(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XI. » pp. 218-250
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XI. » pp. 218-250

CHAPITRE XI.

Don Juan ou le Festin de pierre, Comédie en prose & en cinq actes, comparée, pour le fond & les détails, avec une piece espagnole intitulée el Burlador de Sevilla y Combidado de piedra, le Trompeur de Seville & le Convié de pierre ; une piece italienne imitée de la précédente, & quelques autres de de Villiers, de Dorimon, de Rosimon, de Goldoni, de Thomas Corneille, de l’Abbé Chiari.

La troupe italienne avoit donné il Convitato di pietra, le Convié de pierre, appellé par corruption le Festin de pierre, & cette piece informe avoit fait courir tout Paris. De Villiers, Rosimon, Dorimon avoient traité le même sujet, quand Moliere, sollicité par ses camarades de mettre ce monstre dramatique sur son théâtre, y consentit avec peine. Sa complaisance fut punie par le peu de succès de sa piece. On la représenta pour la premiere fois sur le théâtre du Palais Royal le 15 Février 1650.

Extrait du Festin de pierre de Moliere.

Acte I. Sganarelle rape du tabac, en fait l’éloge, en donne à Gusman, & lui demande ce qu’il vient faire. Gusman lui répond qu’il est l’Ecuyer d’Elvire, jeune personne de qualité séduite par Don Juan au moment où elle alloit entrer dans un couvent ; qu’il a feint de l’épouser & qu’il l’a délaissée : elle vient lui reprocher sa perfidie. Sganarelle prévoit qu’elle sera mal reçue : Don Juan le confirme dans cette opinion, en lui peignant les plaisirs d’un cœur volage, & en lui faisant part du dessein qu’il a formé depuis peu. Il vient de voir une jeune personne fiancée à un paysan qu’elle aime beaucoup : il est jaloux de leur bonheur ; il veut le troubler en enlevant la petite paysanne. Elvire l’arrête, lui reproche de l’avoir trompée, de l’avoir entraînée dans le précipice ; lui demande si elle a perdu son cœur pour toujours. Don Juan lui avoue qu’il la fuira sans cesse, pour ne plus s’opposer à sa premiere vocation pour le cloître : Elvire, indignée, lui prédit une punition céleste. Sganarelle espere que son maître aura quelques remords ; Don Juan lui prouve le contraire, en sortant pour préparer l’enlevement projetté.

Acte II. Pierrot raconte à Charlotte son accordée, qu’il a rétiré de l’eau Don Juan & son valet. Don Juan n’a pu enlever la fiancée, parcequ’un coup de vent a renversé la barque dans laquelle il la poursuivoit ; mais en sortant de l’eau il a rencontré la jeune Mathurine, & l’a déja persuadée. Il voit Charlotte, la trouve aussi très jolie, & lui promet de l’épouser. Il l’embrasse ; Pierrot se fâche. Don Juan le bat, & le récompense ainsi de lui avoir sauvé la vie. Mathurine arrive ; elle est fâchée de voir Don Juan avec Charlotte. Elles veulent le faire expliquer pour l’une ou pour l’autre ; il promet tout bas à chacune de lui donner la préférence, & sort. Les petites filles sont très contentes. Sganarelle les arrête pour leur dire que son maître est un fourbe, & qu’il ne faut pas se fier à lui. Don Juan reparoît : Sganarelle le voit, & change bien vîte de langage. La Ramée avertit Don Juan que deux Cavaliers le cherchent pour lui faire un très mauvais parti. Il veut obliger Sganarelle à se revêtir de ses habits ; celui-ci n’en veut rien faire, & lui conseille de chercher un autre déguisement.

Acte III. Don Juan paroît en habit de campagne ; Sganarelle avec une robe de Médecin. Le maître voit de loin un homme attaqué par trois personnes ; il vole à son secours, & sauve la vie à Don Carlos, frere d’Elvire, dont il n’est pas connu. Un instant après, Don Alonse, second frere d’Elvire, paroît & reconnoît Don Juan pour le séducteur de leur sœur : il veut fondre sur lui. Don Carlos l’arrête, en lui disant qu’il doit la vie à Don Juan ; qu’il veut s’acquitter de cette obligation, en lui donnant le temps de réparer l’affront dont il a couvert leur famille, se réservant le droit de ne pas lui faire quartier s’il n’épouse pas bientôt Elvire. Don Juan rit de ses menaces. Il apperçoit le tombeau d’un Commandeur qu’il a tué, adresse quelques railleries à la Statue qui représente le mort, & dit à Sganarelle de l’inviter à dîner. Celui-ci rit de la bizarrerie de cet ordre, & l’exécute. La Statue baisse la tête, & fait signe qu’elle accepte l’invitation. Grande frayeur du valet ; surprise du maître.

Acte IV. Sganarelle est toujours effrayé par le coup de tête de la Statue : Don Juan prétend qu’ils ont été trompés par un faux jour. On lui annonce M. Dimanche, son marchand drapier, qui vient lui demander de l’argent ; mais il l’accable de tant de politesses, il lui demande si à propos, dès qu’il veut ouvrir la bouche, si sa femme peut résister à la fatigue du ménage, si sa fille est toujours jolie, si son fils fait toujours bien du bruit avec son tambour, si son petit chien Brusquet mord toujours les gens aux jambes, que le benin créancier n’a ni le temps ni le courage de demander ce qui lui est dû. Don Juan n’esquive pas aussi heureusement une vive réprimande que lui fait son pere, en le menaçant de prévenir sur lui le courroux du ciel. Il fait des vœux pour la mort d’un pere si fâcheux, quand Elvire voilée, & vêtue de noir, vient lui annoncer une punition céleste s’il ne se corrige promptement. Il la trouve jolie sous son habit de pénitence, & lui propose de passer quelques jours avec lui. Elle sort indignée. Don Juan se met à table avec son valet. On frappe ; la Statue paroît, s’assied, invite Don Juan pour le lendemain. Don Juan promet de se rendre à l’invitation avec Sganarelle ; celui-ci, qui meurt de peur, jure de n’en rien faire.

Acte V. Don Juan feint de s’être converti : son pere en est enchanté. Sganarelle en verse des larmes de joie. Son maître le détrompe bientôt, en lui dévoilant ses vrais sentiments. Il n’a pris le parti de l’hypocrisie que pour mieux se livrer à toutes sortes de vices. Don Carlos vient lui demander si sa résolution est prise, & s’il se détermine enfin à donner la main à sa sœur : il lui répond que le ciel s’oppose à cette union, & qu’il ne pourroit faire son salut dans l’état du mariage. Le spectre d’une femme voilée paroît : Don Juan veut le faire parler. Le Temps, armé d’une faulx, lui succede. Enfin, la Statue vient sommer Don Juan de tenir sa parole. Le tonnerre tombe sur lui avec un grand bruit & de grands éclairs ; la terre s’ouvre & l’abîme : il sort beaucoup de feu de l’endroit où il est tombé. Sganarelle désesperé moralise, en disant que la mort venge le ciel offensé, les loix violées, les filles séduites, les femmes mises à mal, & les maris poussés à bout.

Passons présentement à la comédie espagnole. Le Lecteur sera sans doute bien aise de voir une piece que plusieurs Nations & tant d’Auteurs divers ont imitée. Elle est de Tirso de Molina.

El Burlador de Sevilla 25 y Combidado de piedra, le Trompeur de Séville et le Convié de pierre.

La scene est à Naples.

Premiere Journée. La Duchesse Isabelle a donné un rendez-vous dans son appartement au Duc Octave. Don Juan en est instruit, & va dans l’obscurité prendre la place de l’amant heureux. La Duchesse passe une partie de la nuit avec lui, sans s’appercevoir de la tromperie : elle l’accompagne pour qu’il sorte sans courir aucun danger ; elle s’apperçoit enfin qu’elle n’est point avec son cher Octave. Il est bien temps, comme on le voit. Elle appelle la garde.

Le Roi accourt au bruit. Il demande qui va là. Don Juan répond en plaisantant, que c’est un homme avec une femme. Le Roi appelle ses soldats. Isabelle prend la fuite.

Don Pedre, Ambassadeur d’Espagne, vient à la tête de quelques soldats. Le Roi lui ordonne d’arrêter l’homme & la femme qui profanent son palais. Il sort.

Don Juan se fait connoître à Don Pedre pour son neveu, lui avoue la tromperie qu’il a faite à la Duchesse Isabelle sous le nom d’Octave. Don Pedre craint pour ses jours ; lui conseille de sauter par le balcon, & d’aller à Milan ou en Sicile.

Le Roi, revient, & demande où est le criminel. Don Pedre, après avoir fait une description de sa bravoure, dit qu’il a pris la fuite, mais qu’il l’a reconnu pour le Duc Octave. Il lui apprend ensuite que la coupable est Isabelle. Le Roi ordonne qu’on la conduise devant lui.

Isabelle paroît. Le Roi, toujours jaloux de l’honneur de son palais, lui reproche de l’avoir profané avec Octave. Isabelle veut excuser Octave ; mais le Roi l’empêche de parler, ordonne qu’on la mette dans une tour, & charge Don Pedre d’aller arrêter Octave, afin qu’il répare l’honneur d’Isabelle en l’épousant. Tous sortent.

Le Duc Octave arrive avec son valet, qui lui demande où il va si matin : son maître lui déclare sa passion pour Isabelle, & lui dit qu’il se rend à un rendez-vous qu’elle lui a donné.

Un domestique annonce au Duc que l’Ambassadeur d’Espagne le cherche pour le mettre en prison.

Don Pedre, suivi de ses gardes, reproche au Duc d’avoir séduit Isabelle en lui promettant de l’épouser, lui dit qu’Isabelle même l’accuse, que le Roi est furieux, & lui conseille de prendre la fuite par la porte du jardin.

Tisbéa, fille d’un pêcheur, paroît une ligne à la main. Elle se félicite de conserver son honneur & d’être insensible aux soupirs de ses amants. Elle entend des hommes qui se débattent entre les flots de la mer, & qui demandent du secours.

Don Juan & son valet Catalinon sont jettés sur le bord de la mer. Le maître a perdu connoissance : le valet, plus robuste, confie Don Juan à la jeune fille, & court vers quelques cabanes voisines, pour demander de quoi faire revenir son patron.

Don Juan, en reprenant connoissance, se trouve entre les bras d’une jeune paysanne ; il est ravi de l’aventure, projette de la séduire, & lui promet de l’épouser.

Catalinon conduit deux pêcheurs qui se font un plaisir d’emmener Don Juan chez eux pour le régaler.

 

Le Lecteur s’est apperçu que la scene a souvent changé, mais il ignore qu’elle est présentement en Castille.

 

Le Roi de Castille s’entretient avec Gonzalo, lui demande des nouvelles de Lisbonne. Gonzalo emploie environ deux cents vers pour en faire une description : le Roi a la complaisance de la trouver très courte, & en reconnoissance il lui promet de marier sa fille Dona Anna avec Don Juan. Ils sortent.

Don Juan & son valet s’emparent de la scene. Catalinon reproche à son maître le dessein qu’il a de séduire Tisbéa, & de manquer aux loix de l’hospitalité. Don Juan s’excuse sur l’exemple d’Enée avec Didon.

Tisbéa paroît. Don Juan emploie les serments les plus forts pour lui persuader qu’il l’épousera. La jeune innocente se rend : ils se cachent dans un bosquet de roseaux.

Coridon, Anfriso & Bélisa conduisent des musiciens. Ils appellent Tisbéa pour la faire danser. Ils ignorent que Don Juan les a prévenus, sur-tout Anfriso, qui est amoureux de Tisbéa, & qui, en attendant l’arrivée de sa maîtresse, ordonne aux musiciens de chanter. Ils disent le couplet suivant :

A pescar saliò la niña,
Tendiendo redes :
Y en lugar de peces,
Las almas prende.

« La jeune fille sort pour pêcher & tendre des filets : au lieu de poissons, elle y prend les cœurs ».

Tisbéa accourt désespérée, en criant, au feu ! à l’eau ! Son ame brûle d’amour & de chagrin d’avoir été déshonorée par un homme, elle qui se moquoit tant des amants. Elle prie tous les pêcheurs de courir après le traître Don Juan qui a joui d’elle en lui promettant de l’épouser. Les pêcheurs vont chercher le séducteur. Tisbéa crie encore derriere la coulisse, au feu ! à l’eau ! quoiqu’elle répande assez d’eau par les yeux, à ce qu’elle dit elle-même.

Seconde Journée. Le pere de Don Juan a reçu des lettres qui lui apprennent l’affront fait par son fils à la Duchesse Isabelle. Le Roi indigné ne veut plus le marier à Dona Anna, fille de Gonzalo, & le bannit.

On annonce au Roi le Duc Octave : il paroît, & dit qu’il fuit de son pays, parcequ’une Dame l’a accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. Le Roi se doute que la Dame en question est Isabelle : il promet au Duc de l’excuser auprès de son Prince, & lui offre la main de cette même Dona Anna, qu’il destinoit à Don Juan. Le Duc se félicite avec son valet de son bonheur.

Le Duc & Don Juan se reconnoissent. Ils s’applaudissent mutuellement de s’être retrouvés.

Le Marquis de la Mota, digne d’être un Marquis François, joint Don Juan ; dit du mal de plusieurs femmes dont il a été bien traité, les lui nomme, & finit par lui faire confidence de l’amour que Dona Anna ressent pour lui.

Don Juan ordonne à son valet de suivre le Marquis, pour voir apparemment où loge Dona Anna.

Une duegne a vu d’une fenêtre grillée Don Juan avec le Marquis ; elle le croit son grand ami, lui jette une lettre à travers les barreaux, & le prie de la remettre au Marquis. Don Juan jure de le faire avec exactitude, & se promet tout bas de soutenir le titre qu’il a si bien mérité : le trompeur de toutes les femmes. Il lit la lettre, conçue en ces termes :

« Mon pere a promis ma main sans me consulter ; je ne puis lui résister. Je ne sais si je survivrai au coup mortel qu’il m’a porté ; mais si tu fais quelque cas de ma tendresse & de mes ordres, si ton amour fut vrai, tu peux me le prouver dans cette occasion. Je veux te faire voir combien je t’estime. Tu n’as qu’à venir ce soir à onze heures, tu trouveras ma porte ouverte : ton espérance ne sera pas trompée ; &, en récompense de ton amour, tu jouiras le premier de mon honneur. Prends un manteau de couleur, il servira de signal à Léonorilla & aux duegnes. Mon amour t’abandonne le soin de tout. Adieu ».

Catalinon annonce à Don Juan que le Marquis approche. Don Juan dit à son valet qu’une bonne fortune l’attend. Celui-ci veut lui faire des réprimandes, mais il est bientôt obligé de se taire.

Don Juan se garde bien de montrer au Marquis la lettre qu’il a reçue pour lui : il lui dit simplement qu’on l’a chargé de lui donner un rendez-vous pour onze heures à la porte de Dona Anna, & qu’on lui recommande de prendre un manteau de couleur. Le Marquis embrasse à plusieurs reprises le traître qui a résolu d’aller au rendez-vous avant lui, & d’agir avec Dona Anna comme avec Isabelle. Le Marquis sort pour changer de manteau.

Don Diego fait une mercuriale très vive à son fils Don Juan, qui s’en moque. Don Diego irrité l’abandonne au courroux du Ciel, & se retire.

Don Juan tourne en ridicule les vieillards qui pleurent, qui grondent sans cesse, & se prépare à jouir bientôt de Dona Anna.

Le Marquis, accompagné de quelques musiciens, revient sur le théâtre. Il craint d’être dérangé par un brave qui fait sentinelle au bout de la rue ; il prie Don Juan d’aller reconnoître le terrein, & lui prête son manteau. On chante.

La scene change encore, & représente l’appartement de Dona Anna. Elle paroît aux prises avec Don Juan, lui dit qu’il est un imposteur, qu’il n’est pas le Marquis. Don Juan lui jure le contraire.

Don Gonzalo entend les cris de sa fille : il paroît avec son épée nue. Dona Anna crie toujours, & demande si quelqu’un n’aura pas la bonté de tuer le meurtrier de son honneur. Le pere est furieux. Don Juan lui commande de le laisser sortir. Le vieillard lui répond qu’il ne passera que par la pointe de son épée. Don Juan se bat, lui donne un coup mortel, & prend la fuite.

Don Gonzalo blessé se débat entre les bras de la mort. Il expire, on l’emporte.

La scene change derechef. Le Marquis revient avec ses musiciens : il est surpris de ne pas voir Don Juan.

Don Juan accourt, remet au Marquis son manteau, & fuit.

Le Marquis ne sait à quoi attribuer la fuite de Don Juan. Il entend du bruit ; il apperçoit quantité de flambeaux : il va voir ce que c’est.

Don Diego, pere de Don Juan, vient, suivi de la garde, & arrête le Marquis, que son manteau fait prendre pour le meurtrier de Gonzalo.

Le Roi paroît pour ordonner qu’on fasse promptement le procès au Marquis, & qu’on lui coupe la tête.

Le théâtre est abandonné à une noce champêtre & à des bergers qui dansent & qui chantent.

Le valet de Don Juan se mêle parmi les gens de la noce.

Don Juan vient, voit la mariée, la trouve à son gré, s’assied auprès d’elle, la caresse, & l’accompagne ensuite, malgré le marié qui meurt de jalousie.

Troisieme Journée. Le marié, qui se nomme Patricio, est très jaloux de Don Juan. Il peint sa jalousie dans un monologue.

Don Juan appelle Patricio, lui dit en confidence qu’il connoît depuis long-temps Aminta son accordée, qu’il a souvent joui d’elle. Patricio le croit, & cesse d’y prétendre.

Don Juan s’applaudit d’avoir alarmé Patricio, & rit de la sottise des paysans, qui sont délicats sur leur honneur, & semblent toujours le tenir à deux mains.

La scene représente apparemment la chambre de la mariée. Bélisa y dit à la belle Aminta que son mari viendra bientôt la joindre. Elle l’exhorte à se déshabiller en attendant. Aminta se plaint de ce que Don Juan donne de la jalousie à son mari & rend triste ce qu’elle aime.

Don Juan entre dans la chambre de la mariée, qui n’est pas peu surprise, & se fâche. Don Juan lui dit que son mari la méprise, & qu’il lui a permis de l’épouser à sa place. Aminta lui dit de jurer que s’il n’accomplit point sa parole, il veut être maudit de Dieu. Don Juan ne se fait point prier ; & veut, dit-il ; être tué par un homme mort. Elle s’abandonne à lui, & ils sortent.

La Duchesse Isabelle suit le traître qui l’a déshonorée : elle a quitté Naples, & la voici sur la scene.

Tisbéa, cette petite fille de pêcheur que Don Juan a séduite, court aussi après lui. Les deux infortunées se rencontrent, & se font mutuellement part d’une partie de leurs malheurs.

Catalinon apprend à son maître qu’Isabelle est dans le pays ; mais il n’est occupé que d’Aminta. On voit le mausolée de Gonzalo : sa Statue est sur le tombeau. Don Juan l’invite à souper ; elle accepte.

Le théâtre représente l’appartement de Don Juan : ses domestiques mettent le couvert.

Don Juan arrive. Il force Catalinon à se mettre à table. On frappe ; un domestique va pour ouvrir la porte : il revient en fuyant. Catalinon se croit plus brave ; il va à la porte, & se laisse tomber de frayeur. Don Juan met l’épée à la main, & s’avance vers la porte.

La Statue paroît & s’assied à table. Don Juan veut que Catalinon reprenne sa place. Il s’excuse, en disant qu’il ne mange point avec des gens d’un autre monde & des convives de pierre.

On fait à la Statue plusieurs questions sur l’autre monde. On lui demande si le pays est beau, si la poésie y est en crédit. Elle répond à tout avec la tête. On la régale de quelques couplets. On leve le couvert. Elle invite Don Juan à souper dans sa chapelle, & se retire. Don Juan veut l’éclairer ; elle lui répond qu’elle n’en a pas besoin, parceque son ame est en grace devant Dieu.

Don Juan avoue qu’il a peur ; mais il promet d’être fidele à la parole qu’il a donnée à la Statue, afin qu’on parle de sa valeur. Il sort.

Le Roi ordonne qu’on fasse sortir Isabelle du couvent où elle s’est retirée. Il veut la marier à Don Juan.

Le Duc vient demander au Roi la permission de se couper la gorge avec Don Juan ; le Roi la lui refuse, & sort avec sa Cour.

Aminta court après Don Juan, qui a promis de l’épouser.

Don Juan va souper avec la Statue ; il ordonne à Catalinon d’entrer dans l’église & d’appeller : le valet n’en veut rien faire.

La Statue paroît avec deux lutins qui servent à table. On soupe ensuite. Le mort embrasse Don Juan : il crie qu’il brûle. Il demande un Prêtre, afin qu’il puisse se confesser à lui & recevoir l’absolution : la Statue lui répond qu’il s’y prend trop tard. Don Juan tombe mort. Le tombeau, la chapelle, l’église, tout s’engloutit.

Le Roi reparoît avec sa Cour. Patricio lui demande justice contre Don Juan qui lui a ravi sa femme.

Tisbéa & Silvia demandent aussi raison de l’affront que Don Juan leur a fait en les déshonorant.

Aminta vient se joindre aux autres malheureuses que Don Juan a trompées.

Le Marquis prouve qu’il est innocent de la mort de Gonzalo, & que Don Juan l’a tué.

Catalinon accourt & raconte au Roi tout ce que nous avons vu en action, c’est-à-dire, la façon dont le scélérat Don Juan a plusieurs fois outragé la Statue, & la maniere dont elle s’est vengée. Il ajoute que Don Juan, avant de mourir, a confessé n’avoir pas eu le temps de mettre à mal Dona Anna. Le Marquis, charmé, l’épouse. Le Duc Octave prend Isabelle comme si elle étoit veuve de Don Juan. Le Roi loue le Ciel, qui a puni le criminel Don Juan. Il ordonne que le tombeau de Gonzalo soit transporté à Madrid, dans l’Eglise de S. François.

(Extrait de la Piece Italienne.)

Avant-scene. Isabelle, fille de Don Pedre, voit à la Cour le Duc Octave, en devient éprise, & lui inspire en même temps le goût le plus vif. Le Duc s’apperçoit de sa conquête, prie Isabelle de l’introduire chez elle pendant la nuit. Elle refuse quelque temps, & finit par lui accorder sa demande : mais le Duc ne profite pas de la permission ; c’est Don Juan qui, à la faveur de l’obscurité, s’introduit dans l’appartement d’Isabelle sa cousine, passe quelque temps avec elle, & veut se retirer ensuite. Isabelle, surprise, se doute qu’elle n’est point avec Octave. Elle s’accroche au manteau de l’imposteur, qui l’entraîne sur le théâtre. C’est ici que l’action commence.

Acte I. Isabelle presse l’homme qu’elle tient de se faire connoître, il n’en veut rien faire. Isabelle, désespérée, crie. Don Pedre vient avec une bougie : sa fille prend la fuite. Don Juan éteint la lumiere. Don Pedre étonné menace, & finit par prier son adversaire de se nommer. Don Juan lui avoue la faute que l’amour lui a fait commettre, & se fait connoître à lui pour son neveu. Don Pedre excuse les torts de son parent, craint qu’il ne soit arrêté, lui conseille de sauter par le balcon, & de fuir dans un autre climat la colere du Roi, qu’il a méritée en déshonorant son palais. Arlequin cherche son maître : il paroît avec une lanterne de papier au bout d’un bâton, & une épée traînée par une longue corde, & dit, en admirant la longueur & la largeur de sa lame : « Si tous les couteaux n’étoient qu’un couteau, ah ! quel couteau ! si tous les arbres n’étoient qu’un arbre, ah ! quel arbre ! si tous les hommes n’étoient qu’un homme, ah ! quel homme ! si ce grand homme prenoit ce grand couteau & qu’il en donnât un grand coup à ce grand arbre, & qu’il lui fît une fente, ah ! quelle fente » ! Don Juan arrive. Lazzis de peur d’Arlequin, qui laisse tomber sa lanterne : elle s’éteint. Don Juan met l’épée à la main : Arlequin tient la sienne droite, après s’être couché sur le dos. Don Juan la rencontre toujours, sans pouvoir atteindre son adversaire. Il reconnoît enfin son valet, lui raconte le tour galant qu’il vient de jouer à sa cousine. Ils partent ensemble pour la Castille. Pendant ce temps-là Don Pedre a comploté avec sa fille Isabelle de soutenir que le Duc Octave s’est réellement introduit dans son appartement. Ils vont ensemble porter plainte au Roi, qui charge Don Pedre d’arrêter l’audacieux. On voit le Duc tranquille dans sa chambre. Don Pedre arrive, lui annonce l’ordre du Roi, & lui conseille de fuir dans un autre climat, pour échapper au courroux du Monarque. Il lui promet de l’appaiser dans la suite.

Acte II. (La scene représente la mer ; elle paroît agitée par une tempête.)

Arlequin & Don Juan luttent contre les flots. La fille d’un pêcheur les voit, a pitié d’eux, leur donne du secours. Don Juan est à demi mort ; Arlequin est moins fatigué, parcequ’il est entouré de vessies. Il en creve une en se laissant tomber sur le derriere : Bon ! dit-il, voilà le canon qui tire en signe de réjouissance. Il ajoute qu’il a bu assez d’eau, & demande du vin. Don Juan revient à lui ; il trouve la petite fille qui l’a secouru fort jolie26, il feint de vouloir la prendre pour sa femme, afin de lui prouver sa reconnoissance ; il le lui jure. Il quitte le théâtre avec elle. On voit clairement qu’il va jouir des droits de mari. Arlequin s’en doute ; il dit tout bas : Ah ! pauvre malheureuse, que je vous plains de vous laisser abuser par mon maître ! il est si libertin, que s’il va aux enfers, comme il faut le croire, il tentera, je crois, de séduire Proserpine. Don Juan revient, & veut partir : la petite fille veut être du voyage, & lui rappelle les serments qu’il a faits. Don Juan lui dit qu’il lui a promis de la prendre pour sa femme, mais qu’il a voulu dire par-là qu’elle seroit au service de sa femme : il la quitte ; elle est au désespoir. Arlequin tâche de la consoler, en lui faisant voir la liste27 des femmes que son maître à mises dans le même cas. La jeune innocente reste seule, se peint toute l’horreur de sa situation, & se jette dans la mer, en la priant de bien cacher sa honte.

Acte III. (La scene est en Castille.)

Le Duc Octave est déja très bien auprès du Roi de Castille, qui, pour le consoler de Naples, veut lui faire épouser Dona Anna, fille du Commandeur d’Oliola. Le Roi en parle lui-même au Commandeur, qui est charmé de cette alliance, & qui en remercie le Prince. Don Juan est aussi arrivé en Castille avec Arlequin. Celui-ci reconnoît le Docteur Gouverneur du Duc, & lui fait de grands compliments. D’un autre côté, le Duc fait part de son bonheur à Don Juan, lui dit qu’il est sur le point d’épouser Dona Anna. Don Juan est jaloux de la félicité de son ami. Arlequin blâme cette jalousie, quand un page de Dona Anna demande le Duc pour lui remettre une lettre : Don Juan se nomme effrontément le Duc Octave, prend la lettre, la lit, voit qu’on y donne un rendez-vous au Duc, projette d’en profiter, & s’introduit chez Dona Anna. On entend dans la maison un grand bruit. Don Juan fuit l’épée à la main : le Commandeur le poursuit : ils se battent ; le Commandeur tombe mort. Don Juan prend la fuite. Dona Anna arrive avec des flambeaux, jette les hauts cris. Deux domestiques emportent le mort : sa fille suit en pleurant.

Acte IV. Le Duc prie le Roi d’ordonner bien vîte les apprêts de son mariage. Dona Anna paroît en fondant en larmes : elle raconte le malheur qui lui est arrivé, demande vengeance, promet six mille écus à celui qui lui fera voir l’assassin mort, & dix mille à celui qui le prendra vivant. Arlequin a tout entendu : il est tenté de gagner les dix mille écus en accusant son maître. Celui-ci l’écoute, le saisit au collet, & veut le tuer. Arlequin lui soutient qu’il l’avoit vu, & ne parloit ainsi que pour plaisanter. Don Juan sort. Arlequin regrette les dix mille écus. Il rencontre Pantalon, & lui propose de gagner la moitié de la somme. « Comment cela, demande Pantalon » ? « La chose est simple, répond Arlequin. J’irai dire au Roi que vous avez tué le Commandeur, on me comptera les dix mille écus, & nous partagerons ». Le Docteur n’est pas tenté de gagner de l’argent à ce prix.

Acte V. On voit un mausolée. Don Juan reconnoît la Statue du Commandeur : il oblige Arlequin de l’inviter à souper. Après bien des lazzis, Arlequin suit les ordres de son maître. La Statue baisse la tête. Arlequin a peur : il fait de grands raisonnements sur l’ame : Don Juan lui répond des impiétés. Ils se retirent. Le Duc & le Docteur sont surpris qu’on n’ait pas encore découvert le meurtrier du Commandeur. La scene fait voir la salle à manger de Don Juan : plusieurs domestiques préparent le couvert & servent. Don Juan oblige Arlequin de se mettre à table : il obéit. Plusieurs lazzis interrompus par l’arrivée de la Statue. Elle vient prendre un couvert, invite à son tour Don Juan. Lazzis de peur d’Arlequin.

Le théâtre représente une place. On a découvert que Don Juan est le meurtrier du Commandeur. Le Roi donne des ordres pour qu’il soit arrêté mort ou vif. On vient demander justice au Roi contre Don Juan qui a séduit une bergere en lui promettant de l’épouser. Don Juan se prépare à fuir dans un autre pays, quand il apperçoit la Statue qui le prend par la main & s’engloutit avec lui. Arlequin lui souhaite bon voyage. La scene représente enfin les enfers, & l’on y voit danser les diables28.

 

Nous avons dit que Moliere avoit traité ce sujet malgré lui : nous voilà donc les maîtres de critiquer hardiment le fond de sa piece. De toutes celles qu’il a composées, celle-ci peut, sans contredit, nous donner les meilleures leçons sur l’art de l’imitation : ses défauts nous serviront mieux que les beautés des autres : ils nous apprendront, lorsque nous voudrons nous emparer d’un sujet étranger, à méditer sur les traits les plus frappants de l’ouvrage, à voir de quelle nature ils sont, si on ne les affoiblira pas en les transplantant, même s’ils ne déplairont pas hors de leur pays natal. Il est très naturel qu’une nation romanesque, superstitieuse, amoureuse du merveilleux, ait vu avec grand plaisir des filles simples subornées par un scélérat, des rendez-vous nocturnes, des combats, un mélange de religion & d’impiété, le spectacle d’une statue qui marche, & la punition miraculeuse d’un homme odieux par ses crimes. Il est aussi peu surprenant que les mêmes choses aient charmé les Italiens, aussi romanesques, aussi superstitieux, aussi amoureux de merveilles que les Espagnols, mais plus bouffons ; aussi ont-ils ajouté un ridicule de plus à l’ouvrage, qui est le mélange de la morale avec la bouffonnerie. Par la même raison, il est impossible qu’un sujet calqué, modelé sur des caracteres tout-à-fait opposés au nôtre, puisse nous plaire29. Moliere l’a si bien senti, qu’il n’a osé mettre qu’en récit, ou dans l’avant-scene, une infinité de choses que les Espagnols & les Italiens mettent hardiment sous les yeux du spectateur, qui sont réellement faites pour lui plaire, & qui nous paroîtroient encore plus monstrueuses que le reste de la piece. Rappellons-nous cet exemple lorsque nous voudrons prendre un sujet chez nos voisins.

 

Les Auteurs d’Italie & d’Espagne ne font pas déguiser Don Juan & son valet comme Moliere ; mais il avoit pris cette idée de de Villiers, le premier Auteur François qui ait traité le fameux sujet espagnol.

Le Festin de pierre, ou le Fils criminel, tragi-comédie 30.

Amarille, fille de Don Pedre, promet à Don Philippe son amant de l’attendre le soir même à son balcon. Lorsqu’elle est sortie, paroissent Don Alvaros pere de Don Juan, & Philippin valet de ce dernier. Don Alvaros se plaint des désordres de son fils : il est interrompu par les mauvaises bouffonneries du valet. Don Juan paroît : il est fâché de rencontrer son pere & d’être obligé d’écouter ses ennuyeuses remontrances. Las de l’entendre, il le maltraite, & donne quelques coups de bâton à Philippin. Le premier acte finit par les imprécations du bon-homme.

A l’ouverture du second acte, Don Juan enleve Amarille. Don Pedre venant à son secours est blessé par le ravisseur, qui fuit à l’approche des domestiques. Don Philippe tâche de consoler Amarille. Ils prennent des mesures pour que Don Juan n’échappe point. Celui-ci, craignant d’être reconnu, troque d’habit avec Philippin. Le Prévôt & ses archers prennent le valet pour le maître, & s’enfuient : Philippin surpris s’écrie :

Où diable ai-je donc pris ce morceau de courage ?

Dans la premiere scene du troisieme acte, Don Juan force un pauvre pélerin à lui donner ses habits, & sous ce travestissement il assassine Don Philippe. Il fait naufrage. Il paroît touché de remords ; mais la vue de deux jolies paysannes les dissipe bien vîte. Il emmene ces jeunes personnes, dans le dessein de les violer. Peu de temps après, Oriane, l’une d’elles, revient baignée de larmes : il n’est pas difficile d’en deviner le sujet. Philippin essaie de la consoler en lui disant qu’elle a force compagnes :

La consolation de tous les misérables,
Comme dit le proverbe, est d’avoir des semblables.
Si cela n’est point faux, qu’elle seche ses pleurs :
D’autres ont eu par lui de semblables malheurs.
J’en connois plus de cent ; Amarillis, Céphise,
Violante, Marcelle, Amarante, Bélise.
. . . . . . . . .

Don Juan revient, voit un tombeau, reconnoît la Statue de Don Pedre, mort du coup d’épée qu’il lui a donné. Il ordonne à son valet de la prier à dîner. La Statue accepte, se rend à l’invitation, & file une scene très longue, en y débitant une ennuyeuse morale, Don Juan beaucoup d’impertinences, & Philippin de fades plaisanteries hors de saison. L’Ombre invite les deux convives à venir souper dans son tombeau : Don Juan promet, s’amuse en attendant à prendre de force une jeune mariée ; ensuite il va voir l’Ombre, qui fait couvrir la table de crapauds, de serpents. Cette piece est terminée par un coup de tonnerre qui met en poudre Don Juan.

 

En 1669 Dorimon, comédien de Mademoiselle, régala le public d’un nouveau Festin de pierre. Il imita si bien de Villiers, qu’il l’a presque copié mot à mot. Rosimon donna immédiatement après, sur le théâtre du Marais, un autre Festin de pierre, ou l’Athée foudroyé, & ne se fit pas aussi un scrupule de s’éloigner du naturel pour se livrer au merveilleux. Il est vrai qu’il étoit plus excusable que les autres poëtes, en ce que sa troupe brillant particuliérement par les décorations & les superbes ornements, il lui auroit nui s’il eût écarté de son ouvrage le surnaturel, toujours favorable au jeu des machines. Il expose lui-même cette raison dans sa préface31. Les extraits différents que nous avons déja donnés, nous dispensent de nous étendre sur la piece de Rosimon ; il suffit de dire qu’elle est un peu au-dessus de celles de Dorimon & de de Villiers, mais fort inférieure à celle de Moliere. D’abord, pour éviter la censure, il feint que ses personnages sont païens. Il retranche une partie des événements de la vie de Don Juan, & les jette dans l’avant-scene ou dans les entr’actes, comme Moliere. Ce vuide est rempli par les scenes de Don Félix & de Don Lope, camarades de débauche de Don Juan. Ils périssent à table en sa présence, & viennent après leur mort l’avertir de changer de vie. Ajoutez que les scenes de la Statue sont extrêmement longues. Il résulte de tout cela que le poëme est mauvais, mais qu’il y a beaucoup de spectacle ; & c’est, comme nous l’avons dit, ce qui convenoit au théâtre du Marais : aussi la gazette rimée de Grimaret a-t-elle dit dans ce temps-là :

. . . . . . .
. . . . . . .
. . . . Messieurs du Marais,
N’épargnant pas pour ce les frais,
L’ont représenté sur la scene,
Oui, c’est une chose certaine,
Avec des nouveaux ornements
Qui sembloient des enchantements ;
Et Rosimon, de cette troupe,
Grimpant le mont à double croupe,
A mis ce grand sujet en vers,
Avec des agréments divers,
Qui chez eux attirent le monde,
Dont notre vaste ville abonde.

Entre ces différents Auteurs, Thomas Corneille est celui qui remporte le prix de l’imitation. Il n’a fait que très peu de changements à la piece de Moliere ; mais il les a faits en homme adroit, en homme qui connoît le goût du peuple, celui du grand monde, & qui sait prendre un milieu pour ménager les deux partis. Il a senti que le sujet del Combidado de piedra ne pouvoit pas absolument être dénué de merveilleux : il a senti en même temps qu’il seroit possible d’en retrancher une partie pour dégager & laisser ressortir les traits fins, délicats, les scenes vraiment comiques, que Moliere avoit fondus dans son ouvrage, & qui sont écrasés par les choses surnaturelles. Il a supprimé le spectre représentant une femme voilée, & le Temps armé d’une faulx.

Moliere déguise son valet en médecin, & ne tire point parti de ce déguisement. Thomas Corneille le fait servir à filer une petite intrigue entre une jeune fille que Don Juan veut séduire, & une tante que Sganarelle amuse pendant ce temps-là, en lui vantant ses secrets merveilleux pour toute sorte de maladies, & en lui donnant, comme une poudre très rare, du tabac qu’il lui ordonne de prendre dans un œuf frais. Par ce moyen, l’éloge du tabac, qu’on fait dans la premiere scene, devient moins étranger au drame ; aussi voyons-nous que sa piece survit à toutes les autres, & le mérite. Je regrette cependant une petite scene de Moliere, & je suis bien surpris que Corneille ne s’en soit pas emparé. Ne seroit-elle pas aussi bonne que je le crois ? Mes Lecteurs vont être à portée de décider.

ACTE V. Scene VIII.

D’abord après la belle scene dans laquelle Don Juan déclare qu’il a feint de se convertir pour se livrer plus commodément à toutes sortes de vices, & pour usurper en même temps l’estime publique, Don Carlos, frere d’Elvire, le rencontre.

Don Carlos.

Don Juan je vous trouve à propos, & suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, & que je me suis, en votre présence, chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cele point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur. Il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, & pour voir publiquement confirmer à ma sœur le nom de votre femme.

Don Juan, d’un ton hypocrite.

Hélas ! je voudrois bien de tout mon cœur vous donner la satisfaction que vous desirez ; mais le Ciel s’y oppose directement : il a inspiré à mon ame le dessein de changer de vie, & je n’ai point d’autre pensée maintenant que de quitter entiérement tous les attachements, de me dépouiller au plutôt de toutes sortes de vanités, & de corriger désormais, par une autre conduite, tous les déréglements criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.

Don Carlos.

Ce dessein, Don Juan, ne choque pas ce que je dis ; & la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le Ciel vous inspire.

Don Juan.

Hélas ! point du tout. C’est un dessein que votre sœur elle-même a pris : elle a résolu sa retraite, & nous avons été touchés tous deux en même temps.

Don Carlos.

Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous ferez d’elle & de notre famille, & notre honneur demande qu’elle vive avec vous.

Don Juan.

Je vous assure que cela ne se peut. J’en avois, pour moi, toutes les envies du monde, & je me suis même encore aujourd’hui conseillé au Ciel pour cela ; mais lorsque je l’ai consulté, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devois pas songer à votre sœur, & qu’avec elle assurément je ne ferois point mon salut.

Don Carlos.

Croyez-vous, Don Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?

Don Juan.

J’obéis à la voix du Ciel.

Don Carlos.

Quoi ! vous voulez que je me paie d’un semblable discours ?

Don Juan.

C’est le Ciel qui le veut ainsi.

Don Carlos.

Vous aurez fait sortir ma sœur d’un couvent pour la laisser ensuite !

Don Juan.

Le Ciel l’ordonne de la sorte.

Don Carlos.

Nous souffrirons cette tache en notre famille !

Don Juan.

Prenez-vous-en au Ciel.

Don Carlos.

Hé quoi ! toujours le Ciel !

Don Juan.

Le Ciel le souhaite comme cela.

Don Carlos.

Il suffit, Don Juan, je vous entends. Ce n’est pas ici que je veux vous prendre, & le lieu ne le souffre pas ; mais avant qu’il soit peu je saurai vous trouver.

Don Juan.

Vous ferez ce que vous voudrez. Vous savez que je ne manque point de cœur, & que je sais me servir de mon épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout-à-l’heure dans cette petite rue écartée qui mene au grand couvent. Mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui veux me battre, le Ciel m’en défend la pensée ; &, si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.

Il me semble que cette scene, embellie des charmes de la versification comme toutes les autres, auroit pu figurer avec grace dans la piece de Corneille. Je la trouve d’autant plus sublime, qu’elle peint bien le fond du caractere de Don Juan, qu’elle est revêtue du vernis hypocrite qu’il s’est donné nouvellement, qu’elle le rend encore plus odieux, qu’elle va merveilleusement au sujet, à l’intrigue, & qu’elle décele dans l’Auteur une grande connoissance du cœur humain ; peut-être même annonce-t-elle le seul homme qui pouvoit faire le Tartufe.

Il est encore très singulier que Moliere, Corneille, la plus grande partie des Auteurs qui ont traité le sujet dont il est question, aient fait mettre le valet de Don Juan à table avec son maître, sans adoucir l’invraisemblance qu’il y a dans une pareille conduite. Ils n’avoient, pour corriger cette faute, qu’à imiter un canevas italien très ancien. Voici la scene à-peu-près. Le théâtre représente la salle à manger. Arlequin soupire en voyant la table couverte d’une infinité de mets, auxquels il n’ose pas toucher. Il s’avise d’un expédient, & dit qu’il voudroit bien souper parcequ’il a un rendez-vous avec une veuve très jolie. Don Juan prend feu là-dessus, est fort tenté de la jeune veuve, fait mettre son valet à table pour lui faire plus commodément des questions, & pour l’engager à lui être favorable. Arlequin répond sans perdre un coup de dent.

Don Juan.

De quelle taille est cette jeune veuve ?

Arlequin.

Courte.

Don Juan.

Comment se nomme-t-elle ?

Arlequin.

Anne.

Don Juan.

A-t-elle pere & mere ?

Arlequin.

Oui.

Don Juan.

Tu dis qu’elle t’aime ?

Arlequin.

Fort.

Don Juan.

Combien a-t-elle d’années ?

Arlequin.

Vingt.

Don Juan.

En quel endroit la verrons-nous ?

Arlequin, en s’étouffant.

Oh ! vous parlez trop aussi. Que diable ! on ne sait pas ce que l’on mange. L’endroit que vous me demandez là me feroit perdre six bouchées.

Don Juan lui demande des nouvelles de la Signora Lizetta, pour l’empêcher de manger en le faisant parler.

Don Juan.

Comment se porte-t-elle ?

Arlequin.

J’ai été chez elle & ne l’ai pas trouvée.

Don Juan.

Tu mens.

Arlequin.

Si cela n’est pas vrai, que ce morceau puisse m’étrangler !

Don Juan.

Et la suivante ?

Arlequin.

Elle étoit sortie aussi.

Don Juan.

Cela est faux.

Arlequin.

Si je vous en impose, que ce morceau me serve de poison.

Don Juan.

Arrête, ne jure plus, j’aime mieux t’en croire sur ta parole.

Nous avons vu le Festin de pierre arriver d’Italie tout monstrueux : nous avons vu le peuple françois courir pour le voir, avec le même empressement, la même curiosité qu’on montre pour des animaux bizarres : nous l’avons vu successivement passer dans les mains de plusieurs personnes qui, pour attirer la foule, ont tâché d’ajouter à sa singularité ; il est juste de le voir aussi de retour en Italie. Les voyages l’ont bien changé ; le monstre a mué totalement.

Don Giovanni Tenorio, o sia il Dissoluto, comedia del Signor Avvocato Goldoni, Veneziano. Don Juan Tenorio, ou le Dissolu, comédie de M. Goldoni, Avocat Vénitien.

La scene est en Castille. (Le théâtre représente l’appartement de Don Alphonse.)

Don Alphonse, premier Ministre du Roi de Castille, est grand ami du Commandeur de Lopa, pere de Dona Anna. Il annonce à cette belle que le Roi, charmé de sa beauté, veut l’unir au sang royal. Dona Anna se flatte en secret de plaire au Roi. Le Commandeur arrive de son ambassade, veut parler au Ministre avant que de paroître devant son Monarque. Son ami lui annonce le bonheur de sa fille, lui apprend que le Roi veut la marier avec le Duc Octave son neveu. Dona Anna rougit, pâlit tour à tour. Son pere croit que la pudeur en est la cause. Point du tout : c’est l’antipathie qu’elle a pour celui qu’on lui destine. Elle l’avoue à l’auteur de ses jours. Celui-ci veut lui persuader qu’une fille bien née aime l’époux qu’on lui donne. Il lui commande d’obéir.

Acte II. (La scene représente une campagne.)

Elisa, sur le point d’épouser Carino, le boude de ce qu’il la quitte sitôt. Carino l’adore ; mais la nuit le chasse : il jure de la rejoindre le lendemain. Elle est surprise d’aimer aussi sincérement Carino, elle qui s’est toujours moquée de l’amour des autres bergers. Don Juan paroît presque nu. Des voleurs l’ont attaqué, & l’ont déshabillé. Elisa lui offre le secours dont elle sera capable. Don Juan la trouve jolie, lui promet de l’épouser ; elle le conduit à sa cabane, en disant tout bas que Carino n’a qu’à se consoler, parceque les femmes sacrifient leur amour à la fortune. Dona Isabella, vêtue en homme, paroît avec le Duc Octave qui l’a secourue dans le temps qu’elle alloit tomber entre les mains des voleurs. La reconnoissance l’oblige à déclarer à son libérateur qu’elle est à la suite de Don Juan, un scélérat qui l’a séduite à Naples, & qui a pris la fuite. Le Duc promet de lui faire rendre justice. Ils sortent.

Carino se félicite de leur départ, il n’aime pas les gens de la ville, qui, pour la plupart, méprisent les paysans. Il se cache, parcequ’il voit venir Elisa avec un autre homme. C’est Don Juan vêtu en berger. Elisa lui dit les choses les plus tendres pour le retenir : il la quitte, en lui promettant de la rejoindre bientôt. Carino paroît. Elisa veut le ménager, pour ne pas se trouver au dépourvu ; Carino l’accable de reproches : il a tout entendu. Son infidelle veut lui prouver qu’elle est innocente ; elle y réussit, en feignant de se tuer. L’idiot s’attendrit, lui donne du secours, se croit le plus heureux des amants. Elisa se moque de lui à part.

Acte III. (La scene représente les appartements de Don Alphonse.)

Alphonse annonce à Dona Anna l’arrivée du Duc Octave, qui paroît avec Dona Isabella toujours vêtue en homme. Si le Duc ne plaît pas à Dona Anna, celle-ci ne charme pas davantage le Duc Octave. Dona Anna feint de se retirer, & revient sur ses pas pour écouter. Elle entend que la personne arrivée avec Octave est une femme déguisée, qui vient demander justice d’une offense : elle saisit ce prétexte pour refuser la main d’Octave. Isabella est au désespoir du trouble qu’elle cause. Elle voit son perfide qui feint de la méconnoître. Elle l’oblige à mettre l’épée à la main : il se bat avec elle, quand le Commandeur arrive, veut savoir la cause de ce combat. Dona Isabella refuse de la dire, pour ne pas rendre son histoire publique. Son perfide part de là pour la faire passer pour une personne extravagante, qui ne sait ce qu’elle veut. Don Alphonse vient reprocher à Don Juan sa perfidie pour une beauté qui l’a suivi, déguisée en homme, & l’exhorte à rentrer dans son devoir. Don Juan soutient que la femme déguisée est une aventuriere, qu’Isabella ne lui ressembla jamais, & la fait encore passer pour folle. Elisa impatiente de rechef Don Juan, en le pressant de lui tenir la parole qu’il lui a donnée de l’épouser. Carino survient & l’exhorte à ne pas se fier à une infidelle qui l’a trompé. Don Juan feint de se vaincre, & cede Elisa à Carino, qui n’en veut plus : mais Elisa compte toujours sur les charmes que la nature donne aux femmes ainsi qu’aux autres animaux.

Acte IV. (Le théâtre représente une chambre de l’appartement du Commandeur, qui est à table avec sa fille Anna & Don Juan.)

Don Juan affecte de lorgner Dona Anna ; elle n’y est pas insensible. Un page annonce au Commandeur qu’on le demande : il fort. Don Juan profite de l’absence du pere pour faire une déclaration à la fille. Elle lui dit d’obtenir l’agrément du Commandeur ; mais Don Juan, plus pressé, veut l’épouser tout de suite : elle résiste : il prend son poignard & la menace de la tuer si elle ne se rend pas : elle crie. Le pere accourt l’épée à la main ; Don Juan le tue, & prend la fuite. Desespoir d’Anna ; regrets de Don Alphonse. Le Duc Octave ordonne qu’on instruise le Roi du crime de Don Juan, & qu’on courre après lui.

Acte V. (La scene fait voir plusieurs mausolées, entre lesquels paroît la Statue du Commandeur.)

Elisa offre à Don Juan de le faire évader, s’il veut l’épouser : deux gardes sont ses parents, & la serviront : il promet. Dona Isabella l’arrête. Il essaie encore de la faire passer pour folle dans l’esprit d’Elisa, & veut fuir. Isabella met l’épée à la main ; ils se battent de rechef. Alphonse vient avec la garde, arrête Don Juan : Elisa sort. Don Juan se voyant pris fait un discours très pathétique à Don Alphonse, pour lui prouver que sa passion excessive pour Dona Anna doit le rendre excusable. Dona Anna paroît vêtue de noir, pour aller demander vengeance. Don Juan lui exagere son amour, & parvient à la fléchir. Elle en demande excuse à l’Ombre de son pere, en lui disant qu’elle est femme, & foible par conséquent. Don Alphonse doit solliciter la grace de Don Juan, quand on apporte une lettre, dans laquelle le Roi de Naples demande qu’on lui renvoie un scélérat nommé Don Juan, qui a séduit Dona Isabella, & qui est cause que sa malheureuse victime court après lui, déguisée en homme. Le sort de Don Juan change tout-à-fait. Le supplice l’attend de tous côtés. Il prie Carino de le tuer : un coup de tonnerre lui rend ce service. Alphonse laisse entrevoir à Dona Isabella qu’il l’épousera quelque jour ; elle est bien aise de cette consolation. Elisa veut encore tenter Carino, qui la refuse impitoyablement ; mais elle n’en mourra pas de chagrin, dit-elle, parcequ’on ne manque pas d’amants quand on a des attraits.

 

Une espece de préface qui est à la tête de cette piece, annonce que M. Goldoni a fait foudroyer Don Juan, à l’exemple de Moliere. Le Poëte italien n’a-t-il trouvé dans le Poëte françois que ce trait digne d’être imité ? Les deux petites paysannes séduites par notre scélérat ne lui paroissent-elles pas plus intéressantes qu’Elisa, cette fourbe se faisant un jeu de tromper les hommes, & que Dona Anna devenant sensible à la feinte passion d’un homme qu’elle voit pour la seconde fois, qui à la premiere a voulu la violer le poignard sur la gorge, & qui vient de tuer son pere ? Goldoni est un grand homme ; il mérite qu’on lui laisse le soin de se juger sur la façon dont il a imité Moliere.

Il Signor Abbate Chiari, M. l’Abbé Chiari, Poëte comique, contemporain & digne émule de M. Goldoni, a fait représenter à Venise une comédie intitulée : Le Vicende della Fortuna, les Vicissitudes de la Fortune, dans laquelle est imitée la scene de M. Dimanche, du Festin de pierre de Moliere.

 

Un joueur perd tout son bien : il est persécuté par plusieurs créanciers. Pour les éviter il fuit dans une autre ville, où il trouve un de ses freres qui vient d’épouser une femme fort riche, & qui le présente à sa moitié. Comme le joueur est très mal vêtu, la Dame le rebute. Il revient au jeu, gagne des sommes considérables, prend un équipage magnifique, va voir sa belle-sœur, qui veut pour lors lui donner un appartement chez elle : il refuse ses offres avec fierté.

 

C’est pendant sa premiere infortune qu’il appaise un marchand, en lui demandant des nouvelles de sa fille, de sa femme, de son fils & du petit chien.