(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VI. » pp. 106-124
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VI. » pp. 106-124

CHAPITRE VI.

L’Ecole des Maris, Comédie en trois actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec les Adelphes de Térence ; une Nouvelle de Bocace ; la Confidente sans le savoir, Conte de la Fontaine ; la discreta Enamorada, ou l’Amoureuse adroite, comédie de Lopès de Vega Carpio ; la Femme industrieuse, comédie en vers & en un acte, par Dorimon.

Cette piece peut passer pour un modele d’imitation. Elle est composée d’après cinq ouvrages différents. Si, dans les comédies dont nous avons déja parlé dans ce volume, Moliere a un peu trop copié ses originaux ; s’il nous a présenté des objets tout-à-fait étrangers à nos mœurs, c’est-à-dire des captifs, des vieillards dupes de la magie blanche, des revenants, &c. qu’il s’est bien corrigé dans l’Ecole des Maris ! Les matériaux qu’il a pris chez les Latins, les Italiens, les François, les Espagnols, sont revêtus de couleurs si propres au temps & au pays pour lesquels il écrivoit, qu’il éclipse ses modeles. Le Lecteur en sera bientôt convaincu.

Extrait de l’Ecole des Maris.

Le pere d’Isabelle & de Léonor a remis, en mourant, ses deux filles avec tout leur bien entre les mains de Sganarelle & d’Ariste, qui sont freres ; il leur a donné le pouvoir de les épouser ou de leur choisir des époux. Ariste s’est chargé de l’éducation de Léonor. Il lui accorde une liberté honnête, ne la gêne point sur sa parure ; lui dit que si quatre mille écus de rente qu’il possede, beaucoup d’égards & de complaisance peuvent réparer chez lui les défauts de son âge, il sera enchanté de l’épouser ; mais que si elle croit être plus heureuse avec une autre personne, il y consent de bon cœur. Sganarelle a une façon de penser & tient une conduite tout-à-fait opposée. Il traite Isabelle, sa pupille, avec toute la sévérité possible ; ne lui permet pas le moindre ajustement ; ne la laisse parler à personne : il croit, en agissant ainsi, avoir trouvé le secret de lui plaire, & veut absolument l’épouser. Isabelle frémit d’autant plus en voyant approcher le moment d’une telle union, qu’elle aime en secret Valere, jeune homme charmant. Ils n’ont pu se parler que des yeux : elle ne sait comment lui faire savoir qu’elle est sensible à sa recherche. Le jaloux éloigne toute espece de confident : elle imagine de se servir de lui-même pour apprendre à son rival ce qu’elle pense. Pour cet effet, elle feint d’être excédée des poursuites de Valere, prie son tuteur d’aller lui dire de sa part qu’elle a suffisamment entendu ce que ses regards signifient, qu’elle le lui auroit déja fait savoir si elle avoit pu charger quelqu’un de ce soin ; mais qu’enfin elle l’exhorte à mettre fin à ses poursuites. Valere devine Isabelle. Cependant elle craint le contraire. Elle accourt vers Sganarelle, lui dit d’un air troublé que Valere vient de jetter dans sa chambre une boîte d’or avec une lettre, & le prie d’aller lui rendre le tout, sans décacheter le billet, afin de lui faire voir le peu de cas qu’on en fait. Sganarelle se charge encore & s’acquitte avec plaisir de cette commission. Valere est instruit par le billet doux de tout son bonheur. Il doit enlever son amante dans trois jours : son tyran devient plus empressé, & veut l’épouser le soir même. Isabelle, réduite au dernier désespoir, n’a d’autre parti à prendre que celui d’aller confier son sort à son amant. Sganarelle la voit entrer dans la maison du jeune homme ; mais Isabelle a si bien préparé l’esprit de son tuteur, qu’il la prend, dans l’obscurité, pour Léonor. Il est bien aise qu’elle fasse cette équipée, afin de prouver par-là à son frere la fausseté de son systême sur l’éducation : il presse lui-même l’hymen de la fugitive avec Valere ; &, lorsqu’il croit se moquer d’Ariste, il découvre à quel point il est dupe. Ariste s’unit à Léonor. Sganarelle quitte la partie, en donnant toutes les femmes au diable.

Extrait des Adelphes de Térence.

Micio & Déméa sont freres. Le premier, doux, poli, complaisant, est chéri de tout le monde ; le dernier, brutal, trop sévere pour ses enfants, toujours prêt à se plaindre & à quereller, se fait détester de tout ce qui l’entoure.

Déméa a deux fils, Eschine & Ctésiphon : Eschine, qui est l’aîné, a été adopté par Micio ; Ctésiphon reste au pouvoir de son pere. La sévérité avec laquelle il est élevé lui fait chercher les moyens de se procurer des plaisirs à l’insu de son pere. Il devient amoureux d’une esclave nommée Callidie. Eschine, touché des malheurs de son frere, se charge pour lui d’enlever l’esclave, & la conduit dans sa maison, ce qui donne lieu à tout le monde de croire que c’est pour son compte, sur-tout à Déméa, qui rencontre Micio, l’accable de reproches, lui dit que son indulgence perd Eschine, & l’exhorte à se modeler sur lui, qui, en traitant Ctésiphon avec sévérité, en a fait un jeune homme sage & prudent.

 

La surprise de Déméa amene des scenes comiques que Moliere n’a pas négligées. Le reste de la piece n’a aucun rapport avec la sienne.

Conte de Bocace, Nouvelle XXIII.

Une Dame galante, contrefaisant la dévote & la prude, se servit du ministere d’un Religieux pour faire réussir les affaires de son amant.

Il y eut autrefois à Florence une Dame de qualité, que je ne veux pas nommer, parcequ’elle a des parents considérables qui vivent encore. La nature avoit enrichi cette femme de tous les avantages qui font aimer une personne : la fortune n’avoit pas pris le même soin de son établissement, & sa mauvaise étoile avoit voulu qu’elle fût mariée avec un artisan, qui n’avoit d’autre mérite que beaucoup de biens.

La Dame devint passionnément amoureuse d’un jeune homme qu’elle voyoit souvent passer sous ses fenêtres ; mais elle ne savoit pas comment l’instruire de son bonheur. Elle avoit remarqué que son amant voyoit souvent un Religieux, qui, passant pour un homme de sainte vie, pourroit, sans le savoir, être utile à ses amours. Après avoir concerté dans sa tête la maniere dont elle devoit s’y prendre, elle choisit une heure commode pour aller au Couvent, demande à parler au Pere, & le prie de vouloir la confesser. Après sa confession, elle dit au Pere qu’elle avoit une confidence à lui faire, & une grace à lui demander. « Vous savez qui je suis, mon Révérend Pere, & vous connoissez mon mari, qui m’aime plus que sa vie, & qui ne me refuse rien. Je réponds à son amour comme je dois. Je serois la personne du monde la plus ingrate si je ne le faisois pas, & si je songeois seulement à la moindre chose qui pût donner atteinte à son honneur, ou altérer ses plaisirs. Vous saurez donc, mon Révérend Pere, qu’un certain homme dont je ne sais pas le nom, & qui ne me connoît pas bien, m’assiege tellement, que je le trouve par-tout, soit que je me mette aux portes, ou aux fenêtres, ou que je sorte de la maison. Il a l’air d’un honnête homme, il est grand, bien fait, assez bien mis, & je pense l’avoir souvent vu avec vous. Comme de pareilles poursuites exposent ordinairement une honnête femme à des bruits fâcheux auxquels elle n’a pas contribué, j’ai eu quelquefois envie de lui faire dire par mes freres, que je trouve fort mauvais qu’il en use de cette maniere ; mais considérant qu’il s’ensuit souvent des réponses dures, & que des duretés on en vient ordinairement aux mains, j’ai mieux aimé, crainte de scandale, m’adresser à vous, dont il est peut-être l’ami, & qui êtes en droit, par votre caractere, de lui faire des réprimandes. Dites-lui, je vous prie, de changer de conduite à l’avenir, & de me laisser en repos. Il me fera plaisir de s’adresser à d’autres s’il a envie de s’amuser. Il en trouvera peut-être à qui il fera plaisir ; au lieu qu’il me désoblige mortellement ». Le Religieux comprit d’abord, par le portrait du personnage, que c’étoit son ami dont il s’agissoit. Il loua la vertu de sa Pénitente, lui promit de faire ce qu’elle souhaitoit ; &, comme il savoit qu’elle étoit riche, il ne manqua pas de lui recommander la charité.... La Dame ajouta, en se retirant : « S’il nie la chose, mon Révérend Pere, vous pouvez lui dire que c’est de moi dont vous la tenez, & que je vous en ai fait mes plaintes ».

Le même jour le jeune homme vint voir le Pere, qui, après une longue conversation, lui fit une très grave censure sur les prétendues persécutions qu’il faisoit à la Dame. Le jeune homme répondit tout naturellement qu’il ne savoit ce qu’il vouloit dire, & le pria de parler plus clairement, & de lui dire au moins de quelle Dame il s’agissoit. « Elle demeure en tel endroit, répliqua le Pere ; il est inutile que vous fassiez l’ignorant. Elle-même s’est plainte à moi de vos importunités : au reste, je vous avertis que vous ne tirerez aucun fruit de votre mauvaise intention, que cette femme est la vertu & la sagesse même : ainsi je vous prie de la laisser en paix pour votre honneur ». Le jeune homme, plus fin que le bon Pere, sentit d’abord qu’il y avoit du mystere là-dedans, fit semblant d’avoir une espece de honte, & promit de ne donner à l’avenir aucun sujet de plainte. En s’en allant il passa devant la maison de la Belle, qui s’étoit mise à sa fenêtre, & qui témoigna tant de joie & tant de passion en le voyant, qu’il demeura convaincu de la vérité de sa conjecture. Tous les jours il passoit & repassoit dans cette rue, & ne manquoit jamais de voir la Belle, qui le confirmoit de plus en plus, par ses gestes, dans le jugement qu’il avoit fait.

La Belle qui n’étoit pas moins pénétrante que le Cavalier, s’étoit apperçue avec plaisir qu’elle lui avoit donné de l’amour. Elle retourne voir le même Pere, & commence sa conversation par les larmes. Le Pere lui demande s’il lui étoit arrivé quelque chose de fâcheux. « J’ai encore d’autres plaintes à vous faire, mon Révérend Pere, de l’homme dont je vous parlai l’autre jour. Il fait pis que jamais : il eut hier l’effronterie de m’envoyer une bourse & une ceinture, sur laquelle est cette devise : Je vous aime, & ne puis vous le dire. J’étois si outrée d’une telle impudence, que j’avois laissé le présent à la femme qui me l’avoit apporté, en la priant de le rendre à qui l’envoyoit ; mais songeant que la femme pourroit bien le retenir & faire croire que je l’avois reçu, je vous l’apporte, & je vous prie de le rendre vous-même, & de lui dire de la bonne sorte, que, s’il ne veut pas cesser de me persécuter, j’en avertirai mon époux & mes freres, quelque chose qu’il en puisse arriver ». En disant cela elle lui donna la bourse & la ceinture qui étoient d’une richesse extraordinaire. « Votre colere ne me surprend point, Madame, répondit le Religieux. Elle est sans doute juste, & bien digne d’une femme de vertu. Il ne m’a pas tenu parole : mais je vous promets que je lui parlerai d’une maniere qui l’obligera à ne plus vous chagriner. Cependant, Madame, gardez-vous bien de parler de cette affaire à votre mari & à vos freres ; vous pourriez être cause de quelque malheur. Ne craignez point la médisance : je rendrai témoignage de votre vertu devant Dieu & devant les hommes ». Elle parut consolée d’un discours si obligeant. . .

Le Moine envoya chercher son ami, & dans son emportement il en vint jusqu’aux injures. « Vous m’aviez solemnellement promis, lui dit-il, de ne plus persécuter cette honnête femme, & vous avez la malhonnêteté de lui envoyer faire des présents, qu’elle regarde avec exécration, & qu’elle m’a donnés pour vous rendre ». Le jeune homme nia le fait ; mais si froidement, que le Religieux demeura plus persuadé que la Dame avoit dit vrai. « Avez-vous le front de nier la chose, répliqua le Moine avec encore plus d’emportement ? Voici ce que vous avez envoyé : le reconnoissez-vous » ? « Je n’ai plus rien à dire, mon Pere, répondit le Cavalier qui faisoit semblant d’être confus : je reconnois ma faute, & je vous promets, puisque cette Dame est ainsi faite, de ne plus la chagriner ». Ce bon Pere, après l’avoir exhorté de son mieux à tenir sa parole plus religieusement qu’il n’avoit fait jusques-là, lui remit la bourse & la ceinture. Le jeune homme se retira avec une joie extrême d’avoir reçu des assurances de l’amour de sa maîtresse, & des présents magnifiques qu’il lui montra de loin en passant sous ses fenêtres. Ce fut un grand plaisir pour elle d’apprendre qu’elle étoit si bien entendue, que ses affaires étoient en bon train de réussir, & qu’il ne lui falloit plus que l’absence de son mari. Elle ne l’attendit pas long-temps cette absence ; car peu de jours après l’époux fut obligé d’aller à Genes pour des affaires de commerce. A peine est-il parti, que la Belle va retrouver le Moine, & lui dit, après plusieurs doléances : « Je reviens ici, mon Pere, pour vous avertir que je vais éclater, & que je ne saurois plus souffrir les insolences de votre ami. Vous serez étonné d’apprendre, qu’ayant su le départ de mon mari pour Genes, il est entré cette nuit dans notre jardin, est monté sur un arbre, & de là à la fenêtre de ma chambre. Il avoit déja ouvert la fenêtre, il étoit près d’entrer quand je me suis éveillée. Je me suis incontinent levée, & j’allois appeller du secours, si, en me demandant pardon, il ne m’eût dit que vous me tiendriez compte de la grace que je lui faisois. Je me suis donc contentée, à votre considération, de me lever toute en chemise, & de refermer la fenêtre. Je vous demande à vous même, mon Révérend Pere, si je dois souffrir un outrage de cette nature. Si vous m’aviez permis de suivre mon premier dessein, cela ne me seroit pas arrivé. Mais, Madame, répondit le bon Pere tout confus, ne vous êtes-vous point trompée, & n’avez-vous point pris une autre personne pour lui ? Nullement, mon Pere : il m’a dit lui-même qui il étoit. Voilà une impudence extrême, continua le Pere ! Vous avez fait votre devoir, Madame, & je ne saurois me lasser de louer votre vertu : mais puisque vous avez commencé à suivre mes conseils, je vous prie, Madame, de permettre que je lui parle encore avant que vos parents soient instruits. Si je puis le rendre plus sage, à la bonne heure : sinon, vous ferez tout ce qu’il vous plaira. J’y consens encore, repartit la Belle, mais en vous protestant que ce sera la derniere fois que je vous parlerai de cette affaire ». Et, en disant cela, elle se retira faisant la fâchée ».

A peine fut-elle sortie que le Cavalier arriva. Le bon Pere le prit en particulier, & lui dit mille choses sur le peu de considération qu’il avoit pour lui, de faire si peu de cas des paroles qu’il lui donnoit, & de son propre honneur. « Qu’ai-je donc fait encore, mon Révérend Pere ?... Votre criminel dessein ne vous a pas réussi. Vous étiez-vous imaginé que le mari de cette honnête femme étant absent, elle vous recevroit à bras ouverts ? Je crois de bonne foi, mon Pere, avec le respect que je vous dois, ajouta le Cavalier, que vous vous forgez ces chimeres pour avoir lieu de me censurer. Ah misérable ! répliqua le Moine tout transporté : ce ne sont point des chimeres, ce sont des vérités qu’on m’a rapportées. Il est bien glorieux à un honnête homme, ou qui veut du moins passer pour tel, d’escalader les murailles d’un jardin, & de grimper sur des arbres pour aller enfoncer les fenêtres d’une femme d’honneur ! Sa vertu est à l’épreuve de vos importunités : vous êtes l’objet de son aversion, & cependant vous voulez vous en faire aimer par force ! Quand elle ne vous auroit pas fait connoître le mépris qu’elle a pour vous, mes remontrances & la parole que vous m’aviez donnée auroient dû vous retenir. Je l’ai empêchée jusqu’ici d’en informer ses parents, qui vous auroient peut-être fait égorger : mais je lui ai permis de faire tout ce qu’il lui plaira, si vous continuez à la chagriner. Il faut faire une folie une fois en sa vie, mon Révérend Pere, répondit le Cavalier avec une feinte honnêteté. Je passe condamnation sur tout ce que vous dites, & je vous promets en honnête homme que vous n’entendrez plus parler de cette affaire. Vous avez plus de bonté pour moi que je ne mérite, & je vous en suis très obligé. Je profiterai de vos avis, vous pouvez compter là-dessus ». Il en profita en effet ; car ayant fort bien compris que c’étoit un avis que la Belle lui faisoit donner, il ne manqua pas, dès la nuit suivante, d’escalader le jardin, & de monter à la fenêtre par l’arbre indiqué. La Belle, qui ne dormoit pas, comme vous pouvez croire, le reçut à bras ouverts. Après qu’on eut mis ordre au plus pressé, on se divertit de la simplicité du bon Pere, qui avoit, sans y penser, si bien servi leur amour, & on prit des mesures pour se voir à l’avenir sans être obligé de revenir à lui.

La Confidente sans le savoir, Conte de la Fontaine.

La Fontaine a presque traduit le conte de Bocace. Remarquons cependant qu’il a substitué au Confesseur une parente de l’amant, & au présent de la bourse & de la ceinture, celui d’un portrait. Tout le monde sait ce conte par cœur ; il est inutile d’en donner un extrait plus long.

La discreta Enamorada, ou l’Amoureuse adroite,
Comédie de Lopès de Vega Carpio.

Un vieillard est amoureux de la jeune Isabelle, qu’il veut épouser ; mais elle est éprise du fils de ce même vieillard. Elle feint de consentir à lui donner la main, & demande pour toute grace un mois de délai. Ensuite elle prie son amant suranné de faire cesser l’inquiétude que lui causent les messages fréquents de son fils. Le pere, étonné d’une pareille nouvelle, fait à ce fils des reproches sanglants, l’oblige d’aller trouver sa maîtresse, & de lui demander pardon de ses importunités : le fils, qui soupçonne la ruse, obéit.

La scene se passe en présence du vieillard. Le fils se jette aux pieds de sa belle-mere prétendue qui lui pardonne, & lui donne sa main à baiser. Un instant après le jeune homme lui dit tout bas qu’il souhaiteroit de l’embrasser ; elle répond qu’elle fera semblant de tomber, & que se trouvant à côté d’elle pour la relever, il pourra lui faire une embrassade. Leur projet réussit.

 

Le reste de la fable n’a aucun rapport avec le point principal. On peut remarquer en passant que la Fontaine s’est servi de cette derniere ruse dans le Florentin. L’héroïne raconte qu’elle a fait semblant de tomber, & qu’un jeune homme a profité de cette occasion pour lui remettre un billet en lui donnant la main.

La Femme industrieuse, Comédie en vers en un acte ; par Dorimon.

Isabelle, femme du Capitan, est amoureuse de Léandre, jeune écolier, qui loge dans le voisinage sous la conduite du Docteur. Le Capitan, obligé de faire un voyage, laisse sa femme sous la garde de Trapolin. Isabelle prie le Docteur de mettre ordre aux insolences de son écolier, qui vient, dit-elle, continuellement sous ses fenêtres lui parler d’amour. Réprimande très vive du Docteur à Léandre, qui avoue avoir eu la témérité de regarder plusieurs femmes, prie humblement son Précepteur de lui montrer la maison de celle qui s’en est offensée, & vole vers Isabelle qui est à sa fenêtre. Trapolin est malheureusement à la porte du logis ; l’Ecolier lie conversation avec lui, & fait des compliments très galants qui s’adressent à Isabelle.

Autre plainte d’Isabelle. Elle dit au Docteur que son Eleve a eu l’audace de passer un billet par la fente de sa porte, & d’y laisser tomber une bourse de cent louis qu’elle remet au Docteur pour rendre à Léandre. Celui-ci ne manque pas de passer un billet par la fente de la porte. Enfin Isabelle signifie au Docteur ses dernieres intentions. Léandre est incorrigible, dit-elle :

 Il est venu par le mur du jardin,
A monté par-dessus ; il s’est glissé soudain
Tout le long d’un figuier, &, sans se faire entendre,
Est venu justement au-dessus de ma chambre ;
A grimpé comme un chat, & si subitement,
Qu’il est enfin entré dans mon appartement.

Ce sont autant de leçons que Léandre suit de point en point. Mais tandis qu’il est enfermé avec Isabelle, le Capitan arrive & frappe à leur porte. La femme, après avoir donné le mot à son amant, ouvre en jettant des cris effroyables. Léandre paroît comme un fantôme : il dit au Capitan qu’il est l’esprit du meilleur de ses parents, qu’il est venu pour garder son honneur pendant son absence : il embrasse la femme en présence du mari qui ne le trouve pas mauvais, & disparoît.

Comparaison rapide de l’Ecole des Maris avec ces différents ouvrages.

Dans la piece de Moliere, Ariste & Sganarelle sont freres, comme dans les Adelphes. L’un est poli, complaisant, doux ; l’autre est bourru, brutal, méfiant, trop sévere, comme dans les Adelphes. Ariste est chargé de Léonor ; Sganarelle d’Isabelle, qu’ils élevent conformément à leur différent caractere. Il est clair que tout cela est imité de la piece latine ; mais Térence manque totalement le but moral de sa piece, puisque le jeune homme qu’on éleve avec une honnête indulgence, en abuse, se marie en secret, &, non content de faire des folies pour son compte, partage encore celles de son frere. C’est lui qui enleve Callidie, c’est lui qui bat le marchand d’esclaves, &c. Chez notre Poëte, Isabelle, poussée à bout par la contrainte où la tient son tuteur, se porte à mille extrémités ; & Léonor, qui jouit d’une honnête liberté, tient la conduite la plus irréprochable. Moliere, en prenant une route toute opposée à celle de Térence, a bien prouvé sa supériorité.

Dans l’Ecole des Maris, Isabelle se fait servir dans ses amours par une personne qui croit voir en elle l’honneur le plus rigide, & c’est d’après les héroïnes de Bocace, de la Fontaine, de Dorimon, de Lopès de Vega ; mais les trois premieres sont mariées, & font faire leurs messages amoureux, l’une par son confesseur, la seconde par une parente de l’amant, la troisieme par son précepteur. Moliere, plus délicat que nos modernes, ne pouvoit pas décemment mettre sur le théâtre une femme mariée & amoureuse, encore moins un confesseur. Il a senti, d’ailleurs, qu’un tel confident, ne prenant pas un intérêt bien vif à la chose, ainsi que la parente & le précepteur, étoit bien moins comique que le vieillard Espagnol, puisqu’il croit être sur le point d’épouser, & qu’il réunit par-là le double intérêt d’amant & de mari.

Moliere, en saisissant tout le comique que l’idée de l’Auteur Espagnol pouvoit lui fournir, a compris en même temps combien un fils qui se joueroit de son pere seroit révoltant sur notre scene. Qu’a-t-il fait ? Un coup de maître. Il a substitué au fils un jeune homme qui ne doit pas le moindre égard à son rival. Le Public auroit été indigné des seuls projets de l’un ; il s’intéresse pour l’autre, & partage ses succès.

La bourse & la ceinture que Bocace fait envoyer par la femme, ne sont pas des présents convenables selon nos mœurs. Le portrait de la Fontaine est un présent plus honnête, c’est dommage qu’il soit inutile à l’intrigue. La lettre de Dorimon est mieux imaginée ; mais la fente de la porte dans laquelle la femme prétend l’avoir trouvée, présente une idée basse. Moliere, s’emparant de ce qu’il y a de bon dans ces différents Auteurs, fait donner par Isabelle une boîte d’or ; ce qui est un présent très honnête, bien précieux, sur-tout par le billet qu’il renferme, puisque ce billet est, pour ainsi dire, l’ame de la piece.

Dorimon & Lopès de Vega font embrasser les amants en présence de la dupe. Cette situation, très comique par elle-même, n’étoit pas à négliger. Le moyen dont le premier se sert pour l’amener, est extravagant ; celui du second est minutieux. Moliere la fait naître comme d’elle-même, & la rend bien plus brillante. Isabelle & Valere se jurent un amour éternel, se donnent la main, conviennent d’un enlevement, tout cela en présence de Sganarelle, qui, dans ce moment même, se croit l’homme le plus heureux du monde. Que de choses dans cette scene ! quel comique ! quelle fécondité !

Il faut encore remarquer que les héroïnes de Bocace, de la Fontaine, de Lopès de Vega, de Dorimon, font très indécemment des avances à des hommes qui ne songent point à elles : Isabelle répond à une passion dont elle connoît toute la sincérité ; témoin ces vers :

ACTE I. Scene V.

Valere, voyant Sganarelle.

Ergaste, le voilà cet Argus que j’abhorre,
Le sévere tuteur de celle que j’adore.

Même Acte. Scene VI.

Valere.

Par-tout où ce farouche a conduit cette belle,
Elle m’a toujours vu comme une ombre après elle,
Et mes regards aux siens ont tâché chaque jour
De pouvoir expliquer l’excès de mon amour.

ACTE II. Scene XI.

Sganarelle, à Isabelle.

Mais il m’a tendrement conjuré de te dire
Que du moins, en t’aimant, il n’a jamais pensé
A rien dont ton honneur ait lieu d’être offensé,
Et que ne dépendant que du choix de son ame,
Tous ses desirs étoient de t’obtenir pour femme.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Que, quoi qu’on puisse faire, il ne te faut pas croire
Que jamais tes appas sortent de sa mémoire ;
Que, quelque arrêt des Cieux qu’il lui faille subir,
Son sort est de t’aimer jusqu’au dernier soupir.

Isabelle, bas.

Ses feux ne trompent pas ma secrete croyance,
Et toujours ses regards m’en ont dit l’innocence.

J’ai mis le Lecteur à portée de juger Moliere & les cinq Auteurs qu’il a imités ; c’est à lui de prononcer en dernier ressort, quand nous aurons jetté les yeux sur quelques détails que notre comique a pris chez Térence.

ACTE I. Scene II.

Ariste.

Mon frere, son discours ne doit que faire rire :
Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté :
On le retient fort mal par tant d’austérité ;
Et les soins défiants, les verroux & les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles :
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner ;
Et je ne tiendrois, moi, quelque soin qu’on se donne,
Mon honneur guere sûr aux mains d’une personne
A qui, dans les desirs qui pourroient l’assaillir,
Il ne manqueroit rien qu’un moyen de faillir.

Cette tirade est visiblement imitée de la premiere scene des Adelphes ; c’est Micio, qui, en parlant de son frere, dit :

Il se trompe extrêmement de croire qu’une autorité établie par la force est plus solide & plus durable que celle qui a pour fondement l’amitié. Voici quel est mon sentiment, & comme je raisonne :

Celui qui est contraint de faire son devoir par la peur qu’il a du châtiment, prend garde à lui pendant qu’il appréhende d’être découvert : qu’on lui ôte cette crainte, il retourne incontinent à son naturel. Mais celui que vous gagnez par votre douceur & par vos bienfaits, s’acquitte toujours de son devoir sans aucune contrainte, & cherche continuellement à vous donner des marques de son affection : présent, absent, il sera toujours le même.

Ariste.

Elle aime à dépenser en habits, linge & nœuds :
Que voulez-vous ? je tâche à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs qu’on peut dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.

Scene II.

Micio.

Il fait de la dépense, il va au cabaret, il se parfume ; c’est de mon bien. Il a des maîtresses ; je lui donnerai de l’argent pendant que je le pourrai. . . . . Nous avons, graces aux Dieux, de quoi fournir à cette dépense, & jusqu’ici tout cela ne m’a pas chagriné.

ACTE I. Scene II.

Sganarelle.

Quoi ! si vous l’épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que, fille, on lui voit prendre ?

Ariste.

Pourquoi non ?

Sganarelle.

Vos desirs lui seront complaisants
Jusques à lui laisser & mouches & rubans ?

Ariste.

Sans doute.

Sganarelle.

A lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals & les lieux d’assemblée ?

Ariste.

Oui vraiment.

Sganarelle.

Et chez vous iront les damoiseaux ?

Ariste.

Et quoi donc ?

Sganarelle.

Qui joueront, & donneront cadeaux ?

Ariste.

D’accord.

Sganarelle.

Et votre femme entendra les fleurettes ?

Ariste.

Fort bien.

Sganarelle.

Et vous verrez ces visites muguettes
D’un œil à témoigner de n’en être point sou ?

Ariste.

Cela s’entend.

Sganarelle.

Allez, vous êtes un vieux fou.

ACTE IV. Scene VII.

Déméa trouve mauvais que Micio soit assez bon pour recevoir une chanteuse chez lui.

Et vous croyez être en votre bon sens ?

Micio.

Oui, en vérité, je le crois.

Déméa.

Que je meure, à voir la folie dont vous êtes, si je ne pense que vous la voulez garder pour avoir toujours avec qui chanter !

Micio.

Pourquoi non ?

Déméa.

Et la nouvelle mariée apprendra aussi ces belles chansons ?

Micio.

Sans doute.

Déméa.

Vous danserez avec elle, & ce sera vous qui menerez le branle ?

Micio.

Fort bien.

Déméa.

Fort bien !

Micio.

Oui, &, s’il le faut, vous serez de la partie.

Déméa.

Ah ! mon Dieu ! n’avez-vous point de honte ?

ACTE I. Scene IV.

Sganarelle, seul.

Quelle belle famille ! un vieillard insensé,
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé !
Une fille maîtresse & coquette suprême !
Des valets impudents ! Non, la sagesse même
N’en viendroit pas à bout, perdroit sens & raison
A vouloir corriger une telle maison.

ACTE IV. Scene VII.

Déméa, seul.

Grands Dieux ! quelle vie ! quelles mœurs ! quelle extravagance ! une femme sans bien, une chanteuse chez lui, une maison de dépense & de bruit, un jeune homme perdu de luxe, un vieillard qui radote ! En vérité, quand la Déesse Salus elle-même se mettroit en tête de sauver cette famille, elle ne pourroit jamais en venir à bout.

Je ne citerai pas tous les détails imités par Moliere ; ce seroit entrer dans des soins trop minutieux. J’ai rapporté ceux-ci pour faire connoître l’art avec lequel notre comique a su les rendre propres à nos mœurs & à son sujet. Ce que Sganarelle & Ariste répetent presque d’après Déméa & Micio, ne va-t-il pas aussi bien à leur caractere qu’à celui des personnages latins ? au sujet de l’Ecole des Maris, qu’à celui des Adelphes ? enfin, Sganarelle & Ariste ne disent-ils pas ce que tout homme de leur humeur diroit, s’il se trouvoit à leur place ?