(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XII. » pp. 251-273
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XII. » pp. 251-273

CHAPITRE XII.

l’Amour Médecin, comédie-ballet en trois actes, en prose, comparée, pour le fond & les détails, avec il Medico volante, le Médecin volant, du Théâtre Italien ; le Médecin volant, de Boursault ; le Pédant joué, de Cyrano ; le Phormion, de Térence ; la finta Ammalata, la feinte Malade, de Goldoni.

Cette piece fut représentée à Versailles, le 15 Septembre 1665, & à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 22 du même mois. Pierre de Sainte Marthe avoit déja donné, en 1618, une comédie qui portoit ce titre. Comme c’est tout ce qui nous en reste, nous ne pouvons savoir si Moliere lui est redevable de quelque chose ; mais nous allons reconnoître dans l’Amour Médecin, de l’italien, du Boursault, du Cyrano, du Térence ; le tout élagué, étendu, ou corrigé avec discernement, & encadré avec goût.

Précis de l’Amour Médecin.

Lucinde est amoureuse de Clitandre : elle est dans une langueur mortelle. Sganarelle, son pere, se doute bien que l’amour en est la seule cause ; mais il feint de ne pas s’en appercevoir. Il en dit lui-même la raison.

Il est bon quelquefois de ne point faire semblant d’entendre les choses qu’on n’entend que trop bien ; & j’ai fait sagement de parer la déclaration d’un desir que je ne suis pas résolu de contenter. A-t-on jamais rien vu de plus tyrannique que cette coutume où l’on veut assujettir les peres ? Rien de plus impertinent & de plus ridicule que d’amasser du bien avec de grands travaux, & élever une fille avec beaucoup de soin & de tendresse, pour se dépouiller de l’un & de l’autre entre les mains d’un homme qui ne nous touche de rien ? Non, je me moque de cet usage, & je veux garder ma fille & mon bien pour moi.

Il est dans cette résolution, quand Lisette vient lui annoncer que sa fille s’est trouvée mal. Sganarelle fait vîte appeller des Médecins pour les consulter sur la maladie de Lucinde. Après leur consultation, il est plus embarrassé qu’avant. Clitandre se déguise en Médecin. Il est introduit par l’officieuse Lisette auprès de Sganarelle & de la feinte malade. Le Docteur devine, dit-il, la cause de la maladie de Lucinde. Elle a grande envie d’être mariée. Il dit tout bas au pere qu’il va flatter sa manie, en feignant de venir dans la maison pour l’épouser. Le pere se prête à cette feinte, qui devient une réalité, parceque le Médecin & la malade s’évadent ensemble, & que Sganarelle signe un véritable contrat de mariage en croyant plaisanter.

Dans le Médecin volant italien, Arlequin se déguise en Médecin pour servir les amours d’Octave & d’Eularia qui feint d’être malade. Dans le Médecin volant de Boursault, piece calquée sur l’italienne, un valet a recours au même déguisement pour favoriser la tendresse de son maître & s’introduire auprès de l’amante, qui a, comme Eularia, une maladie de commande. Moliere a donc emprunté de l’un des deux Auteurs la fausse maladie de Lucinde & le déguisement de Clitandre en Médecin ; mais l’amant même déguisé nous intéresse bien mieux que son valet.

Dans il Medico volante, Arlequin tâte le pouls de Pantalon.

Arlequin.

Monsieur, vous me paroissez être très mal.

Pantalon.

Vous vous trompez, Monsieur le Médecin ; c’est ma fille qui est malade, & non pas moi.

Arlequin.

N’avez-vous jamais lu la loi Scotia sur la puissance paternelle, qui dit : Tel est le pere, tels sont les enfants ? Votre fille n’est-elle pas votre chair & votre sang ?

Pantalon.

Oui, Monsieur.

Arlequin.

Hé bien, le sang de votre fille étant échauffé, altéré, le vôtre doit l’être aussi.

Pantalon.

Le raisonnement est spécieux : mais...

Arlequin.

Mais, mais enfin, Seigneur Pantalon, votre fille est-elle légitime ou bâtarde ?. . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le Médecin volant de Boursault, scene XI, Crispin en habit de Docteur, prend le bras du pere de Lucrece.

Crispin.

Votre bras, que je tâte
Si pour vous il est vrai que la mort ait si hâte ;
Donnez, dis-je... Tudieu, comme il bat votre pouls !
J’aurois bien de la peine à répondre de vous,
Et votre maladie est sans doute mortelle ;
Prenez-y garde.

Fernand.

O Dieux ! quelle triste nouvelle !
Je suis donc bien malade, ô Monsieur ?

Crispin.

Vous ? pourquoi ?

Fernand.

Vous n’avez pris le bras à personne qu’à moi ?

Crispin.

Et cela vous étonne ! Une tendresse extrême
Rend la fille le pere, & le pere elle-même.
Entre eux deux la nature est propice à tel point,
Que le sort les sépare & le sang les rejoint :
Etant vrai que l’enfant est l’ouvrage du pere,
Sa douleur sur lui-même aisément réverbere,
Et le sang l’un de l’autre est si fort dépendant,
Que l’enfant met le pere en un trouble évident.

Fernand.

Il est vrai. . . . . . .
. . . . . . . . .

On ne sait ce que Boursault 32 veut dire. On ne comprend pas s’il a dessein de suivre la bouffonnerie de l’Auteur Italien, ou bien si son Crispin prétend connoître la maladie d’une fille en tâtant le pouls de son pere, à cause de la sympathie : en tout cas, son idée est exprimée d’une façon bien louche. Voyons comment Moliere l’a rendue. Clitandre, déguisé en Médecin, projette de passer pour un homme extraordinaire : il prend le bras de Sganarelle.

ACTE III. Scene V.

Clitandre.

Votre fille est bien malade.

Sganarelle.

Vous connoissez cela ici ?

Clitandre.

Oui, par la sympathie qu’il y a entre le pere & la fille.

Les connoisseurs verront facilement combien Moliere est plus simple, plus clair, plus naïf que ses prédécesseurs, & ils le loueront d’avoir passé légérement sur une plaisanterie aussi folle. D’ailleurs notre Poëte faisant jouer le rôle de faux Médecin à un premier personnage, ne pouvoit mettre dans sa bouche un verbiage ridicule qui auroit affadi le plaisant de l’idée.

La scene dans laquelle Sganarelle consulte les Médecins sur la maladie de sa fille, est visiblement imitée du Phormion de Térence. Démiphon y consulte des Avocats ; & voici leur scene :

ACTE II. Scene III.

DÉMIPHON, GÉTA, HÉGION, CRATINUS, CRITON.

Démiphon.

Dans quels soins & dans quelles inquiétudes ne m’a pas plongé mon fils, en s’embarrassant & en nous embarrassant tous dans ce beau mariage ! Encore si après cela il venoit à moi, afin qu’au moins je puisse savoir ce qu’il dit, & quelle est sa résolution ! Géta, va voir s’il est revenu.

Géta.

J’y vais.

Démiphon.

Vous voyez, Messieurs, en quel état est cette affaire. Que faut-il que je fasse ? Hégion, parlez.

Hégion.

Moi ! C’est à Cratinus à parler, si vous le trouvez bon.

Démiphon.

Parlez donc, Cratinus.

Cratinus.

Qui ? moi ?

Démiphon.

Oui, vous.

Cratinus.

Moi, je voudrois que vous fissiez ce qui vous sera le plus avantageux. Je suis persuadé qu’il est juste & raisonnable que votre fils soit relevé de tout ce qu’il a fait en votre absence, & vous l’obtiendrez : c’est mon avis.

Démiphon.

A vous, Hégion.

Hégion.

Moi, je crois fermement que Cratinus a dit ce qu’il a cru de meilleur ; mais le proverbe est vrai : autant de têtes, autant d’avis : chacun a ses sentiments & ses manieres. Il ne me semble pas que ce qui a été une fois jugé selon les loix, puisse être changé ; & je soutiens même qu’il est honteux d’entreprendre un procès de cette nature.

Démiphon.

Et vous, Criton ?

Criton.

Moi, je suis d’avis de prendre plus de temps pour délibérer : c’est une affaire de grande conséquence.

Hégion.

N’avez-vous plus besoin de nous ?

Démiphon.

Je vous suis fort obligé : me voilà beaucoup plus incertain que je n’étois.

Passons présentement à Moliere.

ACTE II. Scene IV.

SGANARELLE, MM. TOMÈS, DESFONANDRES, MACROTON, BAHIS.

Sganarelle.

Messieurs, l’oppression de ma fille augmente : je vous prie de me dire vîte ce que vous avez résolu.

M. Tomès, à M. Desfonandres.

Allons, Monsieur.

M. Desfonandres.

Non, Monsieur ; parlez, s’il vous plaît.

M. Tomès.

Vous vous moquez.

M. Desfonandres.

Je ne parlerai pas le premier.

M. Tomès.

Monsieur, si...

M. Desfonandres.

Monsieur....

Sganarelle.

Hé ! de grace, Messieurs, laissez toutes ces cérémonies, & songez que les choses pressent.

(Ils parlent tous quatre à la fois.)

M. Tomès.

La maladie de votre fille...

M. Desfonandres.

L’avis de tous ces Messieurs...

M. Macroton.

A-près a-voir bien con-sul-té...

M. Bahis.

Pour raisonner...

Sganarelle.

Hé ! Messieurs, parlez l’un après l’autre, de grace !

M. Tomès.

Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille, & mon avis à moi, est que cela procede d’une grande chaleur de sang ; ainsi je conclus à la saigner le plutôt que vous pourrez.

M. Desfonandres.

Et moi je dis que sa maladie est une pourriture d’humeur, causée par une trop grande réplétion ; ainsi je conclus à lui donner l’émétique.

M. Tomès.

Je soutiens que l’émétique la tuera.

M. Desfonandres.

Et moi, que la saignée la fera mourir.

M. Tomès.

C’est bien à vous de faire l’habile homme.

M. Desfonandres.

Oui, c’est à moi ; & je vous prêterai le collet en tout genre d’érudition.

M. Tomès.

Souvenez-vous de l’homme que vous fîtes crever ces jours passés.

M. Desfonandres.

Souvenez-vous de la Dame que vous avez envoyée en l’autre monde il y a trois jours.

M. Tomès, à Sganarelle.

Je vous ai dit mon avis. Si vous ne faites saigner tout-à-l’heure votre fille, c’est une personne morte. (Il sort.)

M. Desfonandres.

Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d’heure. (Il sort.)

Sganarelle, au désespoir, s’écrie : Me voilà justement un peu plus incertain que je n’étois auparavant.

Ces deux scenes sont exactement tout-à-fait ressemblantes. Cependant celle de Moliere est beaucoup plus plaisante. Pourquoi ? Premiérement parcequ’il a substitué les Médecins aux Avocats. Ce changement, qui ne paroît rien aux yeux du vulgaire, décele l’homme de génie aux yeux des connoisseurs. On y voit un Auteur philosophe qui dit : « Les hommes sont plus attachés à la conservation de la vie qu’ils ne tiennent au gain ou à la perte d’un procès : par conséquent, la crainte de la mort leur fait regarder les Médecins avec plus de vénération que les Avocats. Les premiers, proportionnant leur morgue au crédit que la foiblesse humaine leur donne, prêtent bien plus au ridicule que les derniers : d’ailleurs, en peignant leur incertitude sur une chose d’aussi grande conséquence que la santé, on corrigera les hommes d’une aveugle foiblesse que leur inspire l’amour trop inquiet de la vie, & on démasquera les charlatans qui en abusent. Le comique croîtra avec l’importance de la matiere ». Secondement, Moliere a considérablement embelli sa scene par la façon dont il l’a encadrée. Il l’a placée entre deux autres qui ne peuvent qu’ajouter à son mérite. Dans la premiere, les Médecins, au lieu de consulter sur l’état de la malade, racontent les courses que leurs mules ont faites. Dans la derniere, un cinquieme Médecin, indigné contre les quatre premiers, qui ont fini par se quereller, vient leur reprocher de ruiner leur art par leurs contestations, & de découvrir aux yeux du peuple toute la forfanterie & le charlatanisme dont les Savants se sont déja apperçus. La scene de Moliere, ainsi encadrée, a dû nécessairement mieux ressortir que celle du Poëte latin.

Le dénouement de cette piece est tout-à-fait calqué sur celui du Pédant joué, de Cyrano. Ici un amant, déguisé sous l’habit de Médecin, dit à Sganarelle que sa fille ayant la manie de vouloir être mariée, il faut se prêter à sa folie ; qu’il va feindre de se marier avec elle, & que l’homme qui écrit ses remedes, feindra d’écrire le contrat. Sganarelle approuve la plaisanterie, signe : le Médecin & sa fille s’évadent : il demande où ils sont ; on lui répond qu’ils sont allés achever le reste du mariage. Dans Cyrano, Granger pere est amoureux de la maîtresse de son fils ; par conséquent, il ne veut pas consentir à leur mariage : on lui persuade de jouer une comédie. Corbineli, fourbe, lui en dit le sujet en gros.

Corbineli.

Je vous en cache la conduite, parceque si je vous l’expliquois à cette heure, vous auriez bien le plaisir maintenant de voir un beau démêlement, mais non pas celui d’être surpris. En vérité, je vous jure que lorsque vous verrez tantôt la péripétie d’une intrigue si bien démêlée, vous confesserez vous-même que nous aurions été des idiots si nous l’avions découverte. Je veux toutefois vous en ébaucher un raccourci.

Donc, ce que je desire vous représenter est une véritable histoire, & vous le connoîtrez quand la scene se fermera. Nous la passons à Constantinople, quoiqu’elle se passe autre part. « Vous verrez un homme du tiers état, riche de deux enfants & de force quarts d’écus. Le fils restoit à pourvoir : il s’affectionne d’une Demoiselle de qualité, fort proche parente de son beau-frere : il aime, il est aimé ; mais son pere s’oppose à l’achevement mutuel de leurs desseins. Il entre en désespoir, sa maîtresse de même. Enfin les voilà près, en se tuant, de finir cette piece : mais ce pere, dont le naturel est bon, n’a pas la cruauté de souffrir à ses yeux une si tragique aventure. Il prête son consentement aux volontés du Ciel, & fait les cérémonies du mariage, dont l’union secrete de ces deux cœurs avoit déja commencé le sacrement ».

Granger pere consent à jouer la piece d’après l’exposition qu’on lui en a faite.

Scene derniere.

CORBINELI, GRANGER, CHASTEAUFORT, PAQUIER, GAREAU, LA TREMBLAY, GRANGER le jeune, GENEVOTE, MANON.

Corbineli, à Granger.

Toutes choses sont prêtes : faites seulement apporter un siege, & vous y colloquez, car vous avez à paroître pendant toute la piece.

Paquier, à Châteaufort.

Pour vous, ô Seigneur de vaste étendue, plongez-vous dans celle-ci ; mais gardez d’ébouler sur la compagnie, car nos reins ne sont pas à l’épreuve des pierres, des montagnes, des tours, des rochers, des buttes & des châteaux.

Granger.

Çà donc, que chacun s’habille. Hé ! quoi ! je ne vois point de préparatifs ! Où sont donc les masques des Satyres ? les chapelets & les barbes d’Hermites ? les trousses des Cupidons ? les flambeaux poirésins des Furies ? Je ne vois rien de tout cela.

Genevote.

Notre action n’a pas besoin de toutes ces simagrées. Comme ce n’est pas une fiction, nous n’y mêlons rien de feint, nous ne changeons point d’habits : cette place nous servira de théâtre, & vous verrez toutefois que la comédie n’en sera pas moins divertissante.

Granger.

Je conduis la ficelle de mes desirs au niveau de votre volonté. Mais déja le feu des gueux fait place à nos chandelles. Çà, qui de vous le premier estropiera le silence ?

(Commencement de la Piece.)

Genevote.

Enfin, qu’est devenu mon serviteur ?

Granger le jeune.

Il est si bien perdu, qu’il ne souhaite pas de se retrouver.

Genevote.

Je n’ai point encore su le lieu ni le temps où commença votre passion.

Granger le jeune.

Hélas ! ce fut aux Carmes, un jour que vous étiez au sermon.

Granger pere, interrompant.

Soleil, mon soleil, qui tous les matins faites rougir de honte la céleste lanterne ; ce fut au même lieu que vous donnâtes échec & mat à ma pauvre liberté. Vos yeux toutefois ne m’égorgerent pas du premier coup ; mais cela provint de ce que je ne sentois que de loin l’influence porte-trait de votre rayonnant visage ; car ma rechignante destinée m’avoit colloqué superficiellement à l’ourlet de la sphere de votre activité.

Corbineli.

Je pense, ma foi, que vous êtes fou de les interrompre : ne voyez-vous pas bien que tout cela est de leur personnage ?

Granger le jeune.

Toutes les épées de votre beauté vinrent en gros assiéger ma raison ; mais il ne me fut pas possible de haïr mes ennemis, après que je les eus considérés.

Granger pere, interrompant.

Allons, ma nymphelette ; il est vergogneux aux filles de colloquiser diu & privatim avec tant vert jouvenceau. Encore si c’étoit avec moi ! ma barbe jure de ma sagesse. Mais avec un petit cajoleur...

Corbineli.

Que diable ! laissez-les parler si vous voulez, ou bien nous donnerons votre rôle à quelqu’un qui s’en acquittera mieux que vous.

Genevote, à Granger le jeune.

Je m’étonne donc que vous ne travailliez plus courageusement aux moyens de posséder une chose pour qui vous avez tant de passion.

Granger le jeune.

Mademoiselle, tout ce qui dépend d’un bras plus fort que le mien, je le souhaite & ne le promets pas. Mais au moins suis-je assuré de vous faire paroître mon amour par mon combat, si je ne puis vous témoigner ma bonne fortune par ma victoire. Je me suis jetté aujourd’hui plusieurs fois aux genoux de mon pere, le conjurant d’avoir pitié des maux que je souffre ; & je m’en vais savoir de mon valet s’il lui a dit la résolution que j’avois prise de lui désobéir, car je l’en avois chargé. Viens çà, Paquier : as-tu dit à mon pere que j’étois résolu, malgré son commandement, de passer outre ?

Paquier.

Corbineli, souffle-moi.

Corbineli, tout bas.

Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.

Paquier.

Non, Monsieur, je ne m’en suis pas souvenu.

Granger le jeune.

Ah ! maraud, ton sang me vengera de ta perfidie.

(Il tire l’épée sur lui.)

Corbineli.

Fuis-t’en donc, de peur qu’il ne te frappe.

Paquier.

Cela est-il de mon rôle ?

Corbineli.

Oui.

Paquier.

Fuis-t’en donc, de peur qu’il ne te frappe.

Granger le jeune.

Je sais qu’à moins d’une couronne sur la tête, je ne saurois seconder votre mérite.

Genevote.

Les Rois, pour être Rois, ne cessent pas d’être hommes : pensez-vous que...

Granger le pere, interrompant.

En effet, les mêmes appétits qui agitent un ciron, agitent un éléphant : ce qui nous pousse à battre un support de marmite, fait à un Roi détruire une province : l’ambition allume une guerre entre deux comédiens, la même ambition allume une guerre entre deux Potentats ; ils veulent de même que nous, mais ils peuvent plus que nous.

Corbineli.

Ma foi, je vous enchaînerai.

Granger le jeune.

On croira...

Genevote.

Suffise qu’on croie toutes choses à votre avantage. A quoi bon me faire tant de protestations d’une amitié dont je ne doute pas ? Il vaudroit bien mieux être pendu au col de votre pere, &, à force de larmes & de prieres, arracher son consentement pour notre mariage.

Granger le jeune.

Allons-y donc. Monsieur, je viens vous conjurer d’avoir pitié de moi, &...

Genevote.

Et moi vous témoigner l’envie que j’ai de vous faire bientôt grand-pere.

Granger.

Comment grand-pere ! Je veux bien tirer une propagation de petits individus ; mais j’en veux être cause prochaine, & non pas cause éloignée. . . . . . . . . . . . . . .

Corbineli.

A force de représenter une fable, la prenez-vous pour une vérité ? Ne voyez-vous pas que l’ordre de la piece veut que vous donniez votre consentement ? Et toi, Paquier, sur-tout maintenant garde-toi bien de parler ; car il paroît ici un muet que tu représentes. Là donc, dépêchez-vous d’accorder votre fils à Mademoiselle : mariez-les.

Granger.

Comment marier ! C’est une comédie.

Corbineli.

Hé bien ! ne savez-vous pas que la conclusion d’un poëme comique est toujours un mariage ?

Granger.

Oui ; mais comment seroit-ce ici la fin ? il n’y a pas encore un acte de fait.

Corineli.

Nous avons uni tous les cinq en un, de peur de confusion : cela s’appelle une piece à la Polonoise.

Granger.

Ah ! bon comme cela ! je te permets de prendre Mademoiselle pour légitime épouse.

Genevote.

Vous plaît-il de signer les articles ? Voilà le Notaire tout prêt.

Granger.

Sic, ita, sanè ; très volontiers. (Il signe.)

Paquier.

J’enrage d’être muet, car je l’avertirois.

(Fin de la Comédie.)

Corbineli.

Tu peux parler maintenant, il n’y a plus de danger.

Granger.

Hé bien, Mademoiselle, que dites-vous de notre comédie ?

Genevote.

Elle est belle : mais apprenez qu’elle est de celles qui durent autant que la vie. Nous vous en avons tantôt fait le récit comme d’une histoire arrivée, mais elle devoit arriver. Au reste, vous n’avez pas sujet de vous plaindre, car vous nous avez mariés vous-même, vous-même vous avez signé les articles du contrat.

Le dénouement de Cyrano & celui de Moliere sont les mêmes, à quelque petite chose près. Cependant celui du premier est mauvais, celui du second est excellent. Pourquoi cela ? Parceque Granger, qui connoît l’amour de son fils pour Génevote, doit nécessairement se douter du tour qu’on lui joue, & qu’il n’est pas dans la nature qu’il signe réellement, tandis qu’il pourroit se contenter de le feindre ; c’est tout ce qu’un acteur de comédie est obligé de faire : au lieu que Sganarelle, ne connoissant pas le faux Médecin pour l’amant de sa fille, ne doit pas se méfier de lui : remarquons même qu’il ne signe réellement que lorsque Lucinde l’a pressé de signer.

Sganarelle.

Allons, donnez-lui la plume pour signer. Allons, signe, signe ; va, va, je signerai tantôt, moi.

Lucinde.

Non, non ; je veux avoir le contrat entre mes mains.

Sganarelle, signant.

Hé bien ! tiens : es-tu contente ?

Les beautés qui sont dans Moliere sont bien dans Cyrano ; mais notre Poëte a su les mettre au creuset & les séparer d’avec l’alliage qui les dégradoit. Si Moliere a su imiter en homme de goût ses prédécesseurs, M. Goldoni, qui a fait une piece d’après la comédie de l’Amour Médecin, l’a imitée à son tour avec finesse. Il a fait quelques changements heureux qui méritent de nous servir de modele.

La finta Ammalata, ou la fausse Malade.

(La scene représente la boutique d’un Apothicaire : le maître de la maison lit la gazette, un Médecin joue avec un Chirurgien.)

Acte I. L’Apothicaire se récrie sur une grande nouvelle ; l’Empereur de la Chine doit épouser la fille du Grand Mogol. Il l’annonce au Docteur Merlino : celui-ci lui répond qu’il s’en embarrasse peu. L’Apothicaire est sourd ; il n’entend pas d’abord la réponse du Docteur : ensuite il dit à part qu’un Médecin assez ignorant pour ne pas savoir écrire ses ordonnances, ne doit pas en effet s’intéresser aux grandes nouvelles.

Un domestique vient, de la part du Marquis Asdrabale, demander un Médecin. Au nom du Marquis tout est en l’air ; mais il se trouve que c’est pour le frere du domestique : alors l’Apothicaire dit que le Docteur Merlino est assez bon pour un valet, & lui donne cette pratique. Le Chirurgien le suit, en cas que le malade ait besoin d’une saignée.

L’Apothicaire revient à sa gazette. Il lui tarde de voir le Docteur Buona Testa pour lui annoncer des nouvelles. Il voit le Docteur Onesti : il ne l’aime pas, quoiqu’il soit fort savant, parcequ’il lui fait gagner peu.

Le Docteur Onesti dit à l’Apothicaire que Pantalon enverra chercher une potion pour Rosaura. Il lui ordonne de lui donner une bouteille d’eau de son puits, parceque Rosaura, n’étant pas réellement malade, n’a besoin que de remedes qui tranquillisent son imagination, sans détruire son estomac. Une telle ordonnance ne satisfait pas l’Apothicaire, sur-tout quand le Docteur lui défend de mettre la bouteille d’eau sur son mémoire.

Lélio, amoureux de Rosaura, vient prier le Docteur Onesti d’entretenir de lui sa belle malade, & de le servir auprès d’elle. Le Médecin lui répond qu’il ne se mêle que de sa profession.

Lélio est au desespoir que le Docteur lui ait refusé son secours, & l’Apothicaire est bien fâché qu’il n’ait ordonné que de l’eau claire, sans le plus petit mêlange, qu’il auroit fait payer beaucoup.

Pantalon parle à l’Apothicaire de la maladie de sa fille : celui-ci lui conseille de quitter le Docteur Onesti, qui n’est qu’un Médecin d’eau claire : il l’exhorte à prendre le Docteur Buona Testa, qui paroît, & dont il lui fait admirer la gravité. Il n’oublie pas de lui parler des nouvelles qu’il a lues sur la gazette.

Le Docteur Buona Testa salue gravement Pantalon, qui le prie de voir sa fille. Il répond qu’il est trop couru, & qu’il n’aura pas le temps. Il examine sur son agenda, pour voir s’il pourra dérober un petit quart d’heure à quelque Duc, quelque Comte, quelque Prince, & promet enfin. Pantalon sort content.

Buona Testa demande si Pantalon aime beaucoup sa fille, s’il est riche. L’Apothicaire croit qu’on lui parle de la fille du Grand Mogol, dont il a la tête pleine. Ils font un quiproquo assez plaisant.

La scene représente la chambre de Rosaura.

Colombine exhorte sa maîtresse à prendre du courage. Elle refuse de rien manger, excepté lorsqu’on lui dit que le Médecin Onesti l’a ordonné : alors elle fait tout ce qu’on veut en riant.

Béatrice vient visiter son amie. Elle la voit rire toutes les fois qu’on lui parle de son Médecin : elle conclut que la malade en est amoureuse.

Pantalon demande à sa fille comment va sa santé : elle répond qu’elle est très mal. Béatrice assure qu’un mari la guérira radicalement. Pantalon ne sauroit se persuader qu’un mari eût plus de soin de sa fille que lui-même.

Colombine apporte une petite soupe. Pantalon prie sa fille d’en manger : elle refuse, & ne consent d’en goûter que lorsqu’on lui parle du Docteur Onesti ; elle rit même. Dans les autres instants, elle brusque tout le monde.

Acte II. (La scene représente la boutique de l’Apothicaire.)

L’Apothicaire lit avec joie dans la gazette que l’Empereur de la Chine envoie un Ambassadeur au Grand Kan de Tartarie.

Le Docteur Merlino revient, en reprochant au Chirurgien Tarquino qu’il a fait saigner le malade pour lui plaire, & que le pauvre diable en mourra. L’Apothicaire leur apprend la nouvelle du Kan de Tartarie.

Pantalon accourt pour demander si l’on n’a pas vu le Docteur Buona Testa. Il veut faire une consultation. Le Docteur Merlino offre d’en être ; Tarquino aussi, en cas qu’il faille saigner. L’Apothicaire n’en quitte pas sa part, parcequ’il prétend avoir de bons secrets. Il va chercher quelques drogues.

Merlino & Tarquino trouvent mauvais qu’un Apothicaire veuille assister à une consultation. Le premier dit tout bas au Chirurgien d’approuver tout ce qu’il dira : d’un autre côté le Chirurgien lui promet de n’approuver rien, s’il n’ordonne pas des saignées.

La scene représente la chambre de Rosaura.

Rosaura mange en cachette un morceau de veau. Elle a vu le Médecin Onesti de sa fenêtre, & cette vue seule lui a rendu son appétit. Elle entend du monde, & cache son pain.

Béatrice & Colombine exhortent Rosaura à manger : elle n’en veut rien faire. Béatrice lui demande la permission de parler à son Médecin, pour lui dire ce qu’elle pense de sa maladie.

Pantalon voit Colombine qui porte un verre de vin de Chypre à sa fille : il s’écrie qu’on veut la tuer, renvoie le vin. Rosaura redouble de mauvaise humeur, & ne se radoucit que parcequ’on lui annonce le Médecin Onesti.

Le Docteur Onesti donne à sa malade l’eau de puits qu’il a ordonnée chez l’Apothicaire. Rosaura se trouve soulagée. Le Médecin conseille à Pantalon de marier sa fille.

Pantalon annonce une consultation. Le Docteur Onesti lui dit que c’est jetter son argent par la fenêtre.

Le Docteur, seul, réfléchit sur les coups d’œil que lui lance sa malade. S’il étoit sûr qu’elle fût éprise de lui, il cesseroit de lui rendre visite, crainte qu’on ne l’accusât d’abuser de sa profession.

Pantalon conduit sa fille par la main. Buona Testa soutient qu’elle est très malade ; Onesti, qu’elle se porte bien : Merlino est alternativement de l’avis de ses deux confreres : Tarquino crie sans cesse qu’il faut du sang. Rosaura, impatientée, se retire, en disant tout bas à son Docteur, que, s’ils pouvoient s’entendre, ils seroient bien tous deux.

Onesti n’a pas trop entendu ce que Rosaura lui a dit. Pantalon demande le résultat de la consultation. Buona Testa regarde sa montre, & feint d’être très pressé.

Dans trois scenes consécutives Pantalon paie Buona Testa parcequ’il a parlé latin, Merlino parcequil a suivi tous les avis, Tarquino parcequ’il a crié sans cesse, du sang, du sang. Il veut donner de l’argent au Docteur Onesti, qui le refuse, en disant qu’il n’est pas un charlatan, que Rosaura n’a besoin que d’un mari pour unique Médecin. Il se retire.

Pantalon, seul, dit que le Docteur Onesti est trop jeune, qu’il n’a que le mariage en tête. Il se persuade que Buona Testa en sait plus en dormant que l’autre en veillant, & cela parcequ’il a presque toujours parlé latin.

La scene est dans la rue.

Lélio, toujours amoureux de Rosaura, se place devant la porte de Pantalon, pour apprendre des nouvelles de la malade.

Buona Testa sort. Lélio lui demande comment va Rosaura ; le Médecin lui répond qu’elle est très mal. Lélio s’afflige.

Tarquino sort à son tour, dit à Lélio que la malade sera guérie avec une saignée. Lélio se réjouit.

Le Docteur Merlino ne sait que répondre à Lélio. Il lui dit tantôt que Rosaura est bien malade, tantôt qu’elle guérira bien vîte. Il le renvoie au Médecin Onesti, qui répond de la vie de Rosaura. Lélio conclut de là que les Médecins sont tous des ignorants.

Acte III. (La scene représente une chambre de la maison de Pantalon.)

Béatrice & Onesti se rencontrent. Béatrice déclare au Médecin l’amour que Rosaura sent pour lui. Il est très sensible à cette tendresse ; mais l’honneur lui défend d’en profiter : on l’accuseroit d’avoir séduit sa malade. Il jure de ne plus mettre le pied chez Pantalon.

Béatrice déplore le sort de son amie.

Béatrice apprend à Pantalon que le Docteur Onesti ne veut plus visiter sa fille. Pantalon craint qu’il ne désespere de la guérir. On lui a parlé de la femme d’un savetier qui fait un onguent excellent, & d’un chymiste qui a des secrets épouvantables : il veut les consulter. Enfin, dans le reste de la piece, Rosaura se trouve plus mal. L’Apothicaire accourt pour lui appliquer les vésicatoires, le Chirurgien pour la saigner : Lélio s’introduit aussi dans la maison pour offrir son flacon de sel d’Angleterre. Le Docteur Buona Testa demande vîte une plume pour écrire une ordonnance. Merlino est, selon sa coutume, de l’avis de tout le monde. Rosaura ne veut plus parler. Elle retrouve la parole à l’arrivée d’Onesti, pour annoncer qu’elle l’aime ; que c’est là sa seule maladie, & pour déclarer qu’il ne lui a jamais dit la moindre chose pour la séduire. L’Apothicaire s’en retourne avec ses vésicatoires, le Chirurgien avec sa lancette, Lélio avec son flacon, Buona Testa & Merlino avec leurs ordonnances ; Rosaura n’en a plus besoin, elle possede ce qu’il lui faut.

 

Il est certain que M. Goldoni a dans sa Finta Ammalata des choses excellentes, qui ne sont pas dans l’Amour Médecin : par exemple, les différents caracteres des Médecins ; l’embarras de Lélio lorsqu’il interroge les Docteurs l’un après l’autre sur leur consultation ; la scene où les Médecins, l’Apothicaire, Lélio, le Chirurgien, viennent offrir des ordonnances, des vésicatoires, des saignées, un flacon de sel d’Angleterre : celle sur-tout où le Docteur Buona Testa lit avec emphase son Agenda, pour voir s’il pourra donner un quart d’heure à Pantalon, est d’une vérité faite pour frapper sur tous les théâtres de l’Europe. C’est dommage que le dénouement, quoique plus honnête que celui de Moliere, soit aussi insipide que l’autre est plaisant ; que le caractere de Pantalon ne soit pas décidé comme celui de Sganarelle ; que Rosaura ait un rôle aussi monotone, aussi ennuyeux, aussi long ; & que, pouvant amener le dénouement d’un mot, elle laisse languir la piece pendant trois grands actes. On feroit une très bonne piece en mêlant les beautés de Goldoni avec celles de Moliere ; mais il faudroit pour cela être bon imitateur, c’est-à-dire, bien coudre ses larcins. Térence, qui composoit ses comédies de deux pieces grecques, laisse presque toujours voir la corde à travers une double intrigue.