(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XX. » pp. 411-419
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XX. » pp. 411-419

CHAPITRE XX.

Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet en trois actes en prose, comparée, pour le fond & les détails, avec un canevas italien intitulé Le Disgrazie d’Arlichino, les Disgraces d’Arlequin ; une Farce de Chevalier ; & une ou deux pages de Ne pas croire ce qu’on voit, histoire espagnole.

Cette piece, faite & jouée pour le Roi à Chambor, au mois de Septembre 1669, fut représentée sur le théâtre du Palais Royal le 15 Novembre de la même année. Ce fut à cette représentation que la Troupe de Moliere prit pour la premiere fois le titre de Troupe du Roi. Grimaret, Auteur d’une vie de Moliere, dit que Pourceaugnac fut fait à l’occasion d’un Gentilhomme Limousin, qui, un jour de spectacle, & dans une querelle qu’il eut sur le théâtre avec les Comédiens, étala une partie du ridicule dont il étoit chargé. Grimaret ajoute que cet original ne le porta pas loin, & que Moliere, pour se venger du campagnard, le mit sur le théâtre, & en fit un divertissement au goût du public. Robinet appuie cette anecdote dans une lettre en vers, du 23 Novembre, où il fait mention de Pourceaugnac.

Enfin j’ai vu semel & bis
La perle, la fleur des Marquis,
De la façon du sieur Moliere,
Si plaisante & si singuliere :
Tout est, dans ce sujet follet
De comédie & de ballet,
Digne de son rare génie,
Qu’il tourne certe & qu’il manie
Comme il lui plaît incessamment,
Avec un nouvel agrément,
Comme il tourne aussi sa personne,
Ce qui pas moins ne nous étonne,
Selon les sujets, comme il veut.
Il joue autant bien qu’il se peut
Ce Marquis de nouvelle fonte,
Dont par hasard, à ce qu’on conte,
L’original est à Paris :
En colere autant que surpris
De s’y voir dépeint de la sorte,
Il jure, il tempête & s’emporte,
Et veut faire ajourner l’Auteur
En réparation d’honneur,
Tant pour lui que pour sa famille,
Laquelle en Pourceaugnacs fourmille.
. . . . . . .
. . . . . . .

Si Moliere eut le bonheur de trouver sous sa main un Limousin assez original pour fournir au plaisant d’une piece, il fit très bien d’en livrer la copie à la risée publique. De toutes les imitations, celles qu’on fait d’après la nature même sont les meilleures & les plus flatteuses pour l’Auteur ; mais dans celle-ci Moliere s’est borné sans doute à copier l’habit ou l’allure de son Limousin, puisque tout ce qui arrive au héros de la piece est imité de deux autres comédies, & d’un roman de Scarron. On va le voir après que nous aurons rapproché les traits les plus saillants qui sont dans Pourceaugnac. Nous avons analysé ce drame scene par scene dans le premier volume, Chapitre xxii de l’Intérêt, nous pouvons maintenant passer très rapidement dessus.

Oronte veut marier sa fille Julie avec M. de Pourceaugnac qu’il n’a jamais vu. Julie est amoureuse d’Eraste. Les amants mettent dans leur parti un adroit Napolitain, qui va étudier le nouveau débarqué sur la route, lie connoissance avec lui, le trouve très propre à donner dans tous les pieges qu’on lui tendra. Tous travaillent de concert pour l’engager à se retirer. Eraste prétend le reconnoître, l’engage à venir chez lui ; & feignant de parler à son maître-d’hôtel, afin qu’on traite bien son hôte, il le recommande aux Médecins, auxquels il persuade qu’il leur donne un fou à guérir. Les suppôts d’Esculape veulent absolument le rendre sain d’esprit & de corps, ils le régalent en conséquence d’un déluge de lavements. D’un autre côté, Sbrigani se déguise en marchand Flamand, pour persuader au beau-pere, que Pourceaugnac doit beaucoup. Il fait ensuite paroître une Languedocienne avec une Picarde, qui accusent Pourceaugnac de les avoit épousées, appellent une douzaine d’enfants, se disputent la gloire de le faire pendre, & l’alarment au point qu’il se déguise en femme, prend la fuite, & laisse Eraste possesseur de Julie.

Une piece en trois actes, intitulée Le Disgrazie d’Arlichino, les Disgraces ou les Malheurs d’Arlequin, a fourni la plupart des tours qu’on joue au Gentilhomme de Limoges. Je n’ai pu me procurer la comédie italienne, parcequ’elle est fort rare, on en verra la raison dans l’article du Bourgeois Gentilhomme ; mais j’ai parlé à plusieurs acteurs qui la connoissent parfaitement, qui l’ont même représentée. Ils m’ont assuré que le héros Italien étoit, comme le héros François, persécuté par un fourbe qui mettoit à ses trousses de faux créanciers, des coquines qui prétendoient être ses femmes, & un déluge d’enfants qui l’appellent papa. On le fait aussi déguiser en femme, pour fuir la Justice qui punit sévérement les polygames. Enfin, les lavements seuls dont on régale Pourceaugnac, & ce qui les amene, ne sont point dans l’italien : Moliere les a pris dans une farce42 en un acte, & en vers de 8 syllabes, par Chevalier comédien du Marais, & représentée sur son théâtre en 1661, huit ans avant Pourceaugnac. Voici l’endroit qui a fourni quelques idées à Moliere.

 

La Rocque a besoin d’argent pour régaler des Dames : il dit à Guillot de lui procurer cinquante pistoles sur une bague qu’il lui remet, & sort. Un Chevalier d’industrie a tout entendu : il offre à Guillot de lui indiquer un homme qui fera son affaire. Guillot prend ce filou pour un devin, lui donne la bague : le Chevalier d’industrie la met ensuite entre les mains d’un autre frippon, qui paroît en habit de Médecin. Le valet lui demande cinquante pistoles. Le faux Médecin dit qu’on lui a recommandé de le guérir, qu’il a promis, & qu’il veut remplir sa parole. Il appelle un Apothicaire, qui paroît une seringue à la main, & veut absolument donner des clysteres à Guillot.

 

Dans Moliere, Eraste remet Pourceaugnac entre les mains de deux véritables Médecins ; il ajoute par-là un comique infini, puisqu’on rit en même temps de l’embarras du Limousin, & de l’ignorante effronterie avec laquelle les deux Docteurs débitent des raisons pour lui prouver qu’il est malade. Passons à la maniere dont Eraste feint de renouer connoissance avec M. de Pourceaugnac.

ACTE I. Scene VI.

ERASTE, M. DE POURCEAUGNAC, SBRIGANI.

Eraste.

Ah ! qu’est-ce-ci ? que vois-je ? Quelle heureuse rencontre ! Monsieur de Pourceaugnac ! que je suis ravi de vous voir ! Comment ! il semble que vous ayez peine à me reconnoître ?

M. de Pourceaugnac.

Monsieur, je suis votre serviteur.

Eraste.

Est-il possible que cinq ou six années m’aient ôté de votre mémoire, & que vous ne reconnoissiez pas le meilleur ami de toute la famille des Pourceaugnac ?

M. de Pourceaugnac.

Pardonnez-moi. (Bas, à Sbrigani.) Ma foi, je ne sais qui il est.

Eraste.

Il n’y a pas un Pourceaugnac à Limoges que je ne connoisse, depuis le plus grand jusqu’au plus petit : je ne fréquentois qu’eux dans le temps que j’y étois, & j’avois l’honneur de vous voir presque tous les jours.

M. de Pourceaugnac.

C’est moi qui l’ai reçu, Monsieur.

Eraste.

Vous ne vous remettez point mon visage ?

M. de Pourceaugnac.

Si fait. (A Sbrigani.) Je ne le reconnois point.

Eraste.

Vous ne vous ressouvenez pas que j’ai eu le bonheur de boire je ne sais combien de fois avec vous ?

M. de Pourceaugnac.

Excusez-moi. (A Sbrigani.) Je ne sais ce que c’est.

Eraste.

Comment appellez-vous ce Traiteur de Limoges qui fait si bonne chere ?

M. de Pourceaugnac.

Petit-Jean ?

Eraste.

Le voilà. Nous allions le plus souvent ensemble chez lui nous réjouir. Comment est-ce que vous nommez à Limoges ce lieu où l’on se promene ?

M. de Pourceaugnac.

Le Cimetiere des Arenes ?

Eraste.

Justement. C’est où je passois de si douces heures à jouir de votre agréable conversation. Vous ne vous remettez pas tout cela ?

M. de Pourceaugnac.

Excusez-moi, je me le remets. (A Sbrigani.) Diable emporte si je m’en souviens.

Sbrigani, bas.

Il y a cent choses comme cela qui passent de la tête.

Eraste.

Embrassez-moi donc, je vous prie, & resserrons les nœuds de notre ancienne amitié. . . . . . Dites-moi un peu des nouvelles de toute la parenté. Comment se porte Monsieur votre... là... qui est si honnête homme ?

M. de Pourceaugnac.

Mon frere le Consul ?

Eraste.

Oui.

M. de Pourceaugnac.

Il se porte le mieux du monde.

Eraste.

Certes, j’en suis ravi. Et celui qui est de si bonne humeur... là... Monsieur... votre...

M. de Pourceaugnac.

Mon cousin l’Assesseur ?

Eraste.

Justement.

M. de Pourceaugnac.

Toujours gai & gaillard.

Eraste.

Ma foi, j’en ai beaucoup de joie. Et Monsieur votre oncle... le...

M. de Pourceaugnac.

Je n’ai point d’oncle.

Eraste.

Vous en aviez pourtant un en ce temps-là.

M. de Pourceaugnac.

Non : rien qu’une tante.

Eraste.

C’est ce que je voulois dire. Madame votre tante, comment se porte-t-elle ?

M. de Pourceaugnac.

Elle est morte depuis six mois.

Eraste.

Hélas ! la pauvre femme ! elle étoit si bonne personne

M. de Pourceaugnac.

Nous avons aussi mon neveu le Chanoine, qui a pensé mourir de la petite vérole.

Eraste.

Quel dommage ç’auroit été !

M. de Pourceaugnac.

Le connoissez-vous aussi ?

Eraste.

Vraiment, si je le connois ! Un grand garçon bien fait ?

M. de Pourceaugnac.

Pas des plus grands.

Eraste.

Non, mais de taille bien prise ?

M. de Pourceaugnac.

Eh, oui.

Eraste.

Qui est votre neveu ?

M. de Pourceaugnac.

Oui.

Eraste.

Fils de votre frere ou de votre sœur ? . . . . . .

M. de Pourceaugnac, à Sbrigani.

Il dit toute ma parenté !

Sbrigani.

Il vous connoît mieux que vous ne pensez. . . . . . .

Eraste.

Au reste, je ne prétends pas que vous preniez d’autre logis que le mien. . . . . . . . Je ne souffrirai pas que mon meilleur ami soit autre part que dans ma maison. . . . .

Ne pas croire ce qu’on voit, Histoire Espagnole 43.

. . . . . . . . .

Mendoce s’en retournoit consolé de toutes les disgraces qui lui étoient arrivées, quand le valet du jaloux Don Diegue, nommé Ordogno, qui passa auprès de lui, fit semblant d’avoir une idée confuse de sa personne, & commença de l’appeller Pays, quoiqu’il ne l’eût jamais vu que cette fois-là. Je ne sais, lui répondit Mendoce, si je suis de votre pays ou non, mais j’ai bien de la peine à vous reconnoître. Bon Dieu ! répondit l’artificieux Ordogno, je n’en crois rien : vous n’oubliez pas vos amis si facilement, & je vois bien que présentement vous commencez à me remettre. Je voudrois bien, dit Mendoce, que vous me donnassiez quelques enseignes, pour me rafraîchir un peu la mémoire touchant notre connoissance ; car plus je vous regarde, moins je me souviens de vous avoir vu. S’il ne tient qu’à cela, répondit le perfide Ordogno, vous m’allez connoître à la premiere chose que je dirai. De quel pays êtes-vous ? Aragonois, répondit Mendoce. Justement, reprit le frippon Ordogno. Voyez ce que c’est que d’être quelque temps sans se voir ! Et votre nom est ?... Mendoce, repartit bonnement celui qui avoit ce nom-là. Quoi ! mon cher Mendoce ! interrompit au plus vîte le cauteleux Ordogno : celui avec qui j’ai tant de fois... Il ne faut pas nous séparer sans renouer notre vieille connoissance. Je prétends vous régaler pendant que je vous tiens, & je ne veux pas qu’il soit dit que deux amis qui avoient tant d’envie de se revoir, se soient rencontrés pour se faire simplement la révérence. A ce mot de régaler, Mendoce, qui avoit une faim cruelle, & qui par conséquent fut touché par son endroit sensible, ne douta point que l’autre ne le connût le mieux du monde. Sa mémoire avoit de la peine à en demeurer d’accord ; mais il trouva sa faim plus agréable que sa mémoire, & le suivit aussi facilement que s’ils n’eussent jamais bougé d’ensemble. . . . . . . . . .

Moliere a considérablement embelli le dialogue d’Ordogno & de Mendoce. La fausse reconnoissance est beaucoup mieux filée dans la comédie que dans le roman ; mais si Mendoce mourant de faim se laisse trop facilement persuader par l’offre qu’Ordogno lui fait de le régaler, il est encore moins naturel que Pourceaugnac accepte un logement chez Eraste. Moliere a fort bien fait de nous dire au commencement de la piece, que l’esprit du héros étoit des plus épais.