(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIV. » pp. 279-289
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIV. » pp. 279-289

CHAPITRE XIV.

Le Médecin malgré lui, comédie en trois actes, en prose, comparée, pour le fond & les détails, avec Arlichino Medico volante, Arlequin Médecin volant, canevas italien ; le Médecin volant, de Boursault ; une histoire russe ; un vieux conte intitulé Vilain Mire ; un couplet de chanson de M. Roze ; un second couplet pris dans la Veuve, comédie de Larivey ; & le dénouement de Zélinde, comédie de M. de Visé.

Cette comédie parut sur le théâtre du Palais Royal le 6 Août 1666. Une piece italienne, jouée à l’in-promptu par les Comédiens Italiens sous le titre d’Arlichino Medico volante, Arlequin Médecin volant, sembla si plaisante à nos Auteurs François, que plusieurs s’empresserent de la traduire, pour la donner sur différents théâtres. Moliere en composa d’abord une farce, qu’il représentoit dans la province. Il en plaça dans la suite quelques traits dans son Médecin malgré lui. L’opinion commune est que Moliere doit entiérement la piece dont il est question au canevas italien ou au Médecin volant de Boursault, qui n’en est qu’une traduction presque littérale ; mais il m’est aisé de prouver que s’il doit à l’un ou à l’autre quelques idées, il a pris le plus grand nombre & les plus essentielles ailleurs. Nous verrons par ordre les différentes sources dans lesquelles il a puisé.

Extrait du Médecin malgré lui.

Acte I. Sganarelle est un bûcheron libertin, qui mange & boit au cabaret tout ce qu’il gagne, & qui s’embarrasse fort peu de sa femme & de ses enfants. Martine, son épouse, veut lui reprocher son libertinage ; il la bat. Elle projette de se venger. Valere & Lucas viennent seconder ses desirs : ils cherchent un Médecin pour guérir Lucinde, fille de leur maître, qui est devenue muette. Martine saisit l’occasion propre à sa vengeance, leur dit qu’ils trouveront dans le bois un homme vêtu de telle & telle façon, qui a des secrets admirables pour ces sortes de maladies ; les avertit en même temps qu’il est très singulier, & qu’il faut bien souvent le faire convenir de son savoir à grands coups de bâton. Ils promettent de ne pas le ménager, vont le joindre, le saluent, lui donnent le titre de grand Médecin : il dit qu’il ne le fut jamais : on le frappe, il convient de tout ce qu’on veut, sur-tout lorsqu’on lui promet qu’il gagnera de l’argent.

Acte II. Valere & Lucas vantent à M. Géronte le Médecin qu’ils amenent. Sganarelle veut recevoir Géronte au nombre des Docteurs, & lui donne des coups de bâton. Il est distrait par les charmes de Jacqueline, nourrice dans la maison, & voudroit bien être le poupon fortuné qui tette le lait de ses bonnes graces. Il lui offre tous ses remedes, toute sa science, toute sa capacité. Tout cela déplaît à Lucas, mari de Jacqueline. On conduit la malade. Sganarelle, voyant qu’elle ne parle pas, devine qu’elle est muette, parcequ’elle a perdu la parole, & ordonne qu’on lui fasse prendre du pain trempé dans du vin. Ce qui fait parler les perroquets, doit, selon lui, faire aussi parler Lucinde. Tout le monde se récrie sur un si prodigieux savoir. Géronte veut lui donner de l’argent, il feint de le refuser, & tend la main par derriere pour le recevoir. Léandre prie Sganarelle de servir ses amours auprès de Lucinde : le Médecin fait grand tapage, & s’appaise lorsque Léandre lui fait voir sa bourse. Il promet son secours aux amants. Il apprend que la maladie de Lucinde n’est que feinte ; il s’engage pour lors à la guérir.

Acte III. Léandre est déguisé en apothicaire. Sganarelle le présente à Géronte, en lui disant que sa fille en a besoin. La malade paroît. Le Médecin ordonne aux faux apothicaire de lui tâter le pouls, & d’aller ensuite se promener avec elle, pour lui faire prendre un grain de fuite purgative. Il amuse le pere pendant ce temps là ; mais Lucas avertit son maître que sa fille s’enfuit avec Léandre déguisé en apothicaire, & que le Médecin a conduit toute l’intrigue. Géronte veut faire pendre le docteur, qui gémit sur son malheur. Martine vient le consoler, & ne veut le quitter que lorsqu’il sera pendu. Heureusement pour lui Léandre ramene Lucinde. Il vient d’apprendre que son oncle est mort, qu’il est son héritier. Géronte l’accepte pour gendre : Sganarelle pardonne à sa femme les coups de bâton qu’il a reçus, en faveur de la dignité où elle l’a élevé ; mais il l’exhorte en même temps à vivre désormais dans un grand respect avec un homme de sa conséquence, parceque la colere d’un Médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire.

Extrait du Médecin volant Italien.

Arlequin porte une lettre de la part d’Eularia au Seigneur Octave. Ce dernier lui demande la lettre. Arlequin la cherche long-temps, & la trouve enfin attachée à sa ceinture derriere son dos : il la fait baiser à son maître, en lui disant qu’elle sort de chez le parfumeur. Octave lui pardonne ses impertinences, à condition qu’il s’introduira, sous l’habit de Médecin, auprès d’Eularia, qui feint d’être malade, & qu’il servira leurs amours. Arlequin y consent, prend tout l’attirail d’un Docteur, entre chez Pantalon, suivi d’Octave qu’il dit être son éleve, & promet de guérir Eularia.

Pantalon.

Monsieur, ma fille est malade ; je me flatte que vous la guérirez.

Arlequin.

Sans doute. Avez-vous jamais lu cet aphorisme d’Hippocrate, qui dit : Gutta cavat lapidem.

L’eau qui tombe goutte à goutte
Perce le plus dur rocher.

Je tomberai goutte à goutte sur votre fille, & par le moyen de ce remede anodyn, je lui procurerai une guérison certaine.

Pantalon.

Oh ! Monsieur, cela n’opérera pas. Je crois que ma fille est opilata.

Arlequin.

Ou Pilate ou Caïphe, je la guérirai, vous dis-je.

Il demande si les matieres de la malade sont dures ou liquides : il demande à voir de son urine. Pantalon veut lui donner de l’argent ; il dit qu’il n’en veut pas, & tend la main par derriere. Pendant ce temps-là Octave enleve Eularia. On veut faire pendre Arlequin ; mais Pantalon donne son consentement au ravisseur de sa fille, & tout s’accommode.

 

Dans la scene qui donne le titre à la piece, Arlequin, en sautant par une fenêtre, trouve le moyen de paroître aux yeux de Pantalon, tantôt sous l’habit de Médecin, tantôt sous le sien. Nous aurons besoin de la citer ailleurs ; faisons voir présentement que Boursault a copié jusqu’aux défauts du canevas italien.

Extrait du Médecin volant, de Boursault, comédie en un acte & en vers, représentée sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1661.

Lucrece est aimée de Cléon, & n’est pas ingrate. Elle feint d’être malade. Fernand, pere de Lucrece, envoie chercher un Médecin. Le valet de Cléon se présente sous l’habit d’un Docteur : il demande à voir l’urine de la malade, la boit, en demande encore, & fait une scene fort dégoûtante.

Il amuse ensuite Fernand, en paroissant tantôt en Médecin, tantôt en valet. Il saute par une fenêtre, comme dans la piece italienne, pour jouer ces deux personnages. Pendant ce temps Cléon enleve Lucrece. Fernand découvre la fourberie de Crispin, & tout se termine par le mariage des deux amants, & par celui de Lise avec Crispin, qui dit ces quatre vers :

Crispin.

 Sans affecter compliment ni surprise,
Vous le fait de Lucrece, & moi le fait de Lise,
Confondant tout ensemble & nos biens & les leurs,
Faisons des Médecins ou volants ou voleurs.

Il est aisé de voir que Moliere a pris de l’Auteur Italien la feinte maladie de l’héroïne, le déguisement de l’amoureux, les impertinences que Sganarelle dit en parlant à tort & à travers d’Hippocrate & des matieres de la malade, d’une façon moins grossiere pourtant qu’Arlequin & Crispin : il lui doit aussi le lazzi de tendre la main derriere le dos pour recevoir de l’argent, & l’enlevement de la fausse malade ; mais la vengeance de la femme, & l’idée si singuliere de faire un Médecin à grands coups de bâton, sont puisées dans une histoire connue en Russie vingt ans avant que Moliere fît un Médecin malgré lui.

Une femme voulant se venger de son mari qui l’avoit battue, fut déclarer à un ancien Czar33 que son époux avoit un remede infaillible pour la goutte : on le fit venir. Cet homme, étonné, eut beau protester qu’on le prenoit pour un autre, on le fit convenir, à coups de fouet, qu’il avoit un secret merveilleux. Il ordonna le premier remede qu’il imagina ; il réussit, & fut encore fouetté pour avoir refusé d’employer d’abord tout son savoir.

Si Moliere n’a pas entendu raconter cette histoire, il doit sans doute avoir lu dans un manuscrit du troisieme siecle, un vieux conte intitulé Vilain Mire, qui signifie en vieux langage, Médecin de campagne. Le voici à-peu-près :

Un riche laboureur épousa la fille d’un gentilhomme. Craignant ensuite que, tandis qu’il sera à la charrue, sa femme, qui n’est point accoutumée au travail, ne s’amuse avec des amants, il imagine un expédient singulier pour s’assurer de sa fidélité, c’est de la bien battre le matin en se levant, afin que, pleurant le reste du jour, elle ne trouve personne qui ose, dans son affliction, lui parler d’amour, & la détourner de son devoir. Le soir, en revenant des champs, il lui demandera pardon, il la caressera, elle oubliera tout, & chaque jour il recommencera le même train. Le premier jour la chose arriva comme il l’avoit prévu ; mais ayant renouvellé la même scene le lendemain, sa femme se disoit à elle-même, dans sa douleur : « Il faut que mon mari n’ait jamais été battu ; s’il savoit le mal que font les coups, il ne m’en auroit assurément pas tant donné ». Tandis qu’elle se plaignoit de la sorte, elle vit venir deux couriers de Cour qui lui demanderent à dîner. Elle apprit d’eux que la fille du Roi étoit fort incommodée d’une arête de poisson qui s’étoit engagée dans son gosier, & qu’ils alloient chercher un Médecin. Alors la femme leur indique son mari ; leur dit qu’il a fait des cures merveilleuses dans ce genre, mais qu’il est un peu quinteux, & qu’il faut bien souvent le faire convenir de sa science à coups de bâton. Les couriers, enchantés, volent vers l’époux. Il proteste ne savoir pas un mot de Médecine : on le bat ; il convient qu’il est très savant. On le mene au Roi. Il imagine de faire rire la Princesse, afin que l’effort qu’elle fera en riant lui fasse rendre son arête. Cet expédient lui réussit, & lui donne la réputation d’un grand Médecin.

Arlichino Medico volante, Arlequin Médecin volant, a pu fournir à Moliere, comme nous l’avons dit, l’idée de son Médecin malgré lui ; mais il doit certainement ses plus grandes beautés à l’un des contes que je viens de rapporter. Il ne pouvoit pas mettre sur la scene un homme rossant sa femme, dans l’idée que ses larmes écarteroient les soupirants ; une pareille scene auroit paru absurde dans un temps où une épouse affligée trouve tant de consolateurs : aussi a-t-il substitué à ce mari mal-adroit, un époux qui veut être le maître chez lui, qui s’impatiente des criailleries de sa femme, & la bat. Tout cela est dans la nature. Moliere a peint dans cette scene Didier l’Amour, dont parle Despréaux dans le second chant de son Lutrin : sa digne moitié étoit une clabaudeuse, & il l’étrilloit sans s’émouvoir.

Dans la scene VI du premier acte, Sganarelle chante ce couplet :

   Qu’ils sont doux,
  Bouteille jolie !
   Qu’ils sont doux
  Vos petits glougloux !
Mais mon sort feroit bien des jaloux
 Si vous étiez toujours remplie !
 Ah ! bouteille m’amie,
 Pourquoi vous vuidez-vous ?

M. Roze, de l’Académie Françoise, & Secrétaire du Cabinet du Roi, mit, pour s’amuser, le couplet de Sganarelle en vers latins, & ensuite, pour faire une petite malice à Moliere, il lui reprocha, chez M. le Duc de Montauzier, d’être plagiaire ; ce qui donna lieu à une dispute fort plaisante. M. Roze soutenoit, en chantant ses paroles, que Moliere les avoit traduites d’une épigramme latine. On sera peut-être bien aise de voir ici le couplet de M. Roze.

    Quàm dulces,
   Amphora amœna !
    Quàm dulces
   Sunt tua voces !
Dum fundis merum in calice,
Utinam semper esses plena !
Ah ! ah ! cara mea lagena,
Vacua cur jaces ?

Si Moliere avoit voulu, il auroit pu fermer bien vîte la bouche à M. Roze, en lui indiquant l’endroit où il avoit puisé l’idée de sa chanson. C’est dans la Veuve, seconde comédie de Pierre de Larivey, imprimée en 1579 : une intrigante, nommée Guillemette, y vuide une bouteille en chantant :

Ma bouteille, si la saveur
De ce vin répond à l’odeur,
Je prie Dieu & Sainte Héleine
Qu’ils te maintiennent toujours pleine.

Le dénouement du Médecin malgré lui est imité d’une piece de M. de Visé, intitulée Zélinde, comédie en prose & en un acte, faite en 1663. Ce qu’il y a de singulier, c’est que Moliere n’a pas dédaigné de puiser chez un de ses ennemis, & dans une piece faite contre lui-même, puisque Zélinde est une critique amere de l’Ecole des Femmes. Passons à la comparaison des deux dénouements. Dans la derniere scene de la piece de Moliere, Léandre, après avoir enlevé Lucinde, la ramene à son pere.

Léandre.

Monsieur, je viens faire paroître Léandre à vos yeux, & remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite tous deux & de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, & ce n’est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, Monsieur, c’est que je viens tout-à-l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mon oncle est mort, & que je suis héritier de tous ses biens.

Géronte.

Monsieur, votre vertu m’est tout-à-fait considérable ; & je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.

Dans la derniere scene de Zélinde, Cléarque surprend sa fille Oriane avec Mélante son amant.

Cléarque.

Quoi ! perfide ! est-ce ici que demeure votre cousine Orphise ? Et vous, Monsieur...

Cléon, laquais de Mélante.

Monsieur, votre oncle vient de mourir.

Mélante.

Est-il possible ?

Cléarque.

Qu’entends-je !

Oriane.

Ah ! mon pere, ne vous emportez pas contre Mélante après la perte qu’il vient de faire, &, s’il est encore dans la résolution de m’épouser, consentez plutôt à mon mariage.

Cléarque.

Puisque son mérite est soutenu du bien de son oncle, je n’ai plus sujet de m’y opposer ; & s’il y consent, j’en suis d’accord.

Mélante.

J’ai trop d’amour pour la belle Oriane pour n’y pas consentir.

La ressemblance entre ces deux dénouements est si frappante, qu’il suffit de les rapprocher sous les yeux du Lecteur. Mais si de Visé a tort d’avoir fait un mauvais dénouement, Moliere a bien plus grand tort de s’en être servi. Il ne faut s’emparer que de bonnes choses.