(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXXI. Des Caracteres de tous les siecles, & de ceux du moment. » pp. 331-336
/ 196
(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXXI. Des Caracteres de tous les siecles, & de ceux du moment. » pp. 331-336

CHAPITRE XXXI.
Des Caracteres de tous les siecles, & de ceux du moment.

Entre les caracteres dont nous avons parlé, il faut distinguer encore les caracteres qui sont de tous les siecles, & ceux qui ne sont que du moment. Il y aura toujours des avares, des misanthropes, des jaloux, des fâcheux ; mais les précieuses ont disparu, pour ne pas reparoître, à moins que ce ne soit sous un nouveau masque.

Les caracteres de tous les temps sont préferables aux autres pour deux raisons : la premiere, parceque si l’Auteur réussit à les peindre comme il faut, sa gloire est plus durable ; il n’est pas douteux que le spectateur ne prenne plus de plaisir à voir jouer sur le théâtre des travers, des ridicules ou des vices qui le frappent tous les jours dans la société, que s’il ne les connoissoit que par tradition : de telles pieces bien faites réunissent le double avantage de frapper toujours les connoisseurs & le commun des hommes : elles ont sans cesse les graces de la nouveauté60.

Secondement un caractere de ce genre est plus facile à traiter qu’un caractere du moment, parcequ’étant presque toujours un vice du cœur, il est plus frappant ; il a jetté un plus grand nombre de branches & de racines qu’on peut lier au corps pour le rendre plus fort : un plus grand nombre de personnes peuvent en raisonner & vous communiquer leurs lumieres ; on a même un plus grand nombre d’originaux entre lesquels on peut choisir : indépendamment de cela les Auteurs qui nous ont précédés chez l’étranger ou dans notre patrie, n’ont pas manqué de voir un caractere qui a toujours existé, & de le traiter soit en grand, soit en détail. Nous pouvons ramasser ces différentes idées & nous en enrichir. Nous verrons, quand nous parlerons de l’Art de l’Imitation, que Moliere, pour composer la plus grande partie de ses pieces, & principalement son Avare, a pris des traits chez une infinité d’Auteurs qui avoient peint avant lui l’avarice.

Un Auteur qui veut traiter un caractere permanent, peut même essayer ses forces & la bonté de son sujet dans une esquisse, avant que d’entreprendre le portrait en grand. Qui nous dira si Moliere, avant que de travailler au Tartufe, n’a pas voulu sonder le goût du Public dans cette tirade du Festin de Pierre, acte V, scene II. Le Lecteur aimera peut-être mieux la voir en vers par Thomas Corneille, elle est exactement rimée sur celle de Moliere.

Don Juan.

Il n’est rien si commode,
Vois-tu ? l’hypocrisie est un vice à la mode,
Et quand de ses couleurs un vice est revêtu,
Sous l’appui de la mode il passe pour vertu.
Sur tout ce qu’à jouer il est de personnages,
Celui d’homme de bien a de grands avantages.
C’est un art grimacier, dont les détours flatteurs
Cachent, sous un beau voile, un amas d’imposteurs.
On a beau découvrir que ce n’est que faux zele,
L’imposture est reçue, on ne peut rien contre elle :
La censure voudroit y mordre vainement.
Contre tout autre vice on parle hautement :
Chacun a liberté d’en faire voir le piege.
Mais pour l’hypocrisie, elle a son privilege,
Qui, sous le masque adroit d’un visage emprunté,
Lui fait tout entreprendre avec impunité.
Flattant ceux du parti, plus qu’aucun redoutable,
On se fait d’un grand corps le membre inséparable.
C’est alors qu’on est sûr de ne succomber pas.
Quiconque en blesse l’un, les a tous sur ses bras :
Et ceux même qu’on sait que le Ciel seul occupe,
Des singes de leurs mœurs sont l’ordinaire dupe.
A quoi que leur malice ait pu se dispenser,
Leur appui leur est sûr, ils ont vu grimacer.
Ah ! combien j’en connois qui, par ce stratagême,
Après avoir vécu dans un désordre extrême,
S’armant du bouclier de la Religion,
Ont r’habillé sans bruit leur dépravation,
Et pris droit, au milieu de tout ce que nous sommes,
D’être, sous ce manteau, les plus méchants des hommes !
On a beau les connoître & savoir ce qu’ils sont,
Trouver lieu de scandale aux intrigues qu’ils ont :
Toujours même crédit. Un maintien doux, honnête,
Quelques roulements d’yeux, des baissements de tête,
Trois ou quatre soupirs mêlés dans un discours,
Sont pour tout rajuster d’un merveilleux secours.
C’est sous un tel abri qu’assurant mes affaires,
Je veux de mes censeurs duper les plus séveres.
Je ne quitterai point mes pratiques d’amour ;
J’aurai soin seulement d’éviter le grand jour,
Et saurai, ne voyant en public que des prudes,
Garder à petit bruit mes douces habitudes.
Si je suis découvert dans mes plaisirs secrets,
Tout le corps en chaleur prendra mes intérêts ;
Et, sans me remuer, je verrai la cabale
Me mettre hautement à couvert du scandale.
C’est là le vrai moyen d’oser impunément
Permettre à mes desirs un plein emportement.
Des actions d’autrui je ferai la critique,
Médirai saintement, & d’un ton pacifique ;
Applaudissant à tout ce qui sera blâmé,
Ne croirai que moi seul digne d’être estimé.
S’il faut que d’intérêt quelque affaire se passe,
Fût-ce veuve, orphelin : point d’accord, point de grace ;
Et, pour peu qu’on me choque, ardent à me venger,
Jamais rien au pardon ne pourra m’obliger.
J’aurai tout doucement le zele charitable
De nourrir une haine irréconciliable :
Et, quand on me viendra porter à la douceur,
Des intérêts du Ciel je ferai le vengeur ;
Le prenant pour garant du soin de sa querelle,
J’appuierai de nouveau la malice infidelle ;
Et, selon qu’on m’aura plus ou moins respecté,
Je damnerai les gens de mon autorité.
C’est ainsi que l’on peut, dans le siecle où nous sommes,
Profiter sagement des foiblesses des hommes,
Et qu’un esprit bien fait, s’il craint les mécontents,
Se doit accommoder aux vices de son temps.

Cette tirade fut certainement applaudie dans sa nouveauté comme elle l’est encore, & je ne doute point que Moliere n’ait senti dès-lors qu’après avoir mis sur la scene la fausse dévotion en récit, il pouvoit l’y mettre en action.

Les caracteres du moment sont donc plus difficiles à traiter que les autres, & plus ingrats : ils sont plus difficiles, parcequ’un Auteur n’a pas avec eux tous les avantages dont nous venons de parler, qu’il a besoin de prendre le ridicule sur le fait, de saisir ses traits au moment où ils sont à peine formés, de peindre sa laideur dès qu’elle commence à se faire remarquer, & de rendre cependant le portrait frappant.

Ils sont plus ingrats, parceque si vous réussissez à peindre si bien la laideur de votre modele, que les originaux disparoissent, votre ouvrage ressemble aux portraits qui n’ont plus de valeur dès que la personne qu’ils représentoient est morte, à moins que le Peintre n’ait réuni au mérite de la ressemblance celui du dessein, du coloris, & des autres parties de son art, & qu’il ne captive par-là le suffrage des connoisseurs : c’est ce qui fait survivre, comme nous venons de le dire, les Précieuses de Moliere aux héroïnes de la piece. Mais hélas ! tout Auteur n’est pas un Moliere.

Je ne veux pas décourager les jeunes Auteurs qui entreprendroient de faire la guerre aux ridicules, aux travers, même aux vices naissants : au contraire, je leur ai fait voir les difficultés qu’il y a dans le succès, non pour ralentir leur zele, mais pour les engager à redoubler leurs efforts : je leur dirai même, pour les encourager, que si ces sortes de pieces procurent une gloire souvent moins durable, elle est ordinairement plus éclatante. Il a fallu un temps assez considérable pour constater le mérite de l’Ecole des Femmes, de l’Avare, du Misanthrope : ces trois chefs-d’œuvre n’ont pas réussi dans leur nouveauté. Les Précieuses paroissent ; un vieillard s’écrie du milieu du parterre : Courage, Moliere, voilà la bonne Comédie. Ménage dit à Chapelain : « Nous adorions vous & moi toutes les sottises qui viennent d’être si bien critiquées, croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré ». Enfin les Comédiens doublent le prix des places, & malgré cela la piece est jouée quatre mois de suite.