(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXII. Des Pieces à caractere. » pp. 253-258
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXII. Des Pieces à caractere. » pp. 253-258

CHAPITRE XXII.
Des Pieces à caractere.

Nous sommes convenus d’appeller pieces à caractere celles où, sans le secours d’aucun intrigant, un caractere quelconque fait agir tous les ressorts de la machine. De telles comédies seront sans contredit infiniment plus estimées que les pieces d’intrigue ou les pieces mixtes. Une comédie d’intrigue amuse ; une comédie mixte peut joindre l’utile à l’agréable, en amusant & en instruisant le spectateur, mais moins parfaitement que celle où le principal personnage, mettant tout en mouvement, nous trace par ses actions un portrait frappant des travers, des ridicules, des vices dont nous sommes blessés journellement. Voilà ce qui a fait donner la préférence, dans tous les pays & dans tous les siecles, aux pieces à caractere.

Les personnes qui attribuent aux François la gloire d’avoir inventé les pieces à caractere se sont déja, je gage, écriées : ah ! l’ignorant ! Je suis trop honnête & trop rempli d’égards pour mes Lecteurs, pour leur répondre sur ce ton ; mais ils me permettront de leur dire que je suis fondé dans mon opinion par les titres qui nous restent de quelques pieces de Ménandre. Tels sont le Superstitieux, Courage de lion, Celui qui hait les femmes. Ces titres annoncent certainement des pieces à caractere. La comédie de Plaute, intitulée Aulularia, n’est-elle pas une piece à caractere ? Peut-on sans humeur ne pas ranger dans la même classe le Menteur des Espagnols, leur Prince jaloux, & plusieurs autres ? Les Italiens n’avoient-ils pas en 1545 il Geloso, del Signor Hercole Bentivoglio : le Jaloux, par Hercule Bentivoglio.

On peut m’objecter que si les pieces de Ménandre étoient parvenues jusqu’à nous, les connoisseurs verroient qu’elles ne tiennent rien, ou que bien peu de chose, de ce que leur titre promet. On peut ajouter que le Menteur, le Prince jaloux & l’Aulularia sont bien loin de ce que nous les voyons dans notre langue. J’en conviens : mais je ne conviendrai pas que les pieces dont j’ai parlé ne méritent point d’être appellées pieces à caractere, & cela parcequ’elles sont moins parfaites que les nôtres. Encore est-ce une question à décider, si parmi les comédies qu’on joue & qu’on gratifie du titre de pieces à caractere, il n’en est point qui méritent moins cet honneur, que la plupart de celles qui ont précédé nos chefs-d’œuvre. Je crois le contraire, & je vais tâcher d’entraîner le sentiment de quelques-uns de mes Lecteurs, en leur donnant l’extrait d’une piece espagnole très ancienne.

EL ZELOSO ESTREMEÑO, de Don Juan Perez de Montalva.

LE JALOUX DU PAYS DE L’ESTRAMADOURE, Par Jean Perès de Montalva.

Don Juan partage ses soins entre Dona Luisa & Dona Léonor ; il feint d’être amoureux de la premiere qui est très riche, parcequ’il veut arranger ses affaires en l’épousant ; il est réellement épris de l’autre dont il n’a vu que le portrait. Elle est continuellement renfermée dans la maison de Don Talgo, son tuteur, jaloux comme il n’en fut jamais. Don Juan imagine de parler à sa maîtresse à travers un tour que le jaloux a fait mettre à sa porte, comme on en voit dans nos Couvents. Il y réussit, il est écouté favorablement : il fait une seconde tentative ; mais au lieu de Léonor, c’est sa gouvernante Maria qui se trouve au tour, écoute les propos amoureux du galant, croit qu’ils s’adressent réellement à elle, & y répond avec la plus grande bonté.

Don Juan, encouragé par ses succès, veut introduire son valet chez le Jaloux sous l’habit d’une femme. Le valet déguisé & le maître rodent autour de la maison pour trouver un instant favorable à leur dessein. Le jaloux les surprend : grand embarras. Don Juan veut persuader qu’il est avec sa maîtresse, une demoiselle du quartier, qu’il ne peut pas lui nommer. Le Jaloux craint quelque surprise, & pour l’éviter, sa jalousie lui dicte d’enfermer la prétendue Demoiselle chez lui, se réservant par-là le moyen de pouvoir la questionner quand il se sera battu avec Don Juan.

Tandis que les deux rivaux sont sur le pré, le valet sert son maître auprès de Léonor, malgré Dona Maria, qui le croit là pour lui porter des nouvelles de Don Juan. D’un autre côté, Dona Luisa a découvert que Don Juan rend des soins à Léonor, elle en est jalouse, elle entre chez cette derniere pour lui faire des reproches.

Don Juan, qui respecte la vieillesse de son rival, & qui n’a voulu, en se battant, que donner le temps à son valet de parler à Léonor, se laisse désarmer, fait une fausse confidence au Jaloux, lui dit en secret, & comme malgré lui, que la dame enfermée dans sa maison est Dona Luisa. Le Jaloux est fâché d’avoir fait cet affront à une demoiselle respectable ; il l’appelle par son nom. Dona Luisa sort en effet. Le Vieillard lui demande mille pardons. Grande surprise de Don Juan. Le valet déguisé reste caché dans la maison. Son maître en est en peine, quand le Jaloux, à qui la gouvernante a fait confidence du prétendu penchant que Don Juan a pour elle, vient le trouver, très enchanté de n’avoir plus en lui un rival, lui dit de mettre bas toute feinte, que sa belle lui a tout avoué, qu’il approuve sa tendresse, & qu’il va l’introduire auprès d’elle pour qu’ils puissent se parler tête à tête. Il le conduit dans l’appartement des femmes. Graces à une lumiere qui s’éteint, la gouvernante fait la conversation avec le valet qu’elle prend pour le maître : le Jaloux fait sentinelle à leur porte, & croit être bien sûr de son fait, parcequ’il entend la voix d’un homme qu’il prend toujours pour Don Juan ; mais celui-ci profite de ce temps-là pour enlever sa maîtresse.

Le lecteur peut voir sans peine que tout ce qui se passe dans cette piece naît du caractere jaloux de Talgo, que lui seul se fait tout le mal, & que cette piece, malgré ses irrégularités, figure beaucoup mieux parmi les pieces à caractere, que plusieurs des nôtres, où le principal personnage ne produit aucune situation.

Il est non seulement vrai que les Anciens ont fait des pieces à caractere ; mais l’on pourroit encore soutenir que le théâtre d’Athenes, dès qu’il commença à briller, vit des comédies à caractere long-temps avant les pieces d’intrigue ; & voici ce qui me fait penser de la sorte. On sépare la comédie grecque en trois classes : Comédie ancienne, Comédie moyenne, Comédie moderne. Qu’entend-on par Comédie ancienne ? Celle où les Poëtes se permettoient de jouer les personnages les plus considérables de la République. Ils poussoient la licence jusqu’à les nommer : mais comme le nom d’un personnage quel qu’il soit n’a rien d’assez piquant pour fournir le comique nécessaire à une comédie, il est indubitable que les Auteurs après avoir nommé leurs héros, représentoient leurs vices, ce qu’ils ne pouvoient faire sans peindre leur caractere.

Dans la Comédie moyenne, les Auteurs n’ayant plus la permission de nommer leurs victimes, prirent des masques qui représentoient les traits de leurs visages. Ce que j’ai dit de la Comédie ancienne me servira pour la moyenne. Les traits d’un homme ne pouvant pas fournir au plaisant nécessaire pour toute une piece, il est probable que les Auteurs, en offrant au public la figure d’un personnage connu, ne manquoient pas d’étaler ses travers & ses défauts, ce qu’ils ne pouvoient faire encore sans tracer le portrait de son caractere.

Les Magistrats, indignés avec raison de l’extrême licence des Poëtes, leur ôterent non seulement la liberté de nommer ceux qu’ils vouloient jouer, & de spécifier leurs qualités ; ils défendirent encore aux acteurs de prendre des masques & des habits qui fissent reconnoître les personnages que le poëte avoit en vue. La comédie alors prit le titre de Comédie moderne. N’est-il pas à présumer que les Auteurs, gênés par les ordres rigoureux des Magistrats, & obligés d’abandonner les caracteres particuliers, se jetterent dans l’intrigue, & composerent les pieces imitées depuis par les Romains, & qui ne leur sont parvenues que parcequ’elles étoient plus modernes.

Soyons donc justes. Enorgueillissons-nous, si nous le voulons absolument, d’avoir poussé plus loin que les Anciens l’art dans les pieces à caractere ; mais ne nous flattons pas d’avoir créé ce genre, comme si nous ignorions que nous devons aux Espagnols le premier caractere qui ait paru sur notre scene. Soyons aussi modestes que l’Auteur du Menteur François, le grand Corneille ; il en convient de bonne foi.