(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE V. » pp. 71-105
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE V. » pp. 71-105

CHAPITRE V.

Don Garcie de Navarre, ou le Prince Jaloux, Comédie héroïque en cinq actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec une tragi-comédie italienne intitulée il Principe geloso, le Prince jaloux, par Cicognini.

Cette Comédie fut représentée à Paris sur le théâtre du Palais Royal, le 4 Février 1651. Le même sujet a été traité en Espagne & en Italie. C’est la piece italienne que nous opposerons à celle de Moliere.

Extrait de Don Garcie de Navarre, ou du Prince jaloux.

Avant-scene. Mauregat a usurpé les Etats de Léon. Alphonse, Prince légitime de Léon, mais encore enfant, échappe au tyran par les soins de son Gouverneur, qui le confie au Roi de Castille. On lui donne le nom de Don Silve. Il se croit le fils du Roi Castillan, & passe pour tel. Sa sœur Dona Elvire reste au pouvoir du barbare Mauregat. A peine est-elle en âge d’être mariée que son ennemi projette de l’unir à son fils, pour lui assurer des droits au trône. Il veut lui-même épouser Dona Elvire, qui aime Don Silve & en est aimée. D’un autre côté, Don Garcie, Prince de Navarre, est épris des charmes de Dona Elvire ; il l’enleve à Mauregat, & la conduit dans Astorgue. Don Silve l’y voit, ne la reconnoît pas pour sa sœur, la préfere à Dona Ignès. Il réunit ses forces à celles de Don Garcie pour chasser l’usurpateur de Léon, & rendre l’Etat au frere de Dona Elvire.

Acte I. Dona Elvire préfere Don Garcie à Don Silve, quoiqu’elle estime beaucoup le dernier. Elle redoute la jalousie de son amant. Sa confidente lui dit que Don Garcie sera moins jaloux dès qu’il aura reçu la lettre où Dona Elvire l’assure de la préférence qu’elle lui accorde sur son rival : la Princesse change d’avis, aime mieux faire cette confidence de vive voix. Elle avoue en effet au Prince qu’il est aimé. Elle lui fait promettre qu’il ne sera pas jaloux : le Prince le jure. Dans le moment on apporte une lettre à Elvire : Don Garcie se trouble, la jalousie le tourmente ; la Princesse a pitié de ses maux, & lui remet la lettre. Don Garcie feint de ne pas vouloir la lire : il proteste qu’il n’est point jaloux : il ne lit, dit-il, la lettre que pour obéir à Dona Elvire, & voit qu’elle vient de Dona Ignès, qui fait part à son amie des chagrins que Mauregat lui prépare en voulant l’épouser malgré elle. Elvire plaint Dona Ignès, raille le Prince sur sa jalousie, lui dit qu’elle ne sera peut-être pas toujours aussi complaisante qu’elle vient de l’être. Le Prince promet d’abjurer ses mouvements jaloux. L’acte finit.

Acte II. Elise, confidente d’Elvire, reproche à Don Lope qu’il entretient le Prince dans sa jalousie. Don Lope lui répond qu’il faut flatter les foiblesses des Rois. Don Garcie arrive d’un air troublé, fait dire à la Princesse qu’il veut lui parler ; reste seul sur la scene, & se consulte pour voir s’il a raison de laisser éclater sa jalousie. Il lit la moitié d’une lettre écrite de la main d’Elvire. Elle est conçue en ces termes :

Quoique votre rival. . . .
Vous devez toutefois vous. . . .
Et vous avez en vous à. . . .
L’obstacle le plus grand. . . .
Je chéris tendrement ce. . . .
Pour me tirer des mains de. . . .
Son amour, ses devoirs. . . .
Mais il m’est odieux avec. . . .
Otez donc à vos feux ce. . . .
Méritez les regards que l’on. . . .
Et lorsqu’on vous oblige. . . .
Ne vous obstinez point à. . . .

Il croit voir dans cette partie de lettre les raisons les mieux fondées pour crier à la perfidie. La Princesse paroît ; il l’accable de reproches : elle appelle sa confidente, lui demande ce qu’elle a fait d’une lettre qu’elle lui avoit confiée. La confidente répond qu’elle n’en a plus qu’une partie, parceque Don Lope, qui est entré chez elle, a eu l’impertinence de vouloir la lire, qu’elle a fait ses efforts pour la reprendre, & n’a pu en conserver que la moitié, qu’on remet à Don Garcie. Il réunit les deux morceaux, & lit :

Quoique votre rival, Prince, alarme votre ame,
Vous devez toutefois vous craindre plus que lui ;
Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui
L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.
Je chéris tendrement ce qu’a fait Don Garcie
Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs :
Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ;
Mais il m’est odieux avec sa jalousie.
Otez donc à vos feux ce qu’ils en font paroître,
Méritez les regards que l’on jette sur eux ;
Et lorsqu’on vous oblige à vous tenir heureux,
Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l’être.

Don Garcie voit clairement que le billet dont il s’est alarmé étoit pour lui. Il demande pardon de ses emportements ; on ne veut pas le lui accorder. Il veut se jetter sur son épée. Elvire se laisse fléchir ; le Prince promet à son ordinaire de n’être plus jaloux. Don Lope accourt pour lui faire part d’une découverte qui blesse son amour ; il refuse de l’écouter, & en meurt d’envie. Don Lope feint de changer de conversation ; le Roi le prie de satisfaire sa curiosité. Don Lope l’entraîne hors de la scene, pour l’instruire sans crainte d’être entendu.

Acte III. Elvire est honteuse d’avoir aussi facilement pardonné à la jalousie du Prince. Don Silve s’introduit incognito dans la ville, & bientôt auprès d’Elvire, il lui dit qu’il va combattre pour elle, & mériter la préférence sur son rival. La Princesse l’exhorte à reprendre les fers de Dona Ignès. Don Garcie paroît, reproche à Don Silve sa démarche hasardée, & accuse Elvire d’être d’intelligence avec son rival. Elvire, outrée, veut le punir, exhorte Don Silve à la servir, en remettant son frere sur le trône, & lui promet que si elle n’est point à lui, elle ne sera pas du moins à Don Garcie. Les deux Princes restent sur la scene. Don Garcie pourroit faire arrêter Don Silve, qui le brave jusques dans son palais : mais il lui dit qu’il peut se retirer sans crainte ; saura bien le trouver ailleurs, pour empêcher qu’Elvire soit à lui.

Acte IV. Don Garcie n’ose paroître aux yeux de Dona Elvire. Il envoie Don Alvar pour solliciter sa grace. Elvire est d’autant plus inexorable, qu’elle vient d’apprendre la mort de Dona Ignès, & qu’elle en est au désespoir. Don Alvar se retire. Elise vient dire à la Princesse qu’un inconnu demande à être introduit secrètement auprès d’elle. La Princesse ordonne qu’on le fasse entrer dans son cabinet, & va l’y attendre. L’inconnu arrive, se fait connoître à Elise pour Dona Ignès. Elle a fait courir le bruit de sa mort pour se dérober à l’hymen auquel son tyran la destinoit. Elle va joindre son amie. Don Garcie, désespéré qu’Alvar n’ait pu obtenir son pardon, vient le solliciter lui-même, & veut entrer chez la Princesse : Elise le retient, & court avertir Elvire ; mais elle laisse la porte entr’ouverte. Le Prince voit Dona Ignès, vêtue en homme, dans les bras d’Elvire ; il est trompé par l’habit : il veut entrer pour punir le téméraire ; Elvire paroît & l’arrête. Ils font ensemble une des plus belles scenes qui soient au théâtre, du moins par la situation qui est très piquante. Je vais la transcrire, en partie, parcequ’indépendamment du plaisir que le Lecteur prendra en la lisant, il est nécessaire qu’il puisse la comparer avec la scene originale.

Scene VIII.

DONA ELVIRE, DON GARCIE.

Dona Elvire.

Hé bien ! que voulez-vous ? & quel espoir de grace,
Après vos procédés, peut flatter votre audace ?
Osez-vous à mes yeux encor vous présenter ?
Et que me direz-vous que je puisse écouter ?

Don Garcie.

Que toutes les horreurs dont une ame est capable,
A vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
Que le sort, les démons & le ciel en courroux
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.

Dona Elvire.

Ah ! vraiment, j’attendois l’excuse d’un outrage ;
Mais, à ce que je vois, c’est un autre langage.

Don Garcie.

Oui, oui, c’en est un autre, & vous n’attendiez pas
Que j’eusse découvert le traître dans vos bras ;
Qu’un funeste hasard, par la porte entr’ouverte,
Eût offert à mes yeux votre honte & ma perte.
Est-ce l’heureux amant sur ses pas revenu,
Ou quelque autre rival qui m’étoit inconnu ?
O Ciel ! donne à mon cœur des forces suffisantes
Pour pouvoir supporter des douleurs si cuisantes !
Rougissez maintenant, vous en avez raison,
Et le masque est levé de votre trahison.
Voilà ce que marquoient les troubles de mon ame ;
Ce n’étoit pas en vain que s’alarmoit ma flamme.
Par ces fréquents soupçons, qu’on trouvoit odieux,
Je cherchois le malheur qu’ont rencontré mes yeux ;
Et, malgré tous vos soins & votre adresse à feindre,
Mon astre me disoit ce que j’avois à craindre.
Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a pas de puissance,
Que l’amour veut par-tout naître sans dépendance11,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute ame est libre à nommer son vainqueur :
Aussi ne trouverois-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avoit parlé sans feinte ;
Et son arrêt livrant mon espoir à la mort,
Mon cœur n’auroit eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne sauroit trouver de trop grands châtiments,
Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
Non, non, n’espérez rien après un tel outrage,
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
Trahi de tout côté, mais dans un triste état,
Il faut que mon amour se venge avec éclat,
Qu’ici j’immole tout à ma fureur extrême,
Et que mon désespoir acheve par moi-même.

Dona Elvire.

Assez paisiblement vous a-t-on écouté ?
Et pourrai-je à mon tour parler en liberté ?

Don Garcie.

Et par quels beaux discours que l’artifice inspire....
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Dona Elvire.

. . . . . . . . . .
. . . . Encore un peu d’attention,
Et vous allez savoir ma résolution.
Il faut que de nous deux le destin s’accomplisse :
Vous êtes maintenant sur un grand précipice ;
Et ce que votre cœur pourra délibérer,
Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer.
Si, malgré cet objet qui vous a pu surprendre,
Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre,
Et ne demandez pas d’autre preuve que moi
Pour condamner l’erreur du trouble où je vous vois ;
Si de vos sentiments la prompte déférence
Veut, sur ma seule foi, croire mon innocence,
Et de tous vos soupçons démentir le crédit,
Pour croire aveuglément ce que mon cœur vous dit,
Cette soumission, cette marque d’estime,
Du passé, dans ce cœur, efface tout le crime :
Je rétracte à l’instant ce qu’un juste courroux
M’a fait, dans la chaleur, prononcer contre vous ;
Et, si je puis un jour choisir ma destinée,
Sans choquer les devoirs du rang où je suis née,
Mon bonheur, satisfait par ce respect soudain,
Promet à votre amour & mes vœux & ma main.
Mais prêtez bien l’oreille à ce que je vais dire.
Si cette offre sur vous obtient si peu d’empire
Que vous me refusiez de me faire, entre nous,
Un sacrifice entier de vos transports jaloux ;
S’il ne vous suffit pas de toute l’assurance
Que vous peuvent donner mon cœur & ma naissance,
Et que de votre esprit les ombrages puissants
Forcent mon inconstance à convaincre vos sens,
Et porter à vos yeux l’éclatant témoignage
D’une vertu sincere à qui l’on fait outrage,
Je suis prête à le faire, & vous serez content :
Mais il vous faut de moi détacher à l’instant,
A mes vœux pour jamais renoncer de vous-même ;
Et j’atteste du Ciel la puissance suprême,
Que, quoi que le destin puisse ordonner de nous,
Je choisirai plutôt d’être à la mort qu’à vous.
Voilà dans ces deux choix de quoi vous satisfaire ;
Avisez maintenant celui qui peut vous plaire.

Don Garcie.

Juste Ciel ! jamais rien peut-il être inventé
Avec plus d’artifice & de déloyauté ?
Tout ce que des enfers la malice étudie
A-t-il rien de si noir que cette perfidie ?
Et peut-elle trouver, dans toute sa rigueur,
Un plus cruel moyen d’embarrasser un cœur ?
Ah ! que vous savez bien ici, contre moi-même,
Ingrate, vous servir de ma foiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’effort prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Parcequ’on est surprise, & qu’on manque d’excuse,
D’une offre de pardon on emprunte la ruse.
Votre feinte douceur forme un amusement
Pour divertir l’effet de mon ressentiment,
Et, par le nœud subtil du choix qu’elle embarrasse,
Veut soustraire un perfide au coup qui le menace.
Oui, vos dextérités veulent me détourner
D’un éclaircissement qui vous doit condamner ;
Et votre ame, feignant une innocence entiere,
Ne s’offre à m’en donner une pleine lumiere
Qu’à des conditions, qu’après d’ardents souhaits,
Vous pensez que mon cœur n’acceptera jamais.
Mais vous serez trompée en me croyant surprendre.
Oui, oui, je prétends voir ce qui doit vous défendre,
Et quel fameux prodige, accusant ma fureur,
Peut de ce que j’ai vu justifier l’horreur.

Dona Elvire.

Songez que par ce choix vous allez vous prescrire
De ne plus rien prétendre au cœur de Done Elvire.

Don Garcie.

Soit ; je souscris à tout, & mes vœux aussi-bien,
En l’état où je suis, ne prétendent à rien.

Dona Elvire.

Vous vous repentirez de l’éclat que vous faites.

Don Garcie.

Non, non, tous ces discours sont de vaines défaites,
Et c’est moi bien plutôt qui dois vous avertir
Que quelque autre dans peu pourra se repentir.
Le traître, quel qu’il soit, n’aura pas l’avantage
De dérober sa vie à l’effort de ma rage.

Dona Elvire.

Ah ! c’est trop en souffrir, & mon cœur irrité
Ne doit plus conserver une sotte bonté :
Abandonnons l’ingrat à son propre caprice,
Et puisqu’il veut périr, consentons qu’il périsse.
(Elle appelle.) (A Don Garcie.)
Elise........ A cet éclat vous voulez me forcer ;
Mais je vous apprendrai que c’est trop m’offenser.

Ignès paroît, découvre son sexe : le Prince est confondu : il veut périr, mais en servant la Princesse les armes à la main.

Acte V. Dans l’entr’acte, le Prince a fait tout ce qu’il a pu pour combattre le tyran de sa Princesse. Il est arrivé trop tard ; son rival l’avoit déja prévenu. On peint à Elvire le chagrin dans lequel il est plongé : elle veut le consoler : elle l’envoie chercher ; elle lui promet de ne pas traiter le vainqueur aussi bien qu’il le craint. Don Silve arrive triomphant, pour conduire la Princesse dans ses Etats. Don Garcie, loin de repousser son rival, lui fait ouvrir les portes d’Astorgue. Ignès est au désespoir de n’être pas unie à Don Silve : ses maux, dit-elle, sont adoucis en le voyant passer dans les bras de son amie. Elvire lui conseille d’espérer encore. Elle porte Don Silve à rendre son cœur à la premiere beauté qui l’avoit captivé ; elle ne peut répondre à son amour, parcequ’elle veut se retirer dans un asyle respectable. Mais elle change d’avis sur ce dernier article, quand Don Silve lui déclare qu’il est Don Alphonse son frere, qu’il n’en est instruit que depuis un instant. Il reconnoît Ignès, l’épouse ; & Dona Elvire est trop contente d’épouser son Jaloux.

 

Cette piece ne réussit point ; & on le croira sans peine, pour peu qu’on réfléchisse sur le fond du sujet & la nature des incidents, même sur le genre de l’ouvrage. Voyons si tous ses défauts appartiennent à l’original.

Il Principe geloso, ou le Prince jaloux, Tragicomédie, en cinq actes.

Avant-Scene. Don Rodrigue, Roi de Valence, voit Delmire, sœur de Don Pedre, Roi d’Aragon ; il en devient épris, demande sa main ; & ne l’obtenant pas, il l’enleve à main armée, la conduit dans son palais, où il la traite avec tout le respect dû à son rang & à son sexe. Don Pedre assiege Valence. Cependant Delmire devient sensible pour Don Rodrigue. Elle écrit à son frere, & lui fait part des égards, des bons traitements que le Roi de Valence a pour elle. L’inimitié cesse par-là entre les deux Princes. On parle de paix ; on projette de terminer les différents par le mariage de Delmire avec Don Rodrigue. La Princesse seroit au comble de ses vœux si elle ne redoutoit l’excessive jalousie de son amant. L’action va commencer.

Acte I. Le Théâtre représente l’appartement de la Princesse Delmire : elle est à sa toilette, entourée de ses femmes, qui sont occupées à la coeffer.

La Princesse exhorte ses femmes à ne pas orner ses cheveux de fleurs & de diamants, à se donner moins de soins pour cacher les défauts de sa figure, ou pour en augmenter les attraits, puisque sa beauté ne serviroit qu’à la rendre malheureuse en redoublant la jalousie du Prince qu’elle aime. Elle se promet bien de rompre avec lui, s’il ne met pas fin à ses transports jaloux. On entend des instruments de guerre & une décharge d’artillerie. La Princesse jette les vains ornements de son sexe, & demande à s’armer pour aller combattre auprès de Don Rodrigue, qu’elle regarde comme son époux. Elle crie, aux armes ! aux armes !

Florente, domestique de Delmire, arrive, & leur dit en riant, qu’elle aura en effet besoin de combattre, mais que l’heure n’est point encore venue. Il lui apprend que la paix est faite, que le bruit des tambours, des timbales, des trompettes, & celui de l’artillerie annonçoit, cette heureuse nouvelle, & que l’hymen de son Altesse & du Roi de Valence sera le gage de la bonne intelligence qui regnera désormais entre Valence & l’Aragon. Delmire béniroit cette heureuse journée, si elle ne craignoit la jalousie du Prince. Florente dit encore à Delmire que la Duchesse de Tyrol l’assure de ses respects, & qu’elle viendra lui rendre ses hommages, si elle est sure que sa visite lui fasse plaisir, & si la Princesse daigne le lui écrire. Delmire assure qu’elle aime trop la Duchesse de Tyrol pour y manquer. Elle ordonne à ses femmes & à Florente de la suivre. Florente perd en sortant une de ses manchettes.

Arlequin entre sur la scene en parlant de l’ordre qu’il a reçu du Roi pour veiller sur les actions de Delmire, & lui rendre compte de tout ce qu’il verra. Il cherche de tous côtés, il ne trouve rien qui puisse lui donner des lumieres ; &, après avoir fait beaucoup de lazzis devant le miroir, il trouve la manchette de Florente. Il va, dit-il, la porter au Roi pour lui apprendre qu’il est entré un homme dans l’appartement de Delmire. Il voit venir Délia, suivante de la Princesse, & Florente ; il se cache pour écouter ce qu’ils disent.

Délia reproche à Florente l’air d’indifférence qu’il a eu pour elle à son arrivée : Florente s’excuse sur la présence de la Princesse, à laquelle il craignoit de manquer de respect. Il se plaint à son tour de ce que Délia n’a pas fait réponse à une lettre qu’il lui a écrite : Délia lui répond qu’elle n’a pu écrire elle-même, parcequ’elle s’est blessée à la main droite, en brodant ; mais que la Princesse, sensible à sa peine, a bien voulu faire réponse pour elle. Délia ajoute que la lettre n’est point partie, n’ayant pu trouver une commodité sure ; elle la remet à Florente, qui la lit, s’écrie : Oh trop aimable Delmire ! Arlequin s’avance, se jette sur la lettre, veut l’arracher des mains de Florente, & n’en enleve qu’une partie en fuyant. On le regarde comme un bouffon ; on méprise cette aventure.

Acte II. Rodrigue demande à Pantalon, son ancien gouverneur, le sujet de sa tristesse, dans un moment où tout son peuple marque la plus grande joie de voir finir la guerre, & sur-tout dans un moment où l’hymen va combler tous ses vœux, en l’unissant à Delmire. Pantalon répond au Prince, que son chagrin est causé par la crainte où il est que sa jalousie ne le rende malheureux : il l’exhorte à bannir de son cœur cette funeste passion ; le Roi le lui promet. Pantalon sort content.

Le Roi prie Delmire de couronner ses vœux. La Princesse le lui promet, à condition qu’il ne sera plus jaloux : le Prince le jure. Delmire veut l’éprouver encore vingt-quatre heures, avant que de lui donner la main.

Arlequin arrête le Prince, lui dit qu’il a des choses de la derniere conséquence à lui apprendre. Rodrigue ne veut pas l’écouter, & le renvoie ; mais, cédant à la curiosité, il le rappelle. Arlequin lui apprend, après beaucoup de lazzis, qu’il a trouvé une manchette d’homme chez Delmire, & une lettre. Le Prince fait beaucoup de réflexions sur la personne qui peut être entrée dans l’appartement de la Princesse : il prend la manchette avec la lettre, & lit :

 « L’amour que tu m’as juré, mon cher. . . .
« que tu ne mépriseras point cette marque. . . .
« j’espere que je te soulagerai en t’envoyant. . . .
« avec laquelle je voudrois que tu reçusses un cœur. . . .
 « Ne sois point surpris si j’emploie une. . . .
« Tu reconnoîtras facilement ce caractere. . . .
« maîtresse. Tu es à Saragosse. Cruelle absence. . . .
« la mort ! Reviens ici au moins par pitié. . . .
« Viens trouver celle que ton éloignement. . . .
« Adieu, ma chere ame ; aime-moi autant. . . .
« Si ton retour n’est prompt, j’irai moi-même. . . .
  « Celle qui t’aimera jusqu’à la mort. . . . »

   A Valence.            Del. . . .

Le Prince, furieux, reconnoît l’écriture de Delmire. Il demande à Arlequin de qui il tient la lettre. Celui-ci répond qu’elle étoit dans les mains de Florente & de Délia. Le Roi le chasse avec emportement : il jure que Delmire, Délia & Florente mourront. Il voit venir la Princesse, il se contraint pour la mieux confondre avant que de laisser éclater sa vengeance.

La Princesse se félicite de trouver le Roi dans son appartement. Le Roi lui dit de laisser là ses compliments, & de lui répondre. Il lui demande s’il n’est point entré d’homme chez elle. Elle cherche dans sa mémoire avant que de répondre.

Florente vient en cherchant sa manchette. Le Roi lui demande ce qu’il a perdu : Florente le lui dit. Le Roi le lui rend, lui demande le secret, & le renvoie : il est tranquille sur un article ; mais la lettre l’inquiete toujours. Il la montre à la Princesse ; elle avoue qu’elle a écrit cette lettre, qu’elle est pleine de tendresse, qu’elle est pour un amant aimé, & assure en même temps que malgré cela elle n’est point perfide. Le Prince est encore plus furieux. Delmire appelle Délia & Florente.

Delmire demande à Florente & à Délia ce qu’ils ont fait d’une lettre qu’elle a écrite : ils répondent qu’ils n’en ont qu’une partie, parcequ’Arlequin leur a ravi l’autre. La Princesse leur ordonne de lui remettre ce qui leur en reste, & les congédie.

La Princesse prie le Roi de joindre les deux morceaux de lettre. Il lit :

L’amour que tu m’as juré, mon cher Florente, m’assure que tu ne mépriseras point cette marque de ma tendresse : j’espere que je te soulagerai en t’envoyant cette lettre, avec laquelle je voudrois que tu reçusses un cœur qui t’adore.

Ne sois point surpris si j’emploie une autre main. Tu reconnoîtras facilement ce caractere ; c’est celui de ma maîtresse. Tu es à Saragosse. Cruelle absence, qui me donnera la mort ! Reviens ici, au moins par pitié, si ce n’est par amour. Viens trouver celle que ton éloignement fait languir. Adieu, ma chere ame ; aime-moi autant que je t’aime. Si ton retour n’est prompt, j’irai moi-même te chercher.

Celle qui t’aimera jusqu’à la mort.

   A Valence.            Delia.

Rodrigue reconnoît son erreur : il demande pardon ; on le lui accorde.

Acte III. Don Pedre, frere de Delmire, arrive incognito. Il voudroit voir sa sœur en secret. Il prie Don Diegue, son confident, de lui en procurer quelque moyen.

Florente paroît : Don Diegue le prie d’introduire Don Pedre chez la Princesse.

Arlequin survient, entend que Florente parle de conduire quelqu’un auprès de Delmire, il les suit.

Le théâtre représente le cabinet de Delmire. Elle écrit à la Duchesse de Tyrol. Le Roi vient à petits pas. Il brûle de lire ce que son amante écrit. Il voit au haut de la lettre, ma chere ame ; sa jalousie se réveille. La Princesse s’apperçoit qu’il est là, finit la lettre, & feint d’être surprise en voyant Don Rodrigue. Il lui demande ce qu’elle a fait depuis qu’il l’a quittée : elle répond qu’elle s’est jettée sur son lit : elle y a rêvé, dit-elle, qu’elle écrivoit un billet qui avoit réveillé la jalousie de son amant, que pour le calmer elle lui avoit remis ce même billet. Rodrigue sent la raillerie de la Princesse, se plaint qu’elle l’accuse à tort d’être jaloux, feint de ne vouloir pas lire le papier que la Princesse lui présente, en meurt pourtant d’envie, dit qu’il lira par pure complaisance, est satisfait en voyant que l’écrit est adressé à la Duchesse de Tyrol, & sort en protestant qu’il n’est plus jaloux.

Florente annonce à Delmire qu’un des premiers Cavaliers d’Aragon demande à lui parler : la Princesse ordonne qu’on le fasse entrer : Arlequin, qui a toujours suivi Florente & Don Pedre, part pour avertir le Roi.

La Princesse embrasse son frere, qui la prie de lui laisser quelque temps garder l’incognito, & de le nommer Evandre. La princesse lui demande des nouvelles de la Duchesse de Tyrol, qu’il aime ; Don Pedre espere de s’unir bientôt à elle.

Arlequin reparoît avec Rodrigue, auquel il fait tout observer de loin. Delmire dit à son cher Evandre de passer dans son cabinet, afin qu’il ne soit pas découvert, & lui promet d’aller bientôt le joindre. Arlequin laisse son maître avec Delmire.

Rodrigue est dans la plus grande fureur. Il jure de poignarder son rival ; il s’emporte contre Delmire : elle lui donne deux ou trois démentis. Il veut lui percer le sein : elle l’arrête, en lui disant qu’elle sait manier les armes ; elle prend une épée, & se bat.

Don Pedre entend le bruit des armes, & sort du cabinet en disant qu’il vient défendre sa sœur. A ce mot Rodrigue voit qu’il s’est emporté à tort ; il reconnoît même Don Pedre. Delmire a la complaisance de cacher à son frere que son amant se battoit avec elle. La façon dont elle s’y prend est singuliere.

 

Le Lecteur sera certainement bien aise de voir une partie de cette scene rare dans son espece, & qui lui fera connoître le génie des nations qui l’ont imaginée ou adoptée.

Delmire, à Don Pedre.

Seigneur, je vous dirai tout. Vous savez que, malgré la foiblesse de mon sexe, je me suis toujours fait un plaisir des armes. Rodrigue me donnoit une leçon, & c’est pourquoi vous me voyez l’épée à la main. N’est-il pas vrai, Seigneur ?

Rodrigue.

Oui, Seigneur... (Bas.) Ah ! ma chere Delmire !

Delmire, bas.

Ah ! perfide Rodrigue !

Don Pedre.

Et vous prenez vos leçons avec tant d’emportement ?

Delmire.

Nous disputions sur une certaine défense que le Prince veut employer avec moi. Elle peut être bonne quelquefois pour se garantir ; mais elle expose à tant d’attaques, qu’il peut en résulter de très grands inconvénients.

Rodrigue.

Pardonnez-moi, Madame, je ne me sers pas ordinairement de cette défense : c’est par pur caprice que je l’ai employée aujourd’hui. Je sais qu’elle n’est pas trop sure ; & j’ai vu par expérience que vous savez me mettre en désordre malgré elle, & me faire quitter la place lorsque je m’y attends le moins.

Don Pedre.

Je ne savois pas, Madame, que vous fussiez si habile.

Delmire.

Prince, quand il s’agit de la vie, on ne doit pas suivre son caprice dans le choix d’une défense. Il faut se tenir ferme, observer exactement les mouvements de son ennemi, & se gouverner par les yeux & non par l’opinion.

Rodrigue.

Mais que voulez-vous que je fasse si vous venez sur moi avec une attaque imprévue qui déconcerte toutes mes résolutions ?

Delmire.

C’est votre seul emportement qui déconcerte vos projets. Si vous êtes résolu à ne point quitter cette malheureuse défense, il faut que vous soyez moins violent ; car autrement je vous jure que vous vous sentirez porter de telles bottes que vous ne pourrez les prévoir.

Don Pedre.

Ma sœur, Sa Majesté vous fait une grande faveur en daignant devenir votre maître. Vous êtes son écoliere ; il ne vous convient pas de disputer contre lui avec tant de vivacité.

Delmire.

Et si lui-même, il n’y a que quelques moments, détestoit cette défense, & juroit de ne plus s’en servir, ne dois-je pas être irritée lorsqu’il l’emploie de nouveau, & qu’il me manque ainsi de parole ?

Don Pedre.

Ah ! ma sœur, servez-vous d’autres termes.

Rodrigue.

C’est un accident imprévu qui m’y a forcé, vous le savez. Je sais présentement qu’il est impossible de s’en servir avec avantage. Je vous promets d’abandonner cette façon de combattre, & de ne plus vous fatiguer par de pareilles leçons.

Delmire.

Vous parlez ainsi parceque mon frere est présent, sans quoi vous ne vous seriez jamais rendu à mes raisons.

Don Pedre.

Jamais je n’ai vu disputer sur l’escrime avec tant d’aigreur.

Rodrigue.

La Princesse Delmire est une écoliere peu docile.

Delmire.

Parceque vous voulez m’enseigner une façon de combat trop dangereuse.

Rodrigue.

Votre escrime est peu délicate, elle offense trop aisément.

Delmire.

Et vous, Seigneur, votre défense est trop inquiete. La moindre chose vous met en alarme.

Rodrigue.

Vous disiez cependant tout-à-l’heure qu’elle étoit bonne pour se garantir.

Delmire.

Oui ; mais quelque loin que l’on soit, tous les coups portent à la tête.

Rodrigue.

Je vous cede, Madame.

Delmire.

C’est que vous avez tort.

Don Pedre.

Ma sœur, finissons cette conversation.

Don Pedre a raison d’être ennuyé ; je suis de son avis, & le lecteur aussi sans doute. Le ridicule n’amuse pas long-temps. Enfin Rodrigue prie Don Pedre de passer dans son appartement, & demande ensuite pardon à Delmire, qui est assez bonne pour se laisser fléchir.

 

Acte IV. La scene représente un sallon du Palais. Bélise, Duchesse de Tyrol, y est en habit de cavalier, avec Thérese sa suivante, déguisée en Page Thérese lui conseille, si elle veut passer pour un homme, de cacher ses oreilles percées, de mettre son chapeau en mauvais garçon, d’écarter les jambes, & de lâcher quelques maugre-bleu : elle lui fait avouer ensuite qu’elle est venue autant pour Don Pedre que pour Delmire. La Duchesse prend le nom de Célidoro, Thérese celui de Perriquito.

Florente annonce qu’il est chargé d’envoyer à Bélise la lettre de Delmire. Thérese s’avance, lâche quelques tête-bleu, veut prendre la lettre. Bélise se fait connoître, prie Florente de dire à Don Pedre qu’un inconnu le demande, & d’écarter les flambeaux : elle ordonne ensuite à Thérese de sortir, & de ne rentrer qu’au moment où elle l’appellera.

Thérese.

Toute seule, & sans lumiere !

Bélise.

Hé bien, que veux-tu dire ?

Thérese.

Ce que je veux dire ? hé ! rien. Je sais pourtant bien ce que d’autres en penseront.

Bélise.

Ah ! Don Pedre est la modestie même.

Thérese.

Hé ! ce n’est pas de lui que je parle, c’est de vous.

Bélise.

Tu juges des autres par toi-même.

Thérese.

Là, là, je crois que nous n’avons rien à nous reprocher.

Don Pedre succede, auprès de Bélise, à l’impertinente ou trop véridique Thérese. Bélise se dit un Peintre envoyé par la Duchesse même, pour faire voir à Don Pedre un portrait de cette malheureuse amante, si changée depuis l’absence de son amant, qu’elle est à peine reconnoissable. Don Pedre demande une lumiere pour voir ce portrait : le faux Peintre ajoute qu’il ne peut le lui faire voir, s’il ne promet avant de le baiser.

Delmire paroît en robe de chambre pour aller se coucher. Délia porte des flambeaux devant elle. Don Pedre reconnoît la Duchesse de Tyrol dans le Peintre, il l’embrasse, Delmire aussi. Le Prince prie sa sœur de faire coucher avec elle Bélise ; la sœur dit en raillant qu’il faut savoir si le parti convient à son amie. Thérese va coucher avec Délia, en disant que leur repos ne sera certainement pas troublé.

Acte V. Don Rodrigue est au désespoir d’avoir déplu à son amante ; elle lui a pardonné à la vérité, mais avec tant de dépit, qu’il craint de lui déplaire encore. Il sait qu’après s’être retirée elle ne se couche pas tout de suite, qu’elle s’occupe quelque temps à lire ; il veut lui parler un instant, pour entendre de sa bouche la confirmation de sa grace. Son cœur est déchiré par la crainte d’être encore odieux à l’objet de sa tendresse : il frappe à la porte de l’appartement.

Thérese entend frapper, demande, à plusieurs reprises, ce que l’on veut. Le Prince est surpris de ne pas connoître la voix de la personne qui lui parle. Thérese sort avec une lumiere & avec son épée sous le bras, en disant qu’elle se fera bien respecter. Elle demande quel est l’insolent, le téméraire, qui ose troubler le repos de la Princesse. Le Prince est pétrifié ; il croit voir un fantôme ; il ne sait quel parti prendre. Thérese continue à l’insulter, en se disant le roi des joyeux, l’empereur des vaillants & le fléau de tous les ivrognes. Elle a envie de lui donner trois ou quatre coups d’épée, pour tirer tout le vin qu’il a dans son corps. Le Prince veut entrer de force ; Thérese lui ferme la porte au nez.

Bélise veut voir le téméraire qui a dispute avec son Page. La rage de Rodrigue augmente en voyant encore un étranger dans l’appartement de Delmire.

Delmire sort, reconnoît le Prince, prie le faux Célidoro d’aller se remettre au lit. La jalousie du Prince prend de nouvelles forces ; il reste anéanti, & fait avec Delmire la belle scene qui sans doute a séduit Moliere, & lui a donné l’envie de transporter le sujet italien sur son théâtre.

Scene V.

DELMIRE, RODRIGUE.

Delmire.

Seigneur, vous me demandiez, me voici. Quoi ! vous ne dites mot ? Rodrigue ne m’entend-il plus ? Votre Majesté est-elle pétrifiée ? êtes-vous une statue ? êtes-vous devenu de marbre ? Quelle froideur ! Parlez donc, Seigneur ; ou ne trouvez pas mauvais que je me retire.

Rodrigue.

Et que puis-je te dire, perfide ? Te reprocher ton crime honteux, ce seroit accroître ta joie : me plaindre de ta trahison, ce seroit augmenter les charmes de ton triomphe. Que veux tu que je te dise, Princesse infame, qui déshonores le trône où tu es née ; épouse corrompue, amante sacrilege, ennemie de ta propre gloire ; en un mot, femme que le crime & la noire perfidie accompagnent sans cesse ?

Delmire.

Rodrigue, je serois stupide si j’étois insensible aux affronts que tu fais à ma gloire par ces offensantes injures que tu viens de proférer contre moi. Non, ton discours n’est point obscur ; tu m’honores du titre d’adultere, d’infame, de perfide, de criminelle. Par ces noires couleurs, non, ce n’est pas la fille d’un Roi, ce n’est pas une Princesse que la médisance avoit respectée jusqu’ici ; ce n’est pas en un mot cette Delmire qui t’adore que tu viens de peindre, c’est un monstre vomi par l’enfer, c’est l’opprobre du monde entier, c’est...

Rodrigue.

Quoi ! peux-tu nier ?...

Delmire.

Doucement, Prince ! quand tu parlois, quand tu me déchirois par tes emportements, je gardois le silence ; c’est à moi de parler présentement. As-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire ? Mais que pourrois-tu ajouter aux injures dont tu m’as accablée ? C’est donc à toi à me laisser dire. La pitié me parle encore en ta faveur, quoique tu ne le mérites pas. Profite de ces dispositions tandis qu’il en est temps : n’attends pas que le dépit & la colere deviennent les plus forts dans mon cœur. Oui, je veux bien te montrer la fausseté des indignes soupçons que tu oses former.

Rodrigue.

Des soupçons !

Delmire.

C’est à moi à parler, Rodrigue. Si tu as quelque nouvelle accusation à former, parle ; sinon, attends à me répondre, que j’aie achevé mon discours.

Rodrigue.

Parlez donc.

Delmire.

Loué soit le Ciel ! Ton emportement vient d’avoir vu dans ma chambre Don Célidoro, ce jeune cavalier qui t’a répondu avec son page ; parle, n’est-ce pas la seule cause ?

Rodrigue.

Quoi ! que me diras-tu ? qu’il ne t’a pas même osé regarder ; que son amour est une flamme toute pure, une passion délicate & toute platonique ; que c’est par pure civilité que tu l’as reçu dans ta chambre, qu’il est ton parent, que tu as été abusée ? Dis, quelle fable prépares-tu pour te justifier ?

Delmire.

Eh quoi ! Prince, vous ne pouvez donc vous résoudre à me laisser parler ? Non, je ne pourrois employer aucun de ces prétextes sans offenser la vérité : au contraire, je veux augmenter la force de tes soupçons & de tes emportements, te fournir de nouveaux sujets de me croire coupable. Oui, j’avoue que ce cavalier & moi nous nous sommes plusieurs fois embrassés tendrement : j’avoue encore que, sans ton impatience & ton arrivée imprévue, nous serions ensemble dans le même lit ; j’avoue que je n’ai point été surprise, que c’est parceque je l’ai bien connu que je l’ai reçu dans mon appartement : ce n’est pas le sang qui nous unit, mais ce sont les plus tendres sentiments ; & la tendresse la plus vive lie nos deux cœurs. Vous le voyez, Prince, je renonce aux vaines excuses que vous me proposez ; au contraire. . . .

Rodrigue.

Et tu prétends par-là ?...

Delmire.

Oh ! Prince, je parle selon vos idées, & vous ne voulez pas me laisser finir ! Achevez donc : que voulez-vous dire ?

Rodrigue.

Ce que je veux dire, perfide ? Tu t’es flattée d’obtenir plus aisément le pardon de ce crime en l’avouant, lorsque tu en es convaincue.

Delmire.

Pardon ! Hé ! qui te le demande ce pardon ? Il n’est fait que pour les coupables, & non pas pour les innocents. Mais revenons à notre premier discours ; réponds : Pourquoi, avant que de traiter Delmire en infame, ne l’as-tu pas interrogée sur ce qui la rendoit coupable à tes yeux ? Peut-être eût-elle dissipé tes soupçons ; peut-être eût-elle satisfait une juste curiosité, & détruit une apparence qui pouvoit t’inspirer une jalousie bien fondée ? Pourquoi, malgré l’expérience toute récente que tu avois faite de l’injustice de tes soupçons, fondés cependant sur les plus fortes apparences ; pourquoi, malgré ces serments réitérés de bannir pour jamais la jalousie de ton esprit & de ton cœur, & de n’en pas croire même tes yeux, dès la premiere occasion qui se présente de me soupçonner, commences-tu par me déclarer coupable, & par me mettre au rang de ces femmes dont le nom seul fait rougir mon sexe ? Ah ! c’est une conduite qui ne peut se pardonner.

Rodrigue.

Et que m’aurois-tu pu répondre, quand bien même, refusant d’en croire mes propres yeux, j’eusse été assez insensible pour t’écouter tranquillement ? M’aurois-tu dit que ce Don Célidoro s’est introduit sous mon nom, que tu l’as reçu croyant qu’il fût Don Rodrigue ? Attribueras-tu ce que j’ai vu aux illusions de la magie ? Eh ! Delmire, songe que les têtes couronnées ne se livrent pas à ces fables qui séduisent le vulgaire ignorant. Non, tu n’es pas assez simple pour te laisser abuser de cette façon : au contraire, ton cœur perfide & criminel est fait pour tromper, & non pour être trompé.

Delmire.

Enfin vous voilà où je voulois vous voir. Vous êtes maintenant sur le penchant du précipice où vous a conduit cette aveugle jalousie qui déchire votre cœur. Ecoutez-moi, je n’ai, pour preuve de mon innocence, qu’à vous dire que je suis Delmire. Si je mens, ma vie est entre vos mains ; ravissez-moi le jour, & condamnez mon nom à une éternelle infamie, je l’aurai mérité si je suis coupable : mais si je suis innocente, comme vous devez le croire, voici quelle est ma résolution, encore est-ce un supplice trop doux & une peine trop légere pour les cruelles offenses que vous m’avez faites. Rodrigue, m’entendez-vous bien ?...

Rodrigue.

Oui, je vous entends.

Delmire.

Si vous voulez vous contenter de mon serment, pour seule preuve de mon innocence, je suis prête à accomplir la parole que je vous ai donnée de devenir votre épouse.

Rodrigue.

La belle proposition !

Delmire.

Doucement, Seigneur ! je vais vous contenter. Oui, si voulez m’en croire, si vous voulez vous rendre à mes serments, fondés sur la vérité, je suis prête à vous donner ma main. Mais si vous exigez de moi une justification dans les formes, si vous voulez voir les preuves de mon innocence, que je vous ferai voir plus claires que le jour, ne prétendez plus au cœur de Delmire ; oubliez même que vous l’avez connue, & perdez pour jamais le souvenir de cette malheureuse Princesse, que son innocence & sa vertu n’ont pu défendre contre votre injustice. Je ne puis croire que vous ayez le moindre sentiment d’estime pour moi, si vous ne m’en donnez aujourd’hui une preuve, en me jugeant digne de devenir votre épouse, en me croyant vertueuse sur ma parole, malgré les apparences qui déposent contre moi. Hâtez-vous, Seigneur, déterminez-vous. Je ne veux point paroître plus long-temps coupable, pas même à vos yeux, quoique je connoisse la passion qui vous aveugle. Voici l’instant fatal qui doit terminer tous mes malheurs.

Rodrigue.

Ah ! si un cœur déchiré comme le mien des plus cruelles douleurs, pouvoit se livrer à la joie pour un moment, ta ridicule proposition me forceroit à rire. Quoi ! tu te flattes que l’amour ardent dont je brûle pour toi ; que l’espérance de la possession que tu m’offres, me forcera de te croire, malgré le témoignage de mes yeux ; que j’aimerai mieux m’exposer à tout, que de me priver d’un bien que j’avois desiré avec tant d’ardeur ? Mais non, Delmire, ne te flatte pas de pouvoir m’abuser par tes impostures.

Delmire.

Je ne veux pas répondre par des emportements aux termes offensants que vous employez Seigneur, je sais bien que je ne puis vous contraindre d’accepter un parti aussi raisonnable ; mais il me sera libre de disposer de moi si vous le refusez.

Rodrigue.

Et que feras-tu ? parle.

Delmire.

Ce que je ferai ? je convaincrai toute la Cour de l’innocence de Delmire, & de l’injustice des soupçons extravagants de Rodrigue : je m’éloignerai pour jamais de toi ; je te fuirai comme le plus cruel ennemi de ma gloire, comme le monstre le plus odieux ; je détournerai mes yeux des endroits où tu seras, & ceux où tu ne seras pas seront les plus agréables pour moi. Allons, déterminez-vous promptement ; si vous ne prenez pas votre parti, le mien est déja pris.

Rodrigue.

Non, jamais étonnement n’approchera de celui que m’inspire l’effronterie & la hardiesse avec laquelle tu m’offres à prouver l’innocence de ton perfide cœur, de ton ame criminelle.

Delmire.

Seigneur, songez à vous-même, ne vous inquiétez point de moi ; pensez à répondre à ce que je vous demande : si je ne vous satisfais pas, ma vie, mon honneur seront entre vos mains ; je ne me plaindrai point. Décidez-vous sur-le-champ.

Rodrigue.

Un peu moins de hâte. Je ne puis me résoudre si promptement.

Delmire.

Et moi je ne puis retarder l’effet de ma menace. Holà, Portia, Délia, Théodore !

Rodrigue.

Que voulez-vous faire ?

Delmire.

Eveiller mes gens, afin qu’ils aillent appeller des témoins de mon innocence. Vous, cependant, restez ici, Seigneur, afin de ne pouvoir me soupçonner d’avoir fait évader le cavalier. Holà, Délia !...

Rodrigue.

Ah ! Madame, arrêtez ; j’ai pris mon parti.

Delmire.

Hé bien, parlez. Quel est-il ?

Rodrigue.

Je veux...

Delmire.

Achevez donc.

Rodrigue.

Je veux. . . . je veux que vous me fassiez voir les preuves de votre innocence.

Delmire.

Le Ciel en soit loué ! Mais ne vous flattez pas que je puisse jamais conserver la moindre tendresse pour vous. Rodrigue, pensez-y bien ; vous vous en repentirez.

Rodrigue.

Ah ! ne te repens pas toi-même de m’avoir promis une chose que tu ne peux exécuter.

Delmire.

Nous l’allons voir. On ne doit pas se plaindre d’un malheur que l’on s’est attiré soi-même. Donnez-moi la main.

Rodrigue.

Pourquoi ?

Delmire.

Pour marque de l’engagement que vous prenez.

Rodrigue.

La voilà.

Delmire.

Je promets à Rodrigue de me justifier si bien, qu’il conviendra lui-même de mon innocence.

Rodrigue.

Moi.... que dois-je vous promettre ?

Delmire.

Puisque je m’engage à te faire avouer toi-même ton injustice, tu dois promettre non seulement de n’aspirer plus à ma main, mais de renoncer pour toujours à mon cœur, d’oublier que tu m’aies connue, de ne plus me regarder, & de ne pas prétendre que je jette les yeux sur toi... Ne vous y engagez-vous pas ?

Rodrigue.

Oui... je m’y engage.

Delmire.

Hé bien, Delmire jure d’accomplir sa promesse.

Rodrigue.

Rodrigue jure aussi de remplir son engagement.

Delmire.

C’est à moi de commencer. J’aurai bientôt fait. Hola, Don Perriquito ; allons donc : est-ce que tu ne m’entends pas ?

Perriquito arrive, & dit que son maître acheve de s’habiller.

Le faux Célidoro paroît. Rodrigue frémit à son aspect. Delmire rappelle au Prince leurs conventions, & lui fait voir le sein de son prétendu rival. Elle lui explique la raison qui a fait déguiser Bélise avec sa suivante, & sort en promettant de ne paroître plus aux yeux de son indigne amant.

Rodrigue demeure immobile. Arlequin le cherche avec un flambeau. Ils font une scene d’équivoque, le Roi est désespéré de ce qui vient de lui arriver, & Arlequin le croit fâché de l’avis qu’il vient lui donner. Enfin Arlequin lui dit que des étrangers se sont introduits dans l’appartement de Delmire. Rodrigue, qui ne l’écoute pas, se livre au désespoir, & tire son épée pour se percer : Arlequin croit que le Prince veut le tuer, & s’enfuit tout effrayé.

Le Prince abhorre sa malheureuse jalousie, & se déteste lui-même. Il sent qu’il ne mérite plus le pardon de sa maîtresse ; mais il ne peut vivre sans elle : il leve la main pour se délivrer de la vie ; Delmire l’arrête, en lui criant que ses jours ne sont pas à lui. Elle a la générosité de lui pardonner. La possession de sa Princesse le garantira, dit-il, de ses jalousies : ils s’épousent, & Don Pedre se marie avec la Duchesse de Tyrol.

 

C’est ainsi que finit cette comédie pleine de beautés & de défauts. Son dénouement pourroit bien avoir donné lieu à celui du Dissipateur, du moins se ressemblent-ils beaucoup. Ramassons maintenant les traits les plus frappants de la piece italienne & de celle de Moliere : pesons leur juste valeur ; instruisons-nous dans l’art de l’imitation, en voyant ce que notre Poëte a bien ou mal imité ; & lorsqu’il sera au-dessous de l’original, un respect mal entendu ne nous empêchera pas de le dire, puisque l’Auteur s’est rendu lui-même justice sur son ouvrage. Il est si riche d’ailleurs !

Examen des deux pieces.

Dans l’avant-scene de la comédie italienne, Don Rodrigue enleve Delmire du sein de ses Etats, & la fait conduire dans son palais. Le trait est fort. Il peut ne pas choquer des Italiens, parceque le voisinage de leurs Princes & le caractere de leur nation contribuent à leur faire trouver cette violence vraisemblable ; mais elle auroit déplu aux François. Aussi, chez Moliere, Don Garcie n’enleve Elvire que pour la délivrer de la persécution d’un tyran. Jusques-là le changement est heureux ; mais quelle peine ne faut-il pas pour deviner comment le Roi de Castille a pu persuader à ses sujets que Don Silve étoit Don Alphonse son fils ? comment ce même Prince, cru Don Alphonse, a pu promener ses amours de Dona Ignès à Dona Elvire, dans les Etats qu’on lui a usurpés ? L’on a, sur-tout, de la peine à se persuader que personne ne demande où est ce Don Silve, qu’on dit être vivant, & pour lequel on veut détrôner Mauregat. L’exposition italienne est simple ; la françoise est un roman qui ne finit point, & dans lequel on se perd.

Dans il Principe geloso, Arlequin sert d’espion au Roi ; dans le Prince jaloux, c’est un courtisan. Moliere est au-dessus de l’original quand Elise reproche à Don Lope son indigne métier, lorsque Don Lope répond qu’on ne parvient auprès des Grands qu’en flattant leurs foiblesses, leurs caprices, leurs défauts, leurs vices même ; mais est-il décent & vraisemblable que Don Lope s’avise de vouloir lire une lettre qu’il trouve chez la confidente de la Princesse, & qu’il la déchire lorsqu’on veut la lui enlever ? Une telle action n’est excusable que dans un bouffon tel qu’Arlequin.

Dans la piece italienne, la confidente de la Princesse a mal au doigt ; elle ne peut écrire à son amant, la Princesse veut bien prendre cette peine pour elle ; & la moitié de cette lettre, en tombant dans les mains du Prince, réveille ses soupçons jaloux. Dans la piece françoise, Elvire écrit à Don Garcie qu’il obtiendra la préférence sur son rival s’il se corrige de sa jalousie : mais faisant réflexion qu’il n’est pas prudent de laisser des lettres tendres entre les mains d’un homme, elle se détermine à faire l’aveu de vive voix ; & c’est la moitié de cet écrit qui alarme le Prince. A merveille, Moliere ! Comme après avoir lu ta piece, la lettre italienne doit nous paroître gauchement amenée ! comme la françoise vient naturellement ! comme elle doit confondre le Prince, augmenter chez lui les regrets de s’être emporté pour un billet doux qui lui annonce son bonheur, & d’avoir, par des éclats impérieux, récompensé si mal les bontés d’une tendre amante ! Voilà ce qu’on peut appeller une imitation adroite.

L’Auteur Italien fait trouver par Arlequin, dans l’appartement de la Princesse, une manchette d’homme qui alarme le Roi. Moliere a rejetté cet incident. Il est vrai qu’il eût été ridicule sur notre théâtre de voir un homme perdre sa manchette ; mais il auroit été facile de substituer un gant à la manchette. M. Marmontel l’a fait dans un de ses Contes moraux, & a tiré grand parti de ce changement heureux.

Dans Moliere, lorsque le Prince croit voir un homme entre les bras d’Elvire, c’est par la faute d’Elise, qui laisse une porte entr’ouverte en allant avertir sa maîtresse. Elle a grand tort, connoissant la jalousie de Don Garcie ! L’Auteur auroit dû lui sauver cette maladresse.

Moliere a banni avec raison de sa piece la leçon d’escrime que Delmire prétend recevoir du Roi. Quant à la belle scene qui est dans les deux ouvrages, la situation y est à-peu-près de la même force. Je crois cependant que la scene italienne est beaucoup plus vigoureuse, & qu’elle paroît aussi vive que la françoise, quoiqu’infiniment plus longue. Je trouve d’ailleurs que le héros Italien, en tremblant au moment de pousser sa maîtresse à bout, en craignant de la perdre peut-être pour toujours, en se persuadant quelquefois qu’elle peut être innocente malgré les apparences, est beaucoup plus intéressant que Don Garcie, qui, sans frémir sur le bord du précipice où il se trouve, ne balance seulement pas, n’est point alarmé des menaces d’Elvire, & consent, sans hésiter, à la perdre en la forçant de se justifier. Ce seroit une scene à remettre sur notre théâtre.

Enfin, la piece italienne me paroît au-dessus de la françoise. Moliere, me dira-t-on peut-être, a imité le premier original qui est espagnol. J’en doute, puisqu’il emploie dans plusieurs endroits les termes mêmes de l’Auteur Italien ; cependant je ne risquerai point ma décision, parceque j’ai cherché inutilement la piece espagnole.

Quoi qu’il en soit, Moliere n’en a pas moins tort : imiter n’est pas copier ; c’est accommoder un ouvrage étranger aux mœurs, aux usages, au goût de son pays : par conséquent Moliere devoit imiter l’Auteur Espagnol de façon à rendre sa piece aussi propre à son théâtre que l’Auteur Italien l’a rendu propre au sien. Disons mieux ; Moliere devoit sentir que ce sujet, de quelque façon qu’il le tournât, ne pouvoit point s’accommoder à notre scene ; au lieu qu’il semble imaginé pour la scene italienne12.