rue : il est nuit. Celio masqué, sort de la maison de Pantalon avec Rosaura ; il lui dit que son cabriolet est tout prêt dans le bois voisin. Silvio les surprend, met l’épée à la main, s’écrie qu’il est blessé. Rosaura rentre chez elle, Celio prend la fuite ; le Docteur & Pantalon accourent, s’affligent du malheur arrivé à Silvio. Le Docteur prie Pantalon de faire courir après l’adversaire. Scapin est chargé de ce soin. Le Docteur fait emporter son fils & le suit ; Pantalon rentre chez lui pour questionner sa fille.

Bois.

Arlequin arrive avec son âne, pour faire du bois ; il quitte son habit de paysan, le met sur un tronc, attache l’âne à un arbre, & le charge de bien garder ses effets. Celio a laissé son cabriolet pour se cacher mieux dans l’épaisseur du bois ; il voit l’habit de paysan, le prend, met le sien à la place, bien sûr de se sauver plus aisément à l’aide de ce déguisement, & part. Arlequin, après avoir fait deux fagots, veut en charger son âne ; il est surpris de trouver au lieu de sa souquenille un habit magnifique, une perruque, un masque, un chapeau bordé : il demande à son âne s’il sait comment tout cela a été changé ; il s’en pare, en disant qu’il en vendra mieux son bois à la ville, quand Scapin, qui vient à la tête de quelques soldats, reconnoît l’habit de l’homme qui a blessé Silvio, fouille dans ses poches, trouve une lettre de Rosaura, se confirme dans l’idée qu’il arrête Celio, & emmene Arlequin. Celio, qui a tout vu de loin, plaint Arlequin, forme la résolution de prendre son âne & d’aller à la ville ; de cette façon, il ne sera pas connu, il pourra apprendre des nouvelles de Rosaura, & rendre service au malheureux qu’on a pris pour lui.

Chambre.

Le Docteur dit à Pantalon que la blessure de Silvio est très légere ; ils s’en réjouissent. Scapin annonce qu’il conduit Celio ; on lui dit de le faire entrer. Arlequin fait des lazzis très peu nobles : on l’interroge, il nie tout. On lui montre la lettre de Rosaura, il ne sait pas lire. On le confronte avec Rosaura, qui est surprise en voyant l’habit de Celio, mais qui, se remettant bien vîte, feint de parler à Celio lui-même. On l’envoie en prison.

ACTE II.
La ville, avec la porte de la prison.

Celio, toujours déguisé en paysan, voudroit apprendre d’Arlequin ce qui s’est passé depuis qu’on l’a arrêté. Il frappe à la porte de la prison. Argentine, sœur du geolier, paroît ; il lui persuade qu’il est l’intendant du Monsieur qu’on a arrêté dans la matinée. Argentine lui raconte que ce Gentilhomme feint d’être un paysan, & qu’il lui fait la cour. Celio lui dit que son maître est d’une humeur singuliere, & qu’il pourroit bien l’épouser ; elle se recommande à l’intendant, quand le geolier arrive, est fâché de trouver sa sœur dans la rue avec un inconnu, fait grand bruit, sur-tout lorsque Celio lui propose de l’introduire auprès de son nouveau prisonnier ; mais il s’appaise bien vîte en voyant une bourse que Celio lui offre, & qu’il accepte.

L’intérieur de la prison.

Arlequin se promene, il s’ennuie, il desire une compagnie. Argentine se présente, appelle Arlequin Monseigneur, ce qui l’amuse quelque temps & lui déplaît ensuite. Argentine dit que tout est découvert, que son intendant a tout dit : Arlequin ne connoît pas d’autre intendant que son âne. Argentine lui soutient qu’il a des chevaux, des carrosses, des terres, des châteaux, & lui demande ce qu’il veut manger. Le Lecteur se doute bien qu’il donne la préférence aux macarons. Celio entre d’un air respectueux ; Arlequin le traite de voleur en reconnoissant son habit. Celio prie Argentine de se retirer, & lui promet d’avancer son mariage. Dès qu’il est seul avec Arlequin, il lui raconte la vérité de toute l’aventure, le prie de feindre encore, & lui promet de le récompenser. Le Geolier vient prendre son prisonnier pour le conduire devant les Juges.

Le Tribunal.

Le Docteur & Pantalon, assis auprès d’un bureau, décident qu’il faut obliger Celio à s’unir avec Rosaura. Arlequin, devenu hardi, fait tapage, & dit qu’il n’est pas honnête de conduire à pied devant un tribunal, un Seigneur qui a des chevaux & des carrosses. Les Juges lui demandent pourquoi il enlevoit Rosaura. — Parcequ’il en est amoureux. On lui dit que pour avoir sa liberté il faut l’épouser ; il ne demande pas mieux. Rosaura frémit à cette nouvelle, nie que ce soit Celio. On lui répond qu’elle a déja avoué le contraire. Son désespoir augmente lorsque Celio, entendant à quoi l’on borne la punition, se présente, épouse Rosaura, & donne à Arlequin de quoi se marier avec Argentine.

Il faudroit avoir de l’humeur pour ne pas avouer que la fable de cette piece est plus comique, plus naturelle, plus vraisemblable que celle de toutes nos comédies intriguées par des déguisements. Elle deviendroit excellente si quelqu’un avoit l’adresse de l’ajuster aux bienséances de notre scene ; mais avant que de l’entreprendre, il seroit bon de voir el Alcade de si mismo, ou une comédie de Scarron, connue sous le titre de Gardien de soi-même, ce qui est la traduction du titre espagnol. Ces deux ouvrages ressemblent beaucoup à celui que je viens d’extraire.