(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX. » pp. 397-410
/ 259
(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX. » pp. 397-410

CHAPITRE XIX.

George Dandin, ou le Mari confondu, comédie en prose, en trois actes, comparée, pour le fond & les détails, avec deux Nouvelles de Bocace, & un Conte de d’Ouville.

Cette piece parut à Versailles le 15 Juillet 1668, & à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 9 Novembre suivant. Tout le monde sait que George Dandin, riche paysan, a eu la folie de s’allier à la Noblesse, en épousant Angélique, fille de M. de Sotenville, Gentilhomme campagnard. Madame Dandin méprise, comme de raison, son mari, & lui joue quantité de tours très sanglants. Le plus comique est celui-ci. Elle quitte le lit de son époux, pour joindre Clitandre son amant : Dandin s’en apperçoit, croit avoir trouvé un sûr moyen de confondre sa femme aux yeux de M. & de Mad. de Sotenville, refuse constamment de la laisser rentrer : alors elle feint d’être réduite au désespoir, & de se donner la mort, voulant se ménager le plaisir de faire pendre son époux. Dandin, alarmé, sort pour voir si sa femme auroit eu réellement la malice de se tuer : il ne trouve personne, veut rentrer ; mais Angélique & Claudine, sa suivante, se sont glissées adroitement dans la maison, se mettent à la fenêtre, accablent le malheureux Dandin d’injures, le font passer pour un ivrogne, un coureur de nuit, un libertin, dans l’esprit de M. & de Mad. de Sotenville qui paroissent à l’instant même, & qui achevent de désespérer le pauvre époux en lui vantant le bonheur qu’il a de tenir à une famille dans laquelle la vertu est aussi héréditaire aux femelles que la valeur aux mâles.

Voilà, en peu de mots, ce qu’il est nécessaire d’avoir présent à la mémoire, pour comparer la piece de Moliere avec les deux Nouvelles de Bocace dont elle est tirée. Voyons premiérement celle qui fournit à la belle Angélique le moyen de confondre son époux.

Nouvelle LXIV, Tome 2.

Il y avoit autrefois à Atezzo un homme riche, nommé Tofan, qui avoit épousé une belle jeune fille, nommée Gitte. Il ne fut pas plutôt marié, qu’il devint le plus jaloux de tous les hommes. La belle s’en apperçut, & en eut beaucoup de déplaisir. Elle lui demanda souvent quel étoit le sujet de sa jalousie : mais elle n’eut pour réponse que les mauvaises raisons qu’on a coutume d’alléguer en pareil cas. Sa jalousie alla enfin si loin, qu’elle resolut de le faire mourir d’un mal qu’il craignoit à l’avance sans fondement. Elle crut s’appercevoir qu’un honnête homme de son voisinage sentoit pour elle quelque chose de tendre : elle trouva moyen de lui faire savoir qu’elle lui rendoit bonne justice. Elle mit en peu de temps les choses en tel état, qu’elle n’attendoit qu’un moment favorable pour l’exécution de son dessein. Entre les autres défauts de son mari, elle remarqua qu’il aimoit fort à boire. Non seulement elle l’applaudissoit en cela, mais même elle étoit la premiere à le solliciter à la débauche. Il s’y accoutuma si bien, qu’elle le faisoit enivrer quand elle vouloit ; & quand il étoit ivre, elle le mettoit au lit. Elle profitoit de ce temps-là pour se trouver avec son galant ; ce qu’elle faisoit avec tant de confiance, qu’elle l’introduisoit non seulement chez elle, mais l’alloit même trouver chez lui, où elle passoit la plus grande partie de la nuit. Le mari s’étant apperçu que, quand elle le faisoit boire, elle ne buvoit jamais, entra dans quelques soupçons, & se douta de la vérité. Pour se convaincre de ce qui en étoit, il fut une grande partie du jour en ville sans boire, & se rendit le soir chancelant & tombant comme s’il eût été l’homme le plus ivre qui fût jamais. Sa femme, le voyant dans cet état, crut qu’il n’étoit pas nécessaire de le faire boire davantage, & le fit mettre au lit incontinent. Il ne fut pas plutôt couché & endormi, selon les apparences, qu’elle alla chez son amant, où elle fut jusqu’à minuit. Tofan se leva peu de temps après, ferma bien sa porte par dedans, & demeura à la fenêtre, pour voir revenir sa femme, & lui faire connoître qu’il n’étoit pas si dupe qu’elle croyoit. Il eut le temps de s’y enrhumer : mais enfin elle revint, & trouvant la porte fermée, elle fut dans un chagrin mortel. Elle fit tout ce qu’elle put pour l’ouvrir de force ; mais elle ne put jamais en venir à bout. Son mari la laissa essouffler pendant quelque temps, & lui dit enfin : C’est temps perdu ; tu ne saurois entrer : retourne d’où tu viens : tu ne mettras jamais le pied dans ma maison, que je ne t’aie fait la honte que tu mérites, en présence de tes parents & de mes voisins. La belle eut beau le conjurer de lui ouvrir, & lui protester qu’elle ne venoit pas d’où il croyoit, mais de chez une voisine où elle avoit été veiller, parceque les nuits étant longues, & n’ayant point de compagnie, elle étoit obligée d’en aller chercher chez ses voisines ; ses prieres ne servirent à rien, son original de mari étant résolu de faire éclater leur commune infamie. Les prieres ne pouvant l’émouvoir, elle en vint aux menaces, & lui dit que, s’il ne lui ouvroit, elle le perdroit. Et que peux-tu me faire, répondit le mari ? Plutôt que de souffrir, repliqua-t-elle, la honte dont tu veux me couvrir sans sujet, je me précipiterai dans ce puits. Comme tu passes avec justice pour un ivrogne de profession, tout le monde croira que tu m’y auras jettée, & alors on te fera mourir comme un meurtrier, à moins que tu ne te sauves par la fuite. Cette menace ne produisant pas plus que les prieres : Dieu te le pardonne, dit la belle, il faut donc voir si tu te trouveras bien de m’avoir mise au désespoir. La nuit étoit des plus obscures, & la belle s’étant avancée du côté du puits, prit une grosse pierre qu’elle jetta dedans, après avoir crié tout haut : Mon Dieu ! veuillez me pardonner. Tofan entendant le bruit que la pierre avoit fait en tombant, ne douta point que sa femme ne se fût jettée dans le puits. La peur le prend ; il sort sans fermer sa porte, & va voir s’il ne l’entendroit pas débattre. La belle qui s’étoit cachée près de la porte, entre d’abord qu’il fut sorti, ferme bien la porte sur elle, se met à la fenêtre où étoit son mari, & lui dit : Il y faut mettre de l’eau quand on le boit, & non pas quand on l’a bu. Tofan entendant sa femme, vit bien qu’il étoit pris pour dupe, retourne à la porte qu’il trouve fermée, & commence à son tour à prier qu’on lui ouvre. La belle ne parlant plus en suppliante : Ivrogne fâcheux que tu es, lui dit-elle, tu n’entreras point. Je suis lasse de tes débauches. Je veux que tout le monde sache ta belle vie, & à quelle heure tu reviens au logis. Tofan, au désespoir de se voir la dupe & la victime de la malice de sa femme, commence à crier & lui dire des injures. Les voisins, entendant ce tintamarre, sortent aux fenêtres, & demandent la raison d’un si grand bruit. C’est ce malheureux, répondit la belle en pleurant, qui revient ivre toutes les nuits. Il y a long-temps que je souffre ses débauches, & j’ai voulu le laisser dehors une fois, pour lui faire honte, & pour l’obliger par-là à mieux vivre à l’avenir. Tofan de son côté contoit comment la chose s’étoit passée, & la menaçoit beaucoup. Voyez un peu quelle effronterie, disoit-elle aux voisins ! Tout le monde voit qu’il est dehors, & il a encore l’impudence de nier ce que je dis. Vous pouvez par-là juger de sa sagesse & de sa bonne foi. Il a fait ce dont il m’accuse, & a jetté une grosse pierre dans le puits, croyant m’épouvanter. Plût à Dieu s’y fût-il jetté tout de bon, & que le vin qu’il a trop bu se fût bien trempé ! Les voisins, voyant toutes les apparences contre Tofan, commencerent à le blâmer, & à lui dire des injures, pour avoir mal parlé de sa femme. Le bruit fut si grand, & alla si promptement de voisin en voisin, qu’il parvint enfin aux parents de la belle. Ils y accoururent, & s’étant informés des uns & des autres de la vérité du fait, ils se saisirent de Tofan, & le rosserent si bien, qu’ils penserent l’assommer : après cette belle expédition, ils firent ouvrir la porte, ramasserent toutes les nippes de la belle que l’un d’eux amena chez lui. Tofan fut quelques jours au lit, soit de chagrin ou des coups qu’il avoit reçus : & sentant, mais un peu tard, que son esprit jaloux lui avoit fait faire une sottise ; aimant d’ailleurs sa femme avec passion, trouvant, moyen en employant quelques amis, de la ravoir, il promit de n’être plus jaloux, & lui permit de faire tout ce qu’elle voudroit, à condition que ce seroit si secrètement & avec tant de précaution, qu’il n’en auroit aucune connoissance. Ainsi Tofan, comme un sot parfait, fit la paix après le dommage reçu.

Gitte feint de se jetter dans un puits ; Angélique fait semblant de se tuer d’un coup de couteau : voilà toute la différence qu’il y a dans le tour que jouent ces deux honnêtes femmes à leurs époux. La malice a la même cause, le même but, le même succès. J’ignore pourquoi Moliere a préféré le poignard à l’eau. Le puits cependant pouvant se trouver très naturellement devant la maison d’un paysan, m’a toujours paru aussi commode pour faire aller la machine comique, & sur-tout beaucoup plus propre à l’illusion. Je m’en suis convaincu en voyant jouer Pantalon avare, comédie italienne, dans laquelle on a mis en action le conte de Bocace.

Pantalon ne veut point ouvrir sa porte à sa femme & à sa fille, qui sont sorties pendant la nuit. Elles feignent de vouloir se donner la mort ; elles prennent deux grosses pierres & les jettent dans un puits. Les Comédiens, pour ajouter à l’illusion, ont soin de faire mettre un bassin d’eau dans la machine qui représente le puits : de cette façon le spectateur, entendant le bruit que la pierre fait en tombant dans l’eau, n’est pas surpris de la crédulité du mari. Elle est en effet bien mieux fondée que celle de Dandin, puisque, lorsque sa femme lui dit qu’elle se tue, rien n’annonce qu’elle dit vrai, & qu’il est obligé de l’en croire sur sa parole.

C’est assez raisonner sur une chose qu’il étoit bon, à la vérité, de faire remarquer, mais sur laquelle nous ferions mal de nous appesantir. Passons au second conte, & voyons les richesses que Moliere y a puisées.

Nouvelle LXVIII, Tome 2, page 133.

Henry Berlinguier, riche marchand de Florence, eut envie de s’anoblir par le mariage, comme c’est assez l’ordinaire parmi les gens de cette profession : il épousa une fille de qualité, nommée Simone, qui n’étoit nullement son fait. Comme les marchands font de fréquentes absences, la belle, qui se trouvoit souvent veuve, se rendit amoureuse d’un jeune Cavalier nommé Robert, qui lui avoit fait long-temps la cour. Elle en usa avec si peu de précaution, que le mari en ayant eu connoissance, ou par soi-même, ou par quelque rapport, & devenu le plus jaloux de tous les hommes, demeura chez lui, & donna tous ses soins à bien garder sa femme. Elle avoit un chagrin extrême d’une contrainte qui la mettoit dans l’impossibilité de voir son amant. Son esprit étant continuellement occupé, soit par son penchant naturel, soit par les réitérées sollicitations du cavalier, à chercher quelque expédient pour se voir, elle crut en avoir trouvé un. Elle avoit remarqué que son mari s’endormoit difficilement, mais qu’étant une fois endormi, il dormoit profondément : elle fit savoir à son amant de venir à sa porte vers minuit, avec promesse de l’aller trouver aussi-tôt que le mari seroit endormi : & comme sa chambre donnoit sur la rue, elle l’avertit que pour être informée de son arrivée elle mettroit un fil à la fenêtre dont un bout pendroit dans la rue à hauteur d’homme, & l’autre demeureroit dans sa chambre pour se l’attacher au pied d’abord qu’elle seroit couchée ; qu’il n’avoit qu’à tirer ce fil ; que si le jaloux étoit endormi elle laisseroit aller son bout, & iroit lui ouvrir ; mais que s’il ne l’étoit pas, elle le retiendroit, afin qu’il n’eût pas la peine d’attendre inutilement. Robert, content de l’expédient, fut plusieurs fois au rendez-vous, vit quelquefois sa belle, & quelquefois s’en retourna sans la voir. Il arriva enfin que Simone dormant, & le mari s’étant éveillé, & promenant ses pieds par le lit, rencontra le fil : & comme tout fait peur à des esprits prévenus, il ne douta point qu’il n’y eût du mystere ; mais il en fut entiérement persuadé, lorsqu’y ayant porté la main, il trouva qu’il étoit attaché aux gros doigt du pied de sa femme, & que sortant par la fenêtre, il descendoit dans la rue : il coupa doucement le fil, & se l’attacha au même endroit, pour voir ce qui en arriveroit. A peine l’avoit-il fait, que le cavalier arrive à la porte, & tire le fil un peu plus fort qu’à l’ordinaire, & le fait rompre ; ce que le cavalier expliquant favorablement, il attendit tranquillement sa belle. Le mari saute à son épée, & va à la porte, résolu de charger tout ce qu’il trouveroit. Il ouvrit si brusquement, que le cavalier, se défiant que c’étoit le jaloux, commence à prendre la fuite, & l’autre à le poursuivre. Robert, qui étoit armé, voyant qu’il étoit toujours poursuivi, met l’épée à la main, & tourne visage. Ils se chamaillerent long-temps sans se faire aucun mal. Les voisins ayant entendu le bruit, sortirent aux fenêtres, & dirent plusieurs injures aux combattants. Berlinguier ne voulant pas être reconnu, se retira aussi savant qu’il étoit venu. La belle s’étant éveillée pendant le combat, & trouvant son fil coupé, ne douta point que son intrigue ne fût découverte, & que son mari n’eût poursuivi Robert. Ne sachant comment se tirer d’un si mauvais pas, elle se leva en diligence, & crut avoir trouvé de quoi se disculper. Elle appelle sa servante, qui savoit sa vie, & qui lui rendoit charitablement tous les services qu’elle pouvoit, & fit tant, qu’elle l’obligea à se mettre au lit en sa place, & à souffrir patiemment, sans se faire connoître, les coups que son mari pourroit lui donner ; avec promesse de l’en récompenser si bien, qu’elle auroit lieu d’être contente. Cela étant fait, elle éteignit la chandelle que le mari, par jalousie, tenoit toute la nuit allumée, & alla se cacher, en attendant le dénouement de la comédie. Berlinguier n’eut pas plutôt le pied dans sa chambre, qu’il se mit à crier comme un enragé : Où es-tu, scélérate ? il ne te sert de rien d’avoir éteint la lumiere ; tu ne m’échapperas pas. En disant cela, il arrive au lit, où croyant trouver sa femme, il donne mille coups à la servante, lui meurtrit tout le visage, & enfin lui coupe les cheveux, avec des injures que l’honnêteté ne permet pas de rapporter. La pauvre créature pleuroit avec raison de tout son cœur : & quoiqu’elle dit de temps-en-temps, hélas ! j’en ai assez ; sa voix étoit si languissante, & le jaloux si transporté, qu’il ne reconnut jamais son erreur. Etant enfin las de la battre & de l’injurier : Infame, lui dit-il, en sortant, je ne veux plus de toi. Je vais appeller tes parents, & les instruire de ta bonne vie. Ils te traiteront comme ils voudront ; mais pour moi je ne veux jamais te voir. La belle, qui n’étoit pas éloignée, entendant sortir son mari, retourne à sa chambre, rallume la chandelle, & trouve sa servante dans le plus pitoyable état du monde. Elle la consola du mieux qu’elle put, la renvoya dans sa chambre, lui fit faire secrètement tout ce qui lui étoit nécessaire, & la récompensa si grassement, aux dépens de son mari, qu’elle auroit été prête à se faire rebattre ; ensuite elle fit son lit, s’habilla bien proprement, & se mit à coudre avec autant de tranquillité, que s’il ne lui fût rien arrivé. Cependant Berlinguier arrive toujours courant à la porte de ses beaux-freres & de sa belle-mere : il frappe, on lui ouvre, & à sa voix tout le monde se leve. On lui demande le sujet de son voyage à une heure si indue. Il leur conte l’aventure d’un bout à l’autre ; &, pour leur faire voir qu’il ne disoit rien que de vrai, il leur montre les cheveux qu’il croyoit avoir coupés à sa femme, leur déclare qu’il ne veut jamais la revoir, & les prie de s’en charger. Les freres, outrés de ce qu’ils venoient d’entendre, qu’ils ne croyoient que trop véritable, font allumer des flambeaux, & se mettent en devoir d’aller chez leur sœur, résolus de lui faire un méchant parti. La mere, toujours prête, selon l’ordinaire des Dames, à faire grace aux foiblesses de la nature humaine, les suit en pleurant, & priant tantôt l’un, tantôt l’autre, d’examiner les choses avant que de les croire si fortement. La colere, disoit-elle, grossit toujours les objets. D’ailleurs ne peut-il pas avoir maltraité sa femme, & vouloir se disculper aux dépens de son honneur ? Ma fille a été trop bien élevée pour être capable d’une action si lâche. La vertu est héréditaire dans notre maison, & il y a assurément ici du plus ou du moins. Aussi-tôt que la belle, qui s’étoit postée sur l’escalier, vit venir ses freres, elle se leva pour aller à eux. Qu’est ce-ci, Messieurs, leur dit-elle ? vous est-il arrivé quelque chose de fâcheux, qui vous oblige à me venir voir à cette heure ? Ses freres, la voyant tranquille & dans son état ordinaire, modérerent leur colere. Votre mari se plaint fort de vous, Madame, & le mieux pour vous est de nous dire au vrai ce qui en est. Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit la belle avec beaucoup de sang froid, & j’ai de la peine à croire que mon époux se plaigne de moi. Berlinguier, qui croyoit lui avoir mis le visage en capilotade, & qui n’en appercevoit aucune marque, la regardoit avec une surprise, qui le faisoit paroître hors de sens. Ses freres lui ayant conté ce que son mari leur avoit dit, sans oublier le filet, & les coups qu’il lui avoit donnés : Trouvez-vous du plaisir, Monsieur, dit la belle, en se tournant vers son mari, à forger des chimeres pour me déshonorer, en vous déshonorant vous-même ? ou avez-vous envie de passer pour méchant mari, ne l’étant point ? Depuis hier au soir à dix heures vous n’avez pas été, je ne dis pas avec moi, mais même au logis : dites-moi, de grace, quand est-ce que vous m’avez battue ? car pour moi je n’en ai aucune mémoire. Comment, perfide ! répondit Berlinguier, ne nous couchâmes-nous pas hier au soir ensemble ? ne revins-je pas après avoir couru votre galant ? ne vous donnai-je pas mille coups ? & ne vous coupai-je pas les cheveux ? Je réponds aux deux premiers articles, répliqua la belle, par un désaveu formel, faute de meilleure preuve : mais pour les deux autres, j’ai de quoi vous confondre. Vous n’avez jamais eu la hardiesse de mettre la main sur moi. On ne traite pas de cette maniere les femmes de ma qualité, & si vous aviez eu l’impudence de l’entreprendre de votre vie, je vous aurois dévisagé. Vous m’avez battue hier au soir ! montrez-moi, s’il vous plaît, les coups : on n’en guérit pas en si peu de temps. Si vous m’avez coupé les cheveux, je ne m’en suis pas apperçue ; il est aisé de savoir la vérité : &, en disant cela, elle se décoeffe, & fait voir de beaux & de longs cheveux. Faut-il faire tant de fracas pour rien, dirent alors les beaux-freres de Berlinguier ? Vous voilà confondu pour une partie, & il y a apparence que vous ne vous tirerez guere bien du reste. Berlinguier étoit si déconcerté de ce qu’il voyoit, que plus il vouloit parler, plus il se brouilloit. La belle voyant son désordre avec plaisir : Je vois bien, Messieurs, dit-elle à ses freres, qu’il veut m’obliger à vous faire le détail de sa vie. Je suis bien persuadée que ce qu’il vous a dit lui est arrivé. Cet honnête homme, qui devroit baiser la terre où je marche, & se faire honneur d’une alliance comme la nôtre, me traite de la maniere du monde la plus indigne. Il ne fait que courir de cabaret en cabaret ; & quand il est crevé de vin, il va de courtisanne en courtisanne, & me fait attendre toutes les nuits, dans l’état que vous m’avez trouvée, souvent jusqu’à minuit, & quelquefois jusqu’au matin. Vous verrez qu’étant ivre à son ordinaire, il est allé coucher avec une femme de mauvaise vie, & qu’après son réveil s’étant trouvé le fil au pied, il a fait les extravagances dont il vous a parlé, l’a battue, lui a coupé les cheveux, & a cru m’avoir fait tout cela. Voyez un peu sa mine : il n’est pas encore désenivré. Cependant ne vous formalisez point, je vous prie, de toutes les pauvretés qu’il vous a dites de moi. Comme je lui pardonne de bon cœur, pardonnez-lui aussi. Comment, ma fille, dit alors la mere, avec des yeux étincelants de colere, des infamies de cette nature doivent-elles se pardonner ? Un homme que nous avons tiré de la poussiere & de la bassesse de sa condition, un petit marchand de pommes cuites, traitera comme une misérable, une femme de votre qualité ! Ces petites gens venus du village, & faits comme des ramonneurs de cheminée, n’ont pas plutôt gagné trois sols, qu’ils veulent s’allier aux plus illustres maisons ; ils font ensuite faire des armes, & ne font que parler de leurs ancêtres, comme s’ils étoient d’une grande antiquité ! Si j’en avois été crue, on vous auroit mariée, ma fille, à un homme de votre qualité, & vous n’auriez jamais été femme de ce faquin, qui, par reconnoissance des bontés qu’on a eues pour lui, va crier à minuit que vous êtes une femme de mauvaise vie. Mais, Messieurs, vous l’avez voulu, & c’est vous aussi qui devez venger l’outrage qu’on fait à votre sang. Je ne sais ce que vous ferez, continua-t-elle, parlant encore à ses fils ; mais je sais bien que, si j’étois en votre place, il lui en coûteroit la vie. Les freres, outrés au dernier point, mais toutefois moins violents que la mere, lui firent une rude mercuriale, accompagnée de tout ce qu’on pourroit dire d’outrageant au dernier & au plus infame de tous les hommes, & finirent enfin par lui dire qu’ils lui pardonnoient pour cette fois, à condition qu’il seroit plus sage à l’avenir, mais que, s’il lui arrivoit jamais rien de pareil, ils le paieroient de tout à la fois. Tout le monde s’étant retiré, Berlinguier demeura comme un homme hors du sens, ne sachant s’il avoit songé cela, ou s’il l’avoit fait au pied de la lettre. Plus d’affaires entre lui & sa femme, qui, par cette adresse, sut non seulement se tirer d’un si dangereux pas, mais se mit même en état de pouvoir tout faire impunément.

C’est dans cette derniere nouvelle que Moliere a puisé la sotte vanité de George Dandin qui s’allie à une famille au-dessus de la sienne. C’est là qu’il a pris le caractere de M. de Sotenville, qui reproche sans cesse à son gendre l’honneur qu’il lui a fait en lui donnant sa fille ; & celui de Mad. de Sotenville, qui ne croit pas qu’une femme née d’elle puisse manquer à son devoir. C’est encore là qu’il a pris le dédain offensant avec lequel Angélique regarde & traite un mari qu’elle croit son inférieur. C’est enfin dans ce conte que Moliere a puisé la morale qui naît tout naturellement du sujet, & qui donne une si belle leçon à l’humanité. Remercions Moliere de l’avoir mise en action.

Dans la premiere scene du second acte, Lubin demande à Claudine un petit baiser, en rabattant sur leur mariage. Claudine répond : Hé que nenni, j’y ai déja été attrapée. Cette plaisanterie est prise du premier conte du sieur d’Ouville.

Naïveté d’une femme à son mari.

Une jeune fille ayant été un an durant fiancée avec un jeune homme de fort bonne volonté, il la sollicita plusieurs fois durant cette année de vouloir contenter ses desirs, & de mettre à fin leur mariage, dont quelques obstacles retardoient l’accomplissement en ce qui est des cérémonies de l’Eglise ; mais cette jeune fille, sourde à toutes ses prieres, ne lui voulut rien accorder, quoiqu’elle en fût tous les jours extrêmement importunée, dont le jeune homme se réjouissoit en lui-même, croyant que ce refus procédoit d’une grande retenue & honnêteté qu’il estimoit être en elle. Enfin l’heureux jour de leur mariage arrive : après que le jour se fut passé en bal & festins, il fut question d’aller coucher la mariée ; son homme ne tarda guere. Comme il fut dans le lit avec elle, il lui dit : Eh bien ! m’amie, c’est à ce coup que je vous tiens, & que vous ne sauriez plus me refuser ce dont il y a si long-temps que je vous importune : maintenant que je suis en plein pouvoir, & qu’il n’y a plus de moyen de s’en dédire, je vous veux franchement avouer que vous avez très bien fait de ne m’avoir rien voulu accorder auparavant notre mariage, & que je ne le faisois que pour vous éprouver ; car si vous eussiez été facile pour condescendre à ma volonté, je vous proteste que je ne vous aurois jamais épousée. A quoi la jeune fille, sans considérer ce qu’elle disoit, repart tout-à-l’heure : Vraiment, je n’avois garde d’être si sotte, j’y avois déja été attrapée deux ou trois fois.

On a imprimé, dans une vie de Pocquelin & dans l’Histoire du Théâtre, que Moliere avoit mis dans sa piece des traits arrivés à un homme puissant qui étoit un vrai Dandin. On ajoute que l’Auteur, craignant son courroux, fut le trouver, lui lut sa comédie, & que le héros rit le premier des plaisanteries ou des traits satyriques qui l’auroient choqué sans cette précaution. Les contes que j’ai cités démentent cette fausseté, en indiquant les véritables sources dans lesquelles Moliere a puisé.