(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XLIII. Du But Moral. Philosophie de Regnard comparée à celle de Moliere. » pp. 504-548
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(1772) De l’art de la comédie. Livre second. De ses différents genres (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XLIII. Du But Moral. Philosophie de Regnard comparée à celle de Moliere. » pp. 504-548

CHAPITRE XLIII.
Du But Moral. Philosophie de Regnard comparée à celle de Moliere.

Ridendo castigat mores : Elle corrige les mœurs en riant. Voilà quelle est la véritable devise de la comédie. Faire rire & corriger les hommes, est le double but que doit se proposer un Auteur comique. Par conséquent, s’il a le bonheur de trouver un sujet propre à remplir ces deux objets, qu’il s’en empare bien vîte, crainte qu’on ne lui enleve un bien devenu si rare & si précieux ; mais qu’il se garde bien de rejetter celui qui prête seulement au comique. D’Ancourt, Regnard & plusieurs autres ont presque toutes leurs pieces dans ce genre. Je défie qu’on puisse trouver la moindre moralité dans le Galant Jardinier, le Galant Coureur, les trois Cousines, le Légataire, &c. Dira-t-on que ces ouvrages sont mauvais ? J’en appelle à tous les connoisseurs.

Rire à la comédie, pleurer à la tragédie ; voilà le premier précepte établi par les anciens, par le goût & la raison, suivi par les bons Auteurs de tous les pays. Les tristes soupirants de Thalie ont beau s’écrier que le rire est devenu bourgeois, la Muse reconnoît leur impuissance à travers le faux-fuyant ; leur sérieux de qualité ne lui en impose point ; elle rejette leur hommage ennuyeux.

Le Comte de Tonnerre, si connu par son bon goût, & par son intrigue avec la fameuse Chamelé qu’il enleva à Racine 74, assistoit à la représentation d’une piece qui portoit le titre de comédie, & rioit d’un trait qui n’étoit rien moins que plaisant. « De quoi ris-tu donc, lui demanda avec surprise un de ses amis ? Je sais bien ce que je fais, répondit le Comte ; je veux absolument rire à la comédie, & je prévois que si je ne saisis pas cette occasion, je n’en trouverai plus ». Malgré toute sa bonne intention, n’auroit il pas été attrapé plus d’une fois s’il eût vécu de nos jours ?

Les comédies qui réunissent le comique à une saine morale sont excellentes ; celles qui ne sont que comiques peuvent être très bonnes ; celles dont la morale fait l’unique mérite, usurpent le titre de comédie ; celles qui n’instruisent pas le spectateur & qui ne le font pas rire, sont des monstres dont on ne doit point parler. Revenons aux premieres. Une fois que nous aurons trouvé un sujet susceptible de comique & de morale, ne perdons jamais ce double but de vue, afin de ne pas imaginer une seule scene, de ne pas arranger une seule situation, de ne pas introduire un seul personnage qui puisse nous en écarter. Nous avons parlé, dans plusieurs des chapitres du premier volume, de la partie comique ; nous y avons développé jusqu’aux causes du rire : ne nous occupons donc ici que de la partie morale.

Il est plusieurs façons de rendre une piece morale. La plus aisée, qui cependant a ses difficultés, est de semer les moralités dans les détails, quand le sujet ne permet pas de faire mieux. La Muse de la comédie sait s’y varier à l’infini. Tantôt prenant un ton sensé, un air imposant, elle parle par la bouche d’un homme raisonnable qui, en réprimandant un personnage, fait la critique de tous ceux qui lui ressemblent.

LE DISTRAIT.

ACTE I. Scene VI.

Valere, au Chevalier.

Hé bien, votre satyre
S’exerce-t-elle assez d’un trait envenimé ?
Toujours l’honneur du sexe est par vous entamé.
Celles dont vous vantez mille faveurs reçues,
De vos jours bien souvent vous ne les avez vues.
Sur ce cruel défaut ne changerez-vous point ?
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Vous vous faites honneur d’être un franc libertin :
Vous tenez votre gloire à tenir bien du vin ;
Et lorsque, tout fumant d’une vineuse haleine,
Sur vos pieds chancelants vous vous tenez à peine,
Sur un théâtre alors vous venez vous montrer :
Là, parmi vos pareils on vous voit folâtrer :
Vous allez vous baiser comme des demoiselles ;
Et, pour vous faire voir, jusques sur les chandelles
Poussant l’un, heurtant l’autre, & comptant vos exploits,
Plus haut que les acteurs vous élevez la voix ;
Et tout Paris, témoin de vos traits de folie,
Rit plus cent fois de vous que de la comédie.

Quelquefois Thalie empruntant la voix, les gestes & le ton d’un jeune étourdi, lui fait avouer des impertinences qu’il érige en vertus, & critique par-là tous les fous de son espece.

Même Scene.

Le Chevalier.

Mais que fais-je donc tant, Monsieur, ne vous déplaise,
Pour trouver ma conduite à tel excès mauvaise ?
J’aime, je bois, je joue, & ne vois en cela
Rien qui puisse attirer ces réprimandes-là.
Je me leve fort tard, & je donne audience
A tous mes créanciers. . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . De là je pars sans bruit,
Quand le jour diminue & fait place à la nuit,
Avec quelques amis & nombre de bouteilles,
Que nous faisons porter, pour adoucir nos veilles,
Chez des femmes de bien, dont l’honneur est entier,
Et qui de leur vertu parfument le quartier :
Là nous passons la nuit d’une ardeur sans égale ;
Nous sortons au grand jour pour ôter tout scandale,
Et chacun, en bon ordre, aussi sage que moi,
Sans bruit au petit pas se retire chez soi.
Cette vie innocente est-elle condamnée ?
Ne faire qu’un repas dans toute une journée !
Un malade, entre nous, se conduiroit-il mieux75 ?

La critique des modes peut encore entrer avec grace dans les détails, & donner des leçons excellentes, tant aux hommes qui les suivent avec trop d’empressement, qu’à ceux qui se singularisent en ne les suivant pas lorsqu’elles sont bien établies. Ecoutons Sganarelle & Ariste dans l’Ecole des Maris.

ACTE I. Scene I.

Sganarelle.

Il est vrai qu’à la mode il faut m’assujettir,
Et ce n’est pas pour moi que je dois me vêtir.
Ne voudriez-vous point, par vos belles sornettes,
Monsieur mon frere aîné, car, Dieu merci, vous l’êtes
D’une vingtaine d’ans, à ne vous rien céler,
Et cela ne vaut pas la peine d’en parler ;
Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matieres,
De vos jeunes muguets m’inspirer les manieres,
M’obliger à porter de ces petits chapeaux
Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux,
Et de ces blonds cheveux de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure ?
De ces petits pourpoints sous le bras se perdants,
Et de ces grands collets jusqu’au nombril pendants ?
De ces manches qu’à table on voit tâter les sausses,
Et de ces cotillons appellés hauts-de-chausses ?
De ces souliers mignons de rubans revêtus,
Qui vous font ressembler à des pigeons patus ?
Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves,
Et par qui nous voyons ces Messieurs les galants
Marcher écarquillés ainsi que des volants ?
Je vous plairois sans doute équipé de la sorte,
Et je vous vois porter les sottises qu’on porte.

Ariste.

Toujours au plus grand nombre on doit s’accommoder,
Et jamais on ne doit se faire regarder.
L’un & l’autre excès choque, & tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N’y rien trop affecter, & sans empressement
Suivre ce que l’usage y fait de changement.
Mon sentiment n’est pas qu’on prenne la méthode
De ceux qu’on voit toujours renchérir sur la mode,
Et qui, dans cet excès, dont ils sont amoureux,
Seroient fâchés qu’un autre eût été plus loin qu’eux.
Mais je tiens qu’il est mal, sur quoi que l’on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu’il vaut mieux souffrir d’être au nombre des fous,
Que du sage parti se voir seul contre tous76.

Il est à propos de remarquer qu’on ne doit pas trop se livrer au plaisir de critiquer les modes, quand elles n’étendent leur empire que sur l’extérieur des hommes. Alors elles ne méritent que quelques traits décochés en passant. Un Prince a les épaules hautes77, soudain tous les courtisans se gardent bien de ne pas faire le gros dos. Une grande Dame a les épaules en avant ; les épaules effacées deviennent ignobles, & il n’est permis qu’aux grisettes d’en avoir de pareilles. Une autre a la jambe fine & bien dessinée, elle met les jupons courts à la mode. Ces différentes variations ne font ni un grand mal ni un grand bien à l’humanité : les yeux libertins y gagnent plus ou moins, voilà tout ; & vu leur peu de conséquence, elles ne doivent pas occuper bien sérieusement un Poëte comique. Je dirai davantage : il est dangereux de peindre la mode ; elle vieillit bientôt ses peintres. Vous en faites aujourd’hui un portrait frappant : tout le monde se récrie sur la ressemblance, & applaudit : demain, graces à la légéreté de l’original, on ne le reconnoît plus ; le tableau ne représente qu’un fatras ridicule de choses dont on se souvient à peine, & dépare la galerie dont il faisoit l’ornement.

Le tableau que Sganarelle vient de nous retracer est extrêmement joli ; il sentira toujours la main du grand Maître. Mais plus nous nous éloignons du temps où on le fit, plus il perdra de son prix. Quelques portraits de ce genre dans une piece qui ne fût pas un chef-d’œuvre comme l’Ecole des maris, suffiroient pour déterminer les Comédiens à ne plus la donner, & peu-à-peu elle tomberoit dans l’oubli. Malheur aux Auteurs qui, en travaillant à une piece, ne voient que le jour de la premiere représentation. Les portraits en prose tirent moins à conséquence. Ce sont des peintures en pastel dans lesquelles on peut aisément substituer un trait à un autre, témoin le même Auteur.

L’AVARE.

ACTE I. Scene V.

Harpagon, à son fils.

Je voudrois bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, & si une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffisent pas pour attacher un haut-de-chausse ?

Ce portrait a un air d’antiquité ; mais le Comédien le plus machine peut le rajeunir dans la minute, en disant.

Je voudrois bien savoir, sans parler du reste, à quoi sert toute cette broderie dont vous voilà couvert depuis les pieds jusqu’à la tête, & si un habit uni ne suffiroit pas ? &c.

Mon dessein n’est pas de persuader qu’on ne doit pas critiquer les modes extravagantes de son temps. Je dis que nous devons les traiter lestement, & résister nous-mêmes à la mode aussi facile que ridicule de faire de ces pieces remplies de portraits & vuides d’action, dans lesquelles on peint jusqu’à la coeffure de chaque actrice, & jusqu’aux couleurs qui nuancent les fleurs de sa robe. Les comédies de nos jours sont de vrais portefeuilles de peintre en miniature.

Une piece peut être morale par le fond du sujet. Remarquons que la moralité doit être à la portée de tout le monde. Il faut qu’elle soit frappante à tel point que le spectateur n’ait pas besoin de commentaire ni de rêver pour la sentir. Tout homme qui verra jouer l’Avare, le Tartufe, même le Cocu imaginaire & George Dandin, sentira tout de suite, & sans mettre son esprit à la torture, le but moral de ces ouvrages. Bien s’en faut que les moralités de toutes les pieces soient aussi sensibles. Je n’aurois pas besoin d’aller loin pour trouver des exemples. Mais il y a long-temps que nous ne citons que des comédies françoises, transportons le Lecteur sur le théâtre espagnol. Voyons si l’on devinera la moralité que l’Auteur a prétendu mettre dans la piece dont voici l’extrait.

Le Diable s’est si bien emparé d’un château, que personne n’ose plus l’habiter. On a recours à un Saint Bénédictin pour chasser Satan & le prier de se loger ailleurs. Le saint homme arrive, ordonne au Diable de paroître, l’enchaîne avec un cordon, le commet à la garde d’un Frere qui l’accompagne, & va ailleurs faire des miracles. Quelquefois le malin regimbe contre le Frere qui tâche de lui imposer silence à grands coups de discipline : lorsqu’il veut s’émanciper trop fort, le Frere a recours à un Crucifix qu’il porte à sa ceinture, à la vue duquel le Diable, comme de raison, n’a pas le plus petit mot à dire, & reste coi.

Devineroit-on présentement quel but moral s’est proposé l’Auteur ? Jamais : j’ose bien en défier le Lecteur. C’est celui de persuader aux Espagnols qu’ils n’ordonnoient plus assez de prieres aux Moines, & que Dieu, pour les punir, permet au Diable de les persécuter. Cette piece, son comique & sa moralité sentent furieusement le terroir.

Un des moyens les plus propres à rendre une piece morale, est de mettre les moralités en action, c’est-à-dire de placer les principaux personnages dans des situations qui fassent bien projetter au spectateur d’en éviter de pareilles.

Thalie sait nous corriger encore, en prenant à nos yeux tous les ridicules, tous les travers, tous les vices dont elle veut purger nos cœurs, & en nous exposant leur difformité dans tout son jour. Ses ennemis se récrient contre cette méthode. Ils prétendent que loin de corriger les mœurs, elle est plus propre à nous en inspirer de mauvaises. Ils n’osent pas dire tout-à-fait qu’on apprend à prêter à usure & à être un scélérat, en voyant jouer l’Avare & le Tartufe : « mais il n’y a pas de jeune homme, disent-ils, qui, en fréquentant le théâtre, n’y apprenne des moyens pour mener une vie déréglée, à l’insu de ses parents ; point de valet qui n’y trouve des leçons pour tromper son maître ; point de jeune personne qui n’y puisse apprendre toutes les ruses imaginables pour conduire une intrigue amoureuse ».

Ces raisons sont d’autant plus dangereuses auprès des petits esprits, qu’elles paroissent convaincantes, & qu’elles le seroient en effet si les Auteurs ne prenoient grand soin de placer le contre-poison auprès de ce qu’on appelle le poison. Par exemple, dans l’Avare, Moliere donne le dernier coup de pinceau au portrait d’Harpagon, quand il le rend si dur, si ladre, qu’il refuse le nécessaire à son fils, & le contraint par-là à emprunter d’un usurier pour pouvoir s’entretenir. Dira-t-on que cette piece donne de mauvaises leçons, & que les enfants de famille y apprennent à commercer avec les usuriers ? Le reproche seroit à sa place si Moliere, en mettant un pareil exemple sur le théâtre, n’eût pas en même temps peint avec les couleurs les plus fortes toutes les fripponneries qu’on essuie en faisant ce manege.

ACTE II. Scene I.

CLÉANTE, LA FLECHE.

La Fleche.

Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux, & il faut essuyer d’étranges choses lorsqu’on est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-Mathieu. . . . . . . . . Le prêteur, pour ne charger sa conscience d’aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu’au denier dix-huit.

Cléante.

Au denier dix-huit ! Parbleu, voilà qui est honnête ! il n’y a pas lieu de se plaindre.

La Fleche.

Cela est vrai. Mais comme ledit prêteur n’a pas chez lui la somme dont il est question, & que, pour faire plaisir à l’emprunteur, il est contraint lui-même de l’emprunter d’un autre sur le pied du denier cinq, il conviendra que ledit premier emprunteur paie cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n’est que pour l’obliger que ledit prêteur s’engage à cet emprunt.

Cléante.

Comment diable ! quel Juif ! quel Arabe est-ce là ? C’est plus qu’au denier quatre !

La Fleche.

Il est vrai, c’est ce que j’ai dit. Vous avez à voir là-dessus.

Cléante.

Que veux-tu que je voie ? J’ai besoin d’argent, & il faut que je consente à tout.

La Fleche.

C’est la réponse que j’ai faite.

Cléante.

Il y a encore quelque chose ?

La Fleche.

Ce n’est plus qu’un petit article.

« Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres ; & pour les mille écus restants, il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes, bijoux dont s’ensuit le mémoire, & que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible ».

Cléante.

Que veut dire cela ?

La Fleche.

Ecoutez le mémoire.

« Premiérement, un lit de quatre pieds, à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d’olive, avec six chaises & la courte-pointe de même ; le tout bien conditionné, & doublé d’un petit taffetas changeant, rouge & bleu, &c. &c. »

. . . . . . . . . .

Cléante.

Que la peste l’étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu’il est ! A-t-on jamais parlé d’une usure semblable ? & n’est-il pas content du furieux intérêt qu’il exige, sans vouloir encore m’obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu’il ramasse ? Je n’aurai pas deux cents écus de tout cela, & cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu’il veut ; car il est en état de me faire tout accepter, & il me tient, le scélérat ! le poignard sur la gorge.

La Fleche.

Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant à bon marché, & mangeant son bled en herbe.

Qu’un jeune homme voie jouer cette scene, bien loin de l’engager à fréquenter chez les usuriers, elle le dégoûtera au contraire de tout commerce avec ces frippons.

Dans la comédie ancienne & moderne, les valets trompent leurs maîtres ; cela est vrai : mais on a grand soin de leur prouver que quelques années de galere ou de bons coups d’étriviere sont ordinairement le salaire de leurs petites espiégleries. Je doute fort qu’un seul de nos fainéants à livrée, après avoir vu jouer l’Andrienne, soit tenté de mériter les coups de fouet dont on régale Dave.

Qui livre-0t-on sur la scene à la merci des valets ? Des imbécilles assez simples pour croire tout ce qu’on leur dit, ou assez dupes pour donner toute leur confiance à de vils coquins, préférablement aux honnêtes gens qui les entourent. N’est-ce-pas dire à tous les hommes : méfiez-vous de ces drôles, qui, préférant lâchement la servitude à un travail honnête, sont devenus vos esclaves par bassesse, par fainéantise ou par avarice, & ne peuvent par conséquent qu’être vos plus grands ennemis.

Supposons-nous dans une compagnie nombreuse : on parle de filouterie ; on raconte les tours les plus adroits des illustres frippons. Les filous qui se sont glissés dans l’assemblée en épée ; en cheveux longs, en cheveux ronds, &c. gagnent-ils à cette conversation ? Point du tout : ils y perdent au contraire, puisqu’on instruit les honnêtes gens qu’ils pourroient tromper, à rendre leurs ruses inutiles. Il en est ainsi des tours de nos valets. Instruisez les maîtres de leurs fripponneries, apprenez-leur à les éviter : moins il y aura de dupes qui paient, logent, habillent & nourrissent un frippon pour les duper du matin jusqu’au soir ; moins il y aura d’adresse dangereuse chez nos Martons & nos Frontins.

Ce que je viens de dire pour prouver que la comédie ne corrompt point les valets, peut encore la justifier sur le reproche qu’on lui fait de styler les belles à tromper le tuteur le plus clairvoyant, ou le mari le plus soupçonneux. Outre que le beau sexe a la science infuse là-dessus, une femme ne joue jamais un tour à son mari dans une comédie, qu’elle ne donne une excellente leçon à tous les tuteurs & à tous les maris du monde, & qu’elle ne nuise en même temps à toutes les personnes de son sexe qui voudroient avoir recours au même stratagême.

Ajoutons qu’un Auteur adroit a grand soin de ne donner à ses héroïnes une conduite hasardée, que lorsque la contrainte dans laquelle on les tient, ou la tyrannie qu’on exerce sur elles, les rend excusables : encore prend-il la précaution de les faire rougir de leur rôle, & de leur faire souvent avouer qu’il n’est pas beau.

Dans l’Ecole des Maris, Isabelle joue mille tours à Sganarelle ; mais l’amour tyrannique de ce tuteur les rend pardonnables ; d’ailleurs, elle avoue plusieurs fois dans le courant de la piece qu’elle rougit de sa conduite ; elle demande grace : par conséquent le dessein de Moliere n’étoit pas d’engager les jeunes personnes à marcher sur les traces de son héroïne.

ACTE II. Scene I.

Isabelle.

Je fais, pour une fille, un projet bien hardi.
Mais l’injuste rigueur dont envers moi l’on use,
Dans tout esprit bien fait me servira d’excuse.

ACTE III. Scene I.

Isabelle.

Oui, le trépas cent fois me semble moins à craindre
Que cet hymen fatal où l’on veut me contraindre ;
Et tout ce que je fais pour en fuir les rigueurs,
Doit trouver quelque grace auprès de mes censeurs.

Scene III.

Isabelle, à Valere.

Mais à moins de vous voir par un saint hyménée...

Scene derniere.

Isabelle, à sa sœur.

Ma sœur, je vous demande un généreux pardon,
Si de ma liberté j’ai taché votre nom.
Le pressant embarras d’une surprise extrême
M’a tantôt inspiré ce honteux stratagême.
Votre exemple condamne un tel emportement ;
Mais le sort nous traita tous deux diversement.

Au reste, si dans plusieurs pieces il y a des choses d’un mauvais exemple ; si, dans les Fourberies de Scapin, Léandre a l’indignité de livrer Géronte son pere à la vengeance d’un frippon de valet ; si, dans la même piece, Scapin donne des coups de bâton à Géronte sans être puni, c’est la faute de Moliere & non de la comédie. Il l’a bien prouvé dans ses autres pieces. Il a fourni de bons & de mauvais exemples. Je les ai mis sous les yeux de mes Lecteurs : tâchons d’en faire notre profit.

Quelques Auteurs modernes ont adopté une nouvelle façon de corriger les mœurs : ils peignent les hommes comme ils devroient être, & non tels qu’ils sont. Ils font de fort doctes préfaces, pour prouver que leur maniere est la meilleure ; & les personnes qui croient tout sont de leur avis sur leur parole. Mais ne nous laissons pas corrompre par de grands mots : rions de la peine qu’ils prennent pour cacher leur impuissance, & pour se faire un mérite de cette même foiblesse qui leur a fait prendre la route la plus facile, au hasard de fournir une carriere infructueuse.

Lorsque les Anciens vouloient inspirer à leurs enfants l’horreur que tout honnête homme doit avoir pour l’ivresse, ils ne leur offroient pas pour exemple un buveur d’eau ; ils leur faisoient voir au contraire un esclave ivre ; & l’état affreux de ce misérable produisoit ordinairement l’effet qu’on s’étoit promis : de même, parmi nous, une personne sensée veut-elle exhorter son fils à être ferme sur ses pieds, à prendre une contenance noble & assurée, elle ne lui donnera pas pour modele un chef-d’œuvre de l’art & de Pigale, en lui disant : voilà comme tous les hommes devroient être : elle le menera aux Tuileries, elle lui montrera du doigt quelques-uns de ces faquins qui prennent un air penché, qui affectent l’anéantissement pour faire les hommes à bonnes fortunes, & elle lui fera remarquer l’air de pitié avec lequel tout le monde les regarde.

Une piece peut encore être très morale par la façon dont ses divers personnages sont punis ou récompensés. Si, comme nous l’avons dit, la punition de Dave n’engage pas les valets à marcher sur ses traces, croit-on que l’exemple d’Isabelle contrainte à se reprocher sa conduite, encourage les jeunes personnes à l’imiter ? Non sans doute. La derniere punition n’est pas grande, me dira-t-on ; aussi la faute d’Isabelle n’est-elle pas énorme. Il faut qu’un Poëte comique soit juste en tout, & qu’il satisfasse les cœurs droits de son assemblée, en traitant ses personnages avec la derniere équité. Les Sganarelles, les Arnolphes n’ont que des travers, des ridicules ; on se moque d’eux & ils sont privés de ce qu’ils aiment : Tartufe a des vices, c’est un scélérat, on l’accable de mépris, & on l’envoie dans un cul de basse fosse. Voilà à-peu-près les divers moyens que les Poëtes vraiment comiques peuvent mettre en usage pour rendre les hommes meilleurs. Je ne parle pas des tournures morales de nos Auteurs larmoyants, ces Jérémies modernes qui pensent assaisonner merveilleusement leurs moralités en les mêlant à des larmes. Si leurs drames sont tristes, en revanche ils me paroissent eux-mêmes bien plaisants, de vouloir se montrer plus sages que la nature, cette mere bienfaisante qui donne un goût agréable aux aliments les plus nécessaires.

Heureux & mille fois heureux le Comique doué d’un génie assez vaste pour voir tous ses sujets du côté plaisant & du côté philosophique, pour savoir adoucir les maux attachés à l’humanité, dérider le front des hommes par des saillies heureuses, & leur prodiguer en même temps les leçons les plus exquises ! Voilà ce qu’on admire dans les ouvrages de Moliere ; voilà ce qui le fera toujours regarder par les gens sensés comme le dieu de la comédie. Sa supériorité sur tous ses prédécesseurs & successeurs pour la partie comique est assez prouvée dans différents Chapitres de cet ouvrage. Je pourrois aussi facilement démontrer sa supériorité dans la partie philosophique, en revenant sur Plaute, sur Térence, Lopès de Vega, Calderon, &c. Je pourrois aussi, avec le même avantage, comparer une des farces de Moliere à l’un de ces drames modernes où l’on croit mettre tant de philosophie : mais on me taxeroit de méchanceté, & je ne le ferai jamais, à moins qu’un Auteur intéressé à soutenir un sentiment contraire au mien, ne me fasse l’honneur de me donner un défi ; alors je suis tout prêt. Jusqu’à ce temps-là je vais me borner à faire sentir la différence étonnante qu’il peut y avoir de la philosophie d’un Poëte comique à la philosophie d’un autre. Je ne prendrai point le dernier des Auteurs pour le faire jouter contre Moliere ; je choisirai celui qui, de l’aveu de tout le monde, marche le plus près de lui, & que tant de personnes, un peu trop faciles à la vérité, placent à ses côtés. A ces traits on reconnoît Regnard : nous allons jetter un coup d’œil rapide sur chacun de ses ouvrages.

LA SÉRÉNADE.

Griffon, vieux usurier, veut se marier avec une jeune personne nommée Léonor. Valere, fils de Griffon, s’oppose à ce mariage, parcequ’il est amant aimé de la même Demoiselle. Il dit poliment à M. son pere : Je crois que vous rêvez... Sérieusement parlant, mon pere, vous n’êtes point d’âge à radoter... Que diroit-on dans le monde si en ma présence je vous laissois faire une action aussi extravagante ?.. Quand mon pere seroit mon pere cent fois plus qu’il ne l’est, je ne souffrirai point que l’amour lui fasse tourner la cervelle jusqu’à ce point... Ces douces paroles ne gagnent point le pere : il a grand tort en vérité ! & Valere, toujours honnête, toujours respectueux, fait déguiser son honnête maîtresse, qui, aidée de son honnête femme de chambre, met un pistolet sur la gorge de son cher beau-pere futur, & lui vole honnêtement un collier de diamants. Alors Griffon, touché par des manieres si engageantes, cede sa maîtresse à son fils, à condition qu’on lui rendra son collier. Quand il veut le prendre, on le retient pour le présent de noce ; & Griffon, ravi sans doute par ce bon procédé, aime mieux donner les amants à tous les diables que de s’opposer à leur mariage.

LE BAL.

Géronte veut marier sa fille à M. de Sotencour. La Demoiselle, éprise de Valere, trouve tout simple de se faire enlever par lui pendant le tumulte d’un bal ; & quand elle est hors de la maison paternelle, l’amant vient dire poliment à Géronte :

Monsieur, pour Léonor n’ayez aucune peur :
Loin qu’on veuille lui faire aucune violence,
Contre un hymen injuste on a pris sa défense.

Le moyen qu’un pere ne cede pas à des personnes qui s’y prennent si décemment ? aussi dit-il aux amants :

Oublions le passé, ma fille en cette affaire...
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Valere, je veux bien que vous ayez ma fille.

LE JOUEUR.

Cette piece pourroit être très morale, très philosophique, si, comme nous l’avons dit dans le Chapitre de la fortune des personnages, le héros avoit une fortune à risquer : ajoutons s’il avoit une femme, des enfants, ou quelque emploi qui le mît à même de faire l’infortune de plusieurs personnes par sa malheureuse passion ; si son pere savoit peindre avec force combien il est cruel d’avoir un tel fils ; & si, au lieu de goguenarder son frere sur son amour pour Angélique, il exhortoit les peres à donner à leurs enfants une éducation qui les mît à l’abri des chagrins qu’il éprouve ; si enfin le Joueur méritoit d’être deshérité par son pere, & de recevoir sa malédiction pour un cas plus grave que celui d’avoir mis le portrait de sa maîtresse en gage.

LE DISTRAIT.

Nous avons prouvé dans le Chapitre de l’état des personnages, que cette piece n’étoit pas morale ; & nous avons dit pourquoi.

DÉMOCRITE.

De tous les sujets traités au théâtre, il n’en est pas un seul qui dût naturellement fournir plus de morale. Démocrite, retiré dans une solitude, y devient amoureux de Criseis sa jeune éleve. Agelas, Roi d’Athenes, s’égare dans une partie de chasse, devient épris de la jeune Criseis & la conduit à la Cour avec Démocrite. Quel champ vaste se seroit présenté à l’imagination d’un homme plus philosophe que Regnard ! Mais il semble au contraire avoir rejetté ce qui lui tomboit presque sous la main. Parcourons quelques situations de la piece.

Démocrite est amant, & il est maltraité : n’a-t-on pas droit de s’attendre à des scenes qui, en nous faisant voir les combats que l’amour & la raison se livrent dans l’ame d’un Philosophe, nous peindront une passion par ses beaux & ses mauvais côtés ? Point du tout : Démocrite n’a avec sa maîtresse que deux petites scenes très maigres ; encore son valet Strabon partage-t-il avec lui les frais de la conversation.

Nous voyons partir Démocrite pour la Cour. Qui ne croiroit que l’Auteur va le mettre en scene avec des Courtisans ; qu’il exposera au grand jour leurs bassesses auprès d’un nouveau favori, & leurs sourdes cabales pour le détruire ? Qui ne compteroit du moins sur un portrait frappant des vices que la flatterie érige en vertus dans les Cours ? Hélas ! Démocrite s’amuse à persiffler un maître-d’hôtel & un intendant que le Roi lui envoie. Faut-il s’en étonner ? L’Auteur étoit gourmand, & il avoit fait en Turquie le métier de cuisinier.

Enfin, le Roi, qui est le rival de Démocrite, le charge de vanter son amour à Criseis, de lui peindre tout le brillant de sa conquête. Le nouvel emploi du Philosophe & son caractere semblent certainement nous promettre de fortes railleries contre la charge dont on le veut gratifier, ou contre ceux qui la briguent, qui se font un honneur de l’exercer, & volent à la fortune sur les ailes rapides du messager des Dieux. Notre héros néglige tout cela pour dire en passant un quolibet à Criseis.

Le Roi me charge ici d’un fort honnête emploi,
Et je n’attendois pas l’honneur que je reçois.
Il vient de m’ordonner de disposer votre ame
A devenir sensible à sa nouvelle flamme.
La charge est vraiment belle ; &, pour un tel dessein,
Il ne me faudroit plus qu’un caducée en main !

Le reste de la piece est rempli par un roman presque étranger au sujet annoncé. Il semble que Regnard se soit étudié à choisir un fonds excellent, & à mettre son héros dans des situations qui promettent les moralités les plus essentielles, & tout cela pour tromper l’espérance du spectateur.

LE RETOUR IMPRÉVU.

Clitandre, jeune libertin, profite de l’absence de Géronte son pere pour se ruiner. Le pere arrive sans être attendu ; & malgré les fourberies d’un coquin de valet, il le surprend en partie de plaisir avec un Marquis ivre, qui l’instruit dans l’art de dépenser son bien ; & avec Lucile sa maîtresse, demoiselle très aisée à vivre, qui a une grosse maison, des habits magnifiques, sans avoir un sou de revenu ; qui, pour toute occupation, boit, mange, chante, rit, joue, se promene ; à qui les biens viennent en dormant. Clitandre & Lucile, ce couple aussi bien assorti que vertueux, loin d’être contrarié, voit au contraire couronner tous ses vœux par le consentement aussi prompt que ridicule de Géronte, & de Madame Bertrand, tante de Lucile. Tout le monde va se remettre à table.

LES FOLIES AMOUREUSES.

Eraste est un aigrefin qui, de l’aveu de son valet Crispin, ne possede pas un double. Agathe, sa maîtresse, feint d’être folle pour escamoter une bourse au Seigneur Albert son tuteur. Elle y réussit, & part lestement avec son amant sans témoigner le moindre scrupule de manquer aux bienséances. Où va-t-elle en fuyant Albert ? Sa confidente va nous l’apprendre : elle est de la partie avec Crispin.

Vive, vive Crispin ! & vivat la folie !
Allons courir les champs pour remplir notre sort,
Et le laissons tout seul exhaler son transport.

LES MÉNECHMES OU LES JUMEAUX.

M. le Chevalier Ménechme, un agréable du siecle, compte pour rien l’ignominie de vivre aux dépens d’une femme. Il promet à la vieille Araminte de l’épouser, afin de puiser plus aisément dans sa bourse, & poursuit en même temps sa niece. L’autre Ménechme arrive à Paris. Valentin, valet du Chevalier, prend la valise de ce frere pour celle de son maître. M. le Chevalier la fait visiter, y trouve des papiers par lesquels il apprend que son Jumeau doit toucher soixante mille écus chez un Notaire nommé Robertin ; il profite de la ressemblance parfaite qui se trouve entre lui & ce frere ; va retirer une somme à laquelle il n’a aucun droit, puisqu’un oncle l’a laissée à l’autre Ménechme ; & au dénouement, lorsque le Ménechme frippon devroit être puni, & l’autre récompensé, il se trouve au contraire que le premier, pour prix de ses escroqueries, épouse sa jeune maîtresse, garde la moitié des soixante mille écus ; & que le dernier, à qui l’on ne peut reprocher qu’une honnêteté brusque, est obligé d’épouser la vieille Araminte, pour avoir la moitié de la somme qu’on lui a dérobée. Chez Regnard, il vaut mieux être frippon qu’honnête homme.

LE LÉGATAIRE.

De toutes les pieces de Regnard, celle-ci fait voir un plus grand nombre de scélérats bien récompensés. Géronte, vieux avare, accablé d’infirmités, promet de récompenser dans son testament Lisette sa servante ; & la fripponne, pour mieux mériter ses faveurs, seconde pendant toute la piece ce qu’on entreprend contre lui. Le bon homme a dessein de se marier ; mais il cede sa maîtresse à son neveu Eraste, & veut lui donner son bien, à la réserve de vingt mille écus qu’il partagera entre deux parents fort pauvres qu’il a en Normandie. Cette clause n’amuse pas Eraste : son valet Crispin entreprend de le rendre légataire universel, & y réussit, en jouant le personnage des deux Normands que Géronte n’a jamais vus, & en faisant mille folies pour indisposer le vieillard contre eux. Géronte tombe en léthargie avant que de faire son testament ; par ce coup inattendu Eraste se trouve frustré de toutes ses espérances : l’honnête Crispin remédie encore à tout cela en dictant un testament à deux Notaires qui le prennent pour Géronte. Cette fripponnerie, digne du gibet, étant faite & parfaite, l’oncle revient de sa léthargie. Eraste lui a volé son porte-feuille, & le remet à Madame Argante, mere de sa maîtresse, qui s’en charge après quelques petites façons ; & tous, loin d’être punis, sont récompensés à la fin de la piece, comme s’ils étoient aussi vertueux qu’ils le sont peu. Lisette obtient deux mille écus comptant ; Crispin quinze cents francs de rente viagere ; Madame Argante établit richement sa fille ; Eraste a pour récompense la main de sa maîtresse, & tous les biens de son oncle78.

Regnard est heureux que les gens sensés ne jugent plus les Auteurs d’après leurs ouvrages. Nous ne l’accuserons donc point d’avoir été un de ces prétendus philosophes dont on ne voit que trop de modeles dangereux, un de ces humains isolés sur la terre, qui, regardant la vertu comme quelque chose d’imaginaire, pensent que l’homme peut sacrifier à son intérêt, honneur, réputation, bienséances, & doit toujours satisfaire ses desirs, n’importe par quelle voie : mais nous pouvons, du moins, assurer que ses ouvrages sont pleins de cet esprit ; ils respirent une morale empoisonnée. L’Auteur semble s’y être appliqué à prêcher la philosophie de l’égoïsme.

Quel dommage que nous ne puissions analyser toutes les pieces de Moliere comme celles de Regnard, sans tomber dans une monotonie ennuyeuse, & qui entraîneroit nécessairement des longueurs funestes à l’ouvrage ! Loin de voir dans aucune des principes dangereux, nous trouverions dans deux ou trois des détails très moraux, & dans toutes les autres, un fonds de philosophie qui annonce le Précepteur du genre humain, & un Sage qui, non content de rendre les hommes meilleurs en épurant leurs ames, veut faire leur bonheur en combattant leurs chimeres, tâche de les rendre plus savants dans une infinité d’arts en dévoilant à leurs yeux l’ignorance & le mauvais goût, & finit enfin par les rendre plus agréables dans la société, en combattant leurs travers & leurs ridicules. C’est sous ces quatre points de vue que nous allons examiner Moliere. Commençons par le moindre de ses mérites.

Moliere travaille à rendre les hommes plus agréables dans la société.

La société est inondée d’un essaim de prudes qui introduisent la fadeur & l’affectation jusques dans la galanterie, qui n’étalent que des sentiments outrés & romanesques, n’ont que des expressions bizarres, composent un jargon nouveau & inintelligible qui gagne insensiblement le cabinet des Auteurs : l’affectation se répand dans la parure, dans la prononciation, dans le commerce de la vie ordinaire. Moliere, fâché de voir la plus belle moitié de l’espece humaine déguiser ses graces naïves sous de pareils ridicules, les expose sur la scene dans les Précieuses ridicules ; ils frappent même ceux qui les érigeoient en agréments : on rit, on se reconnoît, on applaudit, on se corrige, & la piece produit une réforme aussi subite que générale.

Les femmes plus instruites que les autres, peuvent être aussi plus aimables, quand l’avantage que leur savoir leur donne n’est pas détruit par un étalage mal placé de leur érudition. Moliere les instruit de cette vérité dans les Femmes Savantes, en y couvrant de ridicule Philaminte, Armande, Bélise, & en leur opposant la naïve Henriette, aussi chere au spectateur qu’à Clitandre, cet amant raisonnable, après lequel tout le monde répete :

Non, les femmes, Docteur, ne sont point de mon goût.
Je consens qu’une femme ait des clartés de tout :
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante afin d’être savante ;
Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.
De son étude enfin je veux qu’elle se cache,
Et qu’elle ait du savoir, sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les Auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

Des Médecins brusques, pédants, emphatiques, couverts de la livrée de la mort, semblent vouloir avancer les jours de leurs malades, autant par leur jargon & leur attirail, que par leurs ordonnances. Moliere leur prouve leur ridicule dans le Malade imaginaire, le Médecin malgré lui, l’Amour Médecin, &c. & ils affectent soudain d’être aussi agréables dans leurs ajustements, leurs propos, leurs manieres, dans leurs ordonnances mêmes, qu’ils étoient désagréables. Ils ne font, à la vérité, que changer de ridicule ; mais si le malade n’en voit pas moins le sombre bord, il a l’avantage de faire plus gaiement les apprêts de son dernier voyage.

Quelques Poëtes assomment leurs amis, même les personnes qu’ils ne connoissent pas, de la lecture de leurs ouvrages, tout en leur disant qu’ils ne sont point possédés de cette manie. Vadius leur peint ce ridicule d’après nature, & les avertit de s’en corriger.

Vadius.

Le défaut des Auteurs, dans leurs productions,
C’est d’en tyranniser les conversations,
D’être, au Palais, aux Cours, aux ruelles, aux tables,
De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
Pour moi, je ne vois rien de plus sot, à mon sens,
Qu’un Auteur qui par-tout va gueuser des encens ;
Qui, des premiers venus saisissant les oreilles,
En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles.
On ne m’a jamais vu ce fol entêtement,
Et d’un Grec là-dessus je suis le sentiment,
Qui, par un dogme exprès, défend à tous ses sages
L’indigne empressement de lire leurs ouvrages.
Voici de petits vers, &c.

Des importuns ne font pas l’acquisition d’une maison, d’une nouvelle caleche, d’un beau cheval, sans en faire la description à tous ceux qu’ils rencontrent : ils font part de leurs projets, de leur bonheur, de leurs infortunes à tout le monde indifféremment. Les personnages des Fâcheux leur disent qu’ils sont autant de fléaux dans la société.

Des hommes parvenus à un âge avancé, pensent se faire aimer d’une jeune beauté en la tenant dans une continuelle contrainte, en lui faisant un crime des moindres libertés. Sganarelle, Alnolphe, le Sicilien, prouvent que ce n’est pas le moyen de se rendre aimables ; Ariste leur apprend dans l’Ecole des Maris comment ils doivent se comporter pour y réussir, & les exhorte à ne pas ajouter la malpropreté & l’humeur chagrine aux désagréments de la vieillesse.

Pourquoi faut-il qu’en moi sans cesse je vous voie
Blâmer l’ajustement aussi-bien que la joie :
Comme si, condamnée à ne plus rien chérir,
La vieillesse devoit ne songer qu’à mourir,
Et d’assez de laideur n’est pas accompagnée,
Sans se tenir encore malpropre & rechignée ?

Les sociétés mêmes de la province ont de grandes obligations à Moliere. Des bégueules, fieres d’avoir vu ou cru voir le beau monde de Paris, se donnent gauchement un air d’importance dans leur petite ville & dans leur cercle. Madame la Comtesse d’Escarbagnas en purge la province, y établit le goût de la bonne société, & la politesse aisée qui regne dans la capitale.

Moliere instruit l’homme dans plusieurs arts, ou contribue du moins à leurs progrès.

La Médecine est déshonorée par les enfants de l’ignorance : sans dire précisément comme Sganarelle que le cœur est du côté droit & le foie du côté gauche, ils connoissent aussi peu la structure du corps humain que le Fagotier. Moliere les tourne si bien en ridicule, que s’il n’a pu bannir de la Faculté tous les ignorants, il en a du moins diminué le nombre. On ne se borne plus à dire dans les Ecoles de Médecine que l’opium fait dormir, quia est in eo virtus dormitiva.

La Poésie a été de tout temps, & de l’aveu de toutes les personnes de goût, une imitation de la nature. Moliere entre dans la carriere des Lettres : son génie lui fait concevoir l’art du Poëte comme nous venons de le définir. Il voit cependant les Auteurs les plus célebres de son temps, les mieux reçus à la Cour, les mieux pensionnés, briller par des ouvrages dénués des graces de la vérité, de celles de la belle nature, mais remarquables en revanche par le clinquant le plus faux, & par toutes les grimaces de l’affectation. Moliere s’indigne de voir le Parnasse en proie à de pareils rimailleurs. Il gémit de trouver le public corrompu jusqu’au point d’admirer leurs productions, & de leur prodiguer des éloges : il a recours aux armes qui ont combattu dans ses mains l’affectation du langage & des manieres ; elles vont lui servir pour terrasser celle qui regne dans les ouvrages. Il réunit dans un sonnet la plus grande partie des fausses beautés qui caractérisent les ouvrages prétendus galants, & le fait débiter par un courtisan, pour prouver que c’étoit le ton de poésie à la mode parmi le beau monde.

SONNET.

L’espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui !
Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Ou ne vous pas mettre en dépense,
Pour ne me donner que l’espoir.
S’il faut qu’une attente éternelle
Pousse à bout l’ardeur de mon zele,
Le trépas sera mon recours.
Vos soins ne m’en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespere
Alors qu’on espere toujours.

Le mauvais goût s’étoit si bien accrédité, qu’à la premiere représentation du Misanthrope, le public se récria sur la beauté du sonnet. C’étoit là que Moliere l’attendoit pour pulvériser en même temps l’ouvrage & ses admirateurs par la bouche d’Alceste, qui ne se pique pas d’écrire, mais qui n’a besoin que du simple bon-sens & d’un bon goût naturel, pour dire :

Franchement, il est bon à mettre au cabinet :
Vous vous êtes réglé sur de méchants modeles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Qu’est-ce que nous berce un temps notre ennui,
 Et que rien ne marche après lui ?
 Que ne vous pas mettre en dépense,
Pour ne me donner que l’espoir ?
 Et que, Philis, on désespere
Alors qu’on espere toujours ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractere & de la vérité :
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siecle en cela me fait peur :
Nos peres, tout grossiers, l’avoient beaucoup meilleur :
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.
 Si le Roi m’avoit donné
  Paris sa grand’ville,
 Et qu’il me fallût quitter
  L’amour de ma mie ;
 Je dirois au Roi Henri,
 Reprenez votre Paris,
  J’aime mieux ma mie,
   Oh, gai !
  J’aime mieux ma mie.
La rime n’est pas riche, & le style en est vieux ;
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure :
  « Si le Roi m’avoit donné, &c.
Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.
(A Philinte, qui rit.)
Oui, Monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
J’estime plus cela que la pompe fleurie,
Que tous ces faux brillants, où chacun se récrie.

L’on pouvoit accuser Moliere de n’avoir combattu qu’un monstre imaginaire, ou formé par lui-même. Que fait-il pour éviter un pareil reproche ? Il attaque des ouvrages imprimés & connus de tout le monde. Il ne donne pas la préférence à un Auteur avoué pour mauvais ; il choisit un Poëte célebre, que les plus grands Seigneurs se font un plaisir d’appeller leur ami, que la Cour récompense très bien, qui est l’un des Quarante. Il fait débiter sur le théâtre deux de ses pieces favorites, & compte tous leurs défauts par autant d’exclamations de quelques bégueules qui se pâment d’admiration à chaque mot. Nous avons ailleurs blâmé Moliere d’avoir traité trop cruellement Cotin, & jusqu’au point de le faire mourir de chagrin : nous devons cependant dire ici, pour le justifier un peu, que Cotin l’avoit poussé à bout par l’air d’insolence & de supériorité avec lequel il l’avoit traité, à son arrivée à Paris, dans toutes les sociétés où ils s’étoient trouvés ensemble. Rien au monde ne révolte davantage un homme qui se sent du génie. Jeunes Auteurs, vous que la nature a favorisés, en naissant, d’un esprit assez souple, assez adroit pour mettre sans effort toute sorte de sujets sur la scene, songez que vous tenez dans vos mains les armes les plus redoutables ; qu’un Auteur est bien fort quand il a le pouvoir de rassembler plusieurs jours de suite deux mille personnes pour corriger en leur présence & livrer aux traits de leur mépris les enfants du mauvais goût : donnez sur-tout la préférence à ceux qui joindront l’insolence à la bêtise. Nos cercles fourmillent de modernes Cotins, qui s’y sont glissés en rampant comme le serpent ; qui s’y sont accrédités à l’aide d’une épître, d’un drame, ou d’un bouquet insipide, & y traitent du haut de leur orgueil, intimident les Auteurs naissants, qui cherchent à s’y répandre dans l’espoir de s’instruire. Favoris de Thalie, je vous le répete, vous avez dans vos mains les armes les plus triomphantes : ne ménagez point les ouvrages toujours détestables de ces originaux. Livrez à la risée publique le contraste plaisant qu’offrent leur petit savoir & leur morgue, la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes & le mépris qu’ils ont des autres ; mais laissez en paix leurs noms, leurs habits, & leur personne. Faites-les maigrir de chagrin ; mais ne les tuez pas : ménagez-les pour vos menus plaisirs & pour vous égayer par fois à leurs dépens.

Moliere, non content d’avoir étouffé les monstres littéraires, a même osé attaquer jusques dans le champ de leur triomphe, c’est-à-dire jusques sur le théâtre, les ridicules des comédiens de son temps, leur ton faux & outré avec leur déclamation chantante. C’est par les critiques fines & judicieuses dont l’Impromptu de Versailles est parsemé, qu’il a ouvert les yeux des comédiens sur les défauts & les beautés de leur art. En reprochant à Montfleuri, qu’il appuyoit sur le dernier vers pour attirer l’approbation, & faire faire le brouhaha ; en reprochant à Mlle. du Château qu’elle conservoit un visage riant dans les plus grandes afflictions, il disoit à tous les comédiens, présents & à venir, de ne pas les imiter. C’est à ses railleries, dis-je, jointes aux instructions qu’il donnoit verbalement à ses camarades, que la France a été pendant long-temps redevable de ses bons comédiens. Mais, hélas ! en oubliant Moliere, on oublie ses préceptes. Les Montfleuri, les du Château renaissent de toute part. Les comédiens devroient, pour leur propre intérêt, jouer de temps en temps l’Impromptu de Versailles. Les mauvais acteurs enrageroient, les bons y gagneroient ; & le public, moins corrompu, seroit en état de rendre aux uns & aux autres la justice qu’ils méritent. Tel qui est applaudi à tout rompre, seroit hué ; & tel autre qu’on n’applaudit que médiocrement, seroit couru. Sors du tombeau, divin Moliere, viens nous faire un autre Impromptu, qui ramene la nature sur nos théâtres. Jamais nous n’en eûmes un besoin plus pressant79.

Moliere fait ses efforts pour rendre les hommes plus heureux.

La jalousie est une passion qui aveugle l’homme, qui lui fait prendre la moindre apparence de possibilité pour la certitude même. Les jaloux se forment mille fantômes qui les tyrannisent. Moliere leur prouve, dans le Prince jaloux & dans le Cocu imaginaire, qu’ils doivent bien souvent leur supplice à leur imagination seule. Dans la derniere de ces pieces, le héros trouve entre les mains de sa femme le portrait d’un jeune homme ; un instant après, il voit dans sa maison l’original du portrait. Le galant lui dit à lui-même qu’il est bien heureux d’avoir une si belle femme ; il lui peint tout l’amour dont il brûle pour elle. Les sueurs montent au front de Sganarelle, quand il découvre que c’est à tort. Sa femme a trouvé le portrait à terre ; elle n’a fait entrer un instant Lélie dans sa maison, que parcequ’il se trouvoit mal : Lélie enfin ne l’a félicité sur son bonheur, & ne lui a parlé de son amour, que parcequ’il l’a cru l’époux de Célie qu’il adore ; & le mari détrompé s’écrie :

A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi ?
Vous voyez qu’en ce fait la plus forte apparence
Peut jetter dans l’esprit une fausse créance.
De cet exemple-ci ressouvenez-vous bien ;
Et, quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien.

Des hommes honnêtes, & très sensés d’ailleurs, ont cependant la foiblesse de se croire déshonorés, parcequ’une femme, qui leur a paru la vertu même jusqu’au moment de leur mariage, se démasque après la noce, & leur fait des infidélités. Moliere prouve clairement à ces martyrs de l’hyménée, que lorsqu’un mari n’est pas assez vil, assez lâche pour autoriser les désordres d’une femme, ou pour en partager les fruits, il ne doit pas rougir aux yeux des honnêtes gens d’un déshonneur imaginaire. Sganarelle leur donne plaisamment de fort bonnes leçons80.

Quel mal cela fait-il ? La jambe en devient-elle
Plus tortue, après tout, & la taille moins belle ?
Peste soit qui premier trouva l’invention
De s’affliger l’esprit de cette vision,
Et d’attacher l’honneur de l’homme le plus sage
Aux choses que peut faire une femme volage !
Puisqu’on tient à bon droit tout crime personnel,
Que fait là notre honneur pour être criminel ?
Des actions d’autrui l’on nous donne le blâme :
Si nos femmes, sans nous, font un commerce infame,
Il faut que tout le mal tombe sur notre dos :
Elles font la sottise, & nous sommes les sots.
C’est un vilain abus, & les gens de Police
Nous devroient bien régler une telle injustice.
N’avons-nous pas assez des autres accidents
Qui nous viennent haper en dépit de nos dents ?
Les querelles, procès, faim, soif & maladie
Troublent-ils pas assez le repos de la vie,
Sans aller, de surcroît, aviser sottement
De se faire un chagrin qui n’a nul fondement ?
Moquons-nous de cela, méprisons les alarmes,
Et mettons sous nos pieds les soupirs & les larmes.
Si ma femme a failli, qu’elle pleure bien fort :
Mais pourquoi moi pleurer, puisque je n’ai pas tort81 ?

Mille personnes se ruinent & vivent malheureuses toute leur vie, par la maudite manie qu’elles ont de plaider : Scapin, s’il leur reste tant soit peu de cervelle, est bien capable de les guérir de cette folie : qu’elles l’écoutent. C’est à elles qu’il s’adresse, en conseillant au bon-homme Argante de ne pas plaider.

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

ACTE II. Scene VIII.

Hé ! Monsieur, de quoi parlez-vous là, & à quoi vous résolvez-vous ? Jettez les yeux sur les détours de la Justice : voyez combien d’appels & de degrés de jurisdiction ! combien de procédures embarrassantes, combien d’animaux ravissants, par les griffes desquels il vous faudra passer ! Sergents, Procureurs, Avocats, Greffiers, Substituts, Rapporteurs, Juges, & leurs Clercs ! Il n’y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un Sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre Procureur s’entendra avec votre partie, & vous vendra à beaux deniers comptants. Votre Avocat, gagné de même, ne se trouvera pas lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, & n’iront point au fait. Le Greffier délivrera, par contumace, des sentences & arrêts contre vous. Le Clerc du Rapporteur soustraira des pieces, ou le Rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu ; & quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos Juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Hé ! Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde que d’avoir à plaider ; & la seule pensée d’un procès seroit capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.

Un soin trop inquiet de conserver la vie rend quelques hommes victimes des Médecins. Ceux-ci les font non seulement devenir malades tout de bon & précipitent leurs jours, mais les tourmentent encore en les soumettant à leurs perfides ordonnances. Béralde les instruit à se conduire, même lorsqu’ils sont réellement incommodés.

LE MALADE IMAGINAIRE.

ACTE III. Scene III.

Argan.

Que faire donc quand on est malade ?

Beralde.

Rien, mon frere.

Argan.

Rien !

Beralde.

Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; & presque tous les hommes meurent de leurs remedes, & non pas de leurs maladies.

L’homme cherche à s’élever au-dessus de lui-même. Il dépense sottement son bien pour aller de pair avec ses supérieurs, qui lui vendent bien cher l’honneur qu’ils lui font de se moquer de lui, & le ruinent enfin. Moliere prouve combien on est dupe en se comportant ainsi. M. Jourdain amoureux, en pure perte, d’une Marquise, trompé par le frippon de Comte qui lui vole un diamant & lui emprunte de l’argent, est un exemple merveilleux. Il dit à chacun que, pour couler des jours fortunés, il faut vivre paisiblement avec ses égaux.

La même foiblesse, poussée à l’excès, fait qu’on s’allie à des familles plus distinguées que la sienne. George Dandin méprisé par son beau-pere & sa belle-mere, trompé & roué de coups de bâton par sa femme, forcé de demander excuse à son rival heureux, est une leçon terrible pour tous ceux qui voudroient faire une pareille sottise, la plus grande sans doute. Qu’ils tremblent d’être obligés de s’écrier comme George Dandin :

Ah ! je le quitte maintenant, & je n’y vois plus de remede. Lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jetter dans la riviere la tête la premiere.

Quelques Critiques injustes ont reproché à Moliere, comme un crime impardonnable, d’avoir mis dans sa piece de George Dandin une femme mariée qui fait l’amour avec un autre homme. L’Auteur des Mémoires sur les ouvrages de Moliere, imprimés en 1733, est de cet avis. Voici ce qu’il dit :

« On voudroit en vain excuser le caractere d’Angélique, qui, sans combattre son penchant pour Clitandre, laisse trop paroître son aversion pour son mari, jusqu’à se prêter à tout ce qu’on lui suggere pour le tromper, ou du moins pour l’inquiéter. Ses démarches, qui ne peuvent être entiérement innocentes, quand on ne les accuseroit que de légéreté & d’imprudence, tournent toujours à son avantage, par les expédients qu’elle trouve pour se tirer d’embarras ; de sorte que l’on est peut-être plus tenté d’imiter la conduite de la femme, toujours heureuse quoique toujours coupable, que désabusé des mariages peu sortables, par l’exemple de l’infortuné mari ».

J’ignore quel est l’Auteur de cette réflexion ; mais elle me paroît fausse. Moliere voit que de tout temps la disproportion des conditions a été une source intarrissable de discorde entre deux époux, sur-tout quand le mari s’est allié à une famille au-dessus de la sienne : il a voulu corriger les hommes de cette folie : voilà son but. Par conséquent George Dandin, qu’il offre pour modele, ne pouvoit être trop malheureux. Le peu de soin d’Angélique pour combattre son penchant amoureux, l’aversion qu’elle montre pour son mari, tout ce qu’elle fait pour le tromper & l’inquiéter, ses démarches rien moins qu’innocentes, les expédients qu’elle trouve pour se tirer d’embarras & pour paroître innocente aux yeux de tous ses parents, excepté à ceux de son mari, sont autant de traits de génie nécessaires pour remplir l’objet de l’Auteur. Qu’on ne s’en fie pas à mon jugement si l’on veut ; mais qu’on ajoute foi à celui de M. de Voltaire.

« George Dandin réussit pleinement. Mais si on ne reproche rien à la conduite & au style, on se soulevera un peu contre le sujet même de la piece. Quelques personnes se révolterent contre une comédie dans laquelle une femme mariée donne rendez-vous à son amant. Elles pourraient considérer que la coquetterie de cette femme n’est que la punition de la sottise qu’a fait George Dandin d’épouser la fille d’un Gentilhomme ». Observations de M. de Voltaire sur les comédies de Moliere.

Moliere s’applique à rendre les hommes meilleurs.

Tout homme frémira de se laisser vaincre par le démon de l’avarice, quand il verra le malheureux Harpagon livré aux inquiétudes continuelles de perdre son trésor, redoutant jusqu’à ses enfants qu’il regarde comme autant d’ennemis, & se laissant aveugler par sa malheureuse passion, jusqu’au point de renoncer à toutes les loix de la probité, & de se déshonorer en faisant l’infame métier d’usurier.

Jettons un coup d’œil sur le Misanthrope ; nous y verrons Moliere y démasquer une infinité de vices, & leur déclarer la guerre dans l’espoir de corriger les hommes qui les ont, ou d’effaroucher ceux qui pourroient un jour se laisser corrompre. Il y attaque ceux qui prodiguent le titre d’ami, les démonstrations de tendresse & de bienveillance, à des personnes qu’ils connoissent à peine, & qui profanent par là le bien le plus précieux de l’homme, l’amitié. Il attaque encore les lâches, qui joignent la perfidie aux fausses démonstrations, & déchirent la réputation de ceux qu’ils viennent d’embrasser. Il y réprimande ces femmes qui, trop peu jalouses de leur réputation, ne prennent pas même le soin de cacher leur conduite déréglée : il y démasque les prudes, qui, se souciant fort peu de bien vivre, ne mettent toute leur étude qu’à cacher leurs désordres : il y tonne enfin contre ces coquettes, qui se font un jeu d’amuser plusieurs amants par de fausses démonstrations d’amour. Célimene est si maltraitée par ses quatre soupirants, lorsqu’ils découvrent sa perfidie, que leurs adieux devroient suffire pour exclure la coquetterie du cœur de toutes les femmes.

Enfin Moliere enfante le Tartufe, cette piece incomparable, qui est une leçon continuelle de morale, dans laquelle chaque mot est l’éloge de la vertu & la satyre du vice. « On peut hardiment avancer, dit M. de Voltaire, que les discours de Cléante, dans lesquels la vertu vraie & éclairée est opposée à la dévotion imbécille d’Orgon, sont, à quelques expressions près, le plus fort & le plus élégant sermon que nous ayons en notre langue : & c’est peut-être ce qui révolta davantage ceux qui parlaient moins bien dans la chaire, que Moliere au théâtre. Voyez sur-tout cet endroit » :

ACTE I. Scene VI.

Cléante.

Voilà de vos pareils le discours ordinaire.
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
C’est être libertin que d’avoir de bons yeux ;
Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur :
Je sais comme je parle, & le ciel voit mon cœur.
De tous vos façonniers on n’est point les esclaves :
Il est de faux dévots, ainsi que de faux braves ;
Et comme on ne voit point qu’ou l’honneur les conduit,
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit ;
Les bons & vrais dévots qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie & la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage,
Egaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l’égal de la bonne ?
Les hommes la plupart sont étrangement faits :
Dans la juste nature on ne les voit jamais :
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractere ils passent les limites :
Et la plus noble chose ils la gâtent souvent,
Pour la vouloir outrer & pousser trop avant.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . Je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence ;
Et, comme je ne vois nul genre de héros
Qui soit plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde & plus noble & plus belle
Que la sainte ferveur d’un véritable zele ;
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d’un zele spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilege & trompeuse grimace
Abuse impunément & se joue à son gré
De ce qu’ont les mortels de plus saint & sacré.
Ces gens qui, par une ame à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier & marchandise,
Et veulent acheter crédit & dignités
A prix de faux clins d’yeux & d’élans affectés :
Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
Par le chemin du Ciel courir à la fortune ;
Qui, brûlant & priant, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la Cour ;
Qui savent ajuster leur zele avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
De l’intérêt du Ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colere,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révere,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré, &c.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Il faudroit transcrire toute la piece, si nous voulions rapporter les traits éloquents de cet ouvrage. Ah ! Moliere ! combien ton ame sublime dut s’estimer heureuse, quand tu triomphas de l’hypocrisie, & que tu fis reconnoître ce monstre à sa voix, à ses affectations, à son adresse, à ses amours exécrables, à son ingratitude, à son audace, à sa lâcheté, à sa barbarie ; quand enfin tu l’abattis à tes pieds, & que tu lui arrachas son masque !

Les exemples ramassés dans ce Chapitre suffisent pour prouver la différence qu’il y a entre la morale de Regnard & celle de Moliere. Que seroit-ce si nous pouvions nous peindre ce dernier aussi philosophe qu’il l’est, & nous élever avec lui quand il parcourt les régions de la philosophie spéculative, cette science si admirable chez les Montagne, les Montesquieu, & si puérile, si pitoyable chez les hommes médiocres ? Mais, bornés seulement à le suivre lorsqu’il descend avec ses personnages dans les détails immenses de la philosophie pratique, tâchons de l’imiter en cela autant qu’il nous sera possible ; &, pour y mieux réussir, apprenons de lui-même l’art de l’Imitation, cet art si rare, auquel il doit les trois quarts de sa gloire. Qui, mieux que lui, peut nous en développer les finesses ? Nous allons donc dans le volume suivant placer Moliere au milieu des théâtres de tous les âges & de toutes les nations, l’entourer de ses prédécesseurs & de ses contemporains : là, nous le verrons, les yeux fixés sur un chaos, où rien n’est à sa place par sa nature, où rien n’est lié par ses rapports, rejetter des défauts, ramasser des beautés presque imperceptibles, & s’immortaliser enfin, en se rendant original, soit dans les scenes qu’il n’a faites, dit-on, que copier, soit dans les pieces qu’on lui reproche d’avoir traduites, & sur-tout dans celles qu’il a composées d’après plusieurs ouvrages différents.