(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IV. » pp. 57-70
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IV. » pp. 57-70

CHAPITRE IV.

Sganarelle, ou le Cocu imaginaire, comédie en vers & en trois actes, comparée pour le fond, les détails & le style, avec une piece italienne intitulée, Il Ritratto, le Portrait, ou Arlichino cornuto per opinione, Arlequin cocu imaginaire, & une scene de Jodelet Duelliste, piece de Scarron.

Cette comédie fut jouée à Paris sur le théâtre du Petit Bourbon, le 28 Mars 1660. Elle est imitée presque en entier d’une piece italienne très ancienne, dont nous ferons l’extrait quand nous aurons rappellé au Lecteur le sujet du Cocu imaginaire de Moliere.

Extrait du Cocu imaginaire, ou de Sganarelle.

Gorgibus, après avoir promis à Lélie la main de Célie sa fille, veut profiter de l’absence de l’amant pour la donner à Valere. Il l’annonce à sa fille qui se trouve mal de chagrin, & laisse tomber le portrait de Lélie qu’elle contemploit. Sganarelle tâte Célie pour voir si elle est morte, & l’emporte chez elle. La femme de Sganarelle, qui, de sa fenêtre, a vu son époux auprès de Célie, est jalouse, accourt, ne trouve personne sur la scene, ramasse la miniature que Célie a laissé tomber. Sganarelle revient, est jaloux à son tour de voir un portrait dans les mains de sa femme, & le lui enleve. Lélie arrive ; il n’est pas peu surpris de trouver son portrait dans les mains d’un homme. Il lui demande de qui il le tient. Sganarelle, qui le reconnoît pour l’original de la miniature, lui dit d’un air fâché qu’il l’a surpris à sa femme. Lélie pense que Célie est mariée : le chagrin qu’il en ressent lui cause une foiblesse. La femme de Sganarelle s’en apperçoit, & le prie d’entrer chez elle où il se remet. Lorsqu’il en sort, Sganarelle le voit, ce qui le confirme encore plus dans l’idée qu’il est trompé par sa femme. D’un autre côté Célie apperçoit Lélie : elle descend, ne le voit plus, en demande des nouvelles à Sganarelle : celui-ci répond qu’il est mieux connu de sa femme que de lui. Célie, furieuse, jure de se venger. Elle promet à son pere d’épouser Valere ; mais elle revoit Lélie. Après quelques reproches de part & d’autre, la véritable histoire du portrait tombé des mains de Célie détruit la jalousie des deux amants & des époux. Pour comble de bonheur, Valere, marié secrètement, ne peut s’opposer aux vœux de Célie qui épouse son amant, de l’aveu même de Gorgibus.

Il Ritratto, le Portrait, ou Arlichino Cornuto per opinione, Arlequin Cocu imaginaire.

Acte I. Arlequin & Camille parlent de leurs amours. Camille promet à son amant de l’épouser. On entend Scapin, cabaretier & frere de Camille. Arlequin se retire. Scapin trouve mauvais que sa sœur soit dans la rue ; il la querelle & lui dit ensuite qu’il veut la marier, lui ordonne de choisir un époux ; elle répond que le choix est fait. Arlequin se présente, il n’a pas le bonheur de plaire à Scapin qui le renvoie, & qui entre ensuite avec sa sœur dans le cabaret.

La scene change & représente une cuisine. Arlequin paroit mort sur une chaise. Camille le voit, se désespere, veut se tuer : son frere retient son bras, lui demande la cause de son désespoir, l’apprend avec chagrin ; il lui jure que si Arlequin vivoit encore il ne s’opposeroit plus à leur hymen. Arlequin se leve, le prend au mot ; Scapin fuit tout épouvanté. L’acte finit.

Acte II. Magnifico pere d’Eléonora paroît sur la scene avec elle, lui dit qu’il veut la marier au Docteur : elle feint d’y consentir ; mais quand elle est seule, elle soupire de l’absence de Célio, prend le portrait de cet amant, s’attendrit si fort qu’elle s’évanouit, & laisse tomber le portrait. Arlequin, conduit par le hasard, la soutient, & la porte chez elle. Camille vient ; elle dit qu’elle va tout préparer pour son mariage avec Arlequin : elle voit le portrait, le ramasse, loue la beauté de l’original. Arlequin revient, écoute, devient jaloux, enleve le portrait à Camille, & la renvoie. Il reste sur la scene fort en colere.

Celio arrive vêtu en pélerin : il a été obligé de prendre ce déguisement parcequ’il a tué un homme qui en vouloit à la vie du Docteur. Arlequin le reconnoît pour l’original du portrait. D’un autre côté Célio est fâché de voir son portrait entre les mains d’Arlequin ; il lui demande de qui il le tient ; Arlequin lui répond que c’est de sa femme. Célio croit qu’Eléonora est infidelle, il veut s’instruire de la vérité avec Scapin : il frappe au cabaret ; Camille lui ouvre la porte, lui fait beaucoup de politesses. Celio répond à ses honnêtetés, & veut lui faire un présent. Arlequin, qui voit tout cela de loin, devient furieux.

Eléonora a paru à sa fenêtre, elle a reconnu son cher Célio malgré son déguisement ; elle descend bien vîte, demande à Arlequin ce que le pélerin est devenu. Celui-ci lui répond qu’il l’ignore, mais qu’il sait seulement que le pélerin est l’amant de sa femme. Eléonora, outrée de la prétendue infidélité de Célio, exhorte Arlequin à la vengeance, & lui porte une épée. Camille de son côté a vu Arlequin avec Eléonora, est devenue jalouse, & paroît avec une autre épée. Les deux époux armés restent un instant seuls sur la scene ; Scapin vient se jetter entre eux, leur demande quel est le sujet de leur querelle. Camille dit que son époux l’a fait cornette, & qu’elle veut le tuer ; Arlequin répond que c’est sa femme qui le cocufie, & qu’il veut lui donner la mort. Scapin termine la dispute & l’acte en bâtonnant Arlequin.

Acte III. Célio veut apprendre des nouvelles touchant Eléonora, de l’ami qui s’intéresse à lui, & qui sollicite sa grace. Il va chez Scapin qui le reconnoît, lui dit que son ami est à la campagne, que sa maîtresse est sur le point de se marier ; mais il lui promet en même temps de faire son possible pour rompre ce mariage : il le fait entrer dans sa maison. Arlequin a tout entendu, croit qu’il a été question de Camille, fuit sans être apperçu, & se cache.

Camille est désespérée de ne pas voir Arlequin ; elle craint d’en être abandonnée. Elle prie son frere de lui écrire une lettre ; elle fait mettre dessus, à l’amant voyageur, parcequ’elle pense qu’Arlequin est parti. Arlequin croit que la lettre s’adresse au Pélerin ; il devient encore plus jaloux : il attend que Camille soit seule ; il s’empare de la lettre qu’elle a fait écrire, & veut la tuer. Célio vient la défendre, & rentre avec elle. Arlequin désespéré quitte la scene.

Magnifico parle au Docteur & à sa fille de leur prochain mariage. Eléonora consent à donner la main au Docteur, parcequ’elle est piquée contre Célio. Arlequin vient lui raconter toutes les perfidies de sa femme avec son amant ; il la prie de lui prêter une chambre pour examiner la conduite de Camille : elle y consent ; ils partent. Célio & Camille, qui les voient ensemble, font une scene, dans laquelle ils déclament beaucoup contre l’infidélité. Eléonora & Arlequin, qui les voient se parler fort vivement, sortent pour les surprendre. Eléonora exhorte Arlequin à la vengeance, & lui remet un poignard. Arlequin veut immoler sa femme à sa colere : Célio la défend encore.

Acte IV. Le Docteur est en habit de marié ; Magnifico l’accompagne. Ils veulent choisir une salle dans le cabaret de Scapin pour faire la noce ; Scapin les refuse. Ils vont chercher ailleurs. Dans ce temps-là Eléonora a fait des réflexions ; elle ne sauroit se déterminer à donner la main au Docteur ; elle aime mieux prendre la fuite, & se fait accompagner par Arlequin, vêtu en femme. Elle lui donne la clef de son cabinet, pour qu’il aille y prendre tous ses bijoux. Magnifico & le Docteur le rencontrent. Ils le prennent pour Eléonora, parcequ’il porte ses habits, & qu’il s’est couvert de son voile. On veut le forcer à donner la main au Docteur ; il contrefait sa voix, & dit qu’il a promis sa foi. On lui demande à qui : Célio se présente & dit que c’est à lui. Il enleve la prétendue Eléonora, qui lui échappe, & s’enferme chez Scapin. Célio frappe à la porte ; Scapin se prépare à lui ouvrir ; mais pendant ce temps-là le Docteur a été appeller de faux braves à son secours, qui tombent sur Célio. Il est obligé de se réfugier chez Eléonora ; ce qui augmente le dépit du Docteur.

Acte V. Arlequin s’est emparé de Camille. Il lui met les bijoux d’Eléonora. Célio croit voir en elle Eléonora, & l’emmene de force. Arlequin est dans la plus grande colere. Eléonora vient, & lui demande ce qui le chagrine ainsi. Arlequin lui raconte toutes les raisons qu’il croit avoir. Eléonora y est trop intéressée pour ne pas prendre part au chagrin d’Arlequin : elle le console. Scapin est indigné de leur familiarité. Eléonora lui ordonne de respecter Arlequin, parcequ’elle le prend sous sa protection. Cependant Scapin reproche à Arlequin les torts qu’il a avec sa sœur, & le rosse. Eléonora se fâche : Scapin dit qu’il ne peut souffrir qu’Arlequin traite sa sœur de coquette. Eléonora soutient qu’elle mérite cette épithete. Camille paroît, en disant que le Pélerin la poursuit partout. Célio arrive : ou découvre l’équivoque du portrait ; & le Docteur, pour qui Célio a jadis risqué sa vie, lui cede Eléonora.

 

Voilà la piece telle qu’elle est jouée en Italie, telle que les anciens Comédiens Italiens la représentoient à Paris quand Moliere jugea à propos de s’emparer du sujet. Il a senti que le second acte de cette piece étoit le meilleur ; aussi en a-t-il tiré presque en entier ses trois actes. Confrontons les scenes originales avec celles de la copie.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene I. Magnifico veut marier Eléonora sa fille avec le Docteur qu’elle n’aime point : elle feint cependant de consentir à ce mariage.

Piece Françoise, Acte I, Scene I. Gorgibus veut que sa fille Célie donne la main à Valere, pour qui elle n’a nulle inclination ; elle l’avoue à son pere : elle y est autorisée par l’approbation qu’il a déja donnée à la recherche de Lélie qu’elle aime.

 

Cette contradiction entre le pere & la fille donne à la Scene Françoise une action, une vie que l’Italienne n’a pas. Elle prévient en faveur de l’héroïne, & pique la curiosité du spectateur.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene II. Eléonora, seule sur la scene, se plaint de l’absence de Célio qu’elle aime, prend son portrait, s’attendrit & se trouve mal.

Piece Françoise, Acte I. Scene II. Célie fait admirer à sa suivante le portrait de Lélie, est bien fâchée qu’il soit absent, & se trouve mal.

 

Célie a une suivante ; Eléonora n’en a point : aussi cette derniere est-elle obligée de faire un monologue un peu long, au lieu que la scene de Célie avec sa suivante peut être étendue sans pécher contre la vraisemblance.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene III. Arlequin vient au secours d’Eléonora, & l’emporte chez elle.

Piece Françoise, Acte I, Scene III. Sganarelle accourt aux cris de la suivante pour secourir Célie. La suivante sort pour aller chercher quelqu’un, dit-elle, qui emporte sa maîtresse.

Scene IV. Sganarelle reste avec Célie, & lui passe la main sur le sein pour voir si elle respire. La femme de Sganarelle voit cela de sa fenêtre & devient jalouse, sur-tout quand Sganarelle emporte Célie.

 

Moliere fait deux scenes d’une seule Italienne. Il est au-dessus de l’Auteur Italien lorsqu’il prépare la jalousie de la femme, en faisant passer la main de Sganarelle sur le sein de Lélie : il est au-dessous par la sortie forcée de la suivante. Sganarelle pouvoit fort bien emporter Célie chez elle, lorsque la suivante a été chercher du monde pour cela. Outre ce défaut, causé par la suivante, la suivante elle-même est inutile à la piece ; aussi ne la verrons nous plus.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene IV. Camille ramasse le portrait de Célio qu’Eléonora a laissé tomber, & l’admire.

Piece Françoise, Acte I, Scene V. La femme de Sganarelle trouve le portrait de Lélie, tombé des mains de Célie, & le contemple.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene V. Arlequin surprend sa femme admirant la beauté du jeune homme représenté dans le portrait, devient jaloux, lui enleve la miniature, & la renvoie.

Piece Françoise, Acte I, Scene VI. La femme de Sganarelle, non contente de louer la beauté de l’homme peint dans la miniature, sent la boîte, parcequ’elle est parfumée. Sganarelle croit qu’elle baise le portrait, est furieux, le lui arrache des mains : sa femme le reprend, & fuit : Sganarelle court après elle.

 

La Scene Françoise est meilleure que l’Italienne, en ce que la femme, en sentant le portrait, donne à croire au mari qu’elle le baise, & motive par-là sa jalousie : mais elle finit, je pense, moins bien que l’Italienne. Il n’est pas naturel, lorsqu’un mari surprend à sa femme le portrait d’un jeune homme, que cette femme le reprenne de force. Si le portrait l’intéresse, elle feint le contraire : si le portrait ne l’intéresse pas, fera-t-elle les coups de poing pour le ravoir ?

 

Piece Italienne, Acte II, Scene VI. Arlequin reste sur la scene avec le portrait qu’il injurie. Célio arrive, vêtu en Pélerin, voit son portrait dans les mains d’un inconnu, lui demande où il a pris cette miniature : l’autre lui répond que c’est dans les mains de sa femme. Colere d’Arlequin, qui reconnoît Célio pour l’original du portrait. Désespoir de Célio, qui croit Eléonora mariée avec Arlequin.

Scene VII. Célio frappe chez Scapin. Camille paroît. Célio lui demande s’il peut parler à son frere ; elle répond qu’oui, & le fait entrer.

Scene VIII. Arlequin voyant entrer Célio avec sa femme, est furieux ; il veut aller les troubler, quand ils reparoissent.

Scene IX. Camille accompagne fort poliment Célio, qui, charmé de son honnêteté, veut lui faire un présent ; ce qui augmente encore la colere d’Arlequin.

Piece Françoise, Acte II, Scene I. Lélie arrive avec Gros René son valet. On a dit au maître que Célie doit se marier incessamment, il est alarmé. Le domestique meurt de faim ; Lélie lui permet d’aller manger.

Scene II. Lélie, seul, est rassuré par l’amour que Célie lui a témoigné avant son départ, & par la parole du pere.

Scene III. Sganarelle revient. Lélie est surpris de voir son portrait dans ses mains. Sganarelle lui dit qu’il le tient de sa femme. Lélie ne doute plus de l’infidélité de Célie : il est au désespoir. Sganarelle croit voir en lui l’amant de sa femme, s’emporte contre elle & fort pour se plaindre à l’un de ses parents.

Scene IV. Lélie reste sur la scene pour déclamer contre la figure de Sganarelle, qu’il croit son rival, & pour se trouver mal.

Scene V. La femme de Sganarelle sort, voit Lélie prêt à tomber en foiblesse, craint pour lui les suites d’un évanouissement, & le prie d’entrer dans sa maison, en attendant que son mal soit passé.

Scene VI. Sganarelle revient avec un parent de sa femme, qui l’exhorte à ne pas s’alarmer légérement. Sganarelle convient tout seul que le parent a raison, & s’appaise.

Scene VII. Sganarelle reprend son courroux en voyant Lélie sortir de chez lui, & sa femme qui l’accompagne civilement, en le priant de ne pas sortir si-tôt.

Scene VIII. Sganarelle veut voir si Lélie lui adressera la parole. Lélie frémit en voyant Sganarelle, & s’écrie qu’il est trop heureux d’avoir une aussi belle femme.

 

Moliere a très bien fait de ne pas déguiser Lélie en pélerin, & de nous sauver les détails de l’affaire d’honneur qui l’a fait travestir. Mais l’action des scenes que nous venons de citer est moins rapide que celle de l’Italien. Le valet de Lélie & le parent n’y contribuent pas peu. Les personnages inutiles sont toujours mortels dans une piece. Outre cela, il est très naturel que Célio allant parler à Scapin, sa sœur le fasse entrer chez elle. Je n’aime point que Moliere donne un étourdissement au pauvre Lélie pour l’introduire dans la maison de Sganarelle ; il avoit déja tiré parti de l’évanouissement de Célie, & une pamoison suffit dans une comédie.

 

Piece Italienne, Acte II, Scene X. Eléonora reconnoît de sa fenêtre Célio : elle vient demander ce qu’il est devenu à Arlequin. Celui-ci répond qu’il l’ignore ; mais qu’il sait, à n’en pas douter, que Célio est l’amant de sa femme. Eléonora le croit, & médite une vengeance.

Piece Françoise, Acte II, Scene X. Célie a vu de sa fenêtre Lélie. Elle descend pour demander à Sganarelle s’il connoît l’homme avec qui il étoit ; Sganarelle lui répond que c’est un damoiseau qui le fait cocu. Célie, outrée, jure de se venger.

 

Je ne détaillerai point le troisieme acte de Moliere, parcequ’il ne sert presque qu’à démêler l’imbroglio des deux premiers. Le Lecteur peut à présent décider entre l’original & la copie. Je crois que le Poëte François a très bien fait de ne prendre que la quintessence de la comédie italienne ; mais je pense aussi que dans ce qu’il en a imité, il est quelquefois moins chaud, moins rapide, moins naturel même que l’Italien. Patience ! ses modeles n’auront pas toujours le même avantage.

Au troisieme acte Sganarelle ne se déguise point en femme comme Arlequin ; mais il prend un ajustement aussi burlesque, puisqu’il s’arme de pied en cap. Nous pouvons encore reprocher à Moliere qu’il a donné à son Sganarelle le ton & les manieres des Jodelets, personnages ridicules, fort à la mode sur la scene avant qu’il y eût ramené le goût. Rapprochons Sganarelle de Jodelet, & nous verrons que s’ils ne se ressemblent pas parfaitement, ils ont du moins un air de famille très frappant.

ACTE II. Scene XI.

Sganarelle, seul.

Courons donc le chercher ce pendard qui m’affronte,
Montrons notre courage à venger notre honte.
Vous apprendrez, maroufle, à rire à nos dépens,
Et sans aucun respect faire cocus les gens.
(Il revient après avoir fait quelques pas.)
Doucement, s’il vous plaît : cet homme a bien la mine
D’avoir le sang bouillant & l’ame un peu mutine :
Il pourroit bien, mettant affront dessus affront,
Charger de bois mon dos, comme il a fait mon front.
Je hais de tout mon cœur les esprits colériques,
Et porte grand amour aux hommes pacifiques.
Je ne suis point battant, de peur d’être battu,
Et l’humeur débonnaire est ma seule vertu.
Mais mon honneur me dit que d’une telle offense
Il faut absolument que je prenne vengeance :
Ma foi, laissons le dire autant qu’il lui plaira ;
Au diantre qui pourtant rien du tout en fera.
Quand j’aurai fait le brave, & qu’un fer, pour la peine,
M’aura d’un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,
Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras ?
La biere est un séjour par trop mélancolique,
Et trop mal-sain pour ceux qui craignent la colique.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
En tout cas, ce qui peut m’ôter ma fâcherie,
C’est que je ne suis pas seul de ma confrairie.
Voir cajoler sa femme & n’en témoigner rien,
Se pratique aujourd’hui par force gens de bien.
N’allons donc pas chercher à faire une querelle
Pour un affront qui n’est que pure bagatelle.
L’on m’appellera sot de ne me venger pas ;
Mais je le serois fort de courir au trépas.
(Mettant sa main sur sa poitrine.)
Je me sens là pourtant remuer une bile
Qui veut me conseiller une action virile.
Oui, le courroux me prend, c’est trop être poltron,
Je veux résolument me venger du larron.
Déja pour commencer, dans l’ardeur qui m’enflamme,
Je vais dire par-tout qu’il couche avec ma femme.

ACTE III. Scene IV.

Sganarelle, armé de pied en cap, & se donnant des soufflets pour s’exciter.

Guerre, guerre mortelle à ce larron d’honneur,
Qui, sans miséricorde, a souillé notre honneur.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Ma colere à présent est en état d’agir :
Dessus ses grands chevaux est monté mon courage ;
Et, si je le rencontre, on verra du carnage.
Oui, j’ai juré sa mort, rien ne peut m’empêcher :
Où je le trouverai, je veux le dépêcher.
(Tirant son épée à demi, il s’approche de Lélie.)
Au beau milieu du cœur il faut que je lui donne.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
. . . . Ah ! poltron, dont j’enrage,
Lâche, vrai cœur de poule. . . . .
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Courage, mon enfant, sois un peu vigoureux ;
Là, hardi, tâche à faire un effort généreux,
En le tuant tandis qu’il tourne le derriere.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

JODELET DUELLISTE, Acte V. Scene I.

Jodelet, en chaussons & prêt à se battre.

. . . . . . . . .
. . . . . . . . .
Mais n’est-ce pas à l’homme une grande sottise
De s’aller battre armé d’une seule chemise,
Si tant d’endroits en nous peuvent être percés,
Par où l’on peut aller parmi les trépassés ?
Le moindre coup au cœur est une sure voie
Pour aller chez les morts ; il est ainsi du foie :
Le rognon n’est pas sain quand il est entr’ouvert,
Le poumon n’agit point quand il est découvert :
Un artere coupé ! Dieux ! ce penser me tue ;
J’aimerois bien autant boire de la ciguë.
Un œil crevé ! Mon Dieu ! que viens-je faire ici !
Que je suis un grand sot de m’hasarder ainsi !
Je n’aime point la mort parcequ’elle est camuse,
Et que, sans regarder qui la veut ou refuse,
L’indiscrete qu’elle est, grippe, vousit ou non,
Pauvre, riche, poltron, vaillant, mauvais & bon.
Mais je suis trop avant pour reculer arriere :
C’est affaire en tous cas à rendre la rapiere.
Doncque bien loin de moi la mort & ses glaçons ;
Je veux être de ceux qu’on dit mauvais garçons.
Mon cartel est reçu, je n’en fais point de doute :
Mon homme ne vient point ; peut-être il me redoute.
Hélas ! plaise au Seigneur qu’il soit sot à tel point,
Qu’il me tienne mauvais & ne se batte point !
Mais les raisonnements sont tout-à-fait frivoles,
Où l’on a plus besoin d’effets que de paroles.
Animons notre cœur un peu trop retenu.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

On conviendra que le brave Sganarelle imite trop bien jusqu’au jargon du vaillant Jodelet. Tous les deux jouent sur des mots bas & des tournures burlesques ; mais Moliere sera désormais exempt d’un pareil reproche.