(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVIII. » pp. 357-396
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVIII. » pp. 357-396

CHAPITRE XVIII.

L’Avare, comédie en cinq actes en prose, comparée pour le fond & les détails avec l’Aulularia de Plaute ; Arlequin & Célio, valets dans la même maison ; le Docteur bigot ; Arlequin dévaliseur de maisons ; la Fille-de-chambre de qualité ; Pantalon avare, canevas italiens ; avec la belle Plaideuse, comédie de l’Abbé de Bois-Robert ; l’Esprit, comédie de Pierre de Larivey ; l’Embarras des richesses, de Dalainval ; une scene de Mithridate de Racine, & deux traits imités par les Anglois.

On ignore quel jour vit paroître cette comédie pour la premiere fois : on sait seulement qu’elle n’eut que sept représentations dans sa nouveauté, & qu’elle fut redonnée avec tout le succès qu’elle mérite le 9 Septembre 1668. Cette piece est le meilleur modele d’imitation qu’on puisse offrir, & le plus étonnant. Les lazzis, les scenes, les situations, le caractere principal, rien n’est de l’invention de Moliere ; tout en est pris dans plusieurs pieces différentes, qui n’ont aucun rapport entre elles, & tout s’enchaîne cependant si bien dans la comédie dont il est question, que tout paroît avoir été imaginé pour elle. C’est dans cet ouvrage sur-tout que Moliere imitateur doit être admiré, & que nous devons examiner les finesses de son art avec l’attention la plus scrupuleuse. Comme nous allons le suivre pas à pas, pour ainsi dire, nous pouvons nous dispenser de donner un extrait à part de la piece.

L’Avare de Moliere.

Acte i. Scene iii. Harpagon, qui craint pour son cher trésor, met à la porte la Fleche, domestique de son fils. Il demande à voir ses mains ; il les examine toutes les deux, & veut ensuite voir les autres. Il cherche jusques dans les plis de ses habits, & lorsqu’il a bien fouillé par-tout, il lui dit : « Allons, rends-moi ce que tu m’as pris, sans te fouiller ». Il finit enfin par l’envoyer à tous les diables.

L’Aululaire de Plaute.

Acte iv. Scene v. Euclion trouve Strobile qui rode autour de l’endroit où il a caché son pot plein d’or. Il craint qu’il ne l’ait volé ; il veut voir une main, deux mains, la troisieme. Il cherche dans les plis du manteau de l’esclave, le lui fait secouer. Il lui dit ensuite : « Je renonce à chercher ce que tu m’as pris : allons, rends-le-moi de bonne grace ». Il le congédie, en priant tous les Dieux de le faire périr : « c’est, lui dit-il, la bénédiction que je te donne ».

 

L’Avare de Plaute demande à voir la troisieme main de Strobile ; celui de Moliere regarde dans les deux mains de la Fleche & veut ensuite voir les autres. On a beaucoup commenté là dessus sans décider si la demande d’Euclion est plus naturelle que celle d’Harpagon, ou moins forcée, parcequ’un homme n’a jamais trois ou quatre mains. Concluons que ces deux demandes sont sublimes & peignent bien un avare que la crainte d’être volé met hors de lui-même. Ces deux scenes sont tout-à-fait semblables.

L’Avare de Moliere.

Acte i. Scene v. Harpagon demande à son fils ce qu’il pense de Mariane, de ses charmes, de sa physionomie, de son air, de ses manieres : le fils croit qu’on veut la lui donner en mariage, il en est enchanté : il se trouve ensuite que le vieillard veut l’épouser.

Arlequin & Célio, valets dans la même maison.

Acte i. Scene iii. Magnifico a dessein de marier sa fille Eléonora ; il parle de ce mariage à Célio : celui-ci se persuade que Magnifico veut devenir son beau-pere, quand il voit tout-à-coup qu’il est question de faire épouser Eléonora par le Docteur.

 

La position d’un amant qui trouve un rival dans son pere est bien plus embarrassante pour lui, & bien plus comique pour le spectateur, que celle de Célio, puisqu’il ne doit rien à son concurrent, & qu’il peut le débusquer avec plus de facilité.

L’Avare de Moliere.

Acte i. Scene vii. Harpagon veut absolument marier sa fille à un vieillard qui la prend sans dot. On a beau lui peindre les dangers des mariages mal assortis, il n’oppose à tous ces raisonnements très solides, que la promesse qu’on lui a faite de prendre sa fille sans dot.

L’Aulularia de Plaute.

Acte ii. Scene ii. Euclion accorde sa fille à un homme très âgé qui la lui demande en mariage, à condition qu’il la prendra sans dot. Il lui répete : « Gardez-vous bien d’oublier notre convention, savoir, que ma fille ne sera point dotée ».

 

La scene de Moliere, à la voir du côté que nous l’offrons, est meilleure que celle de Plaute, puisqu’Harpagon résiste par avarice aux prieres de sa fille, qui le conjure de ne point faire son malheur, & qu’Euclion, loin de savoir s’il rend sa fille infortunée, croit au contraire faire son bonheur en l’unissant à un homme assez généreux pour la prendre sans dot. Mais, avant que de finir cet article, j’aurai occasion de prendre la scene de Plaute d’un autre sens, & de prouver qu’elle est égale à celle de notre Poëte, si elle ne lui est pas supérieure.

L’Avare de Moliere.

Scene ix. Harpagon veut que Valere prenne sur sa fille un pouvoir absolu : il ordonne à Elise de faire tout ce que Valere lui dira, & il exhorte ce dernier à lui continuer ses leçons.

Arlequin & Célio, valets dans la même maison.

Magnifico remet à Célio tout le pouvoir qu’il a sur Arlequin, & le prie de lui donner des leçons.

 

Il ne sera pas besoin d’une grande éloquence pour prouver qu’il est bien plus comique d’entendre un pere exhorter l’époux secret de sa fille à lui continuer ses leçons, que de voir un maître de maison prier son commis de montrer la politesse à un domestique.

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene i. La Fleche annonce à son maître qu’il lui a trouvé quinze mille francs à emprunter, mais au plus gros intérêt : de plus, le prêteur n’ayant que douze mille livres comptant, l’emprunteur sera obligé de prendre, pour les mille écus restants, un vieux lit, un fourneau de brique, un luth, un trou-madame, une peau de lézard, &c.

Il Dottore bachettone, ou le Docteur bigot.

Pantalon est obligé de faire un paiement : il n’a point d’argent ; il fait part de son embarras au Docteur dévot & grand usurier. Celui-ci lui dit qu’il n’a pas la somme nécessaire ; il lui promet de la trouver, s’il veut donner sa vaisselle en gage. Pantalon y consent ; mais le Docteur ne lui donne que les deux tiers de la somme : il lui fait voir une liste des choses qu’il lui destine pour l’autre tiers : ce sont de vieilles hardes, la barbe d’Aristote, la ceinture de Vulcain, &c.

 

Riccoboni, qui rapporte cette imitation, loue Moliere d’avoir écarté du comique de la liste, l’outré & l’extravagant que l’Auteur Italien y avoit mis. Pour moi, je trouve que la barbe d’Aristote & la ceinture de Vulcain figurent assez bien dans une liste présentée par un Docteur usurier, & charlatan par conséquent. Je crois même que si Moliere les avoit introduites dans la scene, elles n’auroient pas paru plus outrées que le trou-madame & la peau de lézard, &c.

Riccoboni applaudit encore beaucoup à Moliere pour avoir imaginé de faire supporter l’usure au fils même de l’Avare. Riccoboni ignoroit d’où Moliere avoit pris cette idée : le Lecteur va l’apprendre.

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene ii & iii. Maître Simon, courtier d’usure, promet à l’Avare que l’emprunteur en passera par tout ce qu’on voudra : Harpagon se détermine à prêter au plus gros intérêt ; mais il n’est pas médiocrement surpris lorsqu’il découvre que son fils est l’emprunteur : d’un autre côté, Valere partage bien sa surprise ; tous les deux s’accablent de reproches.

La belle Plaideuse de l’Abbé de Bois-Robert.

Ergaste, fils d’Amidor, riche, mais fort avare, est passionnément amoureux de Corine, fille d’Argine, qui plaide pour une grosse succession, & qui, faute d’argent, ne peut finir ce procès : Ergaste en cherche de tous côtés. Enfin un Notaire, nommé Barquet, vient lui annoncer qu’il a trouvé la somme qu’il cherche : il le met aux mains avec l’usurier.

Barquet.

Il sort de mon étude,
Parlez-lui.

Ergaste.

Quoi ! c’est là celui qui fait le prêt ?

Barquet.

Oui, Monsieur.

Amidor.

Quoi ! c’est là le payeur d’intérêt ?
(A son fils.)
Quoi ! c’est donc toi, méchant, filou, traîne-potence !
C’est en vain que ton œil évite ma présence,
Je t’ai vu.

Ergaste.

Qui doit être enfin le plus honteux,
Mon pere, & qui paroît le plus sot de nous deux ?
. . . . . . . . . .

La scene imitée est meilleure que la scene originale. Voilà comme nous devons imiter, si nous le pouvons, ou ne point nous en mêler.

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene v. La Fleche emploie toute cette scene à peindre à Frosine l’avarice d’Harpagon.

L’Aululaire de Plaute.

Acte ii. Scene iv. Dans cette scene, Strobile ne fait que peindre à Congrion l’humeur avare de son patron.

 

Nous ne rapporterons pas ici les différents traits cités par la Fleche & Strobile, parcequ’ils nous serviront dans la suite à comparer les deux Avares.

L’Avare de Moliere.

Acte ii. Scene vi. Frosine persuade à l’avare Harpagon que Mariane est éprise de lui, fait l’énumération des charmes que la belle lui trouve, & vante sur-tout l’aversion qu’elle a pour les jeunes gens.

Le Case svaligiate, ou Arlequin dévaliseur de maisons.

Scapin fait croire à Pantalon que la jeune beauté dont il est épris le paie du plus tendre retour : elle est, lui dit-il, bien différente des autres femmes, puisqu’elle fait un cas singulier de la vieillesse, & qu’elle méprise les jeunes gens.

 

Ces deux scenes paroissent d’un égal mérite, si on les sépare des ouvrages auxquels elles tiennent : mais, dans la Piece Italienne, Pantalon fait présent de sa bourse à celui qui lui porte de bonnes nouvelles ; dans la Piece Françoise, Harpagon ne donne rien à Frosine. Cette différence seule annonce un homme supérieur. Mettre un vieillard amoureux aux prises avec une intrigante, qui le cajole, qui flatte son amour propre & sa tendresse ridicule, qui le prend par l’endroit le plus foible chez tous les hommes ; faire enfin sortir du combat l’avare vainqueur & triomphant, c’est-à-dire, sans délier sa bourse, tout cela me paroît autant de coups de pinceaux sublimes, qui peignent l’avarice poussée au dernier point.

Il y a une mauvaise piece de Chappuzeau, qui a paru sous différents titres : elle a d’abord été intitulée l’Avare dupé, ou l’Homme de paille, & ensuite la Dame d’intrigue, ou le Riche vilain. Moliere a bien pu prendre dans cette comédie l’idée d’introduire une intrigante chez son avare ; mais il l’a fait avec plus d’adresse & de décence, puisque la Dame d’intrigue de Chappuzeau se sauve chez Crispin, riche avare, en feignant d’éviter le courroux de son mari. Crispin l’a vue à Rouen, la reconnoît ; il couche avec elle, & c’est pendant ce temps-là qu’on enleve à l’avare Crispin, sa fille, un ballot, & son coffre-fort. Cette comédie a été donnée en 1663, & celle de Moliere a paru en 1668.

L’Avare de Moliere.

Acte iii. Scene vi. Harpagon donne des coups de bâton à Maître Jacques ; Valere en rit : Maître Jacques, scandalisé, menace Valere, qui feint d’avoir peur, & qui finit par rosser le faux brave.

La Cameriera nobile, ou la Fille-de-chambre de qualité.

Scapin reçoit des coups de bâton de Célio. Arlequin, camarade de Scapin, est indigné & menace Célio. Celui-ci feint d’avoir peur, recule quelques pas, puis il se redresse, fait reculer Arlequin à son tour, & finit par lui donner des coups.

 

Cette scene est encore dans Arlequin & Célio, valets dans la même maison : elle est aussi dans la Mere Coquette de Quinault, aux coups de bâton près : ensuite Regnard s’en est emparé, & l’a placée dans le Joueur. Mais elle est plus naturelle dans l’Avare que dans toutes les autres pieces ; elle y est sur-tout plus utile que dans les trois dernieres que nous avons citées, puisque c’est elle qui anime le cuisinier contre l’intendant, qui fait naître dans le premier le desir de se venger, & qui lui fait imaginer d’accuser l’intendant du vol dont l’Avare se plaint.

L’Avare de Moliere.

Acte iii. Scene xii. Cléante fait remarquer à Mariane un très beau diamant que son pere porte au doigt. Il l’exhorte à le voir de plus près, & la force à le garder. Harpagon, désespéré de perdre sa bague, fait des mines que son fils feint d’attribuer au chagrin de voir refuser son présent.

Le Case svaligiate, ou Arlequin dévaliseur de maisons.

Scapin veut faire voir de près à la belle Angelica les bagues de Magnifico, & l’oblige à les garder, en lui disant que Magnifico lui en fait un présent. Le vieillard enrage ; mais, crainte de déplaire à sa maîtresse, il n’ose contredire Scapin.

 

Dans la Piece Italienne, la scene est fausse & mal-adroite, puisque Magnifico est un prodigue, & que par conséquent il ne doit pas souffrir en donnant une bague à sa maîtresse. Dans la Comédie Françoise, la même scene est sublime, en ce qu’elle met Harpagon dans la situation la plus pressante pour un avare, & la plus risible pour le spectateur40.

L’Avare de Moliere.

Acte iv. Scene iii. Harpagon a surpris Cléante baisant la main de Mariane, il se doute qu’on lui préfere son fils : il veut découvrir la vérité. Pour y réussir, il a un tête-à-tête avec Cléante. Il lui demande ce qu’il pense de sa future ; Cléante feint de n’en être pas émerveillé. J’en suis fâché, répond le pere. J’ai fait réflexion que je suis trop vieux pour l’épouser, & que tu aurois acquitté ma parole en lui donnant la main. Cléante, surpris, dit qu’il l’épousera par complaisance. Harpagon prétend ne vouloir pas lui faire violence : alors Cléante avoue sa passion pour Mariane : Harpagon lui ordonne d’y renoncer.

Mithridate de Racine.

Acte iii. Scene v. Mithridate apprend par la bouche de Pharnace, que Xipharès aime en secret Monime, & que Monime l’aime. Désespéré de trouver un rival chéri dans son fils, il rejette d’abord cette idée importune : il se livre ensuite aux soupçons ; &, pour découvrir la vérité, il fait appeller Monime ; il feint avec elle de se rendre justice, de se trouver lui-même trop vieux pour unir son sort au sien, & lui offre de céder ce bonheur à son fils Xipharès, pourvu qu’elle n’étende pas sa haine jusques sur lui. La Princesse, incertaine, interdite, ne sait si elle doit déclarer la tendresse qu’elle a pour Xipharès : elle l’avoue enfin, & Mithridate jure de faire périr son fils.

 

Monime & Cléante sont dans la même situation, ont les mêmes incertitudes, donnent également dans le piege qu’on leur tend. Harpagon & Mithridate, guidés par la même crainte, le même intérêt, ont recours à la même ruse ; & le dernier, au lieu de dire, Le Ciel en ce moment m’inspire un artifice, auroit fort bien pu s’écrier, Moliere en ce moment m’inspire un artifice. Mais il est à sa place dans la comédie, il est mesquin dans la tragédie : ce n’étoit donc pas la peine de l’y transporter. Racine semble s’être rendu justice sur le piege qu’il emploie, en mettant ce vers dans la bouche de son héros :

S’il n’est digne de moi, le piege est digne d’eux.

L’Avare de Moliere.

Acte iv. Scene iv. Maître Jacques veut mettre la paix entre Harpagon & Cléante, qui se disputent la possession de Mariane. Il les sépare, leur demande tout bas le sujet de la querelle, & fait croire à chacun d’eux que son concurrent lui laisse le champ libre.

La Cameriera nobile, ou la Fille-de-chambre de qualité.

Pantalon & le Docteur sont rivaux ; ils se querellent ; ils en viennent aux mains : Scapin les sépare à plusieurs reprises, les prend l’un après l’autre à l’écart, leur demande la raison pour laquelle ils se querellent, & termine pour un temps la dispute, en persuadant à chacun en particulier que son rival lui cede sa maîtresse.

 

Il est inutile de confronter les scenes que la situation amene naturellement dans les deux pieces.

L’Avare de Moliere.

Acte iv. Scene vi. La Fleche vole la cassette d’Harpagon : celui-ci s’apperçoit qu’on lui a dérobé son trésor ; il accourt en criant, & s’exprime ainsi :

Harpagon, criant.

Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! Je suis perdu ! je suis assassiné ! on m’a coupé la gorge ! on m’a dérobé mon argent ! Qui peut-ce être ? qu’est-il devenu ? où est-il ? où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qu’est-ce ? Arrête. (Se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin !... Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, & j’ignore où je suis, qui je suis, & ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi ! & puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, & je n’ai plus que faire au monde ! Sans toi, il m’est impossible de vivre ! C’en est fait, je n’en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré ! N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? Hé ! que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; & l’on a choisi justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller querir la justice, & faire donner la question à toute ma maison, à servantes, à valets, à fils, à fille, & à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, & tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? est-ce mon voleur qui y est ? De grace, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, & se mettent à rire ; vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons, vîte, des Commissaires, des Archers, des Prevôts, des Juges, des chaînes, des potences, des bourreaux : je veux faire pendre tout le monde ; &, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

L’Aulularia de Plaute.

Acte iv. Scene viii. Strobile a volé la marmite pleine d’or qu’Euclion avoit cachée ; l’Avare s’apperçoit du larcin, il paroît en disant :

Euclion.

Au meurtre ! on m’assassine ! on me perce de coups ! A l’aide ! au secours ! Pour peu que vous soyez humains, sauvez-moi la vie ! Ah ! il n’est plus temps, barbares que vous êtes ! je péris ! je meurs ! je suis mort ! Où courrai-je ? où ne courrai-je point ? Arrêtez ! arrêtez ! tenez-le bien mon voleur ! prenez garde qu’il n’échappe ! Mais à qui en ai-je ? Qui est-il, cet exécrable homicide, ce voleur damnable, & pour qui la Justice la plus terrible ne sauroit inventer des tourments assez affreux ? Hélas ! hélas ! je ne le connois point ; & c’est là le comble de mon malheur ! Comment connoîtrois-je mon assassin ! mes yeux sont éteints. Je ne vois rien ; je marche en aveugle ; & certes, je ne puis pas user assez de ma raison pour savoir surement où je vais, où je suis, & qui je suis. Je vous prie, & par ce qu’il y a de plus sacré, je vous conjure, vous tous qui me dévorez des yeux, jettez un peu d’eau dans le brasier qui me consume ; assistez-moi ; faites-moi voir le scélératissime qui m’a arraché l’ame, qui m’a emporté le cœur en chair & en os : montrez-le-moi parmi tant de gens assis, qui, sous les dehors de l’honnête homme, cachent tous les sentiments du frippon. Qu’en dis-tu, toi ? J’ai résolu de compter sur ta bonne foi, de me reposer sur ta probité ; car je suis habile physionomiste, & je lis la pensée sur le visage. Qu’y a-t-il ? qu’avez vous à rire ? Pas un de vous ne m’est inconnu. Je sais qu’il y a dans votre assemblée quantité de voleurs ; je les vois d’ici. Hé bien ! quoi ? qu’est-ce ? Aucun n’a le mien ? Il n’est point parmi eux. Ah ! vous m’avez donné le coup de la mort ! Dites-moi donc qui est-ce qui a mon trésor. Au nom des Dieux ! dites-le-moi. Vous n’en savez rien ! O malheureux sort ! ô triste & déplorable destinée ! Me voilà tombé, précipité jusqu’au fond d’un abîme d’horreur ! je suis dans l’état le plus affreux de la vie ! Quelle épouvantable acquisition j’ai faite aujourd’hui ! les soupirs, les gémissements, le chagrin, la douleur, la pauvreté, la famine, ce sont là les biens dont cette funeste journée m’a enrichi ! Je suis le plus malheureux de tous les mortels ! Non, la terre n’en porte pas un seul qui soit aussi misérable que moi ! Après avoir perdu une si grosse somme en or, quel besoin ai-je de vivre ? Ce très cher & très précieux or, que je gardois avec un soin si extraordinaire, & à qui je pensois à tout moment.... Je me suis trahi moi-même ; j’ai été la dupe de mon trop de précaution. A présent les autres se réjouissent de mon trésor ; ils le dissipent, ils le perdent, ils le consument ; le tout à mon malheur & à ma perte ! La douleur me surmonte ; il faut que je cede, que je succombe : je ne saurois prendre patience dans un si grand renversement de fortune.

Cette scene est encore dans le troisieme acte d’Arlequin & Célio, valets dans la même maison, & dans le cinquieme de le Case svaligiate ; elle se trouve aussi dans l’Esprit, comédie de Pierre de Larivey. On sera peut-être bien aise de la voir, pour la comparer avec celles de Moliere & de Plaute. Il faut d’abord savoir que l’avare Severin cache sa bourse dans un trou, en conjurant cette bourse & le trou même de ne pas se laisser trouver.

Eh ! mon petit trou, mon mignon, je me recommande à toi, au nom de Dieu & de Saint Antoine de Padoue !

Malgré ses prieres, Desiré trouve la bourse la remplit de cailloux, prend l’argent & s’en va. Severin revient, s’apperçoit de la métamorphose, & s’écrie dans son désespoir :

Jésus ! quelle est légere ! Vierge Marie ! qu’est-ce-ci qu’on a mis dedans ? Hélas ! je suis perdu ! je suis détruit ! je suis ruiné ! Au voleur ! au larron ! Prenez-le : arrêtez tous ceux qui passent ; fermez les portes, les fenêtres, les haies ! Misérable que je suis ! où courir ? à qui le dire ?... Je ne sais où je suis, ce que je fais, ni où je fuis. (Aux spectateurs.) Hélas ! mes amis, je me recommande à vous tous ; secourez-moi, je vous prie ! Je suis mort ! je suis perdu ! Enseignez-moi qui m’a dérobé mon ame, ma vie, mon cœur & toute mon espérance ! Que n’ai-je un licol pour me pendre ! &c. &c.

En voilà assez pour prouver que cette scene a les beautés & les défauts de celle de Plaute. Il est singulier que, de tous les Auteurs qui l’ont mise sur la scene, aucun n’ait imaginé d’en retrancher cette malheureuse apostrophe faite au Public, & qui vient si mal à propos lui enlever le plaisir de l’illusion, en l’avertissant qu’il est à la comédie.

L’Avare, Acte v. Scene ii.

Maître Jacques, dans le fond du théâtre, en se tournant du côté par lequel il est entré.

Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout-à-l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds ; qu’on me le mette dans l’eau bouillante, & qu’on me le pende au plancher.

Harpagon, à Maître Jacques.

Qui ? Celui qui m’a dérobé ?

Maître Jacques.

Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, & je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.

L’Aululaire, Acte ii. Scene ix.

Anthrax.

Dromon, qu’on écaille ce poisson-là bien net. Toi, Macheriou, écorche le congre & la murene le plus vîte que tu pourras, & que je trouve à mon retour tout cela desossé. Je vais ici près pour emprunter à Congrion une poële à frire dont j’ai besoin pour ce coq-là : si tu l’entends, tu le plumeras de près, & il sera plus ras qu’un de ces jeunes Lydiens à qui l’on arrache le poil, afin qu’ils soient plus jolis dans leurs jeux.

Le Cuisinier François parle comme le Cuisinier Athénien, il tient à-peu-près les mêmes propos. Je veux croire que tout autre que Moliere les auroit aussi bien imités ; mais tout autre les auroit-il placés dans un instant où l’Avare, la tête pleine de son voleur, en entendant parler de pendre & d’écorcher, doit s’écrier nécessairement : Qui ? Celui qui m’a dérobé ? Tout autre auroit-il si bien saisi l’à-propos ? J’en doute.

L’Avare de Moliere.

Acte v. Scene ii. Maître Jacques apprend qu’on a volé à son maître une cassette pleine d’or ; il accuse l’Intendant, pour se venger des coups de bâton qu’il en a reçus.

Arlequin & Célio, valets dans la même maison.

Arlequin a volé une bourse, &, pour se venger de Célio qu’il déteste, il dit que Célio a fait le vol.

 

Ces deux scenes sont les mêmes, avec la différence cependant qu’Arlequin est un frippon, & que Maître Jacques est un honnête homme, quoiqu’un peu vindicatif.

L’Avare de Moliere.

Acte v. Scene iii. Harpagon, croyant à la déposition de Maître Jacques, accable Valere de reproches, & lui dit de venir confesser l’action la plus noire, l’attentat le plus horrible qui jamais ait été commis. Valere a secrètement épousé la fille d’Harpagon : il croit qu’on a découvert son mariage, avoue son crime, dit que l’amour l’a rendu coupable. Harpagon entend l’amour de ses louis d’or ; & après un quiproquo très long, Harpagon, déja trop malheureux par la perte de son trésor, apprend encore que sa fille a été subornée.

L’Aululaire de Plaute.

Acte iv. Scene x. Euclion est dans le plus grand chagrin de la perte de son trésor. Liconide, qui a violé la fille d’Euclion, qui lui a fait un enfant, paroît : il voit le désespoir du vieillard, croit en être la cause, lui avoue qu’il est coupable, mais qu’un Dieu a causé son crime. Euclion trouve ce Dieu fort mal-honnête, le croyant la cause du vol qu’on lui a fait : il découvre enfin que sa fille a été violentée par Liconide.

 

Le même quiproquo est dans Arlequin & Célio, valets dans la même maison. Nous avons vu qu’Arlequin vole une bourse & qu’il en accuse Célio. Magnifico accable de reproches Célio son commis : celui-ci, qui a une intrigue secrete avec la fille de la maison, se croit découvert, avoue une faute que la tendresse la plus vive lui a fait commettre, & dit qu’il n’a pu résister à l’éclat de deux beaux yeux. On croit qu’il parle de sa tendresse pour la bourse, & de l’amour que ses beaux yeux lui ont inspiré. Il confesse enfin sa véritable faute.

On peut encore voir cette scene dans la comédie de Pierre de Larivey, dont nous avons déja parlé. On amene à l’avare Severin un homme, en lui disant qu’on vient de le trouver : il croit qu’on lui parle du voleur qui lui a pris sa bourse, & fait le quiproquo d’Euclion, de Magnifico & d’Harpagon.

Il est clair que Moliere ne peut avoir employé les idées particulieres des différents Auteurs dont nous venons de parler, sans avoir emprunté auparavant d’eux des idées plus générales, c’est-à-dire, celles qui amenoient les scenes & les situations qu’il a transportées sur son théâtre. C’est dans cette imitation primitive qu’un poëte a besoin de plus de goût & de plus d’art, puisque c’est à elle qu’on doit tous les défauts & toutes les beautés des imitations particulieres qu’elle fait naître. C’est dans sa source qu’une fontaine doit être épurée, sans quoi le plus petit de ses canaux s’en ressent. Rendons cette vérité encore plus sensible par des exemples.

L’Avare de Moliere.

Valere, aimé d’Elise, s’introduit chez Harpagon, pere de sa maîtresse, à titre d’intendant : il prêche sans cesse l’économie, pour flatter l’humeur avare d’Harpagon, qui lui accorde toute son amitié ; mais, en revanche, Maître Jacques, cocher & cuisinier de la même maison, a pour lui la plus grande haine.

Arlequin & Célio, valets dans la même maison.

Célio est amoureux de Léonora. Il imagine, pour lui parler commodément, de se présenter à titre de commis chez Magnifico, pere de la belle, riche négociant de Venise. La science du commerce qu’il feint de posséder, lui attire toute la confiance du vieillard, & toute la haine d’Arlequin, qui, étant valet dans la même maison, devient jaloux de son crédit, & n’oublie aucune occasion pour le détruire.

 

Il ne faut pas être fort clair-voyant, pour voir que Moliere a pris de l’Italien les amours de Valere & de Mariane, le déguisement du premier, la confiance de l’Avare pour son Intendant, la jalousie de Maître Jacques ; mais tout le monde apperçoit-il l’utilité des heureux changements que Moliere a faits en transportant cette portion de fable sur son théâtre ? Quoique légers en apparence, les plus grandes beautés en naissent naturellement. Célio n’est que l’amant d’Eléonora : Valere est secrètement l’époux d’Elise. Par cette différence seule, la décence est conservée, les leçons que l’Intendant va continuer à Elise, par l’ordre de son pere, deviennent plus piquantes ; par cette seule différence encore, la scene où l’Intendant, accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, en déclare un réel, est bien meilleure, & amene bien plus de trouble & d’embarras. Célio n’a qu’à confesser une inclination qui n’est pas un grand mal entre un commis & la fille de son bourgeois ; mais Valere, marié secrètement à Elise, ne peut que frémir en avouant à un pere offensé un attentat réel contre l’autorité paternelle.

Dans la Piece Italienne, Célio est commis ; dans la Piece Françoise, Valere est intendant : par ce changement seul, la haine de Maître Jacques est bien mieux fondée que celle d’Arlequin. Un commis n’a rien à démêler avec le valet de la maison, au lieu qu’un intendant, qui lésine sur la chandelle, le bois, l’avoine, le foin, & sur toutes les provisions, tant pour les hommes que pour les chevaux, doit nécessairement impatienter un domestique qui, grace à l’adresse de l’Auteur, a le double emploi de cuisinier & de cocher. Par-là, la vengeance de Maître Jacques est mieux motivée que celle d’Arlequin ; par-là Harpagon, apprenant l’intimité de sa fille avec un intendant, doit être dans une situation bien plus cruelle que Magnifico, parcequ’un négociant devient tous les jours le beau-pere d’un commis entendu, & qu’il n’est pas d’usage qu’on choisisse un gendre parmi ses domestiques.

L’Avare de Moliere.

Harpagon est épris des charmes de Mariane, jeune personne arrivée depuis peu à Paris. Cléante, fils d’Harpagon, n’a pu la voir sans ressentir pour elle la plus vive passion. Elle est reconnue à la fin de la piece pour la fille d’Anselme, qui la donne à Cléante.

Le Case svaligiate, ou Arlequin dévaliseur de maisons.

Magnifico est amoureux d’une jeune étrangere. Son fils Célio l’aime aussi ; il obtient la préférence : la belle se trouve ensuite fille du Docteur. On la marie à Célio.

 

Voilà encore un fond italien qui a fourni plusieurs scenes à Moliere, mais toutes sont embellies par les changements qu’il y a faits. Il suffit, pour en faire convenir le Lecteur, de lui dire que dans la Piece Italienne Angelica suit sans cesse les conseils d’Arlequin & de Scapin, qui sont deux insignes coquins, & qu’elle feint d’être une courtisanne. C’est sous ce titre qu’elle est aimée de Magnifico. Quand le Docteur la reconnoît pour sa fille, il faut qu’Arlequin rassure ce pere sur la conduite de sa fille, & que le pere croie de bonne foi un répondant si suspect. On voit combien d’indécences, de folies & d’invraisemblances, Moliere évite en faisant de Mariane une personne modeste, qui voyage sous la conduite de sa mere.

L’Avare de Moliere.

Anselme veut épouser Elise, fille d’Harpagon : trop content d’obtenir sa main, il ne demande point de dot. Mais Valere, qu’il reconnoît pour son fils, est marié secrètement à cette même Elise : il obtient pour lui le consentement de l’Avare.

L’Aulularia de Plaute.

Mégadore est amoureux de Phædrie, fille d’Euclion, & la demande en mariage : il offre de la prendre sans dot. Mais son neveu Liconide a violenté Phædrie ; elle est enceinte : son oncle la lui cede & obtient pour lui l’agrément de l’Avare.

 

On voit clairement les beautés que Moliere a puisées dans la source latine : il en embellit une partie ; mais il en est d’autres qu’il a négligées. C’est très bien à lui, sans contredit, de ne pas faire violer Elise par Valere : mais pourquoi n’a-t-il pas mis en action la demande qu’Anselme fait d’Elise, lorsqu’il veut l’épouser sans dot ? L’Avare original est si sublime dans cette scene ! Mes Lecteurs ne peuvent en juger sans l’avoir sous les yeux.

L’Aulularia.

Acte ii. Scene ii. Il est bon de savoir, pour l’intelligence de la scene, que Mégadore, étant riche, a résolu de faire la fortune d’une fille sans bien, mais honnête. Il jette les yeux sur Phædrie, fille d’Euclion, qu’il croit misérable.

EUCLION, MÉGADORE.

Mégadore.

Je souhaite à Euclion un bonheur solide & constant. Que la bonne fortune vous accompagne par-tout, & qu’elle ne vous abandonne jamais !

Euclion.

Veuillent les Dieux vous être toujours propices, Mégadore !

Mégadore.

Comment va la santé ? Vivez-vous heureux & content ?

Euclion, à part.

Lorsqu’un riche prévient un pauvre, lorsqu’il lui marque de la douceur & de l’honnêteté, croyez-moi, cela ne se fait pas sans raison. Assurément, cet homme-là aura découvert que j’ai de l’or, & voilà le motif de sa civilité.

Mégadore.

Dites-vous que vous vous portez bien ?

Euclion.

Non pas certes par la bourse : je ferois un gros mensonge si je disois que je suis sain de ce côté-là.

Mégadore.

Si vous avez l’esprit tranquille & la conscience nette vous êtes assez riche pour passer agréablement vos jours.

Euclion, à part.

Ah ! il n’en faut point douter : la vieille sorciere l’aura instruit du trésor : la chose est parlante. Ah ! puante charogne ! laisse-moi entrer seulement : si je ne te coupe la langue, si je ne t’arrache les yeux.... tu verras.

Mégadore.

Pourquoi parlez-vous ainsi seul ?

Euclion.

Je déplore ma misere. J’ai une grande fille à marier, & je n’ai point de dot à lui donner : personne ne la demandera ; & moi, je ne sais à qui l’offrir.

Mégadore.

Ne parlez point de cela, Euclion ; ayez bon courage : on vous donnera de quoi marier votre fille : moi-même, je m’offre à vous assister. Dites, quels sont vos besoins ? Vous n’avez qu’à commander.

Euclion, à part.

Bon ! bon ! fiez-vous-y ! voilà de mes gens. Cet homme-ci demande en promettant : il a la bouche avide & béante pour dévorer mon or. Il présente à manger d’une main, & de l’autre il porte la pierre. Je ne me fie point au riche qui est si doucereux, si libéral en paroles envers les pauvres. Quand un favori de la fortune met, comme par caresse, sa main dans la vôtre, comptez que c’est pour vous nuire. Je connois ces polypes, qui retiennent pour eux tout ce qu’ils ont touché.

Mégadore.

Hé ! je vous prie, Euclion, faites-moi le plaisir de m’écouter un peu tranquillement : j’ai à vous entretenir d’une affaire qui concerne également vos intérêts & les miens.

Euclion, à part.

O funeste coup de foudre ! je suis écrasé ! je suis mort ! je suis réduit en poussiere ! Il n’est rien de plus vrai, on a forcé l’endroit de mon trésor, & on me l’a enlevé. C’est de cela, j’en suis très sûr, c’est de cela que ce méchant voisin veut me parler : il va me proposer un partage & un accommodement. Mais je crois que quelque Diable m’arrête : je devrois déja être à ma cheminée.

Mégadore.

Où courez-vous donc si vîte ?

Euclion.

Je suis à vous dans un instant. C’est que je me souviens de quelque chose qui demande nécessairement ma présence au logis.

Mégadore.

Par Pollux ! quand je lui demanderai sa fille en mariage, il s’imaginera sans doute que je me moque de lui. D’ailleurs, la pauvreté le rend le plus avare de tous les hommes.

Euclion, à part.

Les Dieux veulent que je vive encore. Tout va bien ; & tant que je posséderai mes cheres especes, je ne saurois périr. Si jamais homme a été saisi, transi de crainte, c’est moi, je vous le proteste, moi, avant de rentrer dans la maison. Je me tâtois pour voir si je vivois encore. (A Mégadore.) Me voici, Mégadore, tout prêt à vous donner audience. Qu’avez-vous, s’il vous plaît, à me communiquer ?

Mégadore.

Je vous suis obligé d’être revenu, & je vous en remercie. Mais, en même temps, je vous demande une grace, c’est de vouloir bien répondre positivement à ce que je vous demanderai.

Euclion.

J’y consens, mais à condition que vous ne me demanderez rien que ce que je voudrai bien vous dire.

Mégadore.

Dites-moi, mon voisin, quel sentiment avez-vous de ma famille ?

Euclion.

Elle est honnête.

Mégadore.

Quelle idée avez-vous de notre bonne foi & de notre probité ?

Euclion.

On n’a rien à vous reprocher là-dessus.

Mégadore.

Que pensez-vous de nos actions ?

Euclion.

Innocentes & louables.

Mégadore.

Savez-vous mon âge ?

Euclion.

Je sais que vous avez déja un nombre d’années & beaucoup de bien.

Mégadore.

De mon côté, je vous déclare sincérement, & sans flatterie, que je vous ai toujours regardé comme un bon & fidele citoyen, & qu’encore aujourd’hui je fais le même jugement de vous.

Euclion.

Fi ! cet encens-là sent mauvais : l’affamé flaire mon or. Hé bien, Monsieur, de quoi s’agit-il ?

Mégadore.

Puisque nous nous connoissons si bien, (& plaise au Ciel que la chose se tourne à notre avantage commun !) je franchis le pas ; & je vous prie de m’accorder mademoiselle votre fille en mariage. Promettez-moi que cela sera.

Euclion.

Ai-je bien entendu ? O Mégadore ! pour le coup je ne vous reconnois point. Est-ce là cet homme d’honneur ? Est-ce là ce voisin qui fait profession de droiture & de probité ? Ce que vous venez de me dire dément tout-à-fait votre vertu. Si je suis pauvre, du moins je suis sans reproche. Pourquoi donc vouloir me rendre ridicule auprès de vous & de votre famille ? Je ne sache point vous avoir ni rien fait ni rien dit qui ait pu m’attirer une moquerie si grossiere.

Mégadore.

J’en prends Pollux à témoin : je ne suis point venu ici pour vous tendre un panneau : il est faux que je me moque de vous ; & je serois un malhonnête homme si je le faisois.

Euclion.

Pourquoi donc me demandez-vous ma fille ?

Mégadore.

C’est afin que vous soyez mieux à cause de moi, & que je sois mieux aussi à cause de vous & des vôtres.

Euclion.

Voulez-vous bien, Monsieur, que je parle franchement ? Il me vient une pensée dans l’esprit. Vous êtes riche & puissant, vous avez une grosse fortune : moi, au contraire, je suis un petit homme pauvre, chétif, misérable, pied-poudreux, enfin un homme de néant, & le plus gueux de tous les humains. Cela supposé : si je marie ma fille avec vous, je m’imaginerai que vous êtes un bœuf, & que je suis un âne. Quand ma petitesse asinine sera accouplée à votre seigneurie cornue, & que je n’aurai point les reins assez forts pour porter le fardeau à pesanteur égale & proportionnément avec vous, adieu monsieur l’âne, le voilà étendu de son long dans un lit de boue. Vous, monsieur le bœuf, me voyant couché si mollement, vous commencerez à me lancer des œillades de mépris, & vous n’aurez pas plus de considération pour mon ânerie que pour un ânon encore à naître : vous deviendrez rude & méchant à mon égard ; & les gens de ma sorte viendront me rire au nez. Si nous nous séparons, je ne trouverai nulle part une étable pour me mettre à couvert : les ânes, mes confreres, me mordront ; les bœufs me donneront des coups de corne. Voilà le grand danger que je courrai, pour avoir voulu monter de l’ordre des ânes à celui des bœufs.

Mégadore.

Bœufs tant qu’il vous plaira : mais si votre bœuf est honnête animal, vous n’avez rien à craindre de son association : plus vous vous unirez avec les bons, quelque riches, quelque puissants qu’ils soient, ce sera toujours le mieux pour vous. Mais laissons les bœufs à la charrue : recevez ma proposition ; écoutez-moi favorablement, & ne me refusez point pour votre gendre.

Euclion.

Mais je vous annonce d’abord que je n’ai pas un sol à donner.

Mégadore.

Ne donnez rien. Une fille bien née, sage & de bonnes mœurs, apporte toujours assez de dot avec elle.

Euclion.

Et c’est ce qui m’oblige à vous donner un avis : n’allez pas au moins vous mettre en tête que j’aie trouvé des trésors.

Mégadore.

J’en suis très persuadé ; l’avertissement est inutile : donnez-moi seulement votre parole sur ce que je vous demande.

Euclion.

Soit : puisque l’affaire est sérieuse, je ne suis pas assez mauvais pere pour empêcher la fortune de ma fille : je vous la promets donc. Mais... mais.... Ecoutons. O Jupiter ! n’entends-je pas ma perte !

Mégadore.

Quel mal vous saisit tout d’un coup ? Qu’avez-vous donc, beau-pere futur ?

Euclion.

Quel bruit viens-je d’entendre ? C’est comme des instruments de fer. Cela ne vous semble-t-il pas de même ?

Mégadore.

J’ai ordonné à mes gens de travailler à mon jardin ; & c’est peut-être ce que vous... Mais, qu’est donc devenu mon homme ? Il a encore disparu ; & me voilà presque aussi avancé que j’étois. Il me traite cavaliérement parcequ’il voit que je cherche son amitié. Il agit suivant l’usage ordinaire. Quand un riche vient trouver un pauvre pour lui demander quelque grace, le pauvre se défie : il se met d’abord sur ses gardes, & il craint d’entrer en matiere. Sa défiance le fait agir contre ses intérêts ; & puis, l’occasion s’est-elle évanouie, mon homme alors, ayant réfléchi plus sérieusement, en vient au repentir : il voudroit bien renouer l’affaire, mais il n’est plus temps.

Euclion.

Tiens, exécrable Mégere ! par Hercule ! vois quel horrible serment ! si je ne fais pas arracher & déraciner ta maudite langue, je te commande, je t’ordonne expressément de me livrer à qui tu voudras pour me faire l’opération dévirilisante.

Mégadore.

En vérité, Euclion, je vois bien qu’à cause que je ne suis pas fort loin de la vieillesse, vous me croyez propre à être votre dupe : cependant il me semble que je mérite mieux que cela.

Euclion.

Mégadore, je vous jure, par Pollux, que je n’en ai pas la moindre pensée ; & même, quand j’y penserois, il ne me seroit pas possible d’exécuter un si mauvais dessein.

Mégadore.

Finissons donc. A la fin m’accordez-vous votre fille ?

Euclion.

A la condition que je vous ai dite ; c’est que vous la prendrez sans dot.

Mégadore.

A cela près, vous me la promettez donc ?

Euclion.

Oui, sur mon honneur, je vous la promets. Le bon Jupiter veuille bénir votre union !

Mégadore.

Ainsi soit-il ! Ainsi soit-il !

Euclion.

Je vous recommande instamment une chose : au nom des Dieux ! gardez-vous bien d’oublier notre convention ; savoir, que ma fille ne sera dotée de quoi que ce soit.

Mégadore.

Ne craignez rien : cela ne m’échappera pas de la mémoire.

Euclion.

Mais je vous connois bien, vous autres gens à qui l’opulence donne du crédit & du pouvoir ; vous trouvez toujours quelque moyen de nous embarrasser : notre accord, direz-vous, n’est pas tel que vous le prétendez ; notre marché ne doit pas se prendre dans un sens absolu, précis, & indépendant de tout incident : enfin, quand l’envie vous en prend, vous ne manquez jamais de chicane ni de détours.

Mégadore.

C’est ce qui n’arrivera point : comptez sur ce que je vous dis ; nous ne plaiderons jamais l’un contre l’autre. Mais qu’est-ce qui empêche que nous fassions la noce dès aujourd’hui ?

Euclion.

Rien ; & le plutôt sera le meilleur.

Mégadore.

Je m’en vais donc ; & je donnerai mes ordres pour les préparatifs. N’avez-vous plus rien à me recommander ?

Euclion.

Je vous recommande ce que vous allez faire.

Mégadore.

Tout ira bien. Adieu. Allons : hé ! hé ! Strobile, hâte-toi de me suivre promptement au marché.

Euclion.

Le voilà parti. Dieux immortels ! j’en prends votre toute-puissance à témoin, qui pourroit exprimer combien l’or a de force sur les cœurs ? Je ne doute point que cet homme-là n’ait su par quelque endroit, que j’ai un trésor chez moi : il en est avide ; & c’est ce qui lui fait presser le mariage avec tant d’obstination & tant de vîtesse.

Je ne sais si tout le monde sera de mon avis ; mais je crois qu’Harpagon s’indignant aux premieres propositions qu’un homme opulent lui auroit faites d’épouser sa fille, Harpagon faisant des réflexions sur l’avidité des gens riches qui n’épousent que pour le devenir davantage, Harpagon craignant qu’Anselme n’ait découvert son trésor, Harpagon songeant aux dangers qu’on court en s’alliant à plus puissant que soi, ne cédant enfin avec peine, qu’après s’être assuré de la probité d’Anselme, de la promesse qu’il lui fait de prendre Elise sans dot, après avoir calculé les ressources que son avarice pourra se ménager avec un gendre si généreux ; je crois, dis-je, fermement qu’Harpagon auroit dans ce moment déployé son caractere avec autant d’énergie que dans toutes les autres situations où il se trouve, & que l’Auteur auroit pu, dans cette scene, faire briller toute sa philosophie : de cette façon, le rôle d’Anselme, qui est mauvais, seroit devenu bon & nécessaire à la piece. L’Auteur de l’Embarras des richesses s’est emparé avec succès de ce que Moliere a négligé.

 

La réflexion que nous venons de faire nous amene naturellement à comparer le caractere de l’Avare de Plaute avec le caractere de l’Avare françois. Nous ne saurions mieux le faire qu’en rapprochant premiérement ce qu’on a dit de l’un & de l’autre, pour prouver leur avarice ; secondement, ce qu’ils ont dit eux-mêmes, & ce qu’ils ont fait dans les diverses situations où les Auteurs les ont mis. Comme, dans les pieces bien faites, les principaux personnages se peignent plus souvent par leurs actions que par leurs paroles ; ou, comme leurs paroles tiennent si bien à la scene, qu’elles sont pour ainsi dire en action, nous ne séparerons pas du même cadre ce que chacun des Avares a fait d’avec ce qu’il a dit.

Caracteres de l’Avare de Plaute & de l’Avare de Moliere, comparés par ce qu’on dit d’eux.

MOLIERE, Acte I. Scene I.

Valere, pour excuser l’amour qu’Elise a pour lui.

Quant aux scrupules que vous avez, votre pere lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde ; & l’excès de son avarice, & la maniere austere dont il vit avec ses enfants, pourroient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Elise, si j’en parle ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n’en peut pas dire du bien.

Acte II. Scene V.

La Fleche, pour prouver à Frosine qu’elle ne pourra pas tirer de l’argent d’Harpagon.

Oh ! ma foi, tu seras bien fine si tu tires de lui quelque chose, & je te donne avis que l’argent céans est fort cher. Je suis votre valet, & tu ne connois pas encore le Seigneur Harpagon. Le Seigneur Harpagon est, de tous les humains, l’humain le moins humain ; le mortel, de tous les mortels, le plus dur & le plus serré. Il n’est point de service qui pousse sa reconnoissance jusqu’à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles, & de l’amitié, tant qu’il vous plaira ; mais de l’argent, point d’affaires. Il n’est rien de plus sec & de plus aride que ses bonnes graces & ses caresses ; & donner est un mot pour qui il a tant d’aversion, qu’il ne dit jamais je vous donne, mais je vous prête, le bon jour. . . . Je te défie d’attendrir, du côté de l’argent, l’homme dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d’une turquerie à désespérer tout le monde ; & l’on pourroit crever, qu’il n’en branleroit pas. En un mot, il aime l’argent plus que réputation, qu’honneur & que vertu, & la vue d’un demandeur lui donne des convulsions ; c’est le frapper par son endroit mortel, c’est lui percer le cœur, c’est lui arracher les entrailles ; & si.... Mais il revient, je me retire....

Maître Jacques, à Harpagon lui-même qui veut savoir ce qu’on dit de lui.

Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque par-tout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet, & que l’on n’est point plus ravi que de vous tenir au cul & aux chausses & de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps & les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous voulez obliger votre monde ; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d’avec vous, pour trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour avoir mangé un reste de gigot de mouton ; celui-ci, que l’on vous surprit une nuit en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux ; & que votre cocher, qui étoit celui d’avant moi, vous donna, dans l’obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin voulez-vous que je vous dise ? On ne sauroit aller nulle part, où l’on ne vous entende accommoder de toutes pieces ; vous êtes la fable & la risée de tout le monde ; & jamais on ne parle de vous, que sous les noms d’Avare, de Ladre, de Vilain & de Fesse-Mathieu.

PLAUTE, Acte II. Scene VI.

Strobile, pour prouver à Congrion que l’Avare ne se déterminera pas à faire de la dépense pour la noce de sa fille.

Ce vieillard est si avare, si dur à la desserre, qu’on tireroit plutôt de l’huile d’une pierre ponce, que d’avoir un denier de son argent. . . . . . . On l’entend même continuellement appeller à son secours les Dieux & les hommes ; crier qu’on l’abîme, qu’on le perd, qu’on renverse sa maison de fond en comble : & cela, pourquoi ? parcequ’il voit au-dehors un peu de fumée qui s’éleve de son tison. Va-t-il se coucher ? il prend fort bien la peine de lier la gueule du soufflet . . . . pour empêcher que pendant son sommeil, le soufflet ne perde un peu de son vent. . . . . . . . Il est juste que tu me croies sur cette matiere-là, comme tu veux que je croie tout ce que tu me dis. . . . Mais veux-tu savoir à quel autre excès il pousse l’extravagance de l’avarice ? Quand il se lave, il pleure l’eau qu’il est obligé de répandre : je veux qu’Hercule me punisse si je ne dis la vérité. . . . . . Ma foi, si tu lui demandois la famine pour t’en servir à quelque chose, il ne te la donneroit jamais. Autre trait fort plaisant ! il y a quelque temps que le barbier lui coupa les ongles ; que fait notre homme ? il ramasse soigneusement toutes les rognures ; & pour ne rien laisser perdre, il les emporte comme quelque chose de précieux... Un jour un oiseau de proie lui enleva son manger : l’Avare court au préteur, il gémit, il pleure, il hurle ; il se plaint amèrement du larcin que le brigand ailé lui a fait ; enfin, il présente au magistrat une requête pour faire citer sa partie à comparoître, sous peine de condamnation par défaut, & pour obtenir permission de lui susciter un procès criminel. Il a sur son compte cent autres exemples de cette nature-là ; &, si nous avions le temps, je me ferois un plaisir de te les rapporter.

Maître Jacques & Strobile sont deux très bons peintres. Le dernier est trop outré quelquefois, & son émule a très bien fait de lui abandonner la rognure des ongles que l’Avare ramasse, & la gueule du soufflet qu’il bouche la nuit. Maître Jacques n’auroit-il pas bien fait encore de laisser Strobile s’égayer avec l’oiseau de proie qu’on voudroit traîner devant le magistrat, & de ne pas faire assigner le chat à son exemple ?

Les deux caracteres comparés par ce qu’ont dit & fait les deux Héros.

Harpagon cache son trésor dans son jardin, non dans un coffre-fort, parcequ’un coffre est une amorce pour les voleurs.

 

Euclion cache son pot plein d’or dans son foyer, ensuite dans le Temple de la Fidélité, après cela dans un bois consacré au Dieu Silvain.

 

Les inquiétudes d’Euclion, qui l’obligent à changer continuellement son trésor, peignent bien un avare. Harpagon laisse toujours le sien au même endroit ; mais il nous dit qu’on n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidelle ; il nous donne la raison pour laquelle il ne l’a pas dans son coffre-fort. Tout cela marque qu’il est sérieusement occupé de sa cassette, qu’il a mûrement réfléchi avant que de la loger, & ses réflexions peignent l’avarice aussi bien que les irrésolutions d’Euclion.

Harpagon veut que le valet de son fils attende son maître dans la rue, parceque ses yeux furetent par-tout ; mais, avant que de le chasser, il le fouille, il examine ses deux mains, & demande à voir les autres.

 

Euclion met à la porte sa servante, parceque ses yeux sont dans un mouvement continuel. Il fouille ensuite le valet d’un étranger, il l’oblige à montrer ses deux mains, & ensuite les autres.

 

Harpagon fait voir qu’il est plus raisonnable qu’Euclion, puisqu’il fouille seulement les personnes qu’il a droit de fouiller, & qu’il ne chasse de chez lui que les domestiques qui n’y sont pas absolument nécessaires ; mais Euclion mettant à la porte sa propre servante, Euclion fouillant de force un esclave sur lequel il n’a aucune autorité, fait bien mieux éclater son avarice qu’Harpagon : l’avarice ne mesure pas toutes ses actions.

 

Harpagon, forcé de donner une collation, prie son intendant de renvoyer les restes au marchand. Il est contraint de donner à souper, il recommande qu’on ne serve que des mets bien gras & qui rassasient d’abord.

Il ordonne à ses valets de ne point provoquer les gens à boire, & de ne leur en porter que lorsqu’ils en auront demandé plusieurs fois.

 

Euclion voudroit bien acheter quelque chose pour le repas de noce de sa fille : il a été au marché, il a trouvé la viande trop chere ; le poisson n’est pas à meilleur marché. Il laisse à son gendre le soin d’acheter tout ce qu’il faut pour le festin, encore est-il fâché qu’il ait fait apporter beaucoup de vin : il soupçonne qu’on a dessein de l’enivrer pour lui voler ensuite son trésor, & projette de boire de l’eau toute pure.

 

Harpagon, dans les détails & les apprêts de ses deux repas, est plus comique qu’Euclion ; mais celui-ci n’achetant ni viande ni poisson, parceque l’un & l’autre sont trop chers, me paroît plus avare. Je le trouve sublime, sur-tout lorsqu’il craint qu’on veuille l’enivrer pour le voler ensuite, & qu’il se condamne à l’eau.

 

Harpagon veut se pendre si on ne lui rend pas l’argent qu’on lui a volé.

 

Euclion, dans un moment où il a eu peur d’être volé, s’écrie : « Si cela me fût arrivé, il ne me restoit que la corde, encore eût-il fallu l’acheter ».

 

Ce trait d’un homme qui, obligé de se pendre, regrette la corde qu’il faudroit acheter, ce trait, dis-je, me paroît de la plus grande vigueur. Il faut que Moliere l’ait oublié. Il n’est pas possible qu’il ne l’ait pas senti, non plus que celui-ci :

 

Le Maître du quartier a fait avertir qu’il distribueroit de l’argent : Euclion desireroit ne pas abandonner un ou deux écus qui lui reviennent ; outre que ce seroit autant de perdu, il donneroit à soupçonner qu’il a de l’or chez lui : d’un autre côté, il craint beaucoup de quitter son cher foyer, parcequ’il y a caché son trésor. Quel parti prendre ? Il voudroit pour une obole, oui pour une obole, être déja de retour.

 

La situation d’un avare qui craint de perdre deux écus, ou de quitter un moment son trésor, n’est-elle pas excellente à saisir ? Ne trouve-t-on pas encore sublimes les exclamations de cet avare, qui, pour bien peindre le desir qu’il a de se revoir auprès de son pot d’or, dit qu’il donneroit une obole, oui une obole, répete-t-il, comme s’il parloit d’une somme bien forte ? Je suis encore fâché que notre Poëte n’ait pas enrichi notre théâtre de ce trait ; mais nous devons le lui pardonner, en faveur de ceux qu’il n’a pas empruntés de Plaute. Je vais les réunir dans un petit espace, pour qu’on puisse les appercevoir tout d’un coup, & voir que le portrait françois offre un plus grand nombre de coups de pinceau fortement prononcés.

Euclion ne redoute pas, comme Harpagon, ses propres enfants ; il ne laisse pas manquer sa fille même des choses les plus nécessaires, & ne l’oblige point par-là à chercher quelque consolation dans les bras d’un homme à qui elle s’unit secrètement ; il n’engage pas aussi son fils, par le même esprit d’avarice, à puiser des secours ruineux dans la bourse des usuriers ; il n’exhorte pas ce fils à placer à honnête intérêt, c’est-à-dire au denier douze, l’argent qu’il gagne au jeu. Euclion ne fait pas lui-même l’indigne métier d’usurier, comme Harpagon, qui, loin de rougir quand il est découvert par son fils, a le courage de lui reprocher la honte qu’il y a à se ruiner par des emprunts usuraires, & ne voit pas celle dont il se couvre lui-même en ruinant les jeunes gens de famille qui s’adressent à lui.

Enfin Harpagon se montre plus avare qu’Euclion, en exhortant ses domestiques à ne pas frotter les meubles trop fort, crainte de les user ; en conservant assez de sang-froid lorsque son fils se trouve mal, pour songer au remede qui coûtera le moins, & lui conseiller en conséquence d’aller boire un verre d’eau ; en voulant se mettre en dépense pour faire écrire en lettres d’or sur la cheminée de la salle à manger, une sentence qui l’a charmé, Il faut manger pour vivre, & non pas vivre pour manger 41, parcequ’il croit par-là contenir l’avidité de ses convives ; en souhaitant que Valere eût laissé noyer Elise, pourvu qu’il ne l’eût pas volé.

C’est sur-tout au dénouement que l’avare Harpagon triomphe de l’avare Euclion ; c’est là qu’il l’attend pour le terrasser. Euclion se corrige, & donne pour dot à sa fille ce pot plein d’or qui lui a causé tant de soucis. Harpagon, plus ferme, plus décidé, conserve toujours son caractere, cede sa fille, renonce même à l’amour qu’il a pour Mariane, à condition qu’on lui rendra sa cassette ; &, quand tout le monde cherche à peindre sa joie, il exprime la sienne, en s’écriant : Allons revoir ma chere cassette.

Les Italiens ont une comédie très ancienne, que Moliere n’a vraisemblablement pas connue, puisqu’il n’en a pas tiré une scene qui, selon moi, est de toute beauté, & qui auroit surement ajouté un nouveau mérite à sa piece. Le Lecteur pourra bientôt en juger. La Piece Italienne est intitulée : Pantalon avare.

 

Pantalon tient un trésor caché sous son lit, qui, en conséquence, n’a pas été fait depuis dix ans, puisqu’il ne permet l’entrée de sa chambre à qui que ce soit. Il s’enferme seul ; il prend son cher trésor, le met sur la table, s’assied à côté de lui, l’admire, le regarde avec complaisance, l’embrasse à plusieurs reprises, lui donne les noms les plus tendres, & lui prodigue les épithetes les plus flatteuses. Oui, mon cher ami, lui dit-il, tu feras toujours mes délices, nous ne nous séparerons point, nous vivrons ensemble dix ans, vingt ans, trente ans, & puis.... & puis je mourrai, & il faudra nous quitter. Quoi ! nous nous séparerons ! Tu ne seras pas enterré avec moi ! O dieux ! est-il possible ! j’aurai sacrifié mon repos, mon plaisir, ma réputation même, pour te mettre dans l’état où tu es ; j’aurai veillé nuit & jour pour te conserver, & tu me quitteras ! Ah ! quelle ingratitude ! Cette idée me désespere, me poignarde. Loin de t’aimer maintenant, tu me fais horreur. Pour toi je me suis fait détester toute ma vie de mes voisins, de mes parents, de ma femme, de mes enfants, &, pour ma récompense, j’aurai la douleur mortelle de me séparer de toi ! Je t’abhorre !... Pantalon s’approche alors de son trésor pour le disperser avec mépris, s’en débarrasser : mais il le voit ; sa passion renaît ; il le regarde avec tendresse, se précipite sur lui, le met dans son sein, & tout en gémissant de l’instant fatal qui doit les séparer, il dit qu’il aura du moins le bonheur de le posséder sans partage tant qu’il vivra.

 

Cette scene, dont je ne donne qu’une simple esquisse, est plus ou moins vive, selon le talent de l’acteur qui la joue ; mais le fond est excellent. Je suis si persuadé de sa bonté, je crois tellement qu’elle auroit paré la piece de Moliere, que je ne changerai pas d’avis, à moins que tous mes Lecteurs, sans en excepter un seul, ne soient d’un avis contraire : alors il faudra bien se rendre. Quant au plan général de la Piece Françoise, il est si supérieur à ceux des comédies où Moliere a puisé ses matériaux, qu’il ne souffre point de comparaison. Nous avons parlé de ce chef-d’œuvre assez long-temps, & peut-être trop, au sentiment de quelques personnes ; mais tant pis pour elles.