(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXI. » pp. 420-425
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXI. » pp. 420-425

CHAPITRE XXI.

Les Amants magnifiques, comédie-ballet, en cinq actes, dans les divertissements de laquelle on trouve l’imitation d’une ode d’Horace. Comparaison de l’imitation de Moliere avec celle de Jean Jacques Rousseau.

Cette piece parut à Saint-Germain, au mois de Février 1670, sous le titre de Divertissement Royal. Le Roi donna lui-même le sujet : il voulut que deux Princes rivaux se disputassent, par des fêtes galantes, le cœur d’une Princesse. Nous passerons légérement sur un ouvrage que Moliere composa uniquement pour la Cour, qu’il crut ne devoir pas hasarder sur le théâtre de Paris ; & nous ne ferons pas de grandes recherches pour découvrir s’il y a quelque bout de scene, quelque lazzi imité d’un théâtre étranger. L’imitation ne peut être bien conséquente, dans un drame fait à la hâte pour amener, dans différents intermedes, des divertissements qui pussent en même temps satisfaire les Courtisans & la magnificence du Roi. Nous remarquerons seulement qu’il y a, dans l’intermede du second & du troisieme acte, une imitation de l’ode d’Horace qui commence ainsi : Donec gratus eram tibi.

Rien ne marque plus le mérite de cette belle ode que la quantité prodigieuse de traductions ou d’imitations qu’on en a faites en vers. L’Abbé Regnier, le Président Nicole, M. de Brie, Chevreau, le Président Bouhier, M. de la Fare, & mille anonymes, en ont enrichi notre langue. Elle est dans une infinité de Mercures. On peut la voir encore dans les Réflexions sur le génie d’Horace, de Despréaux, & de Rousseau, par M.L. D.D.N. insérées dans les mêlanges de poésie, de littérature & d’histoire par l’Académie des Belles-Lettres de Montauban. Je donne la préférence à cette derniere. Elle m’a paru très propre à faire connoître les beautés d’une ode latine à ceux de mes Lecteurs qui n’entendent pas la langue d’Horace.

Traduction d’Horace.

Plus heureux qu’un Monarque au faîte des grandeurs,
 J’ai vu mes jours dignes d’envie :
Tranquilles, ils couloient au gré de nos ardeurs :
 Vous m’aimiez, charmante Lydie.

Lydie.

Que nos jours étoient beaux, quand des soins les plus doux
 Vous payiez ma flamme sincere !
Vénus me regardoit avec des yeux jaloux :
 Chloé n’avoit pas su vous plaire.

Horace.

Par son luth, par sa voix, organe des amours,
 Chloé seule me paroît belle.
Si le destin jaloux veut épargner ses jours,
 Je donnerai les miens pour elle.

Lydie.

Le jeune Calaïs, plus beau que les amours,
 Plaît seul à mon ame ravie.
Si le destin jaloux veut épargner ses jours,
 Je donnerai deux fois ma vie.

Horace.

Quoi ! si mes premiers feux, ranimant leur ardeur,
 Etouffoient une amour fatale ;
Si, perdant pour jamais tous ses droits sur mon cœur,
 Chloé vous laisse sans rivale...

Lydie.

Calaïs est charmant ; mais je n’aime que vous :
 Ingrat, mon cœur vous justifie.
Heureuse également, en des liens si doux,
 De perdre ou de passer la vie !

MOLIERE. Intermede III. Scene VII.

Dialogue entre Philinte & Climene.

Philinte.

Quand je plaisois à tes yeux,
J’étois content de ma vie,
Et ne voyois Rois ni Dieux
Dont le sort me fît envie.

Climene.

Lorsqu’à toute autre personne
Me préféroit ton ardeur,
J’aurois quitté la couronne
Pour régner dessus ton cœur.

Philinte.

Une autre a guéri mon ame
Des feux que j’avois pour toi.

Climene.

Un autre a vengé ma flamme
Des foiblesses de ta foi.

Philinte.

Cloris, qu’on vante si fort,
M’aime d’une ardeur fidelle :
Si ses yeux vouloient ma mort,
Je mourrois content pour elle.

Climene.

Mirtil, si digne d’envie,
Me chérit plus que le jour ;
Et moi, je perdrois la vie
Pour lui montrer mon amour.

Philinte.

Mais si d’une douce ardeur
Quelque renaissante trace
Chassoit Cloris de mon cœur
Pour te remettre en sa place ?...

Climene.

Bien qu’avec pleine tendresse
Mirtil me puisse chérir,
Avec toi, je le confesse,
Je voudrois vivre & mourir.

Tous deux ensemble.

 Ah ! plus que jamais aimons-nous ;
Et vivons & mourons en des liens si doux !

Tous les Acteurs de la Pastorale.

Amants, que vos querelles
Sont aimables & belles !
Qu’on y voit succéder
De plaisir, de tendresse !
Querellez-vous sans cesse
Pour vous raccommoder.

Je ne crois pas déplaire à mes Lecteurs, en mettant sous leurs yeux la scene du Devin de village, dans laquelle M. Rousseau a imité la même ode d’Horace.

Scene VI.

COLIN, COLETTE.

. . . . . . . .
. . . . . . .

Colette.

Tant qu’à mon Colin j’ai su plaire,
 Mon sort combloit mes desirs.

Colin.

Quand je plaisois à ma bergere,
 Je vivois dans les plaisirs.

Colette.

Depuis que son cœur me méprise,
 Un autre a gagné le mien.

Colin.

Après les doux nœuds qu’elle brise,
 Seroit-il un autre bien ?
(D’un ton pénétré.)
 Ma Colette se dégage.

Colette.

Je crains un amant volage.

Ensemble.

Je me dégage à mon tour.
Mon cœur, devenu paisible,
Oubliera, s’il est possible,
Que tu lui fus cher / chere un jour.

Colin.

Quelque bonheur qu’on me promette,
Dans les nœuds qui me sont offerts,
J’eusse encor préféré Colette
A tous les biens de l’univers.

Colette.

 Quoiqu’un Seigneur jeune, aimable,
 Me parle aujourd’hui d’amour,
Colin m’eût semblé préférable
 A tout l’éclat de la Cour.

Colin, tendrement.

Ah ! Colette !

Colette, avec un soupir.

Ah ! berger volage !
Faut-il t’aimer malgré moi !

Ensemble.

A jamais Colin je t’engage / t’engage
 Mon / Son cœur & ma / sa foi.
 Qu’un doux mariage
  M’unisse avec toi.
Aimons-nous toujours sans partage,
 Que l’amour soit notre loi.

Personne n’est plus que moi l’admirateur de Moliere : l’on s’en apperçoit, je pense, & le Lecteur dit peut-être de moi ce que Dorine dit d’Orgon à propos de Tartufe :

. . . . . Pour une maîtresse
Il ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse ;
Enfin il en est fou. C’est son tout, son héros :
Il l’admire à tous coups, le cite à tous propos.
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.

Malgré le juste enthousiasme que j’ai pour Moliere, je ne serai jamais aveuglé jusqu’au point de l’admirer toujours également. C’est l’hommage que les sots rendent aux grands hommes. Si Moliere fait des fanatiques, il peut s’en passer ; & la même sincérité qui m’a fait marquer les imperfections que j’ai cru voir dans quelques-uns de ses ouvrages, me fait donner ici la préférence à l’imitation de Rousseau sur celle de notre comique. Elle est plus agréable ; j’y trouve un coloris plus frais. Mais sans nous amuser à comparer des bagatelles échappées à deux grands hommes, que la distance de leurs genres met hors de toute comparaison, remarquons plutôt que les deux scenes rapportées dans ce chapitre sont les plus charmantes des ouvrages dont elles font partie : preuve incontestable que nous ne devons rien négliger pour recueillir des richesses étrangeres, lorsque nous aurons l’art de les fondre avec adresse dans nos productions.