(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XLI. Des Episodes. Maniere de les lier aux Caracteres principaux, & de placer les Caracteres accessoires. Embonpoint d’une Piece. » pp. 475-492
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XLI. Des Episodes. Maniere de les lier aux Caracteres principaux, & de placer les Caracteres accessoires. Embonpoint d’une Piece. » pp. 475-492

CHAPITRE XLI.
Des Episodes. Maniere de les lier aux Caracteres principaux, & de placer les Caracteres accessoires. Embonpoint d’une Piece.

La plus grande partie des pieces à caractere sont foibles, mal remplies, & froides par conséquent, parceque les Auteurs ne savent pas leur donner l’embonpoint nécessaire par le moyen des épisodes. Les uns semblent ignorer qu’aucun caractere, quelque heureux qu’il soit, ne peut se passer d’un pareil secours. Les autres semblent ne le savoir que pour amener, tant bien que mal, des épisodes, sans prendre la peine de les coudre à leurs sujets, ou pour en choisir qui sont incompatibles avec eux.

Les Comiques ont jusqu’ici employé trois manieres pour remplir ou pour alonger leurs pieces à caractere par le secours des épisodes. Toutes peuvent être bonnes, toutes peuvent être détestables. La plus facile est celle d’amener un personnage pour faire une seule scene qui ne tient pas à l’intrigue, & qu’on pourroit retrancher sans nuire à l’action. On sent que les épisodes de cette espece sont les moins bons. Ils ont cependant leur prix quand ils servent à peindre le vice que l’Auteur attaque. La scene de Toutabas, dans le Joueur de Regnard, est dans ce cas. On pourroit la supprimer sans déranger la machine ; mais ce seroit bien dommage, puisqu’elle décele les indignes ressources des joueurs de profession, & qu’elle les décele aux yeux d’un pere alarmé par la malheureuse passion qui maîtrise son fils, & que cette scene augmente ses inquiétudes.

ACTE I. Scene X.

M. TOUTABAS, GÉRONTE.

Toutabas.

Avec tous les respects d’un cœur vraiment sincere,
Je viens pour vous offrir mon petit ministere.
Je suis, pour vous servir, Gentilhomme Auvergnac,
Docteur dans tous les jeux, & maître de trictrac.
Mon nom est Toutabas, Vicomte de la Case,
Et votre serviteur, pour terminer ma phrase.

Géronte, à part.

Un maître de trictrac ! Il me prend pour mon fils.
(Haut.)
Quoi ! vous montrez, Monsieur, un tel art dans Paris ?
Et l’on ne vous a pas fait présent, en galere,
D’un brevet d’espalier ?

Toutabas, à part.

A quel homme ai-je affaire ?
(Haut.)
Comment ! je vous soutiens que, dans tous les états,
On ne peut de mon art assez faire de cas ;
Qu’un enfant de famille, & qu’on veut bien instruire,
Devroit savoir jouer avant que savoir lire.

Géronte.

Monsieur le professeur, avecque vos raisons,
Il faudroit vous loger aux petites-maisons.

Toutabas.

De quoi sert, je vous prie, une foule inutile
De chanteurs, de danseurs, qui montrent par la ville ?
Un jeune homme en est-il plus riche, quand il sait
Chanter re mi fa sol ou danser un menuet ?
Paiera-t-on des marchands la cohorte pressante
Avec un vaudeville, ou bien une courante ?
Ne vaut-il pas bien mieux qu’un jeune cavalier
Dans mon art au plutôt se fasse initier ?
Qu’il sache, quand il perd, d’une ame non commune,
A force de savoir, rappeller la fortune ?
Qu’il apprenne un métier qui, par de surs secrets.
En le divertissant, l’enrichisse à jamais ?

Géronte.

Vous êtes riche, à voir ?

Toutabas.

Le jeu fait vivre à l’aise
Nombre d’honnêtes gens, fiacres, porteurs de chaise ;
Mille usuriers fournis de ces obscurs brillants
Qui vont de doigts en doigts tous les jours circulants ;
Des Gascons à souper dans les brelans fideles,
Des Chevaliers sans ordre, & tant de Demoiselles
Qui, sans le lansquenet & son produit caché,
De leur foible vertu feroient fort bon marché,
Et dont, tous les hivers, la cuisine se fonde
Sur l’impôt établi d’une infaillible ronde.

Géronte.

S’il est quelque joueur qui vive de son gain,
On en voit tous les jours mille mourir de faim,
Qui, forcés à garder une longue abstinence,
Pleurent d’avoir trop mis à la réjouissance.

Toutabas.

Et c’est de là que vient la beauté de mon art.
En suivant mes leçons on court peu de hasard.
Je sais, quand il le faut, par un peu d’artifice,
Du sort injurieux corriger la malice :
Je sais, dans un trictrac, quand il faut un sonnez,
Glisser des dés heureux, ou chargés, ou pipés ;
Et quand mon plein est fait, gardant mes avantages,
J’en substitue aussi d’autres prudents & sages,
Qui, n’offrant à mon gré que des as à tous coups,
Me font en un instant enfiler douze trous.

Toutabas.

Et, Monsieur Toutabas, vous avez l’insolence
De venir dans ces lieux montrer votre science ?

Toutabas.

Oui, Monsieur, s’il vous plaît.

Géronte.

Et vous ne craignez pas
Que j’arme contre vous quatre paires de bras,
Qui le long de vos reins...

Toutabas.

Monsieur, point de colere ;
Je ne suis point ici venu pour vous déplaire.

Géronte, le poussant.

Maître juré filou, sortez de la maison.

Toutabas.

Non, je n’en sors qu’après vous avoir fait leçon.

Géronte.

A moi, leçon !

Toutabas.

Je veux, par mon savoir extrême,
Que vous escamotiez un dé comme moi-même.

Géronte.

Je ne sais qui me tient, tant je suis animé,
Que quelques bons soufflets donnés à poing fermé...
Va-t’en.

Toutabas.

Puisqu’aujourd’hui votre humeur pétulante
Vous rend l’ame aux leçons un peu récalcitrante,
Je reviendrai demain pour la seconde fois.

Géronte.

Reviens.

Toutabas.

Vous plairoit-il de m’avancer le mois ?

Géronte, le poussant tout-à-fait dehors.

Sortiras-tu d’ici, vrai gibier de potence ?

L’autre maniere est de coudre à son sujet quelques personnages qui aient part à l’intrigue. Elle est plus ou moins mauvaise, selon que ces personnages, tout en faisant mouvoir les ressorts de la machine, servent plus ou moins à démasquer le héros. Dans cette même piece du Joueur, que je viens de citer, nous voyons une Comtesse & un Marquis très souvent en action. Ils paroissent plus souvent ; ils font rire plus que les principaux personnages : mais ils ne contribuent pas un seul instant à nous faire connoître ni le Joueur, ni les dangers de sa passion. Il n’en est pas de même de la piece que Regnard a imitée, le Chevalier Joueur, comédie en cinq actes, & en prose, de Dufresny : il y a une Comtesse & un Marquis si bien liés au caractere principal, qu’on ne peut les retrancher sans perdre en même temps tout ce qui caractérise le plus un homme possédé du démon du jeu. Le Chevalier, malgré sa haine pour la Comtesse, vieille folle, laide, & prude par-dessus le marché, s’abaisse jusqu’à feindre de l’amour pour elle, afin d’en obtenir de l’argent pour jouer. Il lui offre sa main, qu’elle refuse cruellement, en lui disant d’aller ailleurs chercher une autre dupe. De son côté le Marquis, joueur aussi déterminé que le Chevalier, mais plus adroit, ne paroît que pour gagner à celui-ci son argent, ses bijoux, le portrait de sa maîtresse, le seul contrat qui lui reste, & cinq ou six cents louis sur sa parole. On sera bien aise de voir avec quelle adresse il l’entraîne au jeu dans un de ces bons moments où la raison sembloit l’éclairer.

LE CHEVALIER JOUEUR.

ACTE III. Scene X.

LE CHEVALIER, FRONTIN, LE MARQUIS.

Le Chevalier.

C’est Monsieur le Marquis. Hé ! de quel pays venez-vous donc ? Quoi ! des mois entiers sans visiter les bassettes ? cela n’est pas permis, à moins que l’on ne soit mort.

Le Marquis, toussant & parlant de la poitrine par secousses, & s’arrêtant au bout de quelques phrases.

Qheu... qheu... Je viens de me mettre au lait à une de mes terres. Les veilles, qheu, les disputes, qheu, les jurements nous ruinent la poitrine à nous autres joueurs : vous devriez aussi vous mettre au lait. Le lait est un grand remede, qheu : je me trouve fort bien, qheu, mais je vous dis fort bien, qheu, q, fort bien, q, fort bien, q, fort bien. (Il tousse jusqu’à extinction.)

Frontin.

Vous voilà guéri ; votre poitrine joue de son reste.

Le Marquis.

En arrivant, j’apprends une grande nouvelle.

Le Chevalier.

On vous a dit peut-être que je me suis retiré du jeu.

Le Marquis.

Non, qheu... ce n’est pas cela, qheu... c’est votre mariage. Je vous félicite... Cinquante mille écus, dit-on !...

Le Chevalier.

L’argent me touche peu : c’est un mariage d’inclination.

Le Marquis.

Pour la beauté ou pour l’argent, c’est toujours inclination.

Le Chevalier.

Et vous, Marquis, ne vous lassez-vous point de la vie de garçon ?

Le Marquis.

Pas encore, qheu... Je me marierai, qheu, quand j’aurai la goutte.

Frontin.

La goutte & les poitrines au lait font la moitié des mauvais ménages.

Le Chevalier.

Pour moi, qui aime la vie réglée, je vais m’établir solidement.

Le Marquis.

Je ne vois point d’établissement plus solide que de ponter, qheu... contre une certaine dupe qui taille chez la Baronne : c’est un gros bœuf, qheu... qheu... riche & bête à l’avenant. Il taille tant qu’il a de l’argent, & il a de l’argent tant qu’il veut.

Le Chevalier.

Bonne pratique, ma foi ! bonne pratique !

Le Marquis.

Il a pris la banque de la bassette pour se faire des amis : par politesse il oublie les cartes des dames, & il paie les hommes deux fois pour éviter les querelles.

Frontin.

On veut vous tenter. Monsieur le Marquis a flairé la bourse.

Le Marquis.

Si vous étiez d’humeur à vous enrichir...

Le Chevalier.

Non, Marquis, non.

Frontin.

Mon maître aime la pauvreté.

Le Marquis.

C’est une tonne d’or que ce gros faquin-là ; jamais banquier n’a taillé plus libéralement.

Le Chevalier.

En un mot comme en mille, je ne joue plus, je ne veux plus jouer.

Le Marquis.

Cela s’appelle n’être bon à rien, qheu... bon à rien. Je vais donc courir les spectacles.

Le Chevalier.

Opéra ou comédie ?

Le Marquis.

Non, qheu... non : un spectacle bien plus magnifique. Quatre de nos plus gros acteurs vont commencer une représentation la plus éblouissante : ils ont cavé chacun trois mille louis d’or, qheu : je suis curieux de voir douze mille louis d’or sur le tapis : cela ne se voit pas tous les jours.

Le Chevalier.

La représentation en sera pathétique ; mais je vous jure...

Le Marquis.

C’est prudemment fait. Pour en avoir le plaisir, il ne faut être que spectateur.

Frontin.

Pour être spectateur tranquille, laissez-moi cette bourse.

Le Marquis.

Pour moi, on me permet de perdre ma centaine, & je la risquerai... Douze mille louis d’or !... en or, d’or ! en or, d’or !

Le Chevalier.

J’avoue que c’est un spectacle à voir.

Frontin.

C’est un spectacle où vous n’entrerez jamais sans payer.

Le Marquis.

Voyez cela, Chevalier.

Le Chevalier.

Quand je le verrois, je n’en serois point tenté.

Le Marquis.

Je le crois : vous êtes homme sage, vous, & je vous empêcherai bien d’être tenté. Je vous défends de manier la carte ; vous êtes trop malheureux, heu... il ne faut point jouer, heu... Allons, allons, je vous en empêcherai bien ; allons, allons.

Le Chevalier.

Ecoutez, j’irai : mais au moins vous me promettez que je ne jouerai point ?

Frontin.

Et moi, je vous promets que vous jouerez.

On a imité cette scene dans le Joueur Anglois. Je vais mettre mon Lecteur à portée de juger les deux Auteurs.

LE JOUEUR ANGLOIS.

ACTE III. Scene III.

BEVERLEY, STUKELY.

Stukely.

Regardons à la porte. (Il regarde, & en voyant entrer Beverley, il paroît effrayé.) Ah ! c’est mon ami ! Je craignois une autre visite que la vôtre.

Beverley.

Tenez, voilà de quoi calmer vos alarmes. (Il lui donne des billets.) Prenez-les, & usez-en sagement. Nos affaires sont en mauvais état.

Stukely.

Et vous laisserai-je ainsi sans ressource ? Non ; vos besoins sont encore plus grands que les miens. Je puis trouver un sort plus heureux sous un autre climat. Le traitement qui m’attendoit cette nuit me fait renoncer à celui-ci.

Beverley.

Dès-lors ces billets vous seront nécessaires... Mais faut-il absolument que vous partiez ? Je puis avoir quelque secours encore : nous les ménagerons, & vivrons sagement.

Stukely.

Non, je chercherois encore à vous tenter : l’habitude est devenue en moi aussi forte que la nature. Ma ruine ne peut me rendre plus sage ; & même dans ce moment je voudrois jouer. Quoiqu’instruit par l’expérience comme je le suis, quoique je sache que cette ressource est notre derniere, cependant je brûle encore d’envie de tenter fortune... J’ai tort, j’en conviens... mais après tout, ce peu d’argent fournira-t-il à nos besoins ? Non sans doute : il faut donc le faire valoir. Je ne sais si c’est folie de ma part, ou un pressentiment d’heureux succès qui m’entraîne, mais...

Beverley.

Prenez cet argent. Puissent vos vœux s’accomplir ! Pour moi, je ne veux plus croire à ces pressentiments.

Stukely.

Je me rends aux miens. Ils agissent trop fortement sur mon cœur... Mais vous êtes bien froid !.. Nous allons donc partager ces billets. Gardez en effet pour un meilleur usage cette derniere ressource. Je n’y prétends rien. Cependant je vous remercie. Je vais tenter fortune tout seul... . . . . . . . . . . .

Beverley.

Mais où allez-vous ?

Stukely.

Je vous le dirai si la fortune change. Je brave actuellement la pauvreté & la prison.

Beverley.

Puissiez-vous être heureux ! (En lui offrant les billets qu’il refuse.) Ils sont à vous... je n’en veux rien garder, je l’ai juré... Prenez-les, & servez-vous-en.

Stukely.

Je veux les partager. Je suis trop touché de voir mon ami ruiné, ainsi que sa famille. Je veux que mes intérêts & les siens soient communs. Il faut nous relever ensemble du précipice où nous sommes tombés ensemble. Mon cœur, mon honneur, mon amitié, tout le veut.

Beverley.

Je suis las d’être le jouet de la fortune.

Stukely.

Et moi aussi... Partons donc... J’étoufferai ces pressentiments d’heureux succès : je les oublierai comme une folie... Dans cet embrassement recevez mes adieux.

Beverley.

Non, arrêtez un instant... Que mon cœur est agité ! J’ai ces pressentiments aussi. Mais je ne sais si c’est vous qui me les inspirez, ou si c’est mon bon ou mon mauvais destin qui les fait naître. Le sort qui m’attend va m’en instruire... Mais cependant ma femme...

Stukely.

Hé bien, votre femme ! il faut vous attendre à ses reproches.

Beverley.

Non, voilà d’où ils partiront tous. (En montrant son cœur.)

Stukely.

Je ne veux point vous persuader.

Beverley.

Je le suis par la plus forte des raisons, la nécessité ! Oh ! si je pouvois recouvrer le bonheur que j’ai perdu ! Le Ciel m’abandonneroit à ma derniere heure ! Je n’en puis douter, si j’étois capable de rentrer dans cette indigne carriere, & de sacrifier à l’avarice & à l’infamie, la tranquillité, la joie & la tendresse de ma famille.

Stukely.

J’ai pris la même résolution : & puisque nos motifs sont si honnêtes, pourquoi nous défierions-nous du succès ?

Beverley.

Venez donc... Où nous trouverons-nous ?

Stukely.

Chez Wilson. Cependant si vous avez quelques remords, ne me suivez point. Je vous ai souvent séduit.

Beverley.

Nous nous sommes séduits l’un & l’autre... Mais venez : la fortune est volage : elle est peut-être lasse de nous persécuter... Livrons-nous à cette espérance.

Stukely.

Cependant faites quelques réflexions.

Beverley.

Je ne puis... La réflexion ajoute à mes chagrins.

Lorsque le désespoir aveugle nos esprits,
En vain de la raison le flambeau nous éclaire :
L’homme prudent échoue où l’heureux téméraire
Voit ses vœux insensés par le sort accomplis73.

Il est une troisieme façon de donner de l’embonpoint à une piece à caractere, bien supérieure à celle dont nous venons de parler ; il faut pour cela faire une étude particuliere de l’homme ; bien réfléchir sur le vice, le travers ou le ridicule qu’on veut peindre, en connoître toutes les branches, donner pour épisode au caractere principal, les caracteres accessoires qui en dérivent, & les lier à lui-même.

Pourquoi Plaute, dans sa comédie de l’Aulularia, ne nous donne-t-il que l’idée du caractere de l’Avare ? Et pourquoi Moliere, en traitant le même sujet, l’a-t-il, pour ainsi dire, épuisé ? Parcequ’il connoissoit le cœur humain beaucoup mieux que Plaute ; parcequ’il a donné à l’avarice deux compagnes, l’amour & l’usure. De là toutes ces scenes dans lesquelles Harpagon, en contradiction avec lui-même, lutte entre sa tendresse pour celle qu’il aime, & son argent qu’il adore : de là ces scenes plus belles encore, où Harpagon prête, au plus gros intérêt, à un enfant de famille qui lui promet que son pere mourra bientôt, & dans lesquelles l’Avare, après avoir reconnu son fils pour l’emprunteur, ne voit aucune honte dans le métier d’usurier, & trouve qu’on se déshonore en faisant des dettes usuraires, quelque nécessité qu’on éprouve.

Cette réflexion une fois faite, bien des gens penseront qu’il est très aisé de la mettre en pratique ; mais la chose doit avoir ses difficultés, puisque des Auteurs d’un vrai mérite, & qui ont uni des caracteres accessoires à des caracteres principaux, n’ont jamais eu l’adresse de leur assortir ceux qui leur étoient propres. Il faut, pour acquérir cette science, savoir pénétrer dans les replis de l’ame, & y lire quels sont les vices, les défauts, quelquefois les vertus, qui accompagnent une passion parvenue à un certain degré ; sans cela l’on risque d’unir deux contraires ensemble. Destouches, dans son Philosophe marié ou son Mari honteux de l’être, n’a-t-il pas marié à la philosophie, principe de toute sagesse, la folie du préjugé le plus ridicule, & la plus éloignée du sage ? Aussi Dieu sait le bon ménage qu’elles font, & les contradictions perpétuelles qui en résultent.

Qu’on ne m’accuse pas de partialité contre Destouches ; si je l’estimois moins, je ne le mettrois pas si souvent aux prises avec Moliere : mais il est bon, je crois, d’étudier aux yeux des Auteurs naissants ceux qui doivent leur servir de guide. D’après ce raisonnement, je poursuis, & je dis que Destouches a péché très souvent pour n’avoir pas assez réfléchi, pour n’avoir pas assez approfondi les caracteres qu’il a mis sur la scene. De là ces pieces où le principal personnage a deux caracteres tout-à-fait opposés, comme nous venons de le remarquer. De là ces pieces encore, auxquelles l’Auteur a voulu donner de l’embonpoint, & qui ne sont que boursoufflées.

Rien n’est plus singulier que les contradictions des gens de lettres sur toutes les parties des drames. Quoiqu’ils ne soient pas liés autant qu’ils devroient l’être, le hasard les rassemble pourtant quelquefois. J’ai souvent été de ces soupers où Plutus réunit les enfants de Thalie & de Melpomene. Dieu sait si l’on parloit théâtre ! Je serois un ingrat, si je n’avouois avoir puisé dans ces repas quelques-uns des bons matériaux de mon ouvrage ; mais je trahirois la vérité, si je ne disois aussi que j’y ai entendu soutenir, avec tout l’esprit imaginable, & les raisons les plus convaincantes en apparence, les choses les plus manifestement contraires au goût.

Un soir, après avoir assigné à chaque Auteur mort sa véritable place sur le Parnasse, & distribué aux vivants les premiers fauteuils vacants à l’Académie, on parla des drames en général, de toutes leurs parties en particulier, & sur-tout du juste embonpoint d’une piece. J’eus le chagrin mortel de voir soutenir « qu’un Auteur sage doit, pour être plus sûr de réussir, ne placer dans chaque acte qu’une seule scene brillante & forte par sa situation ; que les autres doivent être faites seulement pour amener celle-là ; que dans les actes où il y a plusieurs grandes scenes, le spectateur, étourdi par des beautés qui se croisent mutuellement, les sent moins que lorsqu’il en voit seulement quelques-unes joliment enchassées, & distribuées avec prudence ». Mes Lecteurs auroient certainement de la peine à me croire, & je me garderois bien de rendre des tels propos, crainte de passer pour un imposteur, si la plupart de nos pieces modernes ne prouvoient qu’elles ont été faites d’après ce systême.

Si les Auteurs dramatiques, lorsqu’ils n’ont qu’une bonne scene à placer dans un acte, convenoient du moins avec courage que leurs forces ne s’étendent pas plus loin, s’ils ne nous donnoient qu’un acte composé d’une seule scene ou de deux, comme Plaute dans sa Persane, ils feroient un bien petit mal : mais ils ne veulent pas avouer leur foiblesse ; ils se croiroient déshonorés si leurs pieces n’avoient pas cinq actes, leurs actes cinq scenes, & leurs scenes une certaine longueur ; de sorte que pour faire disparoître les lacunes que laisse le génie, il faut appeller au secours l’esprit, qui les remplit à son ordinaire avec des sentences, des madrigaux, des épigrammes, des pointes, des exclamations, des dissertations amoureuses ou philosophiques, des scenes détachées, des personnages étrangers au sujet, des caracteres qui n’ont aucun rapport avec le principal. Et l’on a le front de donner à cet indigne remplissage, le titre pompeux d’embonpoint ! Il est très facile de distinguer le véritable embonpoint d’une piece, d’avec le boursoufflage qui lui est nuisible. Dans le temps où les drames n’avoient pour but & pour sujet que la gloire de Bacchus, Phrinicus, disciple de Thesphis, & quelques autres, à l’exemple de leur maître, insérerent dans leurs pieces des vers qui n’étoient point à la louange de Bacchus. Les Prêtres de ce Dieu le trouverent alors fort mauvais, & s’en plaignirent, disant que dans ces épisodes il n’y avoit rien qui eût rapport aux actions, aux bienfaits, & aux mysteres de leur Divinité, ce qui donna lieu au proverbe : En tout cela, rien de Bacchus.

A combien de nos pieces ne pourrions-nous pas appliquer ce proverbe ! Rappellons nous seulement celles que nous avons déja citées, afin de prouver par-là même, qu’en manquant dans un drame à l’une des regles établies par le bon sens, & par conséquent essentielles, on peche en même temps contre plusieurs. Ainsi, en voyant, dans le Joueur de Regnard, le rôle du Marquis & de la Comtesse, écrions-nous : En tout cela, rien de Bacchus. En voyant, dans le Glorieux, les scenes amoureuses du Financier & de son fils avec Lisette, écrions-nous encore : En tout cela, rien de Bacchus. Il en est de même des caprices de Céliante, dans le Philosophe marié. Mais lorsque nous verrons Harpagon avare avec ses enfants, ses domestiques, l’entremetteuse de ses amours, avec sa maîtresse elle même, avec le Commissaire, auquel il veut donner un homme à pendre en paiement de ses écritures ; lorsque nous le verrons préférer sans balancer sa cassette à ses amours, & exiger qu’on lui fasse un habit neuf pour les noces de sa fille & de son fils, écrions-nous hardiment : En tout cela, tout est de Bacchus. Je me souviens de quelques vers qui peuvent très bien figurer à la fin de ce chapitre.

Vous avez souvent vu de ces femmes étiques,
Dont la face n’est pas plus grosse que cela,
Accabler leur maigreur d’ornements magnifiques,
 Et se traîner à l’opéra.
 Le parterre ébloui regarde,
 Voit un monceau de diamants,
 Dont la flamme s’élance, & darde
 Les rayons les plus éclatants.
De nos pieces voilà la peinture comique :
 Les détails, ce sont les brillants ;
 Et le fond, c’est la femme étique.

Nous allons indiquer, dans le chapitre suivant, un moyen sûr pour remplir une piece sans avoir recours à des ornements qui lui soient étrangers.