(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IX. » pp. 180-200
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IX. » pp. 180-200

CHAPITRE IX.

La Princesse d’Elide, Comédie-Ballet, en cinq actes & en vers, comparée pour le fond & les détails avec el Desden con el desden, Dédain pour dédain, comédie espagnole ; Ritrosia per ritrosia, Rebut pour rebut, comédie italienne ; les Amours à la chasse, comédie de Coypel ; l’Heureux stratagême, comédie de Marivaux ; avec quelques vers de Virgile, du Pastor fido, & de la Phedre de Racine.

Cette piece fut jouée le 8 Mai 1664 à Versailles, & le 9 Novembre de la même année, à Paris, sur le théâtre du Palais Royal. Moliere doit ses plus grandes beautés au célebre Augustin Moreto, Auteur Espagnol : ceux de mes Lecteurs qui entendent sa langue peuvent s’en convaincre en recourant à l’original ; il suffit aux autres de lire un extrait de la comédie, dans lequel j’aurai soin de faire connoître le génie du Poëte, & celui de sa nation.

Extrait de la Princesse d’Elide.

Acte I. Euriale, Prince d’Ithaque ; Aristomene, Prince de Messene ; Théocle, Prince de Pile, sont tous amoureux de la Princesse d’Elide. Elle dédaigne également leurs hommages, parcequ’elle n’aime qu’à combattre dans les forêts les loups & les lions. Les trois Princes ont préparé des courses & des fêtes magnifiques dans l’espoir de mériter la main de la Princesse ; mais elle déclare à son pere que l’hymen lui déplaît, que ce seroit lui donner la mort que la forcer à prendre un époux. Aristomene & Théocle n’ont plus d’ardeur pour la course dès que la Princesse n’en doit pas être le prix. Euriale, instruit du caractere de la Princesse par Moron son bouffon, projette de vaincre ses dédains par des dédains affectés : il lui dit qu’ayant toute sa vie fait profession de ne rien aimer, il n’a aucune prétention, & que l’honneur du triomphe est le seul avantage qu’il desire. La Princesse piquée veut rabaisser son orgueil, & projette de se trouver à la fête pour lui donner de l’amour. On lui peint le danger de l’entreprise ; elle répond d’elle.

Acte II. Dans l’entr’acte, Euriale a remporté le prix de la course : la Princesse a dansé & chanté devant lui, pour toucher son cœur ; elle voudroit être instruite des sentiments que le Prince a éprouvés. Elle lui demande pourquoi il fuit le beau sexe ; il répond que c’est par insensibilité. Elle ajoute que telle personne pourroit l’aimer, qu’il changeroit bientôt : le Prince assure que la liberté sera toujours son unique maîtresse. Alors la Princesse, encore plus piquée, donneroit volontiers tout ce qu’elle possede pour en être aimée. Elle lui dit qu’elle est devenue sensible pour le Prince de Messene. Euriale interdit lui rend confidence pour confidence : il est, dit-il, épris de la belle Aglante, & feint de sortir pour en faire la demande au Roi.

La Princesse prie Aglante de repousser les vœux d’Euriale. Aglante promet d’obéir, mais avec peine. Aristomene accourt pour remercier la Princesse de ses bontés pour lui ; le Prince d’Ithaque vient de l’instruire de son bonheur : la Princesse le désabuse, & ordonne qu’on la laisse seule. Elle s’indigne de sa foiblesse, & dit au monstre qui la persécute de se rendre visible, pour qu’elle puisse le combattre avec ses dards.

Acte III. Le Prince d’Ithaque découvre, par Moron, qu’il est aimé. Le Roi le remercie de sa feinte, & approuve son amour. La Princesse qui survient, croit que son pere approuve la tendresse du Prince pour Aglante ; elle se jette à ses pieds, & le prie de ne pas unir sa cousine avec un mortel qu’elle hait. Le Roi lui conseille d’avouer qu’elle aime ; elle soutient le contraire. On lui dit que, pour empêcher le Prince d’épouser Aglante, elle n’a qu’à lui donner la main ; elle y consent. Aristomene & Théocle font un autre choix, & s’unissent à Cinthie & à Aglante, parentes de la Princesse d’Elide.

El Desden con el desden, Comedia famosa ; Dédain pour dédain, Comédie.

Premiere Journée ou Acte I. Don Carlos, Comte d’Urgele, a entendu vanter, par la renommée, les charmes de Diana. Il vole dans sa Cour, & l’admire. Bientôt le mépris que la Princesse a pour l’amour enflamme le cœur du Prince. Il a, dit-il, puisé son feu dans la neige, expression vraiment espagnole. Il forme le dessein de réduire la cruelle, & d’obtenir la préférence sur deux rivaux qu’il a déja, Don Gaston, Comte de Fox, & le Prince de Béarn. Il prie son valet Polilla de l’aider dans son entreprise ; celui-ci lui répond du succès. Il compare Diana à une figue sur le haut d’un figuier, & les trois Princes à des enfants qui veulent faire tomber la figue à coups de pierre. Il ajoute que la figue a beau résister quelque temps, qu’attendrie par les coups de pierre des enfants, elle tombe enfin au profit de l’un d’eux. Les rivaux de Don Carlos arrivent en faisant part de leur passion au Comte de Barcelone, pere de Diana. Polilla dit assez plaisamment que les amants, semblables aux aveugles, chantent leurs amours dans les rues.

Le Prince de Béarn & Don Gaston peignent au Comte de Barcelone le chagrin que leur donne l’humeur dédaigneuse de la belle Diana. Le Comte de Barcelone voit avec autant de peine qu’eux l’indifférence de sa fille : il exhorte les amants à faire leurs efforts pour la vaincre. Polilla trouve un secret excellent pour que la Princesse ne fuie plus les deux Princes : il veut qu’on l’enferme dans une tour, qu’on la laisse quatre jours sans lui donner à manger, que le Prince de Béarn & Don Gaston passent ensuite devant elle, l’un avec six poulets & deux pains, l’autre avec un gigot ; loin de les fuir, elle courra après eux. Le pere sort, en espérant que les Princes trouveront des secrets plus efficaces, & brûle de se voir des successeurs.

Gaston & le Prince de Béarn concertent entre eux le moyen de fléchir l’humeur altiere de la Princesse. Leur honneur y est intéressé. Carlos leur dit qu’il veut bien les aider dans leur entreprise, quoiqu’il ne soit pas amoureux. Les rivaux sortent pour ordonner des fêtes.

Polilla demande à son maître pourquoi il a nié sa tendresse ; Carlos lui répond que, pour vaincre la fierté de son inhumaine, il veut prendre une route opposée à celle des deux Princes. Il exhorte Polilla à faire en sorte de s’introduire chez Diana. Ils sortent.

Cintia, Laura & plusieurs Dames suivent la Princesse ; elle est précédée par des musiciens qui chantent la fuite de Daphné devant Apollon. Diana marque le mépris qu’elle a pour l’amour, qui n’est qu’un enfant. Les musiciens finissent par un couplet dont voici le sens : Il ne faut pas se fier à l’amour ; il cache sa puissance sous la forme d’un petit enfant.

Polilla paroît vêtu en Médecin. Il possede, dit-il, des remedes excellents pour les amoureux : il amuse la Princesse par ses bouffonneries. Elle le retient auprès d’elle.

Le Comte de Barcelone vient avec les trois Princes. Diana lui annonce qu’avant de se marier elle préféreroit de passer un cordon à son cou. Son pere ne veut pas la contraindre à prendre un époux ; il la prie seulement de voir les fêtes préparées par les Princes. Il sort.

Don Gaston & le Prince de Béarn essaient de vaincre, par leurs raisonnements, la haine que la Princesse a pour l’amour ; mais c’est en vain. Ils fondent leur espoir sur leur constance. Ils se retirent.

Don Carlos, loin de combattre les sentiments de Diana, lui annonce qu’il pense comme elle ; qu’il ne lui donne des fêtes que pour lui prouver son respect, & non la sincérité d’une passion qu’il n’a jamais sentie, qu’il ne sentira jamais, quand même le Ciel, pour le toucher, formeroit une beauté chez qui toutes les graces des autres seroient réunies. La Princesse sent un dépit secret ; elle projette de mortifier l’orgueil du Prince, en le rangeant au nombre de ses soupirants. Les Dames de sa fuite lui peignent le danger de cette entreprise : cependant elle feint de plaisanter avec le Prince, & lui annonce qu’elle veut le faire changer de sentiment. Don Carlos & Polilla se félicitent du succès de la feinte ; ils en esperent beaucoup.

Acte II. Polilla annonce à Don Carlos que la Princesse n’a pas fait la moindre attention aux fêtes de ses rivaux ; il l’exhorte à piquer de plus en plus sa vanité. « Feignez, lui dit-il, dix jours, le onzieme elle enragera, le douzieme elle ira vous chercher, le treizieme elle vous priera ». Son maître lui dit que si on lui fait quelque avance, il ne pourra s’empêcher de céder. « Fort bien, répond le valet ; une jeune fille ne diroit pas mieux ». Il ajoute que l’usage est à Barcelone de donner des fêtes dans lesquelles on tire des rubans au sort ; que le Cavalier qui a la couleur d’une Dame est obligé de lui dire des douceurs pendant toute la journée, & que la Dame est forcée d’y répondre. « Je sais, lui dit-il, que la Princesse veut tirer parti de cette loterie amoureuse ».

Diana paroît avec Cintia & Laura ; elle leur dit tout bas de lui laisser la couleur qu’on a destinée au Prince. Le Médecin d’amour l’exhorte à donner à Carlos quelques menues faveurs en pilule. Elle agace en effet le Prince, lui demande ce qu’il feroit s’il étoit aimé d’une Princesse comme elle : il lui répond qu’il ne pourroit s’empêcher d’être ingrat : il parle de l’amour avec le dernier mépris. La Princesse, toujours plus piquée, fait commencer la fête.

Les musiciens exhortent, par leurs chants, les Dames & les Cavaliers à tirer au sort. Le Prince de Béarn amene un ruban verd. Cintia a la même couleur ; elle lui donne une ceinture verte. On danse, on chante. La même cérémonie se répete pour toutes les Dames de la Cour. Enfin Don Carlos tire un ruban incarnat : la Princesse lui fait voir que le sien est incarnat aussi, & lui donne une ceinture de la même couleur. On danse, on défile deux à deux. Don Carlos & Diana, qui ferment la marche, restent sur le théâtre.

Don Carlos déclare son amour, & le fait si vivement, que la Princesse croit l’avoir vaincu : elle est satisfaite, retire sa main que le Prince tenoit, & le traite avec la plus grande fierté. Don Carlos lui dit que c’est à tort, puisqu’il ne s’est efforcé de feindre que pour suivre les regles de la fête ; il le lui prouve en prenant un prétexte pour se retirer.

La Princesse enrage ; elle donneroit sa couronne pour voir mourir le Prince d’amour. Elle projette de l’attendrir par les charmes de sa voix : elle ordonne au Médecin de le conduire dans le jardin. Le Médecin lui conseille de régaler le Prince d’une chanson bien gaie, d’un Requiem æternam, par exemple. La Princesse part pour se rendre au jardin. Le faux Médecin lui dit que c’est pour y jouer le rôle d’Eve, & causer la chûte d’un Adam.

Carlos vient encore se féliciter de sa ruse avec son valet. On entend chanter derriere le théâtre.

La scene change & représente un jardin. La Princesse y est entourée de ses Dames : elle chante. Le Prince est conduit par Polilla. Les sons mélodieux de Diana vont jusqu’au fond de son cœur : il veut aller se jetter à ses pieds ; Polilla le menace de le poignarder s’il le fait, parcequ’il perdroit dans un moment tous ses soins. La Princesse croit que Don Carlos ne l’a pas vue, ne l’a pas entendue. Elle le fait avertir deux fois qu’elle est dans le jardin, que c’est elle qui chante : tout cela est inutile. Elle va enfin le joindre. Le Prince lui dit galamment que les beautés du jardin l’avoient empêché de remarquer ses charmes. Il sort.

La Princesse est désespérée. Le Médecin d’amour augmente son dépit, en lui disant que Carlos, loin d’être touché de sa voix, a trouvé qu’elle chantoit comme un polisson d’école. Il lui conseille d’oublier l’ingrat ; elle répond qu’elle est plus intéressée à le réduire. Elle sort. Polilla la suit, en disant tout bas que la danse va bien.

Acte III. Les trois Princes & Polilla entrent sur la scene : le Comte de Béarn & Gaston proposent à Don Carlos un expédient pour réduire la fierté de la Princesse, qui est de cesser tous en même temps de lui rendre des soins, & de n’avoir des égards que pour les Dames de sa Cour. Carlos dit qu’il y consent d’autant plus volontiers, que, n’étant pas amoureux, la feinte ne lui coûtera rien. Ses rivaux sortent.

Polilla félicite son maître, que tout sert, jusqu’à la conduite de ses rivaux. Il le fait sortir en voyant Diana.

Diana entend chanter derriere le théâtre la beauté des Dames de sa Cour. Elle est indignée de n’entendre pas prononcer son nom. Elle se plaint à Polilla de Don Carlos, qui auroit dû, par simple politesse, lui rendre les soins qu’on rend aux autres femmes. Polilla l’excuse, en disant qu’il n’est pas amoureux.

Les Cavaliers & les Dames, précédés de la musique, défilent devant la Princesse, & se disent mille douceurs. Don Carlos est avec eux. Ils sortent tous en chantant, sans dire un mot à Diana. Polilla lui fait remarquer leur gaieté : Ils ressemblent, dit-il, à des Prieurs qui sont avec des Abesses.

La Princesse ordonne à Polilla d’appeller Carlos. Il vient, en disant qu’il étoit à la suite de sa Dame. Diana frémit, lui demande le nom de cette beauté. Carlos la rassure un peu, en lui disant que sa Dame est la liberté. La Princesse lui avoue qu’elle a changé de sentiment, & que le bien de ses sujets va la déterminer à prendre un époux, Don Carlos triomphe. Diana le mortifie, en nommant le Prince de Béarn, & en lui en faisant un éloge pompeux. Don Carlos, désespéré, avoue à son tour qu’il est vaincu. Diana triomphe & demande le nom du vainqueur. Carlors nomme malignement Cintia. Il exalte sa beauté. La Princesse piquée répond qu’elle est surprise de le voir soupirer pour une femme qui ne le mérite pas. Carlos ajoute que le Prince de Béarn lui paroît aussi au-dessous de l’éloge qu’elle lui en a fait, mais que l’amour les aveugle tous deux apparemment. En feignant de peindre Cintia, il peint avec enthousiasme tous les charmes de la Princesse, dit qu’il en est si fort frappé, qu’il croit les voir, & sort pour féliciter le Prince de Béarn de son bonheur.

 

Mes Lecteurs s’apperçoivent sans doute que cette scene doit être de toute beauté.

 

Diana reste avec le prétendu Médecin, qui lui tâte le pouls, prétend qu’elle est amoureuse & jalouse. La Princesse le menace de le faire jetter par les fenêtres. Il sort.

La Princesse, seule, dit qu’elle sent le feu dans son cœur. Elle est surprise qu’un sein de marbre puisse brûler. Elle convient enfin qu’ayant voulu enflammer Carlos, elle mérite d’être enflammée, parceque les incendiaires sont punis par le feu.

Le Prince de Béarn accourt pour remercier Diana des bontés qu’elle a pour lui. Elle a beau vouloir s’en défendre, Don Carlos l’a informé de son bonheur. Il va l’annoncer au Roi, & le prier de lui être favorable.

La Princesse, seule, se plaint de son sort. Elle brûle ; elle est embrasée : la neige est changée en feu. Elle ne peut cacher plus long-temps son amour ; elle délibere si elle l’avouera.

Cintia vient se féliciter avec la Princesse du bonheur qu’elle a de plaire à Don Carlos, & lui demande son consentement. Diana prie sa cousine de maltraiter le Prince. Cintia n’en veut rien faire. La Princesse éclate ; passe de la priere aux menaces, des fureurs à l’expression de l’amour le plus tendre. Son cœur s’envole en pieces de son sein ; il en sort des éclairs : elle arrachera le cœur à Don Carlos, & déchirera ensuite le sien pour détruire le portrait de l’ingrat. Elle déclame contre l’amour, qui est un enfant dans ses jeux, mais un Dieu dans sa vengeance. Elle prie Cintia d’avoir pitié d’elle, & sort dans le plus grand trouble.

Don Carlos arrive. Cintia lui apprend que Diana a été vaincue par ses dédains, qu’elle le lui a avoué. Elle cede son amant à la Princesse.

Le Roi vient avec les Princes de Béarn & de Fox. Il est enchanté que le premier ait triomphé de sa fille, & dit que ce service vaut sa couronne.

La Princesse écoute à part. Son pere est enchanté de l’amour de Carlos pour Cintia ; il va les unir. Don Carlos apperçoit la Princesse, dit au Roi qu’il aime Cintia en effet, mais qu’il ne veut rien conclure sans le consentement de Diana. Elle avance, fait consentir les trois Princes à suivre ses volontés, & donne sa main à celui qui a su vaincre ses dédains par le dédain même. Les autres Princes prennent parti dans la Cour. Le Roi leur donne sa bénédiction, & leur souhaite un bonheur éternel. Amen 20.

 

L’extrait de cette piece suffit pour en marquer les grandes beautés & les défauts. Le caractere de l’héroïne est beau : les motifs & les moyens principaux y sont puisés dans le sentiment : les degrés des passions y sont traités avec des nuances très fortes & même très délicates ; elles annoncent, dans l’Auteur, toutes les finesses de son art : les situations sont intéressantes : il y a des scenes où le cœur de l’homme est développé en entier. Moliere les a vues presque toutes, s’en est emparé, & les a traitées en grand homme : mais pourquoi n’a-t-il pas mis en action, sous les yeux du spectateur, le moment où la Princesse chante pour charmer son amant ? Une femme qui a le dépit de voir manquer les armes qu’elle croit les plus puissantes pour ranger un homme sous ses loix, la contrainte d’un amant qui est forcé de cacher les progrès que l’amour & les talents de sa maîtresse font sur son cœur, tout cela auroit-il paru à Moliere indigne d’attacher le spectateur ?

Je regrette encore beaucoup cette fête qui oblige le Prince à faire des déclarations amoureuses à la Princesse, qui force sur-tout la Princesse à les écouter, à répondre favorablement. Quelle situation attachante ! quel beau moment pour l’amant, pour l’amante & pour le spectateur ! Je conçois qu’il étoit difficile de l’introduire avec bienséance sur notre théâtre : mais puisque le Poëte François a transporté le spectateur dans le siecle des tournois, il pouvoit aisément, surtout dans une comédie-ballet, introduire la fête avec quelques légers changements, en la préparant avec adresse, en observant sur-tout de ne pas faire répéter quatre fois sur la scene la loterie de rubans.

J’aime encore mieux Diana préférant l’étude à la tendresse, que la Princesse d’Elide fuyant l’amour pour suivre les ours dans les bois. Je suppose pour un moment que l’amour soit un monstre comme le prétendent les amants dans un moment de dépit, les vieillards dans leur humeur chagrine ; il n’est pas pas naturel qu’une jeune beauté préfere le monstre des forêts à celui qui est civilisé, dont la griffe n’est rien moins que mortelle, & qu’elle peut enchaîner si facilement.

Quant aux défauts qui sont dans l’original espagnol, Moliere les a tous évités. Il est ridicule, par exemple, qu’une Princesse collet monté comme Madame Diana fasse confidence de son amour à un plat original, un inconnu qui se présente sous le titre de Médecin d’Amour, & qu’elle le retienne tout de suite à son service. Dans la Princesse d’Elide, le Bouffon est à la Cour depuis long-temps.

Il est encore contre toutes les regles de la bienséance & de la vérité, que Diana, demandant la permission de choisir un époux entre les trois Princes, nomme celui qui lui a marqué un plus grand dédain, & qu’elle croit épris d’une autre beauté : n’avoit-elle pas à craindre le refus le plus outrageant ? Dans la piece françoise, la Princesse est sure, avant de se rendre, que celui qu’elle aime a pour elle les plus tendres sentiments. Il les lui apprend lui-même.

ACTE V. Scene II.

Iphitas.

Mais afin d’empêcher que le Prince Euriale ne puisse jamais être à la Princesse Aglante, il faut que tu le prennes pour toi.

La Princesse.

Vous vous moquez, Seigneur, & ce n’est pas ce qu’il demande.

Euriale.

Pardonnez-moi, Madame, je suis assez téméraire pour cela, & je prends à témoin le Prince votre pere, si ce n’est pas vous que j’ai demandée. C’est trop vous tenir dans l’erreur, il faut lever le masque, &, dussiez-vous vous en prévaloir contre moi, découvrir à vos yeux les véritables sentiments de mon cœur. Je n’ai jamais aimé que vous, & jamais je n’aimerai que vous. C’est vous, Madame, qui m’avez enlevé cette qualité d’insensible que j’avois toujours affectée ; & tout ce que j’ai pu vous dire n’a été qu’une feinte qu’un mouvement secret m’a inspirée, & que je n’ai suivie qu’avec toutes les violences imaginables. Il falloit qu’elle cessât bientôt sans doute, & je m’étonne seulement qu’elle ait pu durer la moitié du jour ; car enfin je mourois, je brûlois dans l’ame quand je vous déguisois mes sentiments, & jamais cœur n’a souffert une contrainte égale à la mienne. Que si cette feinte, Madame, a quelque chose qui vous offense, je suis tout prêt de mourir pour vous en venger ; vous n’avez qu’à parler, & ma main sur-le-champ fera gloire d’exécuter l’arrêt que vous prononcerez.

Moliere épargne à sa Princesse jusqu’à la honte de faire un aveu formel de sa défaite.

La Princesse.

Seigneur, je ne sais pas encore ce que je veux ; donnez-moi le temps d’y songer, je vous prie, & m’épargnez un peu la confusion où je suis.

Les Italiens & leurs partisans prétendent que Moliere a pris l’idée de sa Princesse d’Elide dans une comédie italienne, intitulée Ritrosia per Ritrosia, qui est imitée del Desden con desden ; mais une légere esquisse de l’ouvrage italien prouvera que notre Poëte a puisé dans la source même.

Ritrosia per ritrosia, Rebut pour rebut, Piece en cinq actes.

Lélio ne sait plus quel parti prendre pour toucher l’indifférente Flaminia. Scapin imagine de piquer la jalousie de Flaminia. Il lui fait entendre, avec beaucoup d’adresse & sous le sceau du secret, que son maître doit épouser Silvia. A l’instant Flaminia passe de l’indifférence à l’amour le plus violent ; &, après avoir prié Scapin de détourner Lélio de ce mariage, & celui-ci ayant refusé de se charger de cette commission, crainte de déplaire à son maître, elle prend sur elle de lui écrire & de lui envoyer sa lettre par Violette sa suivante. A peine est-elle entrée chez Lélio, que Scapin, qui l’a introduite, prie tout bas son maître de lui donner quelques coups de bâton. Lélio ne comprend rien à cette demande ; mais Scapin l’en instruit, & Lélio lui dit, après l’avoir frappé en présence de Violette : « Je t’apprendrai, maraud, à introduire chez moi une suivante de Flaminia, pour apporter une lettre de sa part ». Violette est fort étonnée de la maniere dont on l’a reçue, & fait le récit de tout ce qui s’est passé à Flaminia, qui ne sait plus comment faire pour fléchir Lélio : elle découvre enfin à Scapin qu’elle aime son maître. Scapin conduit Flaminia chez Lélio, où, après quelques reproches obligeants de part & d’autre, Lélio lui découvre l’amour qu’il a toujours eu pour elle : Flaminia lui dit à-peu-près la même chose, & l’hymen acheve de les réunir.

 

Après avoir rendu justice à Moliere sur le discernement & le goût avec lequel il choisissoit des sujets chez l’étranger, & les imitoit, ne pourrions-nous pas desirer qu’il eût banni de sa Princesse d’Elide, & les tournois, & les bouffons de Cour, du moins les bouffons du genre de Moron qui n’y sont plus de mode ? Je vais plus loin : ne pourrions-nous pas souhaiter qu’un Auteur adroit, en s’emparant des beautés de Moliere & de celles de Moreto, remaniât le même fond plus heureusement que Coypel & Marivaux, & le rendît tout-à-fait propre à nos mœurs ?

Les Amours a la chasse, par Coypel 21.

Flaminia, fille de Pantalon, ne se plaît que dans les bois, n’aime que la chasse : l’amour n’a pu la soumettre ; les soins & la constance de Lélio n’ont pu toucher son cœur.

Une fête que cet amant a fait préparer, doit décider de son sort ; s’il ne peut rendre sa maîtresse sensible, il est résolu de partir, afin de tâcher de se guérir par l’absence. Trivelin, son valet, profite de cette circonstance, & s’avise d’un stratagême propre à éprouver les véritables sentiments de Flaminia pour son maître : il feint qu’autrefois charmé d’une jeune personne qu’il a vue à Ferrare, & fatigué des rigueurs continuelles de Flaminia, Lélio va partir pour reprendre ses anciennes chaînes Cet artifice produit son effet. Flaminia est outrée de dépit ; elle accable Lélio de reproches. La colere qu’il fait éclater contre Trivelin, la confirme encore dans cette pensée. Les chasseurs arrivent, & ne voulant plus écouter son amant, elle part pour la chasse, mais avec le trait dans le fond du cœur. Elle ordonne de sonner le départ, afin de dissiper son chagrin. Au lieu de sons vifs & guerriers, les cors n’en donnent que de tendres & de languissants : elle ne sait à quoi attribuer ce changement ; & son embarras redouble, quand tout-à-coup elle voit l’Amour sortir d’un buisson de rosiers, & s’avancer vers elle avec sa suite. Il lui fait de tendres reproches sur son insensibilité passée, & lui apprend que c’est lui qui a fait naître dans son cœur le changement qu’elle a ressenti depuis peu : il ordonne en même temps à sa suite de célébrer sa victoire, & il se forme une lutte entre les Amours & les Chasseurs, qui est imitée par les instruments entre les violons & les cors : les Amours enchaînent les Chasseurs avec des guirlandes, & tous ensemble forment un ballet au son des cors réunis avec les violons. L’Amour prend la main de Lélio & la met dans celle de Flaminia. Les peres sont contents, les amants sont heureux ; & l’Amour, glorieux de sa victoire, la fait célébrer par des chants & des danses qui terminent le divertissement & la piece.

 

M. de Marivaux, appellé par quelques personnes le Moliere du théâtre italien, a donné aussi une imitation de la Princesse d’Elide.

L’heureux Stratagême, comédie en trois actes & en prose.

Un Chevalier Gascon est l’amant déclaré d’une Marquise. Dorante est sur le point de s’unir à une Comtesse. Tout d’un coup il prend fantaisie à Madame la Comtesse de laisser là son amant, pour enlever le Chevalier à son amie. Dorante est furieux : la Marquise lui conseille de feindre de l’amour pour elle. La Comtesse est la dupe de cette feinte : son amour-propre est indigné de voir qu’une conquête lui échappe ; elle retourne à Dorante, & lui donne sa main.

 

Coypel, en imitant la Princesse d’Elide, n’en a pris que le fabuleux, en a même ajouté. Marivaux n’a pas senti qu’il affoiblissoit son personnage principal, en substituant à la fierté de la Princesse d’Elide la foiblesse d’une femme légere, qu’on perd & qu’on ramene dans l’instant. Mais si Marivaux avoit conservé à sa Marquise le caractere de la premiere héroïne, il eût été obligé de faire de la dépense en sentiment, & tout le monde sait qu’il n’avoit que de l’esprit. Gardons-nous bien de lui disputer & de lui envier cette sorte de gloire : elle lui coûte assez cher.

Dans la premiere scene de la Princesse d’Elide, Arbate, Gouverneur d’Euriale, exhorte ce Prince à se livrer au penchant de l’amour.

Arbate.

Moi, vous blâmer, Seigneur, des tendres mouvements
Où je vois qu’aujourd’hui penchent vos sentiments !
Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon ame
Contre les doux transports de l’amoureuse flamme :
Et bien que mon sort touche à ses derniers soleils,
Je dirai que l’amour sied bien à vos pareils ;
Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage,
De la beauté d’une ame est un vrai témoignage ;
Et qu’il est mal-aisé que, sans être amoureux,
Un jeune Prince soit & grand & généreux.
C’est une qualité que j’aime en un Monarque :
La tendresse du cœur est une grande marque
Que d’un Prince à votre âge on peut tout présumer,
Dès qu’on voit que son ame est capable d’aimer.
Oui, cette passion, de toutes la plus belle,
Traîne dans un esprit cent vertus après elle :
Aux nobles actions elle pousse les cœurs,
Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs.
Devant mes yeux, Seigneur, a passé votre enfance,
Et j’ai de vos vertus vu fleurir l’espérance :
Mes regards observoient en vous des qualités
Où je reconnoissois le sang dont vous sortez ;
J’y découvrois un fonds d’esprit & de lumiere ;
Je vous trouvois bien fait, l’air grand & l’ame fiere ;
Votre cœur, votre adresse éclatoient chaque jour :
Mais je m’inquiétois de ne point voir d’amour.
Et puisque les langueurs d’une plaie invincible
Nous montrent que votre ame à ses traits est sensible,
Je triomphe ; & mon cœur, d’alégresse rempli,
Vous regarde à présent comme un Prince accompli.

Bien des personnes assurent que cette tirade est imitée du Pastor Fido. Linco y exhorte en effet Silvio a partager la tendresse qu’une Nymphe belle, jeune, charmante, ressent pour lui.

Quoi ! ton cœur est insensible pour une Nymphe si belle, si charmante ! Que dis-je une Nymphe ? c’est bien plutôt une Déesse, plus tendre, plus fraîche que la rose cueillie avant le lever du soleil, & dont la blancheur est plus éclatante que celle du cygne : aussi n’est-il point de digne pasteur parmi nous qui ne soupire pour elle, mais, hélas ! qui ne soupire en vain. A toi seul destinée par les hommes & les Dieux, à toi seul elle se réserve ; tu peux la posséder aujourd’hui sans te plaindre, sans pousser des soupirs Cependant tu la dédaignes, tu la fuis !... Et je ne dirai point que ton ame est de pierre ou de fer...

Il se peut très bien que Moliere, en composant la scene, se soit rappellé les vers italiens ; mais l’imitation n’est certainement pas assez marquée pour qu’on puisse prononcer là dessus. La tirade de Moliere auroit bien plus de rapport avec le commencement du quatrieme livre de Virgile, où la sœur de Didon conseille à cette Princesse de ne plus résister aux charmes de l’amour. Voici comme s’exprime cette digne confidente :

O sœur plus chérie que la lumiere du jour ! quoi ! livrée à d’éternels chagrins, vous seule ne jouirez point des charmes de votre jeunesse ! Ignorez-vous quel est la douceur de se voir renaître dans des enfants chéris ? Ne connoissez-vous pas quelle volupté procurent les faveurs de Vénus ? Craignez-vous, en les goûtant, d’offenser les mânes des morts ? Que font à leurs cendres les plaisirs des vivants ? N’avez-vous pas assez honoré celles d’un époux, en repoussant les vœux de tous les Monarques & de tous les Héros de l’Afrique & de la Libye ? N’avez-vous pas dédaigné Iarbe & le Tyrien ? Pourquoi fermer maintenant votre cœur au tendre sentiment qui combleroit vos desirs ? . . . . . . . . . . .

De toutes ces imitations, la plus incontestable sans contredit est celle de Racine, dans Phedre. Le Gouverneur d’Hippolyte & celui d’Euriale donnent à-peu-près les mêmes conseils à leurs éleves.

ACTE I. Scene I.

Théramene.

Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?
S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?
En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?
Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?
Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domtés ?
Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez,
Si toujours Anthiope, à ses loix opposée,
D’une pudique ardeur n’eut brûlé pour Thésée ?
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .

Théramene est aussi galant qu’Arbate. Tous les deux traitent l’amour avec la même gentillesse, tous les deux l’érigent en vertu, tous les deux conseillent à leurs éleves de se livrer aux charmes de l’empire amoureux : mais ce qui est un agrément dans une comédie ou dans un poëme épique, peut fort bien être déplacé dans une tragédie. Le gentil Théramene dit au jeune Hippolyte qu’il ne seroit point né sans l’amour d’Anthiope pour Thésée. La naïve & maligne Henriette tient dans la premiere scene des Femmes Savantes le même propos, à-peu-près, à la prude Armande sa sœur.

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,
Si ma mere n’eût eu que de ces beaux côtés ;
Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie
N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.

Le Lecteur peut décider dans laquelle des deux pieces cette petite saillie de gaieté est mieux à sa place.