(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVII. Du Caractere des Professions. » pp. 284-302
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXVII. Du Caractere des Professions. » pp. 284-302

CHAPITRE XXVII.
Du Caractere des Professions.

Chaque profession a, comme chaque homme, son vice, son ridicule, son caractere enfin, plus ou moins prononcé. Un Auteur fameux a laissé entrevoir que les Comiques pourroient tirer un parti considérable des professions, s’ils les mettoient sur la scene. Il est fâcheux pour moi de me trouver très souvent en contradiction avec les Ecrivains les plus célebres de notre siecle : mais je crois, sans avoir la témérité de heurter de front le sentiment d’un homme célebre, je crois, dis-je, que notre scene ne doit pas faire un grand fonds sur ces prétendues richesses.

D’abord les professions n’ont plus de ridicules saillants comme autrefois. On ne distingue plus dans la société les différents états que par des cheveux plus ou moins longs, un habit plus ou moins brillant, une mine minaudiere, une contenance fiere, & quelques termes favoris ; mais toutes ces nuances ne peuvent fournir qu’en passant au comique d’une scene, tout au plus.

Il faut donc aller au vif, & peindre le vice des professions : mais si la Muse de l’Opéra Comique rougit quelquefois de n’avoir pas laissé sur les boulevarts & aux foires les trois quarts de ses héros, faut-il envoyer Thalie choisir les siens dans les plus viles boutiques ? non, sans doute. Voilà qui nous enleve tout d’un coup une bonne partie de nos sujets, & peut-être les plus comiques.

Si nous nous avisons de mettre sur le théâtre les professions recommandables, ou par la richesse, ou par la noblesse, ou par leur crédit, croit-on, de bonne foi, qu’on nous laissera le droit de dire des vérités frappantes, les seules qui doivent être admises au théâtre ? Non sans doute. La licence pourroit aller trop loin, & nous ne sommes point à Athenes.

Pouvons-nous peindre un homme qui fait un commerce de sa faveur, ou qui enrichit une Vestale des Chœurs de l’Opéra, en lui abandonnant son crédit ?

Nous ne pourrons peindre ce Ministre de Thémis n’accordant à une jeune beauté les secours qu’il lui doit qu’en la forçant de manquer à l’honneur ; & cet autre plongeant une famille honnête dans la misere la plus affreuse pour augmenter la fortune d’un client qui n’aura pas craint de le faire rougir en marchandant son suffrage.

Nous n’oserons pas mettre sur la scene ce Conseiller garde-note, prenant sur son compte l’argent qu’il feint de placer, le prêtant au plus fort intérêt, faisant enfin banqueroute : non, sans doute. Tel finit ses jours dans les fers de la Justice, & que la Muse comique seroit forcée de respecter.

Il est encore un autre inconvénient. S’il est vrai qu’on doive mettre les caracteres à la portée de tout le monde, comment veut-on que les travers, les ridicules, les vices d’une profession, connus seulement par ceux qui sont initiés dans les mysteres, puissent frapper le grand nombre ? la chose n’est pas possible, & la piece en souffre. Les Plaideurs de Racine ne réussirent pas d’abord. Pourquoi cela ? Parceque le public n’est pas instruit de la façon dont un Avocat doit parler ; parcequ’il faut avoir plaidé, ou avoir souvent fréquenté le Barreau pour sentir toute la finesse des critiques renfermées dans les plaidoyers de Petit Jean & de l’Intimé. Il en est des vices d’une profession comme de ses ridicules, ils sont très souvent inconnus à ceux même qui en sont les victimes.

Je vais plus loin. Supposons pour un moment qu’on nous livre les vices de toutes les professions : supposons que leurs travers, leurs ridicules ne soient pas trop bas pour la bonne comédie : supposons qu’ils soient à la portée de tout le monde : supposons que ceux de chaque profession puissent fournir le comique nécessaire pour une comédie : ce grand fonds, ce fonds immense, se bornera à une comédie par profession, encore faudra-t-il ne pas compter toutes celles qui ont déja été livrées aux coups de la Muse comique. « Pourquoi cela, me dira-t-on ? il n’y a qu’à traiter de nouveau le même sujet : les choses changent de face tous les cinquante ans ; & l’on peut les présenter sous un nouvel aspect ». Tout beau ! J’attendois là mon Lecteur : sa réplique nous menera loin ; elle mérite d’être approfondie.

Toutes les choses changent de face, j’en conviens : mais le fond des choses varie-t-il ? non sans doute : & je demande s’il faut peindre sur le théâtre l’intérieur ou les superficies. L’intérieur, me dira-t-on. Fort bien ! Parcourons quelques-unes des comédies anciennes dans lesquelles on a joué des professions, & voyons si, à présent que les choses ont si bien changé, on pourroit remettre avec succès le même sujet sur la scene.

Je suppose qu’un Auteur ait envie de mettre sur le théâtre les Procureurs de nos jours. S’ils sont devenus honnêtes, humains, compatissants ; s’ils ne s’entendent plus avec des Greffiers, des Sergents, pour se procurer de fausses pieces ; s’ils ne donnent pas un carrosse brillant à leurs femmes aux dépens des parties, & avec le produit du tour de bâton, pourquoi les mettre sur la scene ? S’ils ont encore les vices qu’on a jadis reprochés à leur profession, pourquoi entreprendre de leur répéter ce que l’Auteur d’Arlequin Grapignant leur a si bien dit ?

ARLEQUIN GRAPIGNANT,

Scene de l’Étude.

ARLEQUIN en Procureur, nommé GRAPIGNANT, dans son Etude, dictant à ses Clercs.

Grapignant.

Et pour faire connoître la chicane de la demanderesse... de la demanderesse, produit lesdites quatre pieces sous la cote G ; lesquelles... lesquelles...

Un Clerc, répétant le dernier mot.

Cote G.

Grapignant.

Vous écrivez bien doucement.

Le Clerc.

Nous n’écrivons pas doucement, Monsieur ; mais vous dictez si vîte, qu’on ne peut pas vous suivre.

Grapignant.

On ne peut pas me suivre ! Ho, ho, ne vous y trompez pas : je ne veux point de Clercs céans qui ne fassent quatre-vingts rôles de grosse par jour. On ne peut pas me suivre ! Voyons un peu comment vous vous y prenez. Comment, diable ! Je ne m’étonne pas si vous allez si doucement. Vous mettez quatre mots à une ligne ! Voilà le moyen de faire une bonne maison, ma foi ! Que cela ne vous arrive plus. Je ne veux pas qu’on mette plus de deux mots & une virgule à chaque ligne. Tuchou ! de ce train-là vous enverriez bientôt le Procureur à l’hôpital ! Quatre mots à une ligne ! c’est se moquer. A-t-on envoyé enlever les meubles de ce maître à danser ?

Un Clerc.

Non, Monsieur.

Grapignant.

Est-ce qu’il prétend payer son terme en gambades ?

L’Auteur voudra sans doute nous montrer les Procureurs se chargeant sans distinction de la cause des honnêtes gens & des frippons ; mais le fera-t-il avec plus de succès qu’Arlequin Grapignant ?

Scene IV.

(Un Voleur de grand chemin entre.)

Le Voleur.

Monsieur Grapignant est-il là ?

Un Clerc.

Oui, Monsieur, le voilà.

Le Voleur, à Grapignant.

Monsieur, je suis votre serviteur.

Grapignant.

Monsieur, je suis le vôtre.

Le Voleur.

Comme vous êtes le plus honnête homme de tous les Procureurs, je viens vous prier de m’aider de votre bon conseil dans une petite affaire qui m’est arrivée.

Grapignant.

De quoi est-il question ?

Le Voleur.

Je marchois sur le grand chemin, quand un marchand, monté sur une mazette, m’a heurté fort rudement en passant. Je lui ai dit : A qui en a cet homme-là avec sa rosse ? Lui, prenant le parti de son cheval, met pied à terre, & dit que son cheval n’étoit pas une rosse. Nous nous gourmons ; &, comme il n’étoit pas le plus fort, je le terrasse. Il se leve, & prend la fuite. Il est vrai qu’en nous roulant à terre, il laissa tomber de sa poche vingt-cinq ou trente pistoles....

Grapignant.

Ho, ho !

Le Voleur.

Que je ramassai : & voyant qu’il avoit gagné au pied, je montai sur son cheval, & je m’en revins comme si de rien n’étoit. Présentement je viens d’apprendre que ce coquin-là, Monsieur, fait informer contre moi, comme contre un voleur de grand chemin. Voyez s’il y a la moindre apparence ! Je vous prie de me dire à-peu-près où peut bien aller cette affaire.

Grapignant.

Ma foi, si cette affaire-là étoit menée un peu chaudement, elle pourroit bien aller tout droit à la Greve. Mais il vous faut tirer de là. Quelqu’un a-t-il vu l’action ?

Le Voleur.

Non, Monsieur.

Grapignant.

Tant mieux. Il faut commencer par faire mettre le cheval sous la clef : car si ce marchand venoit à le découvrir, n’ayant pas d’autres témoins, il ne manqueroit pas de le faire interroger sur faits & articles, & vous seriez un homme perdu.

Le Voleur.

Il n’y a rien à craindre, Monsieur : c’est une rosse qui ne peut pas desserrer les dents.

Grapignant.

Ne vous y fiez pas : nous voyons tous les jours des témoins muets faire bravement rouer leur homme.

Le Voleur.

Diable !

Grapignant.

Çà, çà, sans perdre plus de temps, il faut commencer par faire informer les premiers, & avoir des témoins, à quelque prix que ce soit.

Le Voleur.

Mais il n’y avoit personne sur le grand chemin dans ce temps-là.

Grapignant.

Allez, allez, nous y en ferons bien trouver... Je songe à deux Bas-Normands qui travaillent ordinairement pour moi ; mais ils ne se rembarqueront qu’à bonnes enseignes, car ils sortent d’une affaire où sans moi... vous m’entendez bien. (Il met la main à son col, faisant connoître qu’ils auroient été pendus.) Ainsi les témoins seront terriblement chers cette année. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grapignant.

Allez, laissez-moi faire. Ce sera un grand hasard si, avec mes deux témoins, je n’envoie votre marchand aux galeres.

L’Auteur voudra, sans contredit, nous montrer son héros s’entendant avec les deux parties adverses, & rendant un procès éternel moyennant une pension ; mais il se trouvera encore prévenu dans la même piece.

Le Chapelier entre

Bon jour, Monsieur Grapignant. Mon affaire est-elle jugée ?

Grapignant, le regardant brusquement.

Non. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Votre affaire ne vaut pas le diable... ce qu’on appelle pas le diable, & je n’y veux pas travailler.

Le Chapelier.

Et que deviendra le chapeau de castor que j’ai donné au secrétaire de mon Rapporteur ?

Grapignant.

Un chapeau de castor ? vrai castor ?

Le Chapelier.

Des meilleurs qui se fassent. En voici le pareil que je rapporte chez moi.

Grapignant prend le chapeau, &, après l’avoir bien manié, dit :

A propos de votre affaire : n’est-ce pas un pâtissier avec qui vous avez eu du bruit dans la rue ?

Le Chapelier.

Oui, Monsieur. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grapignant, mettant le castor sur sa tête.

Je me remets votre affaire. Votre affaire est bonne, & je la gagnerai.

Le Chapelier.

Que je vous aurai d’obligation !

Grapignant.

Présentement que je l’ai en tête, je vous assure que je la gagnerai. . . . . . . . .

Le Chapelier, voulant reprendre son castor de dessus la tête de Grapignant.

Monsieur, le chapeau ?

Grapignant, l’empêchant & le repoussant hors de son Etude.

Allez-vous-en, dis-je.

Le Chapelier.

Mais, le chapeau ?

Grapignant.

Demeurez en repos.

Le Chapelier.

Il est de commande, & il faut que je l’aille porter.

Grapignant.

Ne vous embarrassez point. Allez. Je m’en vais lui faire fermer sa boutique à perpétuité.

Le Chapelier.

Il est pour un homme qui...

Grapignant.

Je vous dis encore un coup que j’ai votre affaire en tête, & qu’elle n’en sortira point. . . . . . . . . . . . . . . . .

Un Patissier entre.

Grapignant, voyant un garçon qui porte quelque chose, lui dit :

Approche, mon ami, approche. (Au Pâtissier.) Çà, Monsieur, qu’y a-t-il ?

Le Patissier.

On m’a dit, Monsieur, que vous étiez procureur contre moi dans une petite affaire qui m’est arrivée.

Grapignant.

Qui est votre partie ?

Le Patissier.

C’est un Chapelier.

Grapignant.

Tenez, il ne fait que de sortir d’ici. . . . . . . . . . . . . . .

Le Patissier.

Il se vante par-tout qu’il me fera faire amende honorable.

Grapignant.

Il fera bien pis, si je le laisse faire. Mais je ne veux pas qu’il pousse à bout un honnête homme comme vous.

Le Patissier.

Je viens vous prier de retenir un peu vos poursuites. (A son garçon, qui tient quelque chose de couvert.) Approche, Champagne. (A Grapignant.) C’est, Monsieur, un petit plat de mon métier que je vous apporte.

Grapignant, regardant le pâté.

C’est toujours quelque chose. Mais, mon ami, le Criminel va diablement vîte, & il y a déja bien du papier de brouillé. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Patissier, lui présentant sa bourse.

Tenez, Monsieur, prenez par où il vous plaira.

Grapignant.

Ah ! vous me comblez ! Et puisque vous agissez si honnêtement, je ne prendrai que vingt écus. Vous voyez que ce n’est pas le papier.

Le Patissier.

Monsieur, je ne regarde point après vous. Je vous prie seulement de tirer mon affaire en longueur.

Grapignant.

Laissez-moi faire ; je vais vous mettre avec mes pensionnaires.

Le Patissier.

Qui sont-ils vos pensionnaires, Monsieur ?

Grapignant.

Ce sont d’honnêtes gens comme vous, qui me lient les mains, en me donnant tous les ans quelque chose pour les laisser en repos. Les uns cent pistoles, les autres quatre cents livres ; qui, cent écus, plus ou moins, selon les affaires. Voyez-vous ce gros sac-là ? c’est contre un homme de la premiere qualité, que je laisse jouir en paix de tout son bien à la barbe de ses créanciers. Ce seroit une terrible chose si nous faisions tout le mal que nous pouvons faire. Il faut être humain en certaines occasions, & ne pas pousser à bout des gens qui s’aident, & qui viennent au-devant de vous. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin le Poëte moderne ne remplira pas son objet à notre gré, si M. le Procureur ne fait pas une fripponnerie d’éclat qui le brouille avec la Justice. Arlequin Grapignant, mis au théâtre le 12 Mai 1682, nous fait voir tout cela, en dépit des personnes obstinées à nous soutenir que tout change de face dans moins de cinquante ans.

On me dira sans doute qu’il est deux façons de représenter sur le théâtre les vices d’une profession, & qu’un Auteur moderne pourroit introduire sur la scene un Procureur honnête qui fît la critique de ses confreres, en tenant une conduite tout-à-fait opposée à la leur. J’aurois à batailler en demandant si cette façon de présenter les vices changeroit leur nature, ou les rendroit plus comiques & plus moraux : mais j’aime mieux aller au fait dont il est question dans cet article, & prouver que l’Auteur qui suivroit cette route se trouveroit encore devancé par Poisson.

LE PROCUREUR ARBITRE,
Comédie en un acte, & envers, par Poisson.

Scene II.

ARISTE, LISETTE.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Ariste.

J’ai voulu voir si sous ce vêtement
Un homme ne pouvoit aller droit un moment ;
Si cette robe étoit d’essence corruptible,
Si l’honneur avec elle étoit incompatible.

Lisette.

Elle vient de l’aïeul du pere du défunt,
Insigne grapignant, ou frippon, c’est tout un.
Ensuite elle passa, la chose est bien sincere,
A son fils, qui devint plus frippon que son pere :
Et le dernier enfin qui s’en vit possesseur,
Fut encor plus frippon que son prédécesseur.
Que vous allez par elle acquérir de science !
Depuis que vous l’avez, dites, en conscience,
Ne vous a-t-elle pas déja bien inspiré ?

Ariste.

D’abord elle a voulu me tourner à son gré :
Et dans mes bras, Lisette, à peine je l’eus mise,
Que de l’ardeur du gain mon ame fut éprise :
La chicane m’offrit tous ses détours affreux ;
Je me sentis atteint de desirs ruineux :
Mais ma vertu pour lors en moi fit un prodige.
Vous en aurez menti, maudite robe, dis-je :
Vous ne pourrez jamais me porter dans le cœur
Rien de votre poison, ni de votre noirceur.
Pour soleil d’équité je veux qu’on me renomme,
Et qu’on voie une fois sous vous un honnête homme.

Lisette.

Avec ces sentiments, comment va le profit ?

Ariste.

Je vis avec aisance, & cela me suffit.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Il est vrai quelquefois que le diable me tente,
Que l’ardeur de piller, m’agite, me tourmente.
. . . . . . . . .

Lisette.

Vous ne traînez donc pas des procès en longueur ?

Ariste.

Moi, traîner des procès ! Ils me sont en horreur.
Pour avoir du renom, n’est-il que ce remede ?
Tout au contraire, moi, j’empêche que l’on plaide.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Lisette.

Et vous pourrez toujours conserver constamment
Cette même droiture ?

Ariste.

Oui, très certainement.

Lisette.

Vous vous relâcherez, quoi que vous puissiez dire.
Au son de l’or, souvent on se laisse séduire.

Ariste.

Non, non.

Lisette.

Quelqu’un viendra vous dire avec ardeur :
Voilà trois cents louis ; jugez en ma faveur.

Ariste.

Non : je suis là-dessus un homme impitoyable.

Lisette.

L’on vous fera parler par quelque objet aimable,
Dont les charmes naissants, les graces, les appas...

Ariste.

Dont les charmes naissants... Je ne me rendrai pas.
Je veux être au-dessus de l’humaine foiblesse.

Lisette.

Vous serez donc, Monsieur, unique en votre espece.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene X.

Ariste, seul, à qui l’on a confié un trésor pour en disposer à sa fantaisie.

L’emploi de ce trésor m’inquiete, m’agite.
Il faut y réfléchir, & cela le mérite.
En dispersant ce bien à tous les malheureux,
Par ma foi, ce sera peu de chose pour eux :
Ils n’auront pas chacun une obole, peut-être ;
Et c’est cent mille francs jettés par la fenêtre.
Cet argent répandu sur tant & tant de gens,
Loin de les enrichir, feroit mille indigents :
Et que toutes ces parts soient réduites en une,
D’un seul homme à l’instant elle fait la fortune,
Même sans se donner le moindre mouvement.
Cette réflexion me plaît infiniment,
Et coule dans mes sens... Mais quelle erreur extrême !
Que dis-je ? malheureux ! Ne suis-je plus le même ?
Qui me fait tout-à-coup à ce point m’oublier ?
C’est la maudite robe. Elle fait son métier.
Ces inspirations ne me viennent que d’elle.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Scene XV.

ARISTE, LA BARONNE.
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Ariste, à la Baronne.

Oh ! je n’y puis tenir, Madame : dussiez-vous
Vous armer contre moi de tout votre courroux,
Me battre, me tuer, il faut que je vous dise
Que je ne puis en rien aider votre entreprise.
Ce n’est point pour plaider qu’ici l’on doit venir.
J’arrête les procès, loin de les soutenir.
Je suis pour que l’on vive en bonne intelligence,
Et ne fais jamais rien contre la conscience.

La Baronne.

Quoi ! vous n’êtes donc pas Procureur ?

Ariste.

Non, vraiment.

La Baronne, avec fureur.

Il falloit donc le dire. . . . . . .
. . . . . . . . .

On me reprochera, je gage, d’avoir choisi entre tous les états ou toutes les professions, celui qui a le moins changé, & qui, grace à la cupidité qui lui a donné naissance & qui l’entretient, a dû moins varier qu’une infinité d’autres. Pour me justifier, faisons choix d’un état qui, de l’aveu de tout le monde, ait éprouvé les plus heureux changements.

L’état de Financier s’offre à mon imagination le premier, parceque j’entends journellement dire à tout le monde que nos Financiers sont totalement opposés à ceux du siecle passé. D’après cela, supposons que nous voulions mettre un homme de finance sur notre théâtre : si nous ne le présentons que par le bon côté, c’est-à-dire faisant, comme plusieurs de nos Financiers, tout le bien possible, protégeant réellement les talents, soulageant les misérables de leurs terres, nous ne peindrons que l’honnête homme riche ; nous aurons l’air de solliciter un emploi, ou un couvert à une bonne table, & nous ne ferons pas une comédie. Il est question de peindre les vices de la finance moderne pour corriger ceux d’entre ses membres qui les ont adoptés, ou les tourner en ridicule pour préserver les autres de la contagion. Avec cette intention louable nous ne donnerons pas à notre héros une grande perruque, un air bas ; nous ne le ferons pas commencer sa carriere par la conciergerie de la porte de Guibrai ; il n’aura pas été laquais comme M. Turcaret. Mais croirons nous de bonne foi que l’ingénieux le Sage ne nous ait pas fait des larcins considérables, lorsque son M. Turcaret se pique du fol orgueil d’avoir pour maîtresse une femme de condition qui le joue, le hait, le méprise, le pille, & le trompe pour un chevalier ; lorsqu’il envoie un billet au porteur, excellent, & de fort mauvais vers à sa maîtresse ; lorsqu’il veut faire jetter sa maison trente fois à bas pour la faire construire de façon qu’il n’y manque pas un Iota, & qu’il ne soit pas sifflé de ses confreres ; lorsqu’il prétend être connoisseur en musique parcequ’il est abonné à l’Opéra ; lorsqu’il admet à sa table un Poëte qui ne dit rien, mais qui mange & pense beaucoup ; lorsqu’il vend des emplois ; lorsqu’il en donne aux rivaux qui l’embarrassent ; lorsqu’à la priere de sa maîtresse il fait un commis de ce laquais naïf qui prie la dame de se servir toujours du même rouge, afin de plaire à son protecteur, & ne pas le mettre dans le cas d’être révoqué ; lorsqu’il refuse de payer à sa femme une modique pension & qu’il se ruine pour une fripponne à laquelle il donne pour dix mille francs de porcelaines, un carrosse, une maison de campagne, &c. lorsqu’il finit enfin, à force de dépenses folles, par déranger ses affaires ?

Qu’on dise tout ce qu’on voudra, je défie qu’on puisse faire un nouveau Financier sans rentrer dans la piece de le Sage. Le héros, au lieu d’être né laquais, sera, si l’on veut, très bon gentilhomme ; au lieu d’avoir été concierge, peut-être aura-t-il eu un régiment : mais voilà toute la différence qu’il y aura de lui à M. Turcaret, & il lui ressemblera par sa conduite, pour peu qu’il donne prise à la Muse comique. Ceux qui, comme je l’ai dit plus haut, sont des exemples de probité, de générosité, de modestie, de vraie grandeur, ne sont pas de son ressort.

L’illustre M. Diderot dit, dans ses réflexions sur la Poésie dramatique, page 11 : « Que quelqu’un se propose de mettre sur la scene la condition de Juge ; qu’il intrigue son sujet d’une maniere aussi intéressante qu’il le comporte & que je le conçois ; que l’homme y soit forcé par les fonctions de son état, ou de manquer à la dignité & à la sainteté de son ministere, & de se déshonorer aux yeux des autres & des siens, ou de s’immoler lui-même dans ses passions, ses goûts, sa fortune, sa naissance, sa femme, ses enfants ; & l’on prononcera après, si l’on veut, que le Drame honnête & sérieux est sans chaleur, sans couleur & sans force ». Je ne discuterai point s’il ne vaut pas mieux faire de l’honnête gai que de l’honnête sérieux : je le pourrois d’autant plus aisément, & sans crainte de passer pour un téméraire, que M. Diderot, juste, impartial comme tous les grands hommes, dit encore dans sa Poétique, page 31 :

« Que j’aie un plan à former : sans que je m’en apperçoive, je chercherai des situations qui quadreront à mon talent & à mon caractere. Ce plan sera-t-il meilleur ? Il me le paroîtra sans doute. Mais aux autres ? C’est une autre question ».

M. Diderot ne semble-t-il pas avouer par-là qu’un homme moins gai qu’un autre peut donner la préférence au genre sérieux, par la seule raison qu’il est sérieux lui-même, & qu’il n’a pas cette gaieté nécessaire dans l’imagination & l’esprit pour faire une comédie. J’ai déja dit ce que je pensois là-dessus en parlant du genre larmoyant. Ce n’est point de quoi il est question présentement. Je veux faire remarquer que M. Diderot ne nous dit point positivement de mettre un Juge sur la scene : c’est un exemple qu’il propose, & non un conseil qu’il donne ; il connoît trop bien tous les théâtres pour ignorer que toutes les situations brillantes dans lesquelles on pourroit mettre son héros, sont épuisées.

Le devoir de sa charge l’obligeroit-il à prononcer contre son sang ? Les Italiens jouent un canevas intitulé le Docteur Avocat des Pauvres, dans lequel le fils de Pantalon, après avoir tué à son corps défendant le fils du Docteur, est prêt à perdre la vie. Pantalon compte sur la probité du Docteur, lui remet sa cause : le Docteur la plaide & la gagne.

Le héros aura-t-il à balancer entre l’équité & l’amour ? L’Avocat Vénitien, de Goldoni, plaide contre celle qu’il doit épouser, lui fait perdre tout son bien, & lui donne la main.

Il y a grande différence, me dira-t-on peut-être, entre plaider & juger contre son intérêt : j’en conviens ; mais elle est toute à l’avantage de l’Avocat, puisqu’il peut se récuser plus facilement que le Juge que M. Diderot suppose obligé de prononcer, puisqu’il peut encore feindre de combattre vigoureusement, n’alléguer pourtant que des raisons foibles, & voir augmenter sa gloire sans rien perdre de ses intérêts. Veut-on absolument me voir citer un Juge ? Dans la Gouvernante de La Chaussée, un Président, trompé par son Secrétaire, fait perdre injustement un procès considérable à une famille qu’il plonge par-là dans la derniere misere. Au bout de quelques années il s’apperçoit de sa faute, & des malheurs qui en ont été la suite ; tout son bien suffit à peine pour remplacer celui qu’il a fait perdre aux victimes de sa crédulité : il voudroit cependant le leur abandonner ; mais il a un fils qui n’est pas son complice & qu’il va ruiner en faisant son devoir ; il le consulte, & tous deux s’exécutent. Tout cela prouve qu’en remettant les états, les professions sur la scene, on risque de se trouver volé par ses prédécesseurs, & de ne pouvoir pas faire même un bon Drame.

Il en est des caracteres du cœur humain, comme du caractere des états ou des professions ; ils n’ont pas varié davantage : nous tâcherons de le prouver dans le chapitre suivant.