(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. » pp. 20-52
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. » pp. 20-52

CHAPITRE II.

Le Dépit amoureux, Comédie en vers & en cinq actes, comparée, pour le fond & les détails, avec la creduta Maschio, ou la Fille crue Garçon, Piece Italienne ; gli Sdegni amorosi, ou les Dépits amoureux, Canevas Italien ; le Déniaisé, Comédie de Gillet de la Tessoniere, & Arlichino muto per paura, ou Arlequin muet par crainte.

Cette piece fut représentée à Paris sur le théâtre du Petit Bourbon, au mois de Décembre 1658. Plusieurs comédies, tant françoises qu’italiennes, ont fourni à Moliere le fond & les scenes de cet ouvrage. Nous allons commencer par donner un précis très court du Dépit amoureux, parceque nous l’avons déja fait connoître dans le premier volume5.

Extrait du Dépit amoureux.

Albert est pere de deux filles, Lucile & Ascagne. La derniere est déguisée en garçon dès sa plus tendre enfance, pour conserver un bien considérable qui auroit dû passer, sans cela, dans la maison de Polidore. Tout le monde se laisse duper par l’habit d’Ascagne, excepté l’Amour, qui la blesse pour Valere, fils de Polidore ; mais Valere est amoureux de Lucile. Ascagne, loin de s’alarmer de cette tendresse, en profite pour épouser en secret son amant, sous le nom de sa sœur. Valere se croyant bien traité de l’objet de ses vœux, a un air triomphant qui alarme Eraste, amant aimé de Lucile. Eraste interroge le valet de son rival. Celui-ci lui dit que son maître va passer toutes les nuits avec Lucile : il est furieux, refuse un rendez-vous que Lucile lui fait donner, & déchire une lettre qu’elle lui envoie. D’un autre côté le valet de Valere avoue à Polidore que son fils est marié secrètement avec la fille d’Albert. Polidore, troublé, fait demander un entretien secret à son vieux ami. Celui-ci craint que l’autre n’ait découvert le stratagême de sa fille déguisée en garçon : ils s’abordent en se demandant pardon mutuellement, en se mettant tous deux à genoux. Enfin, Polidore parle du mariage secret de son fils avec Lucile ; Albert sort d’un trouble pour rentrer dans un autre. Il accable de reproches Lucile : elle jure qu’elle est innocente, elle le soutient même à Valere. L’imbroglio finit quand on découvre le véritable sexe d’Ascagne. On confirme son mariage avec Valere. Lucile épouse Eraste.

La creduta Maschio, ou la Fille crue Garçon, Canevas Italien en trois actes.

Par des arrangements de famille que l’Auteur ne prend pas la peine de nous expliquer, il a été convenu entre Magnifico6 & le Docteur, que si la femme de Magnifico accouchoit d’un garçon, le Docteur donneroit à Magnifico quatre mille écus ; que si au contraire la Dame mettoit au jour une fille, Magnifico donneroit une pareille somme au Docteur. Le jour de l’accouchement arrive, une fille vient au monde ; Magnifico, ne voulant point donner la somme convenue, montre au Docteur le fils d’un de ses cousins, né le jour même, & fait ensuite élever sa fille Diane sous le nom de Fédéric, & sous les habits d’un Cavalier. Diane a déja vingt ans quand son pere s’avise d’avoir des remords : c’est là que l’action commence.

Magnifico se promene à grands pas en rêvant. Il dit que l’intérêt corrompt l’homme. Son valet Brighel paroît, il lui confie son secret & ses remords ; il a envie de tout découvrir au Docteur : Brighel lui représente qu’il seroit obligé de rendre quatre mille écus au Docteur, & les intérêts de la somme ; que cette restitution le ruineroit. Le maître se laisse persuader par l’éloquence de son valet, & lui recommande de veiller sur le faux Fédéric. Brighel reste seul, & s’étonne qu’une fille ait pu se rendre si adroite à tous les exercices des Cavaliers, & sur-tout si habile dans le commerce. Diane paroît ; Brighel lui dit qu’il a découvert le secret de son sexe : la belle se confie à lui, & lui avoue l’amour qu’elle a pour Flaminio, l’amant de sa sœur Béatrix, & qu’elle l’a épousé en secret, sous le nom de cette même sœur. Flaminio arrive sur la scene ; le faux Fédéric lui déclare, en mots couverts, sa tendresse. Il sort & laisse son amant sur le théâtre, qui raconte à son valet Arlequin une dispute qu’il a eue avec Silvio son frere. En voici le sujet, lui dit-il :

« Je me trouvai avec mon frere un de ces jours : nous parlions, avec quelques amis, de Béatrix notre voisine : il me dit qu’il en étoit épris, & qu’il espéroit l’obtenir en mariage. Alors je fus contraint de lui avouer que je l’avois épousée en secret, & que j’étois introduit tous les soirs chez elle : il en douta. Enfin, pour le persuader, je lui proposai de me faire accompagner hier au soir par Lucindo, son meilleur ami ».

Après cette confidence, Flaminio & Arlequin quittent la scene. Silvio & Lucindo les remplacent : le dernier confirme à son ami le bonheur de Flaminio. Il lui dit qu’il l’a accompagné à son rendez-vous ; que Béatrix elle-même est venue ouvrir la porte du jardin, & qu’elle a tenu à son amant les propos les plus tendres. Silvio n’en veut rien croire : il voit Arlequin, & lui demande jusqu’à quelle heure son maître a resté avec Béatrix la nuit derniere : Arlequin répond, jusqu’au jour. Silvio lui donne un soufflet, en lui disant que la chose ne peut être, puisque Béatrix a passé toute la nuit à sa fenêtre, & qu’il lui a parlé continuellement de la rue avant le jour. Il se retire fort irrité contre son ami, qui le suit en le plaignant.

Le Docteur sort de sa maison avec sa fille Victoire, qui est fort mélancolique : le pere veut en savoir la cause ; la fille dit qu’elle est triste naturellement. Le Docteur exhorte Colombine à découvrir ce qui afflige sa maîtresse. Il se retire. Victoire avoue à sa suivante qu’elle aime Fédéric.

Brighel demande à Diane comment elle a pu faire pour n’être pas reconnue par son époux : elle répond qu’elle avoit soin de prendre un habit de sa sœur, & de contrefaire sa voix. Colombine, pour soulager l’ennui de sa maîtresse, cherche par-tout Fédéric : elle le rencontre enfin, le prie de venir voir Victoire, l’entraîne en appellant Victoire, qui vient déclarer sa passion au faux Fédéric. On se doute bien que le faux Cavalier répond très mal à sa flamme. L’acte finit.

Acte II. Arlequin va trouver le Docteur, & lui dit que son fils Flaminio est marié secrètement avec Béatrix ; qu’il s’introduit chaque nuit chez elle, & que les parents de la belle veulent le tuer. Le Docteur est désespéré. Il prend la résolution de demander Béatrix à Magnifico. Celui-ci arrive ; il voit le Docteur troublé, agité, croit que son secret est découvert, & qu’on sait que Fédéric est une fille. Il se trouble à son tour ; ce qui augmente l’embarras du Docteur. Après une scene équivoque, le Docteur s’explique : enfin Magnifico rentre sans rien répondre, accable sa fille de reproches. Grand désespoir de Béatrix qui proteste de son innocence, quand Flaminio vient demander Béatrix en mariage, & prie Magnifico de confirmer leur hymen secret. Magnifico l’accuse de fausseté. Arlequin sert de témoin à son maître, qui prétend ne vouloir d’autre garant que Béatrix elle-même. Magnifico veut confondre Flaminio, & appelle Béatrix. Flaminio la prie d’avouer la vérité, & de dire tout ce qui s’est passé entre eux. Béatrix jure qu’il ne s’est rien passé. Flaminio jure le contraire, Arlequin aussi. Le Docteur survient, qui prie Magnifico de mettre fin à ce débat, en mariant Béatrix avec Flaminio. Béatrix ne veut pas y consentir. Flaminio veut l’entraîner par force chez lui. Diane, ou le faux Fédéric, paroît avec des pistolets. La moitié des acteurs tombe de peur, l’autre prend la fuite.

Acte III. Diane est fâchée d’avoir eu dispute avec Flaminio lorsqu’il vouloit entraîner Béatrix. Elle mourra si elle ne le voit pas la nuit suivante : elle prend la résolution de lui écrire un billet sous le nom de sa sœur, comme à l’ordinaire, & de lui donner rendez-vous. D’un autre côté, Flaminio, alarmé par les menaces du faux Fédéric, est armé de pied en cap, ainsi qu’Arlequin, quand ils voient un domestique de la maison de Magnifico. Ils se mettent sous les armes. Le domestique dit à Flaminio qu’il a une lettre à lui remettre. Flaminio ordonne à Arlequin de la prendre : il s’acquitte en tremblant de la commission. Flaminio lit l’épître qui est de Diane, & qu’il croit de Béatrix : il promet de se trouver au rendez-vous ; il y va enfin. Diane le reçoit, & dit un mot tout bas à Arlequin, qui va éveiller toute la maison. On approche avec de la lumiere ; Diane se couvre de son voile. Magnifico s’emporte contre elle en croyant parler à Béatrix, qui entre un instant après. Tout le monde, en la voyant paroître, reste étonné. On découvre Diane, qui regarde son pere en lui faisant signe de déclarer le mystere. Magnifico n’ose, & lui fait signe de parler elle-même. Brighel leur épargne cette peine. Le Docteur somme Magnifico de lui rendre les quatre mille écus avec les intérêts ; mais tout s’accorde à l’amiable. Magnifico donne ses deux filles aux deux fils du Docteur, & tout le monde est content, à l’exception de Victoire, qui n’a pas trouvé son fait chez Diane.

 

Moliere a fait entrer dans son Dépit amoureux toutes les scenes de ce canevas, à l’exception de celles qu’amenent & la langoureuse Victoire, & le complaisant Lucindo : ces deux personnages, qui sont très inutiles dans la piece italienne, n’auroient pas mieux figuré dans la françoise, & Moliere a très bien fait de les supprimer. En revanche, je crois le dénouement de la Fille crue Garçon plus piquant & mieux amené que celui du Dépit amoureux. Quant à ce qui donne lieu à l’imbroglio des deux pieces, je veux dire la méprise que font les deux amants en épousant une sœur pour l’autre, elle est aussi peu vraisemblable en Italie qu’en France.

Les scenes de dépit entre Eraste & Lucile sont prises dans une comédie italienne dont voici l’extrait.

Gli Sdegni amorosi, ou les Dépits amoureux, Canevas en trois actes.

Acte I. Diane, fille de Pantalon, aime Flaminio ; mais son pere la destine à Silvio, frere de son amant, & la presse de conclure. Elle imagine d’écrire à Silvio pour le prier de différer encore son mariage de quelques jours. Elle dit à Colombine sa suivante, que par ce moyen elle aura le temps de faire avertir Flaminio qu’elle croit absent, mais qui ne l’est point : il est arrivé en secret de sa terre. Il a député Brighella son domestique pour épier la conduite de Diane.

Pantalon, pere de Diane, est, d’un autre côté, épris de Béatrix ; il la demande au Docteur son pere, & l’obtient. Le Docteur exhorte sa fille à donner la main à Pantalon. Pour rendre sa joie plus parfaite, il lui annonce l’arrivée de Lucindo, ce fils bien aimé, qu’il laissa au maillot à Naples, quand il vint s’établir à Rome. Béatrix répond qu’elle se déterminera après l’arrivée de Lucindo son frere. Elle abandonne la scene à Brighella, qui gémit sur le sort de son maître, & qui, le voyant venir, lui annonce que son frere est son rival, & son rival heureux. Ils apperçoivent Arlequin qui porte à Silvio la lettre de Diane ; ils la lui enlevent. Flaminio y lit que Diane prie Silvio de différer son mariage de quelques jours. Il est dans le plus grand désespoir, & sort. Un instant après, Diane & Colombine viennent sur la scene : elles se réjouissent en voyant Brighella ; Colombine sur-tout, qui le caresse beaucoup & a le chagrin d’en être rebutée. Flaminio revient. Diane court à lui. Flaminio fait éclater tout son dépit. Ils sortent sans s’expliquer, & l’acte finit.

Acte II. Diane raconte ses chagrins à Colombine. Elle est désespérée d’être ainsi rebutée par Flaminio ; elle en cherche en vain la cause : elle se souvient de la lettre qu’elle a écrite à Silvio : elle appelle Arlequin, lui en demande des nouvelles. Arlequin lui répete les lazzis qu’on lui a faits en lui enlevant la lettre. Diane & Colombine n’y comprennent rien : elles battent Arlequin, & se retirent. Pendant ce temps-là Flaminio a résolu de donner de la jalousie à l’amante, qu’il croit infidelle. Il a pour cet effet écrit une lettre à Béatrix ; il veut en charger Arlequin, qui refuse d’abord de la prendre, & qui y consent ensuite. Il reste seul. Diane & Colombine qui ont observé tout ce qui s’est passé, viennent lui enlever la lettre de Flaminio. Dans le temps qu’elles la lisent, Flaminio & Brighella paroissent. Diane & Colombine veulent leur parler : ils refusent de les entendre, & sortent. Elles les suivent en tâchant en vain de se faire écouter, & cedent la place à Pantalon, qui se plaint de ce que Lucindo n’arrive point, & qu’il differe par-là son bonheur, puisque Béatrix ne le veut absolument épouser qu’après l’arrivée de ce frere. Il prie Arlequin de jouer le personnage de Lucindo. Arlequin y consent, & sort pour s’habiller. Pantalon est enchanté. Flaminio vient troubler sa joie, en lui disant qu’il va incessamment se marier avec Béatrix. Pantalon lui répond que cela ne se peut point, parcequ’elle ne veut se marier qu’après l’arrivée de Lucindo. Béatrix accourt, & dit, avec la plus grande vivacité, que s’il est question de donner la main à Flaminio, elle se passera de la présence de son frere. Flaminio & Diane se trouvent sur la scene : alors l’amant veut parler ; l’amante l’interrompt plusieurs fois, en lui ordonnant de se taire. Peu-à-peu elle écoute : elle apprend ce qui a donné lieu aux dépits amoureux de Flaminio. La cause en est belle ; c’est l’amour qui les a fait naître. Diane pardonne à son amant, & le prie de la ramener chez elle.

Acte III. Brighella craint que Colombine n’aime Arlequin ; il lui fait des reproches. Colombine copie la scene de sa maîtresse avec Flaminio, interrompt quelque temps Brighella, toutes les fois qu’il veut parler, & lui pardonne enfin : ils entrent. Pantalon paroît avec Arlequin, prêt à jouer le personnage de Lucindo. Ils frappent à la porte du Docteur, qui, n’ayant point vu son fils depuis la plus tendre enfance, croit le reconnoître dans Arlequin. Ils vont tous chez le Docteur pour célébrer l’heureux retour du prétendu Lucindo. Dans ce temps-là le véritable arrive : il se présente à son pere, qui le croit un fourbe. On met les deux Lucindo en présence l’un de l’autre : enfin, le véritable montre des lettres qui justifient ce qu’il est. On menace Arlequin. Celui-ci avoue qu’il agit par l’ordre de Pantalon. Ils abandonnent tous la scene pour chercher Brighella, qui a tout observé, & qui raconte à Pantalon qu’on a découvert Arlequin ; qu’il a confessé n’avoir rien fait que par l’ordre de Pantalon, & qu’on le cherche. Pantalon a peur ; Brighella le rassure, en lui disant qu’il connoît un brave qui le prendra sous sa protection : il l’appelle ; c’est Flaminio, qu’il a déja travesti. Pantalon le remercie, & fait entrer Flaminio chez lui. Dans ce temps-là le Docteur & son fils viennent armés ; ils se saisissent de Pantalon, qui appelle son brave à son secours : mais Colombine lui apprend que le brave & Diane ont pris la fuite par la porte du jardin. Pantalon est désespéré ; il s’appaise enfin en apprenant que le brave est Flaminio. Il lui donne sa fille. Silvio épouse Béatrix, & Colombine se marie avec Brighella.

 

Moliere, en rejettant tout le fatras qu’amenent dans la piece italienne, & les amours de Pantalon, & le déguisement d’Arlequin, a senti ce que valoit la partie d’intrigue filée par la jalousie de Diane & de Flaminio. Il a, sur-tout, connu tout le mérite de leurs scenes de dépit ; il a non seulement pris de cette piece les dépits amoureux d’Eraste & de Lucile, mais encore ceux de Marinette & de Gros René, qui parodient leurs maîtres à l’exemple de Brighella & de Colombine. Quant à la façon dont ces mêmes scenes sont traitées, on croira sans peine que Moliere l’emporte sur l’Auteur Italien. Je puis procurer au Lecteur le plaisir de s’en assurer par lui-même. Le moyen, me dira-t-on, puisque la piece n’existe qu’en canevas ? Cela est vrai. Mais comme les bons Acteurs Italiens ont soin d’écrire les scenes essentielles de leurs sujets, qu’ils appellent scenes préméditées, j’ai eu soin d’en avoir des copies autant qu’il m’a été possible, & je vais en traduire une que mes Lecteurs pourront comparer ensuite avec la troisieme scene du quatrieme acte du Dépit amoureux françois.

On a vu que Diane voulant conserver sa main à Flaminio, a écrit à Silvio, à qui on la destine, pour le prier de différer le mariage. On a encore vu que Flaminio, ayant enlevé cette lettre à Arlequin, devient jaloux, feint de s’attacher à Béatrix pour se venger de celle qu’il croit infidelle. Ils sont dans cette situation quand ils se rencontrent : l’amant veut parler ; l’amante l’interrompt à plusieurs reprises.

FLAMINIO, DIANA.

Diana, à part.

Mais si je ne l’écoute point, je lui paroîtrai injuste, & je veux le confondre.

Flaminio.

Avez-vous fini ?

Diana.

Je n’ai pas encore commencé, jugez si j’ai fini.

Flaminio.

Ecoutez-moi, ou je sors.

Diana.

Hé bien ! cesse-t-il de m’irriter !

Flaminio.

Oh ! vous feignez d’être irritée : vous avez trop bien pris vos mesures pour l’être réellement.

Diana.

Vous ne pouvez pas en juger, parceque l’amour que vous avez pour Béatrix vous aveugle sur le mien.

Flaminio.

Il ne m’aveugle pas si fort que je ne voie avec peine votre ingratitude. J’ai dans mes mains la lettre que vous avez écrite à Silvio. Le voilà, ce témoin de votre trahison.

Diana.

J’ai écrit cette lettre, il est vrai ; mais...

Flaminio, l’interrompant.

Qu’est-ce ? que pouvez-vous dire ? Avouez votre perfidie. Oserez-vous encore vous dire innocente ?

Diana.

Laissez-moi du moins finir ce que j’ai à vous dire, & vous me condamnerez ensuite si je le mérite.

Flaminio.

Non, il n’est pas besoin de grandes réflexions quand la chose est évidente.

Diana.

C’est vous qui me faites une perfidie très évidente, lorsque, charmé des beautés de Béatrix, vous renoncez à mon amour pour devenir son époux.

Flaminio.

J’ai conservé mon amour pour vous tant que vous m’avez conservé la foi que vous m’aviez promise ; à présent que vous manquez à votre parole, il m’est permis d’épouser qui bon me semble.

Diana.

Hé bien, restez dans votre erreur, puisque vous ne voulez pas écouter ce qui peut me justifier... Mais non : admirez jusqu’où je pousse ma bonté pour vous, quoique vous en soyez indigne. Ecoutez-moi du moins ; je vous le demande au nom de notre ancienne tendresse, puisque vous voulez qu’elle finisse ; apprenez ce que je dis pour ma défense.... Vous êtes bien inhumain si vous me refusez cette grace.

Flaminio.

Parlez ; mais abrégez.

Diana.

Que le Ciel soit loué !... Apprenez que je n’ai écrit à Silvio que pour me conserver à vous en différant cet hymen funeste auquel mon pere vouloit me forcer ; mais j’étois résolue à mourir avant de le terminer. J’en prends à témoin tous les Dieux du Ciel, mon amour, mon innocence, & vous, ingrat, qui répondez à une tendresse aussi vive avec la plus grande ingratitude. Mon cher Flaminio, trop ingrat Flaminio, donnez-moi la mort pour me punir des torts que vous me supposez, ou rendez-moi votre amour en récompense de la foi que je vous ai conservée.

Flaminio.

En voilà suffisamment, ma chere Diana, en voilà suffisamment : je connois que je suis le seul coupable ; & pour vous avoir cru infidelle, j’avois feint d’aimer une autre personne ; mais cette feinte ne m’a été dictée que par la vengeance, mon cœur n’y pas eu la moindre part.

Diana.

Je mets tout sur le compte de quelques fausses apparences auxquelles vous avez ajouté foi trop légérement. Je vous ordonne, pour votre pénitence, de m’aimer autant que je le mérite ; & puisque mon pere est sorti, ramenez-moi dans ma maison ; nous chercherons ensemble les moyens de nous unir bientôt.

Flaminio.

Je me félicite de mon erreur, puisqu’elle me fait connoître la pureté & la vivacité de votre amour.

Voyons présentement la scene de dépit françoise. Les amants y sont dans la même situation que ceux de la piece italienne.

ACTE IV. Scene III.

LUCILE, ERASTE, MARINETTE, GROS RENÉ.

Marinette.

Je l’apperçois encor ; mais ne vous rendez point.

Lucile.

Ne me soupçonne pas d’être foible à ce point.

Marinette.

Il vient à nous.

Eraste.

Non, non, ne craignez pas, Madame,
Que je revienne encor vous parler de ma flamme :
C’en est fait ; je me veux guérir, & connois bien
Ce que de votre cœur a possédé le mien.
Un courroux si constant, pour l’ombre d’une offense,
M’a trop bien éclairci de votre indifférence ;
Et je dois vous montrer que les traits du mépris
Sont sensibles, sur-tout aux généreux esprits.
Je l’avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres
Des charmes qu’ils n’ont pas trouvés dans tous les autres ;
Et le ravissement où j’étois de mes fers,
Les auroit préférés à des sceptres offerts.
Oui, mon amour pour vous sans doute étoit extrême,
Je vivois tout en vous ; &, je l’avouerai même,
Peut-être qu’après tout j’aurai, quoiqu’outragé,
Assez de peine encore à m’en voir dégagé :
Possible que malgré la cure qu’elle essaie
Mon ame saignera long-temps de cette plaie ;
Et qu’affranchi d’un joug qui faisoit tout mon bien,
Il faudra me résoudre à n’aimer jamais rien.
Mais enfin il n’importe, & puisque votre haine
Chasse un cœur tant de fois que l’amour vous ramene,
C’est la derniere ici des importunités
Que vous aurez jamais de mes feux rebutés.

Lucile.

Vous pouvez faire aux miens la grace toute entiere,
Monsieur, & m’épargner encor cette derniere.

Eraste.

Hé bien, Madame, hé bien, ils seront satisfaits.
Je romps avecque vous, & j’y romps pour jamais.
Puisque vous le voulez, que je perde la vie
Lorsque de vous parler je reprendrai l’envie.

Lucile.

Tant mieux : c’est m’obliger.

Eraste.

Non, non, n’ayez pas peur
Que je fausse parole : eussé-je un foible cœur
Jusques à n’en pouvoir effacer votre image,
Croyez que vous n’aurez jamais cet avantage
De me voir revenir.

Lucile.

Ce seroit bien en vain.

Eraste.

Moi-même de cent coups je percerois mon sein,
Si j’avois jamais fait cette bassesse insigne
De vous revoir après ce traitement indigne.

Lucile.

Soit, n’en parlons donc plus.

Eraste.

Oui, oui, n’en parlons plus ;
Et, pour trancher ici nos propos superflus,
Et vous donner, ingrate, une preuve certaine
Que je veux sans retour sortir de votre chaîne,
Je ne veux rien garder qui puisse retracer
Ce que de mon esprit il me faut effacer.
Voici votre portrait : il présente à la vue
Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue ;
Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands,
Et c’est un imposteur enfin que je vous rends.

Gros René.

Bon !

Lucile.

Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre,
Voilà le diamant que vous m’avez fait prendre.

Marinette.

Fort bien !

Eraste.

Il est à vous encor ce bracelet.

Lucile.

Et cette agate à vous, qu’on fit mettre en cachet.

Eraste lit.

 « Vous m’aimez d’une ardeur extrême,
« Eraste, & de mon cœur voulez être éclairci.
 « Si je n’aime Eraste de même,
« Au moins aimé-je fort qu’Eraste m’aime ainsi.

Lucile.

Vous m’assuriez par-là d’agréer mon service :
C’est une fausseté digne de ce supplice.
(Il déchire la lettre.)

Lucile lit.

« J’ignore le destin de mon ardeur ardente,
 « Et jusqu’à quand je souffrirai :
 « Mais je sais, ô beauté charmante !
 « Que toujours je vous aimerai7.
Voilà qui m’assuroit à jamais de vos feux :
Et la main & la lettre ont menti toutes deux.
(Elle déchire la lettre.)

Gros René.

Poussez.

Eraste.

Elle est de vous, suffit, même fortune.

Marinette, à Lucile.

Ferme.

Lucile.

J’aurois regret d’en épargner aucune.

Gros René.

N’ayez point le dernier.

Marinette.

Tenez bon jusqu’au bout.

Lucile.

Enfin voilà le reste.

Eraste.

Et, grace au Ciel, c’est tout.
Je sois exterminé si je ne tiens parole.

Lucile.

Me confonde le Ciel, si la mienne est frivole.

Eraste.

Adieu donc.

Lucile.

Adieu donc.

Marinette.

Voilà qui va des mieux.

Gros René.

Vous triomphez.

Marinette.

Allons, ôtez-vous de ses yeux.

Gros René.

Retirez-vous après cet effort de courage.

Marinette.

Qu’attendez-vous encor ?

Gros René.

Que faut-il davantage ?

Eraste.

Ah ! Lucile, Lucile ! un cœur comme le mien
Se fera regretter, & je le sais fort bien.

Lucile.

Eraste, Eraste ! un cœur fait comme est fait le vôtre
Se peut facilement réparer par un autre.

Eraste.

Non, non, cherchez par-tout, vous n’en aurez jamais
De si passionné pour vous, je vous promets.
Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie ;
J’aurois tort d’en former encore quelque envie.
Mes plus ardents respects n’ont pu vous obliger ;
Vous avez voulu rompre, il n’y faut plus songer.
Mais personne après moi, quoi qu’on vous fasse entendre.
N’aura de passion aussi pure & si tendre.

Lucile.

Quand on aime les gens, on les traite autrement :
On fait de leur personne un meilleur jugement.

Eraste.

Quand on aime les gens, on peut, de jalousie,
Sur beaucoup d’apparence, avoir l’ame saisie.
Mais alors qu’on les aime, on ne peut en effet
Se résoudre à les perdre ; & vous, vous l’avez fait.

Lucile.

La pure jalousie est plus respectueuse.

Eraste.

On voit d’un œil plus doux une offense amoureuse.

Lucile.

Non, votre cœur, Eraste, étoit mal enflammé.

Eraste.

Non, Lucile, jamais vous ne m’avez aimé.

Lucile.

Eh ! je crois que cela foiblement vous soucie.
Peut-être en seroit-il beaucoup mieux pour ma vie
Si je... Mais laissons là ces discours superflus :
Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.

Eraste.

Pourquoi ?

Lucile.

Par la raison que nous rompons ensemble,
Et que cela n’est plus de saison, ce me semble.

Eraste.

Nous rompons ?

Lucile.

Oui, vraiment. Quoi ! n’en est-ce pas fait ?

Eraste.

Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ?

Lucile.

Comme vous.

Eraste.

Comme moi ?

Lucile.

Sans doute. C’est foiblesse
De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.

Eraste.

Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu.

Lucile.

Moi ? point du tout : c’est vous qui l’avez résolu.

Eraste.

Moi, je vous ai cru là faire un plaisir extrême.

Lucile.

Point, vous avez voulu vous contenter vous-même.

Eraste.

Mais si mon cœur encor revouloit sa prison ?...
Si, tout fâché qu’il est, il demandoit pardon ?...

Lucile.

Non, non, n’en faites rien, ma foiblesse est trop grande ;
J’aurois peur d’accorder trop tôt votre demande.

Eraste.

Ah ! vous ne pouvez pas trop tôt me l’accorder,
Ni moi, sur cette peur, trop tôt la demander.
Consentez-y, Madame : une flamme si belle
Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.
Je le demande, enfin me l’accorderez-vous
Ce pardon obligeant ?

Lucile.

Remenez-moi chez nous.

Quelle scene, grands Dieux ! quel feu ! quel naturel ! Si l’on a remarqué en combien de façons Eraste & Lucile y déploient leurs cœurs, on sentira combien ils sont supérieurs en tout à Flaminio & à Diane, excepté dans l’endroit où Lucile, à l’exemple de Diane, invite son amant à la remener chez elle. L’amante Italienne a soin de nous dire ce qu’elle y fera ; l’amante Françoise ne se donne pas cette peine. Il est singulier de voir une jeune personne mettre fin à une dispute amoureuse par quatre mots bien expressifs dans un raccommodement :

Remenez-moi chez nous.

La scene dans laquelle Métaphraste, Précepteur d’Ascagne, impatiente le bon-homme Albert, est calquée sur la quatrieme scene du premier acte du Déniaisé, comédie par le sieur Gillet de la Tessonniere. Je vais en régaler mes Lecteurs. L’original est fort rare. La bibliotheque du Roi en a été long-temps privée ; mais M. Capperonnier, l’homme le plus fait pour sa place, tant par son savoir que par ses soins infatigables & sa complaisance pour les gens de Lettres, a su s’en procurer un exemplaire à la vente des livres de Madame de Pompadour.

LE DÉNIAISÉ. Acte I. Scene IV.

JODELET, PANCRACE.

Jodelet.

Tandis qu’ils vont dîner, un petit mot, Pancrace.
Dirois-tu qu’une fille eût de l’amour pour moi ?

Pancrace.

C’est qu’elle a reconnu quelques appas en toi.

Jodelet.

Qu’est-ce que des appas ? est-ce une belle chose ?

Pancrace.

C’est le visible effet d’une agréable cause :
C’est un enthousiasme, un puissant attractif,
Qui rend individu le passé & l’actif,
Et qui dans nos esprits domptant la tyrannie,
Forme le plus farouche au goût de son génie.

Jodelet.

Je m’en étois douté ; mais...

Pancrace.

Les doutes sont grands
Pour définir s’il est des appas différents.
Pythagore, Zénon, Aristote, Socrate,
Philostrate, Bias, Eschyle, Xénocrate,
Aristippe, Plutarque, Isocrate, Platon,
Demosthene, Luculle, Hésiode, Caton,
Esope, Eusebe, Erasme, Ennius, Aulugelle,
Epictete, Carden, Boëce, Columelle,
Ménandre, Scaliger, Aristarque, Solon,
Homere, Buchanan, Polybe, Cicéron,
Ausone, Lucian, Xénophon, Thucydide,
Diogene, Tibulle, Appian, Aristide,
Anacréon, Pindare, Horace, Martial,
Plaute, Ovide, Lucain, Catulle, Juvénal,
Carnéade, Sapho, Théophraste, Lactance,
Sophocles & Séneque, Euripide & Térence,
Chrisippe...

Jodelet.

A quel besoin nommer tous ces démons ?

Pancrace.

C’est des Dieux, des Savants dont je t’ai dit les noms ;
Et j’en ai mille encor que, manque de mémoire...

Jodelet.

Ah ! ne m’en nomme plus, je suis prêt à te croire.

Pancrace.

Donc tous ces vieux Savants n’ont pu nous exprimer
D’où vient cet ascendant qui nous force d’aimer.
Les uns disent que c’est un vif éclair de flamme.
Qu’un être indépendant alluma dans notre ame,
Et qui fait son effet malgré notre pouvoir,
Quand il trouve un objet propre à le recevoir.

Jodelet.

Les autres...

Pancrace.

Eclairés d’une moindre lumiere,
Enveloppent sa force au sein de la matiere,
Et nomment un instinct ce premier mouvement
Qui nous frappe d’abord avec aveuglement,
Et qui prenant du temps des forces suffisantes,
En forme dans les sens des images pressantes,
Qui n’en font le rapport à notre entendement
Qu’après s’être engagés sans son consentement.

Jodelet, levant la main pour parler.

Ainsi donc...

Pancrace, l’interrompant.

Nous perdrions le droit du libre arbitre.

Jodelet veut parler.

Mais...

Pancrace.

Il n’est point de mais, c’est notre plus beau titre.

Jodelet, encore de même.

Quoi !...

Pancrace.

C’est parler en vain, l’ame a sa volonté.

Jodelet, encore de même.

Il est vrai...

Pancrace.

Nous naissons en pleine liberté.

Jodelet, voulant parler.

C’est sans doute...

Pancrace.

Autrement notre essence est mortelle.

Jodelet, voulant parler.

D’effet...

Pancrace.

Et nous n’aurions qu’une ame naturelle.

Jodelet.

Bon !...

Pancrace.

C’est le sentiment que nous devons avoir.

Jodelet.

Donc...

Pancrace.

C’est la vérité que nous devons savoir.

Jodelet.

Un mot...

Pancrace.

Quoi ! voudrois-tu des ames radicales,
Où l’opération pareille aux animales....

Jodelet, en lui voulant fermer la bouche.

Je voudrois te casser la gueule...

Pancrace, en se débarrassant.

On a grand tort
De vouloir que l’esprit s’éteigne par la mort.
Il faut, pour en avoir l’entiere connoissance,
Savoir que l’ame vient d’une immortelle essence,
Et qu’en nous animant, il est tout évident
Qu’elle est une substance, & non un accident ;
Ayant des attributs du Maître du tonnerre,
Elle n’est pas de feu, d’air, d’eau, ni moins de terre,
Ni le tempérament des quatre qualités
Qui renferme dans soi tant de diversités.

Jodelet s’apprête à parler.

Enfin...

Pancrace.

Les minéraux produits d’air & de flamme
Ont un tempérament, mais ce n’est pas une ame.
L’ame est encore plus que n’est le mouvement ;
Plusieurs choses en ont sans avoir sentiment,
Et qui sur les objets agissent avec force.
D’un arbre mort le fruit, ou la feuille, ou l’écorce,
Donnent à nos humeurs un secret mouvement ;
L’ambre attire des corps, ainsi que fait l’aimant.

Jodelet, lassé.

Ah !...

Pancrace.

L’ame n’est donc pas cette aveugle puissance
Qui se meut, ou qui fait mouvoir sans connoissance.

Jodelet, jettant son chapeau à terre.

J’enrage !...

Pancrace.

Elle n’est pas le sang, comme on a dit.

Jodelet, en le regardant de colere.

Parlera-t-il toujours ? Mais...

Pancrace.

Ce mais m’étourdit.

Jodelet, fermant les poings.

Peste !...

Pancrace.

Nous pouvons voir des choses animées,
Qui sans avoir de sang avoient été formées.
Il est des animaux qui n’en répandent pas
Après le coup fatal qui cause leur trépas.
L’ame n’est pas aussi l’acte ni l’énergie ;
C’est au corps qu’appartient le mot d’autelechie.

Jodelet.

Hola...

Pancrace.

Prête l’oreille à mes solutions.
L’ame n’ayant donc point ces définitions,
Pour te faire savoir comme elle est immortelle,
Ecoute les vertus qui subsistent en elle :
Par un divin génie & des ressorts divers,
Trois ames font mouvoir tout ce grand univers.
Aux plantes seulement est la végétative,
La sensitive au corps, l’ame a l’intellective,
Et donne l’existence aux deux qu’elle comprend,
Ainsi qu’un petit nombre est compris au plus grand.
Des trois la corruptible est jointe à la matiere ;
La seconde, approchant de sa clarté premiere,
Agit dans les démons sans commerce des corps ;
Et la troisieme enfin, par de divins efforts,
Pour faire un composé, sut renfermer en elle
La nature divine avecque la mortelle ;
Aussi l’ame a l’arbitre...

Jodelet.

Ah ! c’est trop arbitré.
Au diable le moment que je t’ai rencontré !

Pancrace.

Au diable le pendard qui ne veut rien apprendre !

Jodelet.

Au diable les savants, & qui les peut comprendre !

Pancrace.

Va, si tu m’y retiens, on y verra beau bruit.
Mais...

Jodelet.

Encore me parler ! Bon soir & bonne nuit.

Nous avons entendu le savant bavardage de Pancrace du Déniaisé, prêtons l’oreille au Pédant du Dépit amoureux.

ACTE II. Scene VII.

ALBERT, MÉTAPHRASTE.

Métaphraste.

Mandatum tuum curo diligenter.

Albert.

Maître, j’ai voulu.

Métaphraste.

Maître est dit a magister ;
C’est comme qui diroit trois fois plus grand.

Albert.

Je meure
Si je savois cela. Mais soit, à la bonne heure.
Maître donc...

Métaphraste.

Poursuivez.

Albert.

Je veux poursuive aussi :
Mais ne poursuivez pas, vous, d’interrompre ainsi.
Donc encore une fois, Maître, c’est la troisieme,
Mon fils me rend chagrin. Vous savez que je l’aime,
Et que soigneusement je l’ai toujours nourri.

Métaphraste.

Il est vrai. Filio non potest præferri
Nisi filius.

Albert.

Maître, en discourant ensemble,
Ce jargon n’est pas fort nécessaire, me semble.
Je vous crois grand latin & grand docteur juré ;
Je m’en rapporte à ceux qui m’en ont assuré :
Mais, dans un entretien qu’avec vous je destine,
N’allez pas déployer toute votre doctrine,
Faire le pédagogue, & cent mots me cracher,
Comme si vous étiez en chaire pour prêcher.
Mon pere, quoiqu’il eût la tête des meilleures,
Ne m’a jamais rien fait apprendre que mes heures,
Qui, depuis cinquante ans dites journellement,
Ne sont encor pour moi que du haut allemand.
Laissez donc en repos votre science auguste,
Et que votre langage à mon foible s’ajuste.

Métaphraste.

Soit.

Albert.

A mon fils, l’hymen semble lui faire peur ;
Et sur quelque parti que je sonde son cœur,
Pour un pareil lien il est froid & recule.

Métaphraste.

Peut-être a-t-il l’humeur du frere de Marc Tulle,
Dont avec Atticus le même fait sermon,
Et comme aussi les Grecs disent atanaton...

Albert.

Mon Dieu ! Maître éternel, laissez là, je vous prie,
Les Grecs, les Albanois, avec l’Esclavonie,
Et tous ces autres gens dont vous voulez parler ;
Eux & mon fils n’ont rien ensemble à démêler.

Métaphraste.

Eh bien donc, votre fils ?...

Albert.

Je ne sais si dans l’ame
Il ne sentiroit point une secrete flamme.
Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu ;
Et je l’apperçus hier, sans en être apperçu,
Dans un recoin du bois où nul ne se retire.

Métaphraste.

Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire ?
Un endroit écarté ? latinè, secessus,
Virgile l’a dit, est in secessu locus...

Albert.

Comment auroit-il pu l’avoir dit, ce Virgile,
Puisque je suis certain que, dans ce lieu tranquille,
Ame du monde enfin n’étoit là que nous deux ?

Métaphraste.

Virgile est nommé là comme un auteur fameux
D’un terme plus choisi que le mot que vous dites,
Et non comme témoin de ce qu’hier vous vîtes.

Albert.

Et moi je vous dis, moi, que je n’ai pas besoin
De terme plus choisi, d’auteur ni de témoin,
Et qu’il suffit ici de mon seul témoignage.

Métaphraste.

Il faut choisir pourtant les mots mis en usage
Par les meilleurs Auteurs. Tu vivendo bonos,
Comme on dit, scribendo, sequare peritos.

Albert.

Homme, ou démon, veux-tu m’entendre sans conteste ?

Métaphraste.

Quintilien en fait le précepte.

Albert.

La peste
Soit du causeur !

Métaphraste.

Et dit là-dessus doctement
Un mot que vous serez bien aise assurément
D’entendre.

Albert.

Je serai le diable qui t’emporte,
Chien d’homme ! Oh ! que je suis tenté d’étrange sorte
De faire sur ce mufle une application !

Métaphraste.

Mais qui cause, Seigneur, votre inflammation ?
Que voulez-vous de moi ?

Albert.

Je veux que l’on m’écoute,
Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.

Métaphraste.

Ah ! sans doute.
Vous serez satisfait s’il ne tient qu’à cela :
Je me tais.

Albert.

Vous ferez sagement.

Métaphraste.

Me voilà
Tout prêt à vous ouir.

Albert.

Tant mieux.

Métaphraste.

Que je trépasse
Si je dis plus mot.

Albert.

Dieu vous en fasse la grace !

Métaphraste.

Vous n’accuserez pas mon caquet désormais.

Albert.

Ainsi soit-il.

Métaphraste.

Parlez quand vous voudrez.

Albert.

J’y vais.

Métaphraste.

Et n’appréhendez plus l’interruption nôtre.

Albert.

C’est assez dit.

Métaphraste.

Je suis exact plus qu’aucun autre.

Albert.

Je le crois.

Métaphraste.

J’ai promis que je ne dirois rien.

Albert.

Suffit.

Métaphraste.

Dès à présent je suis muet.

Albert.

Fort bien !

Métaphraste.

Parlez, courage : au moins je vous donne audience ;
Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence :
Je ne desserre pas la bouche seulement.

Albert.

Le traître !

Métaphraste.

Mais, de grace, achevez vîtement.
Depuis long-temps j’écoute : il est bien raisonnable
Que je parle à mon tour.

Albert.

Donc, bourreau détestable !...

Métaphraste.

Hé, bon Dieu ! voulez-vous que j’écoute à jamais ?
Partageons le parler, ou du moins je m’en vais.

Albert.

Ma patience est bien...

Métaphraste.

Quoi ! vous voulez poursuivre ?
Ce n’est pas encor fait ? Per Jovem ! je suis ivre !

Albert.

Je n’ai pas dit...

Métaphraste.

Encor ? Bon Dieu ! que de discours !
Rien n’est-il suffisant d’en arrêter le cours ?

Albert.

J’enrage...

Métaphraste.

De rechef ? Oh ! l’étrange torture !
Hé ! laissez-moi parler un peu, je vous conjure !
Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas
D’un savant qui se tait.

Albert, sortant.

Parbleu, tu te tairas.

Métaphraste, seul.

D’où vient fort à propos cette sentence expresse
D’un Philosophe : Parle, afin qu’on te connoisse.
Doncque, si de parler le pouvoir m’est ôté,
Pour moi, j’aime autant perdre aussi l’humanité,
Et changer mon essence en celle d’une bête.
Me voilà pour huit jours avec un mal de tête.
Oh ! que les grands parleurs sont par moi détestés !
Mais quoi ! si les savants ne sont point écoutés,
Si l’on veut que toujours ils ayent bouche close,
Il faut donc renverser l’ordre de chaque chose,
Que les poules dans peu dévorent les renards,
Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards,
Qu’à poursuivre les loups les agnelets s’ébattent,
Qu’un fou fasse les loix, que les femmes combattent,
Que par les criminels les juges soient jugés,
Et par les écoliers les maîtres fustigés,
Que le malade au sain présente le remede,
Que le lievre craintif...
Albert, revenant, sonne aux oreilles de Métaphraste avec une cloche de mulet qui le fait fuir.

Métaphraste.

Miséricorde ! à l’aide !

Le pédant Métaphraste ressemble fort au pédant Pancrace : tous les deux ont, sur-tout, la fureur de parler sans cesse, & de ne pas laisser desserrer les dents à leur interlocuteur ; mais le pédant de Moliere est plus comique. En outre la pédanterie est plus naturelle chez un Précepteur que chez un Intendant : Pancrace occupe cette place. D’ailleurs ce dernier n’interrompt qu’un misérable valet ; & Métaphraste, possédé par son démon babillard, ne respecte pas même le maître de la maison, qui, pour le faire taire, est obligé de l’épouvanter, en agitant à ses oreilles une énorme sonnette de mulet. Remarquons en passant que ce n’est pas dans ce dernier trait que Moliere brille, & qu’il auroit fort bien pu ne pas finir la scene par cette plate bouffonnerie qui se trouve dans plusieurs pieces italiennes8.

Dans la septieme scene du troisieme acte, Valere veut découvrir si Mascarille a trahi son secret. Il feint d’être enchanté que son pere soit instruit de son mariage ; il voudroit connoître, dit-il, l’honnête personne qui lui a rendu ce service, pour l’en remercier : alors Mascarille avoue que c’est lui. Son maître met l’épée à la main pour le tuer.

Cette scene est dans Arlequin muet par crainte, canevas italien. Célio arrive secrètement à Venise pour avoir une affaire d’honneur avec son rival dont il a juré la mort. Arlequin, valet de Célio, ouvre la scene avec un crocheteur qui porte la malle de son maître ; il l’arrête au milieu de la rue, le fait asseoir sur la malle, se place à côté de lui, & l’interroge sur tout ce qui se passe dans la ville. Lorsque le crocheteur a suffisamment satisfait sa curiosité, il lui dit de demander des nouvelles à son tour : l’autre répond qu’il n’est pas curieux. Arlequin le force, à grands coups de bâton, d’apprendre que son maître est arrivé exprès pour tuer un homme. Il entre dans le cabaret, & tout en goûtant les sauces, il fait la même confidence au cabaretier & aux servantes. Le cabaretier & le crocheteur avertissent Célio de l’indiscrétion de son valet. Célio, furieux, veut avant que de punir Arlequin, le faire convenir de ses torts. Il le prend en particulier & lui reproche de ne savoir pas travailler à la réputation de son maître. Comment ! lui dit-il, je viens à Venise exprès pour défier un rival, pour me couper la gorge avec lui ; c’est une action de bravoure qui me couvriroit de gloire si on la savoit, & tu ne l’apprends à personne ! Tu veux donc me réduire au point de faire comme les demi-braves, de raconter moi-même mes exploits, de vanter mon courage ? Arlequin lui répond naïvement qu’il a tort de lui faire ce reproche, puisqu’il a instruit du sujet de son voyage un crocheteur, le cabaretier, les servantes, les palefreniers, & que même en entrant dans la ville il s’en est entretenu avec son cheval, de façon à être entendu de tous les passants. Alors Célio lui reproche tout de bon son indiscrétion, & veut lui passer son épée au travers du corps. Arlequin, crainte de fâcher encore son maître, jure de ne plus ouvrir la bouche, & feint de la coudre. En effet il ne parle point durant toute la piece, ce qui donne lieu à des lazzis très plaisants.