(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXIII. » pp. 436-488
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXIII. » pp. 436-488

CHAPITRE XXIII.

Les Fourberies de Scapin, comédie entrois actes, en prose, comparée, pour le fond, les détails & le dialogue, avec la Sœur, comédie de Rotrou ; le Phormion de Térence ; le Pédant joué de Cyrano ; des Scenes italiennes ; une Scene du théâtre danois ; deux Farces de Tabarin ; un Conte de Straparole.

Cette piece, composée d’après tant d’ouvrages différents, parut pour la premiere fois à Paris, sur le théâtre du Palais Royal, le 2 Mai 1671. Nous pouvons nous dispenser de faire un extrait bien étendu de cette comédie ; nous le devons même par économie, & pour ne pas trop nous répéter. Les traits divers, les scenes, les situations, que nous serons forcés de rappeller, pour les comparer avec ce qui leur sert de fondement, & qui leur ressemble, nous la feront connoître à fond.

Précis des fourberies de Scapin.

Argante, pere d’Octave, & Géronte, pere de Léandre, partent ensemble pour les affaires de leur commerce ; ils laissent leurs fils sous la garde de leurs valets. Les Mentors n’en imposent pas, comme l’on juge bien, à leurs Télémaques. Octave épouse une inconnue, & Léandre est passionné pour une Egyptienne. Les deux vieillards reviennent : ils ont projetté, chemin faisant, de cimenter davantage leur vieille amitié ; en conséquence il est décidé qu’Octave, fils d’Argante, épousera une fille que Géronte eut jadis à Tarente, d’un mariage secret. L’arrivée des deux peres déconcerte les amants & Sylvestre ; le seul Scapin se moque de l’orage, s’engage à le braver, & promet encore de procurer aux deux jeunes gens une somme dont ils ont besoin. Il commence d’abord par attaquer Argante, auquel il persuade que, loin de plaider pour faire casser le mariage de son fils, il doit plutôt s’accommoder avec les parents de la mariée, & leur donner l’argent qu’il dépenseroit en paperasses : il fait jouer le rôle du parent par Sylvestre, déguisé en brave : Argante donne deux cents pistoles. Scapin dit ensuite à Géronte, que son fils s’étant allé promener sur une galere, le Capitaine l’a retenu, & ne veut pas le rendre à moins qu’on ne lui porte quinze cents livres, somme que l’avare donne après bien des lamentations.

Ce n’est pas tout : Scapin, non content d’avoir arraché cinq cents écus des mains de Géronte, lui fait croire qu’on le cherche pour le tuer, lui conseille de se cacher dans un sac, où il ne l’a pas plutôt renfermé, qu’il lui donne deux ou trois volées de coups de bâton. Il obtient ensuite sa grace en feignant d’être près de rendre l’ame. L’Egyptienne, amante de Léandre, est reconnue fille d’Argante ; & l’Etrangere, mariée avec Octave, se trouve la fille même que Géronte faisoit venir de Tarente.

On reconnoît dans cette piece Térence à chaque pas : on y voit sa maniere de dialoguer : les détails & les scenes sont pour la plupart dans son Phormion ; le fond du sujet est le même. Mais, avant de mettre Moliere à côté de Térence, comparons-lui Cyrano qui lui a fourni deux scenes, les Italiens qu’il a mis à contribution, & Tabarin qu’il a malheureusement imité dans la scene du sac. C’est ce qui a fait dire vraisemblablement à Boileau, que Moliere allioit Térence à Tabarin. Voici l’extrait des deux farces les plus connues de ce fameux Bateleur.

Sujet de la farce de Piphagne.

Piphagne est un vieillard qui veut épouser Isabelle. Il confie son projet à son valet Tabarin, & lui ordonne d’aller acheter des provisions pour le festin des noces. Tabarin trouve fort singulier que Piphagne, à son âge, songe à se marier, & dit.... des choses trop indécentes pour les répéter. . . . . . . . . . D’un autre côté, Francisquine enferme dans un sac son mari Lucas, pour le dérober à la vue des Sergents qui le cherchent. Elle enferme dans un autre le valet de Rodomont, qui vient pour la séduire. Sur ces entrefaites, Tabarin arrive pour exécuter sa commission. Francisquine, pour se venger de son mari & du valet de Rodomont, dit à Tabarin que ce sont deux cochons qui sont dans ces sacs, & les lui vend vingt écus. Tabarin prend un couteau de cuisine, délie les sacs, il est fort surpris d’en voir sortir deux hommes. On rit beaucoup de son étonnement ; & tous les acteurs finissent par se battre à coups de bâton.

Sujet de la farce de Francisquine.

Lucas veut faire un voyage aux Indes ; mais il ne sait comment faire garder la vertu de sa fille Isabelle. « Et de fait, son honneur étant déja...., il ne faudroit pas tomber de bien haut pour le casser tout-à-fait ». Il en confie la garde à Tabarin, qui promet d’être toujours dans. . . . Lucas part. Isabelle charge Tabarin d’une commission pour le Capitaine Rodomont son amant. Tabarin promet à Rodomont de le faire entrer dans la maison de sa maîtresse ; & il lui persuade, pour que les voisins ne s’en apperçoivent pas, de se mettre dans un sac. Le Capitaine y consent, & tout de suite on le porte chez Isabelle. Dans le même temps, Lucas arrive des Indes. Il voit ce sac où est Rodomont, il le prend pour un ballot de marchandises, & l’ouvre. Il est fort étonné d’en voir sortir Rodomont, qui lui fait croire qu’il ne s’y étoit caché que pour ne pas épouser une vieille, riche de cinquante mille écus. Lucas, tenté par une si grosse somme, prend la place du Capitaine, & se met dans le sac. Alors Isabelle & Tabarin paroissent. Rodomont dit à sa maîtresse qu’il a enfermé dans ce sac un voleur qui en vouloit à ses biens & à son honneur. Ils prennent tous un bâton, battent beaucoup Lucas, qui trouve enfin le moyen de se faire reconnoître, & la piece finit.

 

Tabarin aimoit les sacs, comme on peut le voir ; mais c’est particuliérement de sa derniere farce que Moliere a pris l’idée de la seconde scene du troisieme acte de ses Fourberies de Scapin, puisque Scapin conseille à Géronte de se mettre dans un sac, afin qu’il puisse le porter dans sa maison, sans qu’il soit apperçu de ses ennemis ; & que dans la farce Tabarin persuade aussi à Rodomont de se mettre dans un sac pour venir chez sa maîtresse, sans être vu des voisins. Les coups de bâton qu’on donne aux deux personnages enfermés dans le sac, achevent de rendre la ressemblance plus parfaite.

Tabarin a vraisemblablement pris l’idée de ses sacs dans la source où le Seigneur Straparole a puisé ses Nuits facétieuses. Les sacs y jouent plusieurs rôles. Comme nous avons dans cet article quantité de choses à rapporter, & que les contes de Straparole sont longs, je ne donnerai que l’extrait d’un seul.

Seconde Nuit, Fable v.

Guirot, riche paysan, Giliole sa femme, un bourgeois nommé Rossi, sont les héros de l’aventure. La scene se passe à Sainte-Euphémie, dans le territoire de Padoue. Allons au fait. Rossi devient amoureux de Giliole sa voisine ; &, n’osant le lui avouer, il lui disoit, toutes les fois qu’il la rencontroit, tic. La femme, surprise, questionna là-dessus son mari, qui, entendant malice au tic, lui conseilla de répondre tac ; ce qu’elle fit. Le galant charmé ajouta : Quand viendrai-je ? La femme, instruite par son mari, répondit, dès le lendemain, ce soir. Voilà l’amoureux qui ne peut contenir sa joie. Il se rend chez sa belle, portant avec lui du gibier & de beaux chapons, pour faire bonne chere. On lui dit que l’époux est allé passer la nuit chez sa sœur ; mais tout-à-coup on l’entend qui frappe à la porte. Giliole, qui étoit d’accord avec son mari pour jouer un tour sanglant à Rossi, feint d’être désespérée, conseille au malheureux amant de se cacher dans un sac : l’époux entre, compte ses sacs, en trouve un de trop, applique dessus cinquante coups de bâton, & va manger les chapons de Rossi, qui se retire tout moulu.

Quelques jours après, Giliole le rencontre, & lui dit, en se moquant, tic Rossi lui répond en branlant la tête :

 Ni pour tic, ni pour tac,
Tu ne me rattraperas pas dans ton sac.

Les Italiens ont encore mis un sac sur la scene dans plusieurs farces. On peut en voir un dans celle qui est intitulée : Le Diable Boiteux.

Scapin & Arlequin sont amoureux d’Argentine, qui donne la préférence au dernier, & déteste l’autre. Cependant, pour se débarrasser de ses importunités, & pour le punir de quelques impertinences qu’il lui a faites, elle feint de s’attendrir, lui conseille de se mettre dans un sac, où elle l’attache bien fort, & rentre pour aller chercher, dit-elle, des hommes qui le porteront chez elle dans sa chambre, comme un paquet de linge sale. Scapin n’est pas plutôt renfermé, qu’il se repent de son imprudence, & redoute quelque malice de la part d’Argentine. Il entend Arlequin ; il lui persuade qu’il est dans un sac enchanté, que d’abord qu’on y est enfermé, on a le pouvoir de faire venir sa maîtresse. Arlequin, fort amoureux d’Argentine, prie Scapin de lui céder sa place. Scapin se fait beaucoup prier, & consent enfin. Arlequin ouvre le sac ; Scapin en sort, y renferme Arlequin, & s’en va fort content. Il n’est pas plutôt éloigné, qu’Arlequin entend la voix d’Argentine. Il s’écrie sur la vertu du sac magique ; il est dans la plus grande joie : mais Argentine la fait disparoître, en ordonnant à deux hommes de jetter le sac dans la riviere. Arlequin meurt de peur, crie, se fait reconnoître. Argentine est surprise de le voir à la place de Scapin, & seroit bien fâchée qu’on eût exécuté ses ordres.

Les Italiens ont tiré tout le parti possible de l’idée de Tabarin ; & Moliere, si souvent au-dessus d’eux, leur est inférieur dans cette occasion : mais cela n’enleve pas à Moliere le prix de son art, comme le prétend Boileau. Qui l’a donc remporté ce prix ? Le Satyrique François auroit dû nous le dire ; & loin d’attendre après la mort de son ami, pour se déchaîner contre lui, & pour s’écrier malignement,

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnois point l’Auteur du Misanthrope,

il auroit bien mieux fait de dire, avec le Pindare du siecle de Louis XIV, que Moliere parcouroit le théâtre de l’un à l’autre pole.

Dans la piece de Moliere, Scapin voudroit n’être pas responsable des coups de bâton qu’il donne à Géronte, il contrefait la voix de différentes personnes en le frappant.

ACTE III. Scene II.

Scapin.

Cachez-vous, voici un Spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) Quoi ! jé n’aurai pas l’abantage dé tuer Géronte, & quelqu’un, par charité, né m’enseignéra pas où il est ? (Avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. Cadédis, jé lé troubérai, se cachât-il dans lé centre dé la terre. Ne vous montrez pas. Oh ! l’homme au sac. . . . Monsieur ? Jé té vaille un louis, & m’enseigne où peut être Géronte ? Vous cherchez le Seigneur Géronte ? Oui, mordi, jé lé cherche. Et pour quelle affaire, Monsieur ? Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups dé vâton. Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent pas à des gens comme lui. Qui ? cé fat dé Géronte, cé maraud, cé vélître ? Le Seigneur Géronte, Monsieur, n’est ni fat, ni maraud, ni bélître, & vous devriez, s’il vous plaît, parler d’une autre façon. Comment ! tu mé traites, moi, avec cette hautur ! Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense. Est-cé qué tu es des amis dé cé Géronte ? Oui, Monsieur, j’en suis. Ah ! cadédis ! tu es dé ses amis, à la vonne hure. Tiens, boilà cé qué jé té vaille pour lui. . .

. . . . . . . . .

Il donne plusieurs coups de bâton. Il recommence la cérémonie avec le ton d’un Suisse, & enfin de plusieurs personnes ensemble. Les Italiens ont quantité de scenes dans lesquelles Arlequin, prenant tour-à-tour plusieurs voix, joue lui seul plusieurs personnages. On en voit une à-peu-près semblable dans Arlequin Baron Suisse.

Arlequin soupire pendant la nuit devant les fenêtres d’Argentine. Scapin, son rival, vient, entend du bruit, met l’épée à la main. Arlequin, armé de sa batte, se promene à grands pas, contrefait sa voix, imite le ton des sentinelles, demande qui va là, appelle le caporal : le faux caporal prend une autre voix pour appeller le sergent : le sergent ordonne, d’une voix enrouée, aux soldats d’approcher & de faire feu. Scapin, qui croit entendre dix à douze personnes, meurt de peur, & prend la fuite.

La scene de Moliere est plus favorable pour l’acteur, parcequ’en lui donnant lieu de contrefaire plusieurs voix, elle lui fournit l’occasion d’imiter l’accent de plusieurs nations ; mais elle est moins naturelle que l’italienne. Au reste, ces deux scenes sont plus ou moins plaisantes selon les acteurs qui les jouent. Les Auteurs n’ont d’autre mérite que celui de les avoir indiquées. Le théâtre danois en offre une de ce genre, dans laquelle le Poëte n’a pas abandonné toute la gloire au Comédien. Elle est filée, elle est une espece de petite comédie, & les voix différentes que prend l’acteur peuvent ajouter au plaisant, mais n’en font pas le principal mérite. J’en prends à témoin le Lecteur. Henri veut déterminer son maître à se marier avec la fille qu’on lui destine.

LA MASCARADE. Acte II. Scene IV.

HENRI, LÉANDRE.

Henri.

Si Monsieur veut me permettre de lui représenter là-dessus une petite comédie en trois actes, il verra le commencement, la continuation & la fin de l’affaire. Le premier acte commencera de la sorte : Je suis, par exemple, Monsieur Jérôme : vous, vous êtes un oiseau volage & libertin, qui ne méritez pas d’avoir d’aussi braves gens pour parents, contre la volonté desquels vous voulez vous promettre à une fille suspecte, que vous n’avez jamais vue qu’une fois ; par-là vous faites le personnage d’un trompeur & d’un menteur ; vous prostituez toute une famille, & vous vous rendez la fable de la ville. Après cela viendront M. Léonard & sa fille. Le premier vous dira : « Vous imaginez-vous donc, Monsieur Léandre, que ma fille est un jouet qu’on se jette de l’un à l’autre ? Il y a dans ce pays une loi & une justice, & je vous ferai danser tant que j’aurai un sou dans ma bourse. Nous sommes d’une race trop ancienne pour laisser ainsi prostituer notre maison ». Ensuite la Demoiselle criera : « Ah ! mon cher papa ! si vous ne vengez cet affront qu’on me fait, j’en mourrai de chagrin ! Il m’a demandée par écrit : j’ai trois ou quatre de ses lettres. Qu’est-ce qu’il trouve à redire en moi ? Suis-je disgraciée par la nature ? Ma réputation n’est-elle pas bonne ? Ne suis-je pas absolument telle que j’ai été dépeinte » ? — C’est la substance du premier acte, où Léandre est dans le dessein de se marier à une autre.

(Dans ce récit il contrefait la voix du pere & de la fille.)

Léandre.

Cela pourroit bien tourner à-peu-près ainsi.

Henri.

Le second acte commencera de cette façon : Voyez ce fauteuil où je suis assis, c’est le consistoire ; & je suis premiérement le Procureur de la Demoiselle. On lit ensuite sa plainte : « Rector & Professoribus, vous font savoir que devant nous est cité.... » Je supprime le reste pour passer à la procédure.

(Il se met d’un côté du fauteuil, contrefaisant la voix d’un Avocat.)

« Ma Principale, Messieurs, est une Demoiselle de distinction, & d’une bonne réputation : la Partie adverse l’a demandée à ses parents ; & depuis ce temps-là il n’a rien à lui reprocher ».

(Il passe de l’autre côté du fauteuil.)

« Il est vrai, Messieurs, que mon Principal l’a demandée, & qu’il n’a rien à dire contre elle, sinon que c’est une honorable & honnête personne : mais c’est cependant une chose dure, que de forcer quelqu’un à se marier malgré lui ; ce seroit proprement appuyer les fondements de sa maison sur l’enfer : avec cela, comme mon Principal ne l’a point vue, encore moins touchée, elle est aussi bonne qu’elle étoit auparavant.... »

(Il passe de l’autre côté.)

« Non : arrêtez, Monsieur mon collegue ! une Demoiselle qu’on a premiérement demandée volontairement en mariage, & qu’on laisse là ensuite, sans aucune raison, devient l’objet de la critique du peuple ».

(Il passe de l’autre côté.)

« Il ne la laisse pas par aucun mécontentement, mais seulement parcequ’une autre passion plus forte s’est tellement emparée de son cœur, qu’il ne lui est pas possible de tenir la parole qu’il avoit donnée ».

(Il passe de l’autre côté.)

« Ha ! ha ! voilà un beau discours ! De cette maniere, un chacun pourroit s’excuser de tenir sa promesse ».

(De l’autre côté.)

« Vous ne savez peut-être pas, Monsieur mon collegue, quelle est la force de l’amour, puisque vous parlez d’une façon si déraisonnable » ?

(De l’autre côté.)

« Je sais, aussi bien que vous, ce que c’est que l’amour ».

(De l’autre côté.)

« Pourquoi parlez-vous donc si sottement » ?

(De l’autre côté.)

« Si je parle sottement, vous parlez en chicaneur ».

(De l’autre côté.)

« Je respecte la justice, sans quoi je vous apprendrois, âne que vous êtes, ce que c’est qu’un chicaneur ».

(De l’autre côté.)

« Je suis donc un âne » ?

(De l’autre côté.)

« Oui, j’ose le dire, & je le soutiendrai ».

(Il se prend aux cheveux, & crie, après quoi il en va faire autant de l’autre côté.)

« Je soumets ma cause au jugement du suprême tribunal ».

(De l’autre côté.)

« Et moi de même ».

(Il s’assied dans le fauteuil.)

« Présentement je suis le Consistoire ».

(Il dit gravement.)

« Comme le Seigneur Léandre s’étoit promis à la Demoiselle fille unique de Monsieur Léonard, & que, depuis ce temps-là, il a voulu, sans aucun sujet légitime, se désister de sa promesse ; il est ainsi condamné à l’épouser dans six semaines ».

Léandre.

Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Henri.

Absolument rien du tout. M. Léandre persiste encore dans son ancien dessein ; alors suit le troisieme acte. On donne un décret contre la personne de M. Léandre. Ses parents le voient avec plaisir mettre en prison, & ne lui fournissent aucun secours ; ce qui fait qu’après avoir été renfermé, & après avoir chanté long-temps coucou, sa nouvelle passion commence à s’évanouir. Alors M. Léandre fait appeller ses parents & leur dit, les larmes aux yeux : (Il se jette à genoux.) « Ah ! mes chers parents ! ma maladie est passée, je vous demande très humblement pardon. Je me détermine à prendre la fille de M. Léonard ». Là-dessus M. Léandre est mis en liberté, & ses noces se font le même jour. Si Monsieur n’est pas curieux de tout ce tracas, il peut se marier d’abord sans toutes ces cérémonies. . . , . . . . . .

Indépendamment de l’intrigue qui embellit cette scene, les différentes mines, les différents maintiens que l’acteur est obligé d’y prendre pour peindre les divers personnages qu’il représente, la mettent bien au-dessus de la scene de Moliere, & de l’italienne. Scapin joue devant un homme enfermé dans un sac, Arlequin devant Scapin qui n’y voit goutte, puisqu’il est nuit. L’un & l’autre n’ont à tromper que les oreilles : Henri a besoin de persuader, il doit faire illusion aux oreilles & aux yeux.

Avant que d’abandonner le théâtre italien, parcourons tout ce qui peut avoir fourni des idées à Moliere pour composer la piece dont il est question. Je suis fâché qu’il lui doive la confession générale du héros.

ACTE II. Scene V.

Léandre voit que son pere est en colere contre lui, il soupçonne Scapin d’y avoir donné lieu ; il veut lui passer son épée au travers du corps, s’il n’avoue son crime.

. . . . . . . . . .

Scapin.

Je vous ai fait quelque chose, Monsieur ?

Léandre.

Oui, coquin ; & la conscience ne te dit que trop ce que c’est.

Scapin.

Je vous assure que je l’ignore.

Léandre.

Tu l’ignores !...

Octave, retenant Léandre.

Léandre.

Scapin.

Hé bien, Monsieur, puisque vous le voulez, je vous confesse que j’ai bu avec mes amis ce petit quarteau de vin d’Espagne dont on vous fit présent il y a quelques jours, & que c’est moi qui fis une fente au tonneau, & répandis de l’eau autour, pour faire croire que le vin s’étoit échappé.

Léandre.

C’est toi, pendard, qui m’as bu mon vin d’Espagne, & qui as été cause que j’ai tant querellé la servante, croyant que c’étoit elle qui m’avoit fait ce tour !

Scapin.

Oui, Monsieur : je vous en demande pardon.

Léandre.

Je suis bien aise d’apprendre cela : mais ce n’est pas là l’affaire dont il est question maintenant.

Scapin.

Ce n’est pas cela, Monsieur ?

Léandre.

Non. C’est une autre affaire encore qui me touche bien plus, & je veux que tu me la dises.

Scapin.

Monsieur, je ne me souviens pas d’avoir fait autre chose.

Léandre, le voulant frapper.

Tu ne veux pas parler ?

Scapin.

Hé !

Octave, retenant Léandre.

Tout doux !

Scapin.

Oui, Monsieur. Il est vrai qu’il y a trois semaines que vous m’envoyâtes porter, le soir, une petite montre à la jeune Egyptienne que vous aimez. Je revins au logis mes habits tout couverts de boue & le visage tout plein de sang, & je vous dis que j’avois trouvé des voleurs qui m’avoient bien battu & m’avoient dérobé ma montre. C’étoit moi, Monsieur, qui l’avois retenue.

Léandre.

C’est toi qui as retenu ma montre !

Scapin.

Oui, Monsieur, afin de voir quelle heure il est.

Léandre.

Ah ! ah ! j’apprends de jolies choses, & j’ai un serviteur fort fidele, vraiment ! Mais ce n’est pas cela encore que je demande.

Scapin.

Ce n’est pas cela ?

Léandre.

Non, infame ; c’est autre chose encore que je veux que tu me confesses.

Scapin, à part.

Peste !

Léandre.

Parle vîte, j’ai hâte.

Scapin.

Monsieur, voilà tout ce que j’ai fait.

Léandre, voulant frapper.

Voilà tout ?

Octave.

Hé !

Scapin.

Hé bien, oui, Monsieur. Vous vous souvenez de ce loup-garou, il y a six mois, qui vous donna tant de coups de bâton la nuit, & pensa vous faire rompre le cou dans une cave, où vous tombâtes en fuyant ?

Léandre.

Hé bien ?

Scapin.

C’étoit moi, Monsieur, qui faisois le loup-garou.

Léandre.

C’étoit toi, traître, qui faisois le loup-garou !

Scapin.

Oui, Monsieur, seulement pour vous faire peur, & vous ôter l’envie de nous faire courir toutes les nuits, comme vous aviez de coutume.

Léandre.

Je saurai me souvenir en temps & lieu de tout ce que je viens d’apprendre. Mais je veux venir au fait, & que tu me confesses ce que tu as dit à mon pere.

Scapin.

A votre pere ? Je ne l’ai seulement pas vu depuis son retour. . . . . . . . . .

Cette scene-est encore dans plusieurs pieces italiennes ; on l’a placée dans Pantalon Pere de famille.

 

Un des fils de Pantalon est très mauvais sujet. Il vole un étui d’or sur la toilette de sa belle-sœur. On accuse Arlequin. On le menace de le faire pendre s’il n’avoue au plus vîte son larcin, sans lui dire ce que c’est. Il se met à genoux, & déclare une infinité de vols dont on ne s’étoit point apperçu.

 

La scene de Moliere est beaucoup plus plaisante que l’italienne, sur-tout vers la fin, parce-qu’on y jouit en même temps de la situation présente de Scapin, & de la situation de Léandre lorsqu’il fuyoit le loup-garou ; on croit le voir tomber dans la cave en fuyant. Plaçons présentement Moliere à côté de son ami Cyrano qui lui a fourni deux scenes. L’une est la onzieme du second acte des Fourberies ; elle est prise dans le second acte du Pédant joué.

Scene IV.

CORBINELI, GRANGER, PAQUIER.

Corbineli.

Tout est perdu, votre fils est mort.

Granger.

Mon fils est mort ! Es-tu hors de sens ?

Corbineli.

Non, je parle sérieusement : votre fils, à la vérité, n’est pas mort, mais il est entre les mains des Turcs.

Granger.

Entre les mains des Turcs ! Soutiens-moi, je suis mort !

Corbineli.

A peine étions-nous entrés en bateau pour passer de la porte de Nesle au quai de l’Ecole....

Granger.

Et qu’allois-tu faire à l’école, baudet ?

Corbineli.

Mon maître s’étant souvenu du commandement que vous lui avez fait d’acheter quelque bagatelle qui fût rare à Venise, & de peu de valeur à Paris, pour en régaler son oncle, s’étoit imaginé qu’une douzaine de coterets n’étant pas chers, & ne s’en trouvant point par toute l’Europe de mignons comme en cette ville, il devoit en porter là : c’est pourquoi nous passions vers l’Ecole pour en acheter ; mais à peine avons-nous éloigné la côte, que nous avons été pris par une galere turque.

Granger.

Hé ! de par le cornet retors de Triton, Dieu Marin, qui a jamais oui parler que la mer fût à Saint-Clou ; qu’il y eût là des galeres, des pirates, ni des écueils ?

Corbineli.

C’est en cela que la chose est plus merveilleuse ; & quoique l’on ne les ait point vus en France que cela, que sait-on s’ils ne sont point venus de Constantinople jusqu’ici entre deux eaux ?

Paquier.

En effet, Monsieur, les Topinambous, qui demeurent quatre ou cinq cents lieues au-delà du monde, vinrent bien autrefois à Paris ; & l’autre jour encore les Polonois enleverent bien la Princesse Marie en plein jour à l’hôtel de Nevers, sans que personne osât branler.

Corbineli.

Mais ils ne se sont pas contentés de ceci ; ils ont voulu poignarder votre fils...

Paquier.

Quoi ! sans confession ?

Corbineli.

S’il ne se rachetoit par de l’argent.

Granger.

Ah ! les misérables ! C’étoit pour incurer la peur dans cette jeune poitrine.

Paquier.

En effet, les Turcs n’ont garde de toucher l’argent des Chrétiens, à cause qu’il a une croix.

Corbineli.

Mon maître ne m’a jamais pu dire autre chose, sinon : Va-t’en trouver mon pere, & lui dis... Ses larmes aussi-tôt suffoquant sa parole, m’ont bien mieux expliqué qu’il n’eût su faire les tendresses qu’il a pour vous.

Granger.

Que diable aller faire aussi dans la galere d’un Turc ! d’un Turc ! Perge.

Corbineli.

Ces écumeurs impitoyables ne me vouloient pas accorder la liberté de vous venir trouver, si je ne me fusse jetté aux genoux du plus apparent d’entre eux. Hé ! Monsieur le Turc, lui ai-je dit, permettez-moi d’aller avertir son pere, qui vous enverra tout-à-l’heure sa rançon.

Granger.

Tu ne devois pas parler de rançon ; ils se seront moqués de toi.

Corbineli.

Au contraire, à ce mot il a un peu rasséréné sa face. Va, va, m’a-t-il dit ; mais si tu n’es ici de retour dans un moment, j’irai prendre ton maître dans son college, & vous étranglerai tous trois aux antennes de notre navire. J’avois si peur d’entendre encore quelque chose de plus fâcheux, ou que le diable ne me vînt emporter étant en la compagnie de ces excommuniés, que je me suis promptement jetté dans un esquif, pour vous avertir des funestes particularités de cette rencontre.

Granger.

Que diable aller faire dans la galere d’un Turc !

Paquier.

Qui n’a peut-être pas été à confesse depuis dix ans.

Granger.

Mais penses-tu qu’il soit bien résolu d’aller à Venise ?

Corbineli.

Il ne respire autre chose.

Granger.

Le mal n’est donc pas sans remede. Paquier, donne-moi le receptacle des instruments de l’immortalité, Scriptorium scilicet.

Corbineli.

Qu’en desirez-vous faire ?

Granger.

Ecrire une lettre à ces Turcs.

Corbineli.

Touchant quoi ?

Granger.

Qu’ils me renvoient mon fils, parceque j’en ai affaire ; qu’au reste, ils doivent excuser la jeunesse, qui est sujette à beaucoup de fautes ; & que s’il lui arrive une autre fois de se laisser prendre, je leur promets, foi de Docteur, de ne leur en plus obtundre la faculté auditive.

Corbineli.

Ils se moqueront, par ma foi, de vous.

Granger.

Va-t’en donc leur dire de ma part que je suis tout prêt de leur répondre pardevant Notaire, que le premier des leurs qui me tombera entre les mains, je le leur renverrai pour rien. Ah ! que diable, que diable aller faire en cette galere ! Ou dis-leur qu’autrement je vais m’en plaindre à la Justice. Si-tôt qu’ils l’auront remis en liberté, ne vous amusez ni l’un ni l’autre, car j’ai affaire de vous.

Corbineli.

Tout cela s’appelle dormir les yeux ouverts.

Granger.

Mon Dieu ! faut-il être ruiné à l’âge où je suis ! Va-t’en avec Paquier, prends le reste du teston que je lui donnai pour la dépense il n’y a que huit jours. Aller, sans dessein, dans une galere ! Prends tout le reliqua de cette piece Ah ! malheureuse géniture, tu me coûtes plus d’or que tu n’es pesante ! Paie la rançon ; &, ce qui restera, emploie-le en œuvres pies. Dans la galere d’un Turc ! Tiens, va-t’en. Mais, misérable, dis-moi, que diable allois-tu faire dans cette galere ? Va prendre dans mes armoires ce pourpoint découpé que quitta feu mon oncle l’année du grand hiver.

Corbineli.

A quoi bon ces fariboles ? vous n’y êtes pas. Il faut tout au moins cent pistoles pour sa rançon.

Granger.

Cent pistoles ! Ah ! mon fils, ne tient-il qu’à ma vie pour conserver la tienne ? Mais cent pistoles ! Corbineli, va-t’en lui dire qu’il se fasse pendre sans dire mot ; cependant qu’il ne s’afflige point, car je les en ferai bien repentir.

Corbineli.

Mademoiselle Genevote n’étoit pas trop sotte, qui refusoit tantôt de vous épouser, sur ce que l’on assuroit que vous étiez d’humeur, quand elle seroit esclave en Turquie, de l’y laisser.

Granger.

Je les ferai mentir. S’en aller dans la galere d’un Turc ! Hé ! quoi faire, de par tous les diables, dans cette galere ? Oh ! galere, galere, tu mets bien ma bourse aux galeres !

Scene V.

PAQUIER, CORBINELI.

Paquier.

Voilà ce que c’est que d’aller aux galeres ! Qui diable le pressoit ? Peut-être que s’il eût eu la patience d’attendre encore huit jours, le Roi l’y eût envoyé en si bonne compagnie, que les Turcs ne l’eussent pas pris.

Corbineli.

Notre Domine, ne songez-vous pas que ces Turcs me dévoreront ?

Paquier.

Vous êtes à l’abri de ce côté-là, car les Mahométans ne mangent point de porc.

Scene VI.

GRANGER, CORBINELI, PAQUIER.

Granger revient lui donner une bourse, & s’en retourne en même temps.

Tiens, va-t’en, emporte tout mon bien. . . . . . . . . . . . . . .

Notre Comique a vu toutes les beautés & tous les défauts de cette scene. Un fourbe a besoin d’argent pour servir les amours de son maître, il imagine de s’en faire donner par le pere même de son jeune patron. L’idée est fort plaisante, Moliere l’a adoptée. Pour obliger le pere à financer, on lui dit que son fils est entre les mains des Turcs, & qu’ils vont le mener à Alger, s’il n’envoie au plutôt sa rançon : le mensonge est bien imaginé, il met le pere dans une position pressante ; aussi Scapin s’en sert-il. L’avarice de Granger rend sa situation plus plaisante, sur-tout lorsque la tendresse paternelle & l’amour qu’il a pour l’argent se livrent de cruels combats dans son cœur, le forcent de s’écrier plusieurs fois : Que diable alloit-il faire dans cette galere ? & qu’il veut donner un vieil habit pour racheter son fils. Moliere s’est emparé de toutes ces richesses ; mais elles sont entourées de choses qui les déparent, que Moliere a très bien apperçues, & qu’on ne trouve point dans son imitation, quoique les deux scenes paroissent tout-à-fait semblables aux personnes qui ne se donnent pas la peine de les détailler. Soyons moins superficiels.

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

Acte II. Scene XI.

SCAPIN, GÉRONTE.

Scapin, faisant semblant de ne pas voir Géronte.

O Ciel ! ô disgrace imprévue ! ô misérable pere ! Pauvre Géronte, que feras-tu ?

Géronte, à part.

Que dit-il là de moi, avec ce visage affligé ?

Scapin.

N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le Seigneur Géronte ?

Géronte.

Qu’y a-t-il, Scapin ?

Scapin, courant sur le théâtre, sans vouloir entendre ni voir Géronte.

Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortune ?

Géronte, courant après Scapin.

Qu’est-ce que c’est donc ?

Scapin.

En vain je cours de tous côtés pour pouvoir le trouver.

Géronte.

Me voici.

Scapin.

Il faut qu’il soit caché dans quelque endroit qu’on ne puisse pas deviner.

Géronte, arrêtant Scapin.

Holà. Es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?

Scapin.

Ah ! Monsieur, il n’y a pas moyen de vous rencontrer.

Géronte.

Il y a une heure que je suis devant toi. Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a ?

Voilà du Térence tout pur, & non du Cyrano. C’est ainsi, chez le Comique Latin, que les fourbes agacent la curiosité des vieillards qu’ils veulent tromper. Disons, en passant, que cette maniere d’animer la scene paroît un peu forcée sur nos petits théâtres, lorsqu’elle dure trop long-temps.

Scapin.

Monsieur...

Géronte.

Quoi ?

Scapin.

Monsieur votre fils...

Géronte.

Hé bien, mon fils....

Scapin.

Est tombé dans une disgrace la plus étrange du monde.

Géronte.

Et quelle ?...

Scapin.

Je l’ai trouvé tantôt tout triste de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal-à-propos ; &, cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allé promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galere turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mine nous a invités d’y entrer, & nous a présenté la main. Nous y avons passé. Il nous a fait mille civilités, nous a donné la collation, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, & bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

Géronte.

Qu’y a-t-il de si affligeant en tout cela ?

Scapin.

Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galere en mer, & se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquif, & m’envoie vous dire que, si vous ne lui envoyez pas tout-à-l’heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils à Alger.

Géronte.

Comment diantre, cinq cents écus !

Scapin.

Oui, Monsieur ; & de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.

Géronte.

Ah ! le pendard de Turc ! m’assassiner de la façon !

Scapin.

C’est à vous, Monsieur, d’aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Il ne songeoit pas à ce qui est arrivé.

Géronte.

Va-t’en, Scapin, va-t’en vîte dire à ce Turc que je vais envoyer la Justice après lui.

Scapin.

La Justice en pleine mer ! vous vous moquez des gens.

Granger dit, dans Cyrano, qu’il ira porter plainte à la Justice contre le ravisseur de son fils. Si l’on veut faire des recherches sur cette pensée, l’analyser, l’approfondir, l’on y pourra découvrir, entrevoir dans le lointain l’idée singuliere de Géronte, qui veut envoyer la Justice en pleine mer ; mais le propos de Granger marque-t-il autant de trouble que celui de Géronte ? le comique en est-il aussi simple ? frappe-t-il d’abord ? arrache-t-il un éclat de rire général ?

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes.

Géronte.

Il faut, Scapin, que tu fasses ici l’action d’un serviteur fidele.

Scapin.

Quoi, Monsieur ?

Géronte.

Que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoie mon fils, & que tu te mettes à sa place jusqu’à ce que j’aie ramassé la somme qu’il demande.

Scapin.

Hé, Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? & vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens, que d’aller recevoir un misérable comme moi à la place de Monsieur votre fils ?

L’expédient de Géronte, tout simple qu’il est, devient d’autant plus comique, qu’il doit surprendre Scapin, l’embarrasser quelque temps, & que le spectateur est curieux de voir comment il parera le coup. Granger qui veut envoyer dire à son fils de se laisser pendre sans dire mot, & de ne point s’affliger parcequ’on le vengera ; Granger, dis-je, qui trouve un moyen aussi sot, aussi plat, aussi révoltant, ne mérite certainement pas d’entrer en comparaison avec Géronte, du moins dans ce moment.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Il ne devinoit pas ce malheur. Songez, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.

Géronte.

Tu dis qu’il demande....

Scapin.

Cinq cents écus.

Géronte.

Cinq cents écus ! N’a-t-il pas de conscience ?

Scapin.

Vraiment oui, de la conscience à un Turc !

Géronte.

Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?

Scapin.

Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.

Géronte.

Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval ?

Scapin.

Ce sont des gens qui n’entendent point de raison.

Géronte.

Mais que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Il est vrai. Mais, quoi ! on ne prévoyoit pas les choses. De grace, Monsieur, dépêchez.

Géronte.

Tiens, voilà la clef de mon armoire.

Scapin.

Bon !

Géronte.

Tu l’ouvriras.

Scapin.

Fort bien !

Géronte.

Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

Scapin.

Oui.

Géronte.

Tu iras prendre toutes les hardes qui sont dans cette grande malle, & tu les vendras aux frippiers, pour aller racheter mon fils.

Scapin, lui rendant la clef.

Hé, Monsieur, rêvez-vous ? Je n’aurois pas cent francs de tout ce que vous dites ; & de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné.

Granger veut donner, pour racheter son fils, le reste d’un teston sur lequel on a pris la dépense pendant huit jours, & un vieux pourpoint que son oncle quitta l’année du grand hiver. Tout cela est burlesque, & point du tout comique, parcequ’il peche trop contre la vraisemblance. Granger ne peut croire que le Turc se contentera de si peu de chose ; mais Géronte, avare comme il l’est, peut fort bien se figurer qu’un amas de vieilles hardes vendues aux frippiers fera une somme considérable. Remarquons d’ailleurs avec quel art ce bout de scene est filé. Scapin prend avec transport la clef du coffre ; il croit qu’on va lui permettre de puiser à pleines mains, il jouit quelque temps de ce plaisir : point du tout, il est bien frustré dans ses espérances.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere ?

Scapin.

Oh ! que de paroles perdues ! Laissez là cette galere, & songez que le temps presse, & que vous courez risque de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai de ma vie, & qu’à l’heure que je parle, on t’emmene esclave en Alger ! Mais le Ciel me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu, & que si tu manques à être racheté, il n’en faut accuser que le peu d’amitié d’un pere.

Géronte.

Attends, Scapin, je m’en vais querir cette somme.

Scapin.

Dépêchez donc vîte, Monsieur : je tremble que l’heure ne sonne.

Géronte.

N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?

Scapin.

Non, cinq cents écus.

Géronte.

Cinq cents écus !

Scapin.

Oui.

Géronte.

Que diable alloit-il faire dans cette galere !

Scapin.

Vous avez raison : mais hâtez-vous.

Géronte.

N’y avoit-il pas d’autre promenade ?

Scapin.

Cela est vrai : mais faites promptement.

Géronte.

Ah ! maudite galere !

Scapin, à part.

Cette galere lui tient au cœur.

Géronte.

Tiens, Scapin, je ne me souvenois pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, & je ne croyois pas qu’elle dût m’être si-tôt ravie !

Le reste ne doit plus rien à Cyrano. Géronte présente la bourse à Scapin, & la remet dans sa poche en lui recommandant d’aller vîte racheter son fils. Scapin est obligé de lui faire remarquer qu’il n’a point donné d’argent. Dans toute la scene de Cyrano, Granger est aussi pédant qu’avare, & ses platitudes de college rebutent & gâtent les traits plaisants qui échappent à son avarice : notre Poëte les lui abandonne. Il est encore absurde de vouloir lui persuader qu’une galere turque est venue jusqu’au quai de l’Ecole : Moliere sauve cette extravagance en transportant l’action dans une ville maritime.

La troisieme scene du troisieme acte des Fourberies de Scapin est aussi calquée sur celle qui suit.

LE PÉDANT JOUÉ. Acte III. Scene II.

GRANGER, PAQUIER, GENEVOTE.

Granger.

Mademoiselle, seriez-vous venue autant à la bonne heure, que la grace aux pendus quand ils sont sur l’échelle ?

Genevote.

Est-ce l’amour qui vous a rendu criminel ? Vraiment, la faute est trop illustre pour ne vous la pas pardonner. Toute la pénitence que je vous en ordonne, c’est de rire avec moi d’un petit conte que je suis venue ici pour vous faire. Ce conte toutefois se peut appeller une histoire, car rien ne fut jamais plus véritable. Elle vient d’arriver, il n’y a pas deux heures, au plus facétieux personnage de Paris ; & vous ne sauriez croire à quel point elle est plaisante. Quoi ! vous n’en riez pas ?

Granger.

Mademoiselle, je crois qu’elle est divertissante au-delà de ce qui le fut jamais ; mais...

Genevote.

Mais vous n’en riez pas ?

Granger.

Ah, ah, ah, ah, ah.

Genevote.

Il faut, avant que d’entrer en matiere, vous anatomiser le squelette d’homme & de vêtement, aux mêmes termes qu’un Savant m’en a tantôt fait la description. Voici l’heure environ que le soleil se couche, c’est l’heure aussi par conséquent que les lambeaux de son manteau se viennent rafraîchir aux étoiles. Leur maître ne les expose jamais au jour, parcequ’il craint que le soleil, prenant une matiere si combustible pour le berceau du phénix, ne brûlât & le nid & l’oiseau. Ce manteau donc, cette cape, cette casaque, cette simarre, cette robe, cette soutane, ce lange, ou cet habit, car on est encore à deviner ce que c’est, & le Syndic des Tailleurs y demeureroit à quia, fait bien dire aux gausseurs, qu’il fait peur aux larrons en leur montrant la corde. Certains Dogmatistes disent avoir appris, par tradition, qu’il fut apporté du Caire, où on le trouva dans une vieille cave, à l’entour de je ne sais quelle momie, sous les saintes masures d’une pyramide éboulée ; à la vérité, les figures grotesques que les trous, les pieces, les taches & les filets y composent bizarrement, ont beaucoup de rapport avec les figures hiéroglyphiques des Egyptiens. C’est un plaisir sans pareil de contempler ce fantôme arrêté dans une rue : vous y verrez amasser cent curieux, & tous en extase disputer de son origine ; l’un, soutenir que l’imprimerie ni le papier n’étant pas encore trouvés, les Doctes y avoient tracé l’Histoire universelle ; & sur cela remontant de Pharamond à César, de Romule à Priam, de Prométhée au premier homme, il ne laissera pas échapper un filet qui ne soit au moins le symbole de la décadence d’une Monarchie. Un autre veut que ce soit le tableau du chaos ; un autre, la métempsycose de Pythagore ; un autre, divisant ses guenilles par chapitres, y trouvera l’alcoran divisé par azoares ; un autre, le systême de Copernic ; un autre enfin jurera que c’est le manteau du Prophete Elie, & que sa sécheresse est une marque qu’il a passé par le feu ; & moi, pour vous blasonner cet écu, je dis qu’il porte de sable, engrêlé sur la bordure, aux lambeaux sans nombre. Du manteau je passerois aux habits ; mais je pense qu’il suffira de dire que chaque piece de son accoûtrement est une antique. Venons de l’étoffe à la doublure, de la gaine à l’épée, & de la châsse au saint ; traçons en deux paroles le crayon de notre ridicule Docteur. Figurez-vous un rejetton de ce fameux arbre coco, qui seul fournit un pays entier de choses nécessaires à la vie. Premiérement, en ses cheveux on trouve de l’huile, de la graisse & des cordes de luth : sa tête peut fournir de corne les couteliers ; & son front, les Négromanciens de grimoire à invoquer le diable ; son cerveau, d’enclume ; ses yeux, de cire, de vernis & d’écarlate ; son visage, de rubis ; sa gorge, de clous ; sa barbe, de décrottoires ; ses doigts, de fuseaux ; sa peau, de laine ; son haleine, de vomitif ; ses cauteres, de poix ; ses dartres, de farine ; ses oreilles, d’ailes à moulin ; son derriere, de vent à le faire tourner ; sa bouche, de four à ban ; & sa personne, d’âne à porter la mounée. Pour son nez, il mérite bien une égratignure particuliere. Cet authentique nez arrive partout un quart d’heure devant son maître ; dix Savetiers de raisonnable rondeur vont travailler dessous à l’abri de la pluie. Hé bien, Monsieur, ne voilà pas un joli Ganimede ? Et c’est pourtant le héros de mon histoire ! Cet honnête homme régente une classe dans l’Université ; c’est le plus faquin, le plus chiche, le plus avare, le plus sordide, le plus mesquin !.... Mais riez donc.

Granger.

Ah, ah, ah, ah, ah.

Genevote.

Ce vieux rat de college a un fils qui, je pense, est receleur des perfections que la nature a volées au pere. Ce chiche pénard, ce radoteur....

Granger, à part.

Ah ! malheureux, je suis trahi ! C’est sans doute ma propre histoire qu’elle me conte. (Haut.) Mademoiselle, passez ces épithetes : il ne faut pas croire tous les mauvais rapports, outre que la vieillesse doit être respectée.

Genevote.

Quoi ! le connoissez-vous ?

Granger

Non, en aucune façon.

Genevote.

Oh bien, écoutez donc. Ce vieux bouc veut envoyer son fils en je ne sais quelle ville, pour s’ôter un rival ; &, afin de venir à bout de cette entreprise, il lui veut faire accroire qu’il est fou. Il le fait lier, & lui fait ainsi promettre tout ce qu’il veut : mais le fils n’est pas long-temps créancier de cette fourbe. Comment ! vous ne riez pas de ce vieux bossu, de ce maussade à triple étage !

Granger.

Baste ! baste ! faites grace à ce pauvre vieillard.

Genevote.

Or écoutez le plus plaisant. Ce goutteux, ce loup-garou, ce Moine bourru....

Granger.

Passez outre : cela ne fait rien à l’histoire.

Genevote.

Commanda à son fils d’acheter quelque bagatelle, pour faire un présent à son oncle le Vénitien ; & son fils, un quart d’heure après, lui manda qu’il venoit d’être pris prisonnier par des Pirates Turcs, à l’embouchure du golfe des Bons-Hommes ; &, ce qui n’est pas mal plaisant, c’est que le bon-homme aussi-tôt envoya la rançon. Mais il n’a que faire de craindre pour sa pécune, elle ne courra point de risque sur la mer du Levant.

Dans Moliere, Zerbinette rappelle de même à Géronte tout ce qu’il a dit dans son dépit contre la galere, & lui raconte le tour que Scapin lui a joué. La scene est mauvaise dans Cyrano : elle ne peut être excellente dans Moliere, parcequ’elle nous offre un simple récit de ce que nous avons déja vu en action47 ; mais du moins elle fait beaucoup rire. Ces deux scenes sont pourtant les mêmes dans le fond, puisque Zerbinette, à l’exemple de Genevote, vient dire au pere de son amant comment on l’a trompé par rapport à elle & pour servir son fils. Pourquoi y a-t-il une si grande différence entre l’une & l’autre ? Il est aisé d’en concevoir la raison, pour peu qu’on soit versé dans l’art théâtral, & qu’on ait réfléchi sur les ressources du comique. Genevote doit nécessairement nous faire moins de plaisir que Zerbinette : premiérement, parcequ’elle vient de dessein prémédité dire des injures à Granger ; la derniere au contraire, poussée seulement par l’envie de rire d’une aventure plaisante qu’on lui a rapportée, & brûlant de trouver quelqu’un à qui elle puisse la raconter, trouve par hasard le pere de son amant sur son passage, & lui rend naïvement sa propre histoire. Elle veut même le forcer à rire avec elle de ce ladre, de ce vilain qu’elle lui peint si bien. En second lieu, Genevote ne reproche à son vieillard que le ridicule de son habillement : mais Zerbinette ne s’arrête pas à la superficie, elle va au vif ; elle reproche au sien le ridicule de son esprit & de sa ladrerie ; elle lui rappelle qu’il a voulu faire vendre de vieilles hardes pour racheter son fils ; qu’il a voulu envoyer la Justice en pleine mer après les Turcs, & que la douleur de compter de l’argent lui a souvent arraché cette exclamation burlesque : Que diable alloit-il faire dans cette galere ! Enfin, les coups que Zerbinette porte au pere de son amant sont plus excusables & bien plus piquants en même temps, que ceux dont Genevote accable grossiérement Granger ; aussi flattent-ils bien mieux la malignité du spectateur.

Les Auteurs de l’Histoire du Théâtre François assurent que le dialogue des premieres scenes des Fourberies ressemble tout-à-fait à celui des deux premieres scenes de la Sœur, comédie de Rotrou. Il y a en effet un endroit où les deux Auteurs ont donné à leur dialogue la même coupe, la même vivacité.

LA SŒUR. Acte I. Scene I.

LÉLIE, ERGASTE.

. . . . . . . . .

Lélie.

O fatale nouvelle, & qui me désespere !
Mon oncle te l’a dit, & le tient de mon pere ?

Ergaste.

Oui.

Lélie.

Que pour Eroxene il destine ma foi ?
Qu’il doit absolument m’imposer cette loi ?
Qu’il promet Aurélie aux vœux de Polidore ?

Ergaste.

Je vous l’ai déja dit, & vous le dis encore.

Lélie.

Et qu’exigeant de nous ce funeste devoir,
Il nous veut obliger d’épouser dès ce soir ?

Ergaste.

Dès ce soir.

Lélie.

Et tu crois qu’il te parloit sans feinte ?

Ergaste.

Sans feinte.

Lélie.

Ah ! si d’amour tu ressentois l’atteinte,
Tu plaindrois moins ces mots qui te coûtent si cher,
Et qu’avec tant de peine il te faut arracher ;
Et cette avare Echo, qui répond par ta bouche,
Seroit plus indulgente à l’ennui qui me touche.
. . . . . . . . .

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

ACTE I. Scene I.

SYLVESTRE, OCTAVE.

. . . . . . . . . .

Octave.

Ah ! fâcheuses nouvelles pour un cœur amoureux ! Dures extrémités où je me vois réduit ! Tu viens, Sylvestre, d’apprendre au port que mon pere revient ?

Sylvestre.

Oui.

Octave.

Qu’il arrive ce matin même ?

Sylvestre.

Ce matin même.

Octave.

Et qu’il revient dans la résolution de me marier ?

Sylvestre.

Oui.

Octave.

Avec une fille du Seigneur Géronte ?

Sylvestre.

Du Seigneur Géronte.

Octave.

Et que cette fille est mandée de Tarente exprès pour cela ?

Sylvestre.

Oui.

Octave.

Et tu tiens ces nouvelles de mon oncle ?

Sylvestre.

De votre oncle.

Octave.

A qui mon pere les a mandées par une lettre ?

Sylvestre.

Par une lettre.

Octave.

Et cet oncle, dis-tu, sait toutes nos affaires ?

Sylvestre.

Toutes nos affaires.

Octave.

Ah ! parle, si tu veux, & ne te fais point de la sorte arracher les mots de la bouche. . . . . . .

Ergaste & Sylvestre répondent aux questions qu’on leur fait, en peu de mots, ou bien en répétant les dernieres paroles qu’on leur a dites : c’est dans ce morceau seulement que le dialogue de Moliere ressemble à celui de Rotrou D’ailleurs ce sont des minuties, qu’il est bon d’indiquer pour prouver que Moliere faisoit attention à tout, qu’il sentoit tout, mais sur lesquelles il ne faut pas s’arrêter long-temps.

Passons à Térence. Nous avons dit que Moliere avoit imité des détails & plusieurs scenes du Phormion ; qu’il avoit même calqué la machine de sa piece sur celle du Poëte Latin. On sera sans doute bien aise de voir lutter ces grands hommes. Dans le premier volume de cet ouvrage, chapitre XI du Dialogue, nous avons déja comparé la seconde scene du premier acte de Phormion avec la seconde scene du premier acte des Fourberies de Scapin, & le Lecteur doit se rappeller qu’elles sont bâties sur le même fond. Passons à d’autres.

PHORMION, Acte I. Scene V.

Démiphon.

Je ne sais à quoi me déterminer, car c’est une affaire que je n’aurois pu prévoir ; & je suis dans une si furieuse colere, que je ne puis arrêter mon esprit à penser aux voies que j’ai à prendre. C’est pourquoi, tous tant que nous sommes, lorsque la fortune nous est plus favorable, nous devrions travailler avec le plus d’application à nous mettre en état de supporter ses disgraces ; & quand on revient de quelque voyage, on devroit toujours se préparer aux dangers, aux pertes, à l’exil, & penser qu’on trouvera son fils dans le déréglement, ou sa fille malade, ou sa femme morte ; que tous ces accidents arrivent tous les jours, qu’ils peuvent nous être arrivés comme à d’autres : ainsi rien ne pourroit nous surprendre, ni nous paroître nouveau ; & tout ce qui arriveroit contre ce que nous aurions attendu, nous le prendrions pour un gain fort considérable.

Géta, à Phédria.

O Monsieur ! on ne sauroit croire de combien je passe mon maître en sagesse. Tous les maux qui peuvent m’arriver sont prévus ; il y a long-temps que j’ai fait ces réflexions : Quand mon maître sera de retour, j’irai pour le reste de mes jours moudre au moulin ; j’aurai les étrivieres ; je serai mis aux fers ; on m’enverra travailler aux champs. Aucun de tous ces accidents ne pourra ni me surprendre, ni me paroître nouveau ; & tout ce qui m’arrivera contre ce que j’ai attendu, je le prendrai pour un gain fort considérable. . . . . . .

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

Acte II. Scene VIII.

. . . . . . . . . .

Scapin.

Monsieur, la vie est mêlée de traverses ; il est bon de s’y tenir sans cesse préparé : & j’ai oui dire, il y a long-temps, une parole d’un ancien, que j’ai toujours retenue.

Argante.

Quoi ?

Scapin.

Que pour peu qu’un pere de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer, se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estopié, sa fille subornée ; & ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie, & je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colere de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivieres ; &, ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu graces à mon bon destin. . . . .

Dans Térence, Géta répete ou parodie simplement ce que Démiphon vient de dire : Moliere a senti combien une idée retournée ou répétée produit peu d’effet au théâtre ; il a placé adroitement dans un seul couplet & dans la bouche d’un seul personnage ce que Térence fait dire par deux interlocuteurs. Il est bien plaisant de voir un maître fourbe inventer la meilleure moralité qui se soit jamais débitée, donner des leçons de philosophie, & s’offrir pour exemple.

PHORMION, Acte I. Scene IV.

Antiphon s’est marié pendant l’absence de son pere : on vient lui annoncer que son pere est arrivé, & qu’il va paroître. Il tremble. Géta l’exhorte à se rassurer.

Géta.

Puisque cela est donc ainsi, vous devez travailler d’autant plus à vous tenir sur vos gardes : la fortune aide les gens de cœur.

Antiphon.

Je ne suis pas maître de moi.

Géta.

Il est pourtant plus nécessaire que jamais, que vous le soyez présentement : car si votre pere s’apperçoit que vous ayiez peur, il ne doutera pas que vous ne soyez coupable.

Phédria.

Cela est vrai.

Antiphon.

Je ne puis pas me changer.

Géta.

Où en seriez-vous donc, s’il vous falloit faire des choses bien plus difficiles ?

Antiphon.

Puisque je ne puis faire l’un, je ferois encore moins l’autre.

Géta.

Cet homme va tout gâter, Phédria ; voilà qui est fait. A quoi bon perdre ici davantage notre temps ? Je m’en vais.

Phédria.

Et moi aussi.

Antiphon.

Eh ! je vous prie, si je contrefaisois ainsi l’assuré, seroit-ce assez ?

Géta.

Vous vous moquez.

Antiphon.

Voyez cette contenance : qu’en dites-vous ? y suis-je ?

Géta.

Non.

Antiphon.

Et présentement ?

Géta.

A-peu-près.

Antiphon.

Et comme me voilà ?

Géta.

Vous y êtes. Ne changez pas ; & souvenez-vous de répondre parole pour parole, & de lui bien tenir tête, afin que dans son emportement il n’aille pas vous renverser d’abord par les choses dures & fâcheuses qu’il vous dira.

Antiphon.

J’entends.

Géta.

Dites-lui que vous avez été forcé malgré vous par la loi, & par la sentence qui a été rendue. Entendez-vous ? Mais quel est ce vieillard que je vois au fond de la place ?

Antiphon.

C’est lui ! je ne saurois l’attendre.

Géta.

Ah ! qu’allez-vous faire ? où allez-vous ? Arrêtez ; arrêtez, vous dis-je.

Antiphon.

Je me connois : je sais la faute que j’ai faite. Je vous recommande Phanion, & je remets ma vie entre vos mains. . . . . . . . . . . .

LES FOURBERIES DE SCAPIN.

Acte I. Scene IV.

OCTAVE, SCAPIN, SYLVESTRE.

Scapin, à Octave.

Et vous, préparez-vous à soutenir avec fermeté l’abord de votre pere.

Octave.

Je t’avoue que cet abord me fait trembler par avance, & j’ai une timidité naturelle que je ne saurois vaincre.

Scapin.

Il faut pourtant paroître ferme au premier choc, de peur que, sur votre foiblesse, il ne prenne le pied de vous mener comme un enfant. Là, tâchez de vous composer par étude : un peu de hardiesse, & songez à répondre résolument sur ce qu’il vous pourra dire.

Octave.

Je ferai du mieux que je pourrai.

Scapin.

Çà, essayons un peu, pour vous accoutumer. Répétons un peu votre rôle, & voyons si vous ferez bien. Allons, la mine résolue, la tête haute, le regard assuré.

Octave.

Comme cela ?

Scapin.

Encore un peu davantage.

Octave.

Ainsi ?

Scapin.

Bon ! Imaginez-vous que je suis votre pere qui arrive, & répondez-moi fermement comme si c’étoit à lui-même. « Comment, pendard, vaurien, infame, fils indigne d’un pere comme moi, oses-tu paroître devant mes yeux, après tes bons déportements, après le lâche tour que tu m’as joué pendant mon absence ? Est-ce là le fruit de mes soins, maraud ? est-ce là le fruit de mes soins, le respect qui m’est dû, le respect que tu me conserves » ?... Allons donc... « Tu as l’insolence, frippon, de t’engager sans le consentement de ton pere, de contracter un mariage clandestin ! Réponds-moi, coquin, réponds-moi. Voyons un peu tes belles raisons »... Oh ! que diable, vous demeurez interdit !

Octave.

C’est que je m’imagine que c’est mon pere que j’entends. . . . . . . . . . . .

Ici les personnages sont dans la même situation que dans la piece latine, mais Scapin rend la scene françoise bien meilleure par l’idée qui lui vient de contrefaire le pere. De cette façon l’illusion augmente, & sur-tout le jeu théâtral, partie bien précieuse, puisque les applaudissements que l’acteur reçoit reviennent à l’Auteur. Peu de gens savent voir la scene sur leur papier quand ils travaillent. Un Poëte comique n’excellera jamais, s’il n’est naturellement comédien, & s’il ne joue tous ses rôles en les composant.

PHORMION. Acte IV. Scene III.

ANTIPHON, GÉTA, CHRÉMÈS, DÉMIPHON.

Antiphon.

J’attends le retour de Géta, qui ne doit pas tarder à revenir. Mais voilà mon oncle avec mon pere. Que je crains les résolutions que son retour lui va faire prendre !

Géta.

Je vais les aborder. Ah ! notre bon Chrémès....

Chrémès.

Bon jour, Géta.

Géta.

Je suis ravi de vous voir de retour en bonne santé.

Chrémès.

Je le crois.

Géta.

Comment tout va-t-il ?

Chrémès.

J’ai trouvé, à l’ordinaire, bien des nouvelles en arrivant.

Géta.

Cela ne peut pas être autrement. Vous avez appris ce qui est arrivé à Antiphon ?

Chrémès.

D’un bout à l’autre.

Géta, à Démiphon.

Est-ce vous qui le lui avez dit ? Quelle indignité, Chrémès, d’avoir été trompé de cette maniere !

Chrémès.

C’est de quoi je m’entretenois avec lui présentement.

Géta.

Ma foi, je m’en entretenois aussi moi tout seul ; & même, à force d’y penser, je crois avoir trouvé un remede.

Démiphon.

Quoi, Géta ? quel remede ?

Géta.

Quand je vous ai quitté, j’ai trouvé, par hasard, Phormion sur mon chemin.

Chrémès.

Qui est ce Phormion ?

Géta.

Cet homme qui nous a empêtrés de cette...

Chrémès.

Je sais.

Géta.

Tout d’un coup il m’est venu dans l’esprit de le sonder un peu. Je le tire à part. Pourquoi, lui ai-je dit, Phormion, ne cherchez-vous pas les moyens d’accommoder entre vous cette affaire à l’amiable ? Mon maître est honnête homme & ennemi des procès. Car, pour ses amis, ils lui conseilloient tous de chasser cette créature.

Antiphon.

Que va-t-il faire ? & à quoi cela aboutira-t-il ?

Géta.

Me direz-vous que par les loix il seroit puni de l’avoir fait ? Croyez-moi, cela a été examiné par de bonnes têtes ; &, sur ma parole, vous avez à suer, si vous vous attaquez à cet homme-là ; c’est l’éloquence en personne. Mais, je le veux, vous gagnerez votre procès : enfin ce n’est pas une affaire où il y aille de la vie ; il ne s’agit que d’argent.... Quand j’ai vu mon homme ébranlé par ces paroles : Nous sommes seuls, lui ai-je dit, parlez franchement ; dites ce que vous voulez que l’on vous donne de la main à la main, pour faire que mon maître n’entende plus parler de cette affaire, que cette femme se retire, & que vous ne veniez plus nous chagriner.

Antiphon.

Les Dieux lui auroient-ils tourné l’esprit !

Géta.

Car, & je le sais fort bien, pour peu que vous vous mettiez à la raison, mon maître est si traitable, que vous n’aurez pas ensemble trois paroles.

Démiphon.

Qui t’a chargé de dire cela ?

Chrémès.

Ah ! il ne pouvoit pas mieux prendre la chose pour le mener où nous voulons.

Antiphon.

Je suis mort !

Chrémès.

Continue.

Géta.

D’abord mon homme se faisoit tenir à quatre.

Chrémès.

Que demandoit-il ?

Géta.

Ce qu’il demandoit ? Beaucoup trop : tout ce qui lui venoit dans la tête.

Chrémès.

Mais encore ?

Géta.

Si on lui donnoit, disoit-il, six cents écus...

Chrémès.

Six cents diables à son cou ! N’a-t-il pas de honte ?

Géta.

Je lui ai dit aussi : Eh ! que pourroit-il donc faire davantage, je vous prie, s’il marioit sa propre fille ? Il n’a pas gagné beaucoup de n’en point avoir, puisqu’en voilà une toute trouvée qu’il faut qu’il dote. Pour abréger & ne pas vous redire toutes ses impertinences, voici sa conclusion. Au commencement, m’a-t-il dit, j’avois fait dessein d’épouser moi-même la fille de mon ami, car je prévoyois bien le malheur qui lui arriveroit, & je n’ignorois pas qu’une fille pauvre qui trouve un homme riche, devient plutôt l’esclave que la femme de son mari. Mais, pour vous dire franchement la chose comme elle est, j’avois besoin d’une femme qui m’apportât quelque argent pour payer mes dettes ; & encore aujourd’hui, si Démiphon veut me donner autant que celle que j’ai fiancée doit m’apporter, il n’y a point de femme que j’aime mieux que celle dont vous voulez vous défaire.

Antiphon.

Est-ce par sottise ou par malice qu’il fait cela ? Est-ce de dessein prémédité ou sans y penser ? Je ne sais qu’en croire.

Démiphon.

Eh quoi ! s’il doit jusqu’à son ame ?

Géta.

J’ai engagé, m’a-t-il dit, une piece de terre pour trente pistoles.

Démiphon.

Voilà qui est fait ; qu’il l’épouse, je vais les donner.

Géta.

Une petite maison pour autant.

Démiphon.

Ho, ho ! c’est trop.

Chrémès.

Ne criez point ; je les donnerai ces trente pistoles.

Géta.

Il faut acheter une petite esclave pour ma femme : il faut quelques meubles pour le ménage : les noces seront de quelque dépense : pour tout cela, dit-il, mettez encore autres trente pistoles. C’est bien le moins.

Démiphon.

Oh, parbleu ! qu’il me fasse plutôt six cents procès. Il n’aura pas un sou de moi. Je servirois ainsi de risée à ce coquin !

Chrémès.

Eh, mon Dieu ! je les donnerai, soyez en repos ; & faites seulement que votre fils épouse celle que vous savez.

Antiphon.

Que je suis malheureux ! Ah ! Géta, tu m’as perdu par tes fourberies.

Chrémès.

C’est pour l’amour de moi qu’on chasse cette créature ; il est bien juste que ce soit à mes dépens.

Géta.

Mais sur-tout, m’a-t-il dit, avertissez-moi au plutôt s’ils veulent me donner cette fille, afin que je me défasse de l’autre, & qu’on ne me tienne pas le bec en l’eau ; car les gens dont je vous parle doivent me compter aujourd’hui de l’argent.

Chrémès.

Il l’aura tout-à-l’heure. Qu’il retire sa parole, & qu’il prenne cette fille.

Démiphon.

Puisse-t-elle lui porter malheur !

Chrémès.

J’ai fort à propos apporté avec moi de l’argent du revenu des terres que ma femme a à Lemnos ; je m’en servirai, & je lui dirai que vous en avez affaire.

La scene huitieme du deuxieme acte des Fourberies de Scapin est faite d’après celle-ci. Je suis fâché que son étendue, & le nombre des citations que nous avons déja faites, ne me permettent pas de la rapporter. Ceux de mes Lecteurs qui ne l’ont pas bien présente à leur mémoire, peuvent avoir recours à l’original ; & après avoir loué l’adresse de Térence, ils loueront encore davantage celle de Moliere, qui non seulement a saisi toutes les beautés de son émule, mais qui leur donne une nouvelle force, en dégageant la scene d’une partie des personnages.

Dans la scene latine, Chrémès se récrie sur la demande exorbitante de Phormion, & Démiphon s’engage à le satisfaire : un instant après c’est Démiphon qui se fâche, & Chrémès offre la somme qu’on leur demande. Il est bien plus plaisant dans Moliere de voir ces contradictions dans un seul homme qu’un fourbe ballotte à son gré. Les combats qu’il éprouve sont bien plus énergiques : tous les coups de pinceau étant destinés à le peindre, rendent son portrait bien plus frappant. D’ailleurs l’intrigant a bien plus de peine pour arracher une somme considérable à un seul avare qu’à deux qui se cotisent. Il est contraint par conséquent à s’ingénier davantage, à se replier en cent façons différentes ; & nous devons, je gage, à cette nécessité, à cet effort d’imagination où l’Auteur s’est vu réduit, cette fameuse sortie que Scapin fait contre les procès & les gens de Justice, pour empêcher Argante de plaider, & pour le déterminer à compter l’argent dont son fils a besoin48.

Que Moliere est sublime dans ce moment où il ne doit rien à son original, & qu’il lui est supérieur !

Dans Térence, Antiphon ignore les projets que Géta enfante pour servir Phédria, & craint qu’il ne veuille réellement le priver de sa femme en la faisant épouser par Phormion. Moliere n’a pu introduire cette situation réellement piquante dans ses Fourberies, parcequ’il l’avoit déja placée dans l’Etourdi. Nous en avons parlé dans l’article de cette derniere piece.

Il nous reste à confronter le plan du Phormion avec celui des Fourberies de Scapin. Pour cet effet il est bon d’avoir sous les yeux un précis de la piece latine.

Extrait du Phormion.

Chrémès & Démiphon sont freres. Chrémès quitte sa maison & sa femme pour aller à Lemnos, où il a une seconde épouse & une fille. Démiphon part en même temps pour aller en Cilicie, chez un ancien hôte, qui lui promet, dans ses lettres, des montagnes d’or. Les deux vieillards ont chacun un fils qu’ils laissent entre les mains de Géta, esclave de Démiphon. Le nouveau Gouverneur veut d’abord leur donner de bons conseils, qui sont très mal reçus, & plus mal récompensés. Il est forcé de leur laisser la bride sur le cou : ils ne manquent pas d’en abuser. Phédria, fils de Chrémès, devient amoureux d’une chanteuse. Antiphon, fils de Démiphon, épouse Phanie, qui passe pour étrangere. Les affaires sont dans cette situation critique, quand les deux vieillards arrivent. Le Gouverneur est au désespoir. Démiphon sait déja que son fils est marié. On lui dit qu’il a été forcé par la loi, parcequ’on lui a prouvé qu’il étoit le plus proche parent de Phanie. Phormion, parasite, qui a imaginé la fourberie, a effectivement feint d’avoir jadis connu le pere de la jeune fille, a fait appeller Antiphon en justice. Celui-ci ne s’est pas défendu, & a été condamné. Le pere veut casser le mariage : il consulte trois Avocats, & se trouve plus embarrassé qu’avant la consultation.

D’un autre côté, le marchand d’esclaves presse Phédria, & le menace de vendre la belle dont il est amoureux, s’il ne lui donne pas bien vîte de l’argent. Phédria prie Géta de lui en procurer. Celui-ci ne sait où en prendre, lorsqu’il apperçoit les deux vieillards en grande conférence. Chrémès est fâché de n’avoir pas trouvé à Lemnos la femme & sur-tout la fille qu’il alloit y chercher. Son dessein étoit de la marier à son neveu Antiphon. Démiphon lui conte qu’il y a un autre empêchement à ce mariage, puisque son fils s’est marié à une étrangere. Géta est charmé d’avoir deux cordes à son arc, c’est-à-dire, deux vieillards à duper. Il vient leur dire que Phormion veut bien se charger de la femme d’Antiphon & l’épouser, à condition qu’on lui donnera une somme de la main à la main. D’abord il a demandé, ajoute-t-il, une somme exorbitante ; mais peu-à-peu il est devenu plus traitable. Premiérement, il a engagé une piece de terre pour dix mines ; il veut qu’on les lui donne. Démiphon y consent. Secondement, il a mis en gage une maison pour autant ; il les exige encore. Démiphon ne veut pas les donner. Chrémès consent à les compter. Troisièmement, il a besoin d’une petite esclave pour sa femme, il lui faut quelques meubles pour le ménage, de l’argent pour les frais de noce ; tout cela montera encore à dix mines. Démiphon aimeroit mieux avoir six cents procès que de compter cette somme. Chrémès veut bien la payer. Les vieillards vont chez eux pour prendre de l’argent.

Antiphon entend tout ce que dit Géta. Il l’accuse de vouloir réellement lui enlever sa femme, il s’emporte contre lui. Géta l’appaise, en lui disant qu’il a travaillé pour procurer de l’argent à son cousin ; que Phormion trouvera des prétextes pour éloigner la noce, & que pendant ce temps-là on aura le temps de trouver une pareille somme, & de la rendre. Mais les vieillards ont à peine remis l’argent au Parasite, qu’ils apprennent le véritable sort de Phanie : elle est fille de Chrémès. Le hasard a fait le mariage qu’ils avoient projetté. Ils veulent obliger Phormion à rendre l’argent ; mais il ne sauroit, puisqu’il l’a donné à Phédria, qui a déja acheté sa chere esclave. Chrémès menace le Parasite de la justice ; celui-ci, pour l’en punir, appelle la femme du vieillard à grands cris, & lui apprend que son mari avoit une autre épouse à Lemnos. La femme est furieuse, ne veut point pardonner à son époux ; &, pour commencer à se venger, elle permet à Phormion de venir manger chez elle tant qu’il voudra.

 

Qu’on lise Moliere, en comparant le plan de ces deux pieces, on conviendra, & je suis obligé de l’avouer moi-même, malgré mon enthousiasme pour Moliere, on conviendra, dis-je, que le plan de Térence l’emporte de beaucoup sur celui de Moliere, sur-tout si l’on se transporte au temps où les belles esclaves étoient en possession de faire tourner la tête à la jeunesse, & devenoient les héroïnes de toutes les aventures amoureuses. Alors la piece de Térence devoit présenter aux Romains une fable aussi naturelle que celle de Moliere dut le paroître peu dans sa nouveauté. En second lieu, les amours de Léandre & d’Octave n’ont pas la moindre liaison entre elles, & forment très visiblement une double intrigue ; mais dans Térence les aventures des deux cousins sont accrochées ensemble par Géta, qui fait servir le mariage d’Antiphon, & le desir que les vieillards ont de le rompre, pour favoriser la tendresse de Phédria. Il faut être connoisseur, & connoisseur difficile, pour s’appercevoir que l’action n’est pas une. Pour le Parasite de Térence, il est bien mieux lié à la machine que le Sylvestre de Moliere. Nous parlerons peu du dénouement. Il est clair que la vengeance du Parasite, l’embarras de Chrémès, & le courroux de sa femme y figurent bien mieux, que Scapin avec sa tête enveloppée, en demandant pardon des malheureux coups de bâton qu’il a donnés. Je ne puis comprendre comment Moliere n’a pas vu dans le plan de son modele des combinaisons tout-à-fait ingénieuses. S’il les a vues, pourquoi les a-t-il négligées ?

Qu’on me permette de finir cet article par une idée qui me vient. Ne seroit-il pas possible à un Auteur de lier toutes les beautés de la piece de Térence à celles que Moliere a mises dans la sienne ? Une fois réunies, elles formeroient un chef-d’œuvre ; mais il faudroit pour cela être doué d’un esprit assez souple, assez adroit pour rapprocher ces différentes pieces de rapport, sans que la contrainte se décélât à travers ; & pour les assortir avec goût, il faudroit avoir assez de justesse & de sagacité dans l’imagination, pour accommoder aux bienséances de notre scene une intrigue qui roule sur une fille esclave, sur une autre qui ne peut épouser son amant parcequ’on la croit étrangere, & sur un mari qui a deux femmes. Il faudroit enfin avoir du génie. Il faudroit, ajoutera quelqu’un, laisser les choses comme elles sont, & respecter les ouvrages des grands hommes. Je répondrai à cela que c’est le langage de la paresse ou de l’impuissance. On ne va pas loin avec de tels guides. Moliere n’est le plus grand Comique de tous les siecles, que parcequ’il a su mettre à contribution ses prédécesseurs les plus illustres.