(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIII. » pp. 274-278
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIII. » pp. 274-278

CHAPITRE XIII.

Le Misanthrope, comédie en vers en cinq actes, comparée, pour deux morceaux de détail seulement, avec quelques vers de Lucrece & un couplet espagnol.

Le Misanthrope fut représenté sur le théâtre du Palais Royal, le 4 Juin 1666. Bien des personnes prétendent que Moliere doit aussi le sujet de cette comédie aux Italiens ; &, pour appuyer leur sentiment, elles citent une lettre manuscrite de M. de Tralage, qui se trouve à la Bibliotheque de S. Victor. La lettre est conçue en ces termes :

Lettre de M. de Tralage au sujet du Misanthrope.

« Le sieur Angelo, Docteur de l’ancienne Troupe Italienne, m’a dit (c’est M. de Tralage qui parle) que Moliere, qui étoit de ses amis, l’ayant un jour rencontré dans le jardin du Palais Royal, après avoir parlé des nouvelles de théâtre & autres, le même sieur Angelo dit à Moliere qu’il avoit vu représenter en Italie, à Naples, une piece intitulée le Misanthrope, & que l’on devroit traiter ce sujet. Il le lui rapporta tout en entier, & même quelques endroits particuliers qui lui avoient paru remarquables, & entre autres ce caractere d’un homme de Cour fainéant, qui s’amuse à cracher dans un puits pour faire des ronds. Moliere l’écouta avec beaucoup d’attention : quinze jours après, le sieur Angelo fut surpris de voir dans l’affiche de la Troupe de Moliere la comédie du Misanthrope annoncée & promise ; & trois semaines, ou tout au plus tard un mois après, on représenta cette piece. Je lui répondis là-dessus que j’avois peine à croire qu’une aussi belle piece que celle-là, en cinq actes, & dont les vers sont fort beaux, eût été faite en aussi peu de temps : il me répliqua que cela paroissoit incroyable ; mais que tout ce qu’il venoit de me dire étoit très véritable, n’ayant aucun intérêt de déguiser la vérité ».

Les MM. Parfait, qui rapportent cette lettre, ajoutent :

« Ce discours d’Angelo est si fort éloigné de la vraisemblance, que ce seroit abuser de la patience du Lecteur que d’en donner la réfutation : aussi nous ne l’avons employé que pour prévenir des personnes qui, trouvant ce passage dans le volume que nous venons de citer, pourroient l’altérer dans leur récit, & donner le change à un certain Public, toujours disposé à diminuer la gloire des grands hommes ».

Les MM. Parfait auroient pu dire encore qu’il suffit d’avoir la moindre connoissance des théâtres de nos voisins & de leurs différents genres, pour voir que la piece françoise, traitée & conduite comme elle est, ne peut ressembler en rien à une comédie italienne. J’ai du moins toujours été dans cette idée ; mais comme je n’ai pas voulu me fier à mes conjectures, j’ai cherché dans une infinité de livres italiens, même dans tous les canevas, & je n’ai rien trouvé qui ressemble à notre Misanthrope. J’ai questionné nos acteurs italiens, aucun n’a connu la piece dont parloit Angelo, & tout m’a confirmé dans mon opinion.

J’ai remarqué dans le Misanthrope quelques vers de détail pris dans Lucrece ; je les citerai.

ACTE II. Scene V.

L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces loix,
Et l’on voit les amants vanter toujours leurs choix :
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé tout leur devient aimable :
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable,
La noire à faire peur, une brune adorable :
La maigre a de la taille & de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté :
La mal-propre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée :
La géante paroît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des Cieux :
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne :
La fourbe a de l’esprit, la sotte est toute bonne :
La trop grande parleuse est d’agréable humeur,
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant, dont l’amour est extrême,
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.
. . . . . . . . .
. . . . . . . . .

Lucrece, Livre IV.

La passion aveugle les amants & leur montre des perfections qui n’existent pas. Un objet vieux & difforme captive leur cœur & fixe leur hommage : ils ont beau se railler les uns des autres & conseiller à leurs amis d’appaiser Vénus qui les a affligés d’une passion avilissante, ils ne voient pas qu’ils sont eux-mêmes victimes d’un choix souvent plus honteux. Leur maîtresse est-elle noire ? c’est une brune piquante : sale & dégoûtante ? elle dédaigne la parure : louche ? c’est la rivale de Pallas : maigre & décharnée ? c’est la biche du Ménale : d’une taille trop petite ? c’est l’une des Graces, l’élégance en personne : d’une grandeur démesurée ? elle est majestueuse, pleine de dignité : elle bégaie, elle articule mal ? c’est un aimable embarras : elle est muette & taciturne ? c’est la réserve de la pudeur : emportée, jalouse, babillarde ? c’est un feu toujours en mouvement : sur le point de mourir d’étisie ? c’est un tempérament délicat : exténuée par la toux ? c’est une beauté languissante : d’un embonpoint monstrueux ? c’est Cérès, l’auguste amante de Bacchus : enfin un nez camus paroît le siege de la volupté, & des levres épaisses semblent appeller le baiser. Je ne finirois pas si je voulois rapporter toutes les illusions de ce genre.

Bien des personnes pensent que le sonnet du Courtisan bel esprit est l’ouvrage d’un Auteur contemporain de Moliere. La façon dont il a traité Cotin n’a pas peu contribué à donner du crédit à cette opinion ; mais je la crois fausse, parceque j’ai trouvé dans le Convié de pierre espagnol, un couplet de chanson qui offre précisément l’idée la plus recherchée du fameux sonnet. En voici deux vers :

ACTE II. Scene XIII.

Les Musiciens.

El que un ben gozar espera,
Quanto espera desespera.

Celui qui espere jouir d’un bien, désespere tout le temps qu’il espere.

Mon lecteur ne reconnoît-il pas là

Belle Philis, on désespere
Alors qu’on espere toujours.

Il est très vraisemblable que Moliere, en lisant la piece espagnole pour composer son Festin de pierre, remarqua cette pointe, la compara intérieurement aux jeux de mots à la mode, la plaça dans le sonnet où il les tourne si bien en ridicule.

« Il peut se faire aussi, me dira-t-on, que quelque Auteur précieux & maniéré eût lu le couplet espagnol, qu’il eût trouvé l’idée charmante, qu’il en eût voulu enrichir notre langue ; & que Moliere, toujours guidé par son bon goût, en eût montré le faux ». Je conviens que la chose pourroit absolument être ainsi ; mais les critiques qui vivoient alors n’auroient-ils pas fait passer jusqu’à nous le nom d’un Auteur ridiculisé en plein théâtre ? A-t-on jamais ignoré que Cotin est l’Auteur du sonnet sur la fievre qui tient la belle Uranie, & du madrigal sur un carrosse couleur d’amaranthe, si bien analysé dans les Femmes Savantes.