(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXV. » pp. 500-533
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(1772) De l’art de la comédie. Livre troisième. De l’imitation (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XXV. » pp. 500-533

CHAPITRE XXV.

Le Malade Imaginaire, comédie ballet, en trois actes, en prose, comparée avec plusieurs scenes italiennes ; le Médecin volant de Boursault ; le Paysan qui avoit offensé son Seigneur, Conte de la Fontaine ; la Foire des Poëtes, comédie.

Cette piece fut représentée sur le théâtre du Palais Royal le 10 Février 1673. Nous y allons voir des imitations heureuses, mais toutes ne le sont pas également.

Acte II. Scene VI. Cléante ne pouvant parvenir à voir Angélique qu’il aime, s’introduit à titre de musicien chez Argan, pere de sa maîtresse. Il dit que le maître d’Angélique, étant obligé de partir pour la campagne, l’a prié de donner leçon à sa belle écoliere pendant son absence. Argan veut que le prétendu musicien fasse chanter sa fille devant lui. Le maître aimeroit mieux donner sa leçon en particulier ; mais le pere est curieux d’entendre sa fille, & de procurer ce plaisir à M. Diafoirus pere, & sur-tout à M. Diafoirus fils qui doit incessamment être son gendre. Cléante, très embarrassé par la présence du pere de sa maîtresse & de son rival, entreprend cependant de parler de son amour, malgré tous les fâcheux qui l’environnent, & de savoir s’il est payé de retour.

Cléante.

C’est proprement ici un petit opéra in-promptu ; & vous n’allez entendre chanter que de la prose cadencée, ou des manieres de vers libres, tels que la passion & la nécessité peuvent faire trouver à deux personnes qui disent les choses d’elles-mêmes, & parlent sur-le-champ.

Argan.

Fort bien. Ecoutons.

Cléante.

Voici le sujet de la scene. Un berger étoit attentif aux beautés d’un spectacle qui ne faisoit que commencer, lorsqu’il fut tiré de son attention par un bruit qu’il entendit à ses côtés. Il se retourne, & voit un brutal qui, de paroles insolentes, maltraitoit une bergere. D’abord il prend les intérêts d’un sexe à qui tous les hommes doivent hommage ; & après avoir donné au brutal le châtiment de son insolence, il vient à la bergere, & voit une jeune personne qui, des plus beaux yeux qu’il eût jamais vus, versoit des larmes qu’il trouva les plus belles du monde. Hélas ! dit-il en lui-même, est-on capable d’outrager une personne si aimable ! & quel inhumain, quel barbare ne seroit touché par de telles larmes ! Il prend soin de les arrêter, ces larmes qu’il trouve si belles ; & l’aimable bergere prend soin en même temps de le remercier de son léger service, mais d’une maniere si charmante, si tendre & si passionnée, que le berger n’y peut résister ; & chaque mot, chaque regard, est un trait plein de flamme dont son cœur se sent pénétré. Est-il, disoit-il, quelque chose qui puisse mériter les aimables paroles d’un tel remerciement ? & que ne voudroit-on pas faire, à quels services, à quels dangers ne seroit-on pas ravi de courir, pour s’attirer un seul moment des touchantes douceurs d’une ame si reconnoissante ? Tout le spectacle passe sans qu’il y donne aucune attention ; mais il se plaint qu’il est trop court, parcequ’en finissant il le sépare de son adorable bergere ; &, de cette premiere vue, de ce premier moment, il emporte chez lui tout ce qu’un amour de plusieurs années peut avoir de plus violent. Le voilà aussi-tôt à sentir tous les maux de l’absence ; & il est tourmenté de ne plus voir ce qu’il a si peu vu. Il fait tout ce qu’il peut pour se redonner la vue dont il conserve nuit & jour une si chere idée ; mais la grande contrainte où l’on tient sa bergere, lui en ôte tous les moyens. La violence de sa passion le fait résoudre à demander en mariage l’adorable beauté sans laquelle il ne peut plus vivre ; & il en obtient d’elle la permission, par un billet qu’elle a l’adresse de lui faire tenir. Mais, dans le même temps, on l’avertit que le pere de cette belle a conclu son mariage avec un autre, & que tout se dispose pour en célébrer la cérémonie. Jugez quelle atteinte cruelle au cœur de ce triste berger. Le voilà accablé d’une mortelle douleur, il ne peut souffrir l’effroyable idée de voir tout ce qu’il aime entre les bras d’un autre ; & son amour au désespoir lui fait trouver le moyen de s’introduire dans la maison de sa bergere pour apprendre ses sentiments, & savoir d’elle la destinée à laquelle il doit se résoudre. Il y rencontre les apprêts de tout ce qu’il craint ; il y voit venir l’indigne rival que le caprice d’un pere oppose aux tendresses de son amour ; il le voit triomphant, ce rival ridicule, auprès de l’aimable bergere, ainsi qu’auprès d’une conquête qui lui est assurée ; & cette vue le remplit d’une colere dont il a peine à se rendre le maître. Il jette de douloureux regards sur celle qu’il adore ; & son respect & la présence de son pere l’empêchent de lui rien dire que des yeux. Mais enfin il force toute contrainte, & le transport de son amour l’oblige à lui parler ainsi :

(Il chante.)
 Belle Philis, c’est trop, c’est trop souffrir :
Rompons ce dur silence, & m’ouvrez vos pensées.
  Apprenez-moi ma destinée :
  Faut-il vivre ? faut-il mourir ?

Angélique, en chantant.

Vous me voyez, Tircis, triste & mélancolique,
Aux apprêts de l’hymen dont vous vous alarmez.
Je leve au Ciel les yeux, je vous regarde, je soupire ;
  C’est vous en dire assez.

Argan.

Ouais ! je ne croyois pas que ma fille fût si habile, que de chanter ainsi à livre ouvert, sans hésiter.

Cléante.

   Hélas ! belle Philis,
  Se pourroit-il que l’amoureux Tircis
   Eût assez de bonheur
 Pour avoir quelque place dans votre cœur ?

Angélique.

Je ne m’en défends point, dans cette peine extrême ;
   Oui, Tircis, je vous aime.

Cléante.

  O parole pleine d’appas !
  Ai-je bien entendu ? Hélas !
Redites-la, Philis, que je n’en doute pas.

Angélique.

   Oui, Tircis, je vous aime.

Cléante.

   De grace, encor, Philis.

Angélique.

    Je vous aime.

Cléante.

Recommencez cent fois, ne vous en lassez pas.

Angélique.

  Je vous aime, je vous aime,
   Oui, Tircis, je vous aime.

Cléante.

Dieux, Rois, qui sous vos pieds regardez tout le monde,
Pouvez-vous comparer votre bonheur au mien ?
  Mais, Philis, une pensée
  Vient troubler ce doux transport,
Un rival, un rival...

Angélique.

Ah ! je le hais plus que la mort ;
  Et sa présence, ainsi qu’à vous,
   M’est un cruel supplice.

Cléante.

Mais un pere à ses vœux vous veut assujettir.

Angélique.

   Plutôt, plutôt mourir,
  Que de jamais y consentir ;
 Plutôt, plutôt mourir, plutôt mourir.

Argan.

Et que dit le pere à tout cela ?

Cléante.

Il ne dit rien.

Argan.

Voilà un sot pere que ce pere-là, de souffrir toutes ces sottises-là sans rien dire.

Cléante, voulant continuer.

   Ah ! mon amour....

Argan.

Non, non, en voilà assez. Cette comédie-là est de fort mauvais exemple. Le berger Tircis est un impertinent, & la bergere Philis une impudente de parler de la sorte devant son pere. (A Angélique.) Montrez-moi ce papier. Ah, ah ! où sont donc les paroles que vous dites ? il n’y a là que de la musique écrite.

Cléante.

Est-ce que vous ne savez pas, Monsieur, qu’on a trouvé depuis peu l’invention d’écrire les paroles avec les notes mêmes ?

Argan.

Fort bien ! Je suis votre serviteur, Monsieur ; jusqu’au revoir. Nous nous serions bien passés de votre impertinent opéra.

Cléante.

J’ai cru vous divertir.

Argan.

Les sottises ne divertissent point.

Le stratagême dont Cléante se sert est employé dans plusieurs pieces italiennes. Collalto 49 en a rajeuni l’idée dans l’un de ses canevas intitulé : Les Intrigues d’Arlequin.

 

Un jeune homme est l’amant aimé de la fille de Pantalon. Il voudroit lui faire parvenir une lettre ; il prie Arlequin de s’en charger : celui-ci refuse, parcequ’il craint d’être battu. L’amant lui promet un louis par chaque coup de bâton qu’il recevra. Arlequin, agréablement surpris, s’écrie : Quoi ! si je reçois vingt coups de bâton ?... — Tu auras vingt louis. — Cent coups de bâton ?... — Cent louis. — Une charretée de coups de bâton ? &c.... Il part, entre chez Pantalon sous l’habit de tailleur, remet sa lettre, & fait ensuite mille impertinences pour avoir des coups de bâton. Il est si malheureux qu’il ne peut y réussir, & qu’il est obligé de s’en donner lui-même. Il est question ensuite d’aller chercher la réponse à la lettre qu’il a portée. Il revient chez Pantalon à titre de musicien, pour donner leçon à la Demoiselle de la maison, en attendant le retour de son maître qui est parti en poste pour aller à la Chine faire répéter un opéra de sa composition. Pantalon veut voir si sa fille a fait des progrès, passe au clavessin pour l’accompagner. Arlequin est embarrassé ; il imagine de dire à Pantalon que pour l’amuser il va exécuter avec son écoliere une scene d’un opéra bouffon qu’on doit jouer dans peu. En voici le sujet, lui dit-il. Là-dessus, en feignant de lui raconter le sujet de l’opéra, il lui raconte une partie de sa propre histoire, & continue ainsi en chantant :

Dialogue, dans les Intrigues d’Arlequin.

Arlequin.

Madame, je suis bien votre humble serviteur.

Rausaura.

Du Seigneur Arlequin je suis bien la servante.

Arlequin.

Vous me reconnoissez ?

Rausaura.

Oui ; mais je suis prudente.

Arlequin.

  De là dépend votre bonheur.
Et savez-vous aussi le sujet qui m’amene ?

Rausaura.

  Dites-le-moi, je le saurai.

Arlequin.

Un petit mot d’écrit que, pour charmer sa peine,
Mon maître attend de vous.

Rausaura.

Je vous le donnerai.
Mais...

Arlequin.

Quoi ?

Rausaura.

Je crains mon pere ; il est ici présent.

Arlequin.

  Qu’importe ?

Rausaura.

En ce moment
  Il nous voit, il nous entend.

Arlequin.

  N’appréhendez rien. C’est un pere
   Comme on n’en trouve guere,
  Un pere qui sait son devoir :
  S’il entend, il saura se taire ;
Il baissera la tête afin de ne rien voir.

Pantalon est enchanté de l’opéra ; il rit aux éclats & baisse en effet la tête sur son clavessin pour accompagner sa fille. Pendant ce temps-là Arlequin prend la lettre des mains de Rausaura.

 

Cette scene est excellente pour le Théâtre Italien, & celle de Moliere est excellente pour le Théâtre François, parceque l’Auteur en faisant imaginer & exécuter le stratagême amoureux par l’amant même, a banni la farce de la scene & l’a rendu plus attachante, plus intéressante. Moliere a sur-tout ajouté au comique en donnant aux amants devenus tout-à-coup musiciens plusieurs témoins intéressés à l’action. Il est très plaisant de voir rire monsieur Thomas Diafoirus, lorsque Cléante parle de son rival & qu’Angélique répond,

Ah ! je le hais plus que la mort ;
Et sa présence, ainsi qu’à vous,
 M’est un cruel supplice.

Le premier intermede du Malade est imaginé en partie d’après un conte de la Fontaine.

Le Paysan qui avoit offensé son Seigneur.

Ce paysan est condamné à manger trente aulx, à recevoir trente coups de bâton, ou à payer cent écus. Il essaie des deux premiers supplices, & finit par payer les cent écus.

. . . . . . . . .
C’est grand’pitié quand on fâche son maître !
Ce paysan eut beau s’humilier,
Et pour un fait assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher les épaules ;
Sans qu’il lui fut dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules,
Fait seulement grace d’un carolus.

Premier Intermede. Scene VIII.

(Polichinel a fait peur à des Archers. Ils veulent s’en venger en le conduisant en prison.)

Polichinel.

Hé ! n’est-il rien, Messieurs, qui soit capable d’attendrir vos ames ?

Les quatre Archers.

 Il est aisé de nous toucher ;
Et nous sommes humains plus qu’on ne sauroit croire.
Donnez-nous seulement six pistoles pour boire,
  Nous allons vous relâcher.

Polichinel.

Hélas ! Messieurs, je vous assure que je n’ai pas un sou sur moi.

Les quatre Archers.

  Au défaut de six pistoles,
  Choisissez donc, sans façon,
  D’avoir trente croquignoles,
  Ou douze coups de bâton.

Polichinel.

Si c’est une nécessité & qu’il faille en passer par-là, je choisis les croquignoles.

Les quatre Archers.

  Allons, préparez-vous,
  Et comptez bien les coups.
(Les Archers dansant, donnent en cadence des croquignoles à Polichinel.)

Polichinel, pendant qu’on lui donne des croquignoles.

Une & deux, trois & quatre, cinq & six, sept & huit, neuf & dix, onze & douze, quatorze & quinze.

Les quatre Archers.

 Ah, ah, vous en voulez passer !
 Allons, c’est à recommencer.

Polichinel.

Ah ! Messieurs, ma pauvre tête n’en peut plus ; & vous venez de me la rendre comme une pomme cuite. J’aime mieux encore les coups de bâton que de recommencer.

Les quatre Archers.

Soit. Puisque le bâton est pour vous plus charmant,
  Vous aurez contentement.
(Les Archers donnent en cadence des coups de bâton à Polichinel.)

Polichinel, comptant les coups de bâton.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six. Ah, ah, ah ! je n’y plus résister. Tenez, Messieurs, voilà six pistoles que je vous donne50.

Toutes les scenes où Toinette, sous la robe d’un Médecin, vient voir monsieur Argan son maître, ont été imitées d’Arlecchino Medico volante, Arlequin Médecin volant, ou du Médecin volant de Boursault. Rappellons-nous d’abord les scenes de Moliere.

 

Acte III. Scene X. Toinette vient en Médecin offrir ses services à monsieur Argan, qui s’écrie : Par ma foi, voilà Toinette elle-même. Le faux Médecin sort sous prétexte d’aller donner une commission à son valet.

Scene XI. Argan est surpris de la ressemblance qu’il voit entre Toinette & le Médecin : Béralde lui dit qu’on a vu souvent de ces sortes de choses, & que les histoires sont remplies de ces jeux de la nature.

Scene XII. Toinette paroît sous ses propres habits : Argan lui dit de rester, pour voir jusqu’à quel point le Médecin lui ressemble : elle sort en répondant qu’elle a autre chose à faire.

Scene XIII. Argan jure que s’il n’avoit vu Toinette & le Médecin, il eût été dupe de la ressemblance.

Scene XIV. Toinette revient sous l’habit de Médecin, ordonne à Argan de se faire couper un bras, pour qu’il n’attire pas toute la substance de l’autre, & de se faire crever un œil pour la même raison. Elle sort. « Il faut, dit-elle, que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier, afin d’aviser & voir ce qu’il auroit fallu lui faire pour le guérir ».

 

Toutes ces scenes sont excellentes pour faire briller la figure de l’actrice qui joue le rôle de Toinette. Si elle a la mine fripponne de Madame Bellecour, elle est charmante sous l’ajustement de Médecin ; mais tout ce qu’elle fait ne sert point à la piece ; elle ne dit même rien de plaisant, si vous en exceptez la consultation qu’elle va faire pour un malade mort la veille. Voyons présentement les scenes italiennes sur lesquelles Moliere a calqué les siennes ; ou, pour mieux faire, voyons Boursault quia traduit l’Arlecchino Medico volante, comme nous l’avons déja dit ailleurs, & l’a donné au public sous le nom de Medecin volant, huit ans avant la premiere représentation du Malade imaginaire.

 

Crispin, valet de Lélio, s’habille en Médecin pour s’introduire chez Fernand, pere de Lucrece. Il sert, sous ce déguisement, les amours de Lucrece & de son maître ; mais à peine a-t-il quitté son ajustement, qu’il rencontre Fernand. Tout est perdu si le vieillard le reconnoît pour celui qui joue le rôle de Médecin. Voici comme il se tire d’embarras.

 

Scene XV.

FERNAND, CRISPIN.

Crispin, en habit de valet.

Au plus vîte attrapons notre maître.
Réjouissance... O Dieux ! c’est Fernand, que je crois !
C’est lui-même !

Fernand.

Est-ce pas mon Docteur que je vois ?
C’est lui-même, c’est lui. Votre mine est pleureuse :
Qu’êtes-vous ?

Crispin, pleurant.

Moi, Monsieur ? un pauvre homme qui gueuse.

Fernand.

Quoi ! tu gueuses ?

Crispin.

Monsieur, mes malheurs sont si grands...

Fernand.

Mais dedans cette ville as-tu point de parents ?

Crispin.

Ah ! Monsieur, des parents on n’a guere de grace :
Je suis frere à mon frere, & c’est lui qui me chasse.

Fernand.

Il faut donc que sans doute il en ait du sujet.
Qu’as-tu fait ?

Crispin.

Répandu la moitié d’un julep.

Fernand.

Il est donc Médecin ?

Crispin.

Oui, Monsieur.

Fernand.

Il me semble
Que ce frere en colere à-peu-près te ressemble.

Crispin.

Oui, Monsieur.

Fernand.

Penses-tu qu’on le puisse appaiser ?

Crispin.

Non, Monsieur.

Fernand.

Si tu veux, je lui vais proposer...

Crispin.

Il ne souffrira pas que jamais je le voie,
Monsieur.

Fernand.

Si je m’en mêle, il aura de la joie.
Je le viens de quitter ; il est fort mon ami.

Crispin.

S’il est vrai, je ne sens ma douleur qu’à demi ;
Car, Monsieur, je vois bien que vous êtes brave homme ;
Vous aurez de la peine à souffrir qu’il m’assomme.

Fernand.

Attends-moi : de ce pas je m’en vais le chercher.

Crispin.

Moi, Monsieur ! Point du tout, je m’en vais me cacher.

Fernand.

Mais il faut te montrer.

Crispin.

Ah ! Monsieur, je ne l’ose,
Sans savoir si vos soins auront fait quelque chose.
Je m’en vais, s’il vous plaît, vous attendre à l’écart.

 

Scene XVI. Fernand plaint le pauvre garçon, & projette de le raccommoder avec son frere.

Scene XVII. Crispin paroît en soutane : Fernand sollicite la grace de son prétendu frere. Crispin feint d’être trop en colere. Il permet cependant à son frere de retourner chez lui ; mais il ne veut pas le voir. Il sort pour visiter un malade qui l’attend.

Scene XVIII. Fernand se félicite d’avoir commencé le raccommodement.

Scene XIX. Crispin vient, en pleurant & en habit de valet, voir si sa grace est obtenue. Fernand lui dit que l’affaire est bien avancée, qu’il la terminera incessamment. Il le fait entrer dans sa maison, & l’enferme.

Scene XXI. Crispin paroît à la fenêtre. Il est fâché d’être enfermé. Il craint plus que jamais de voir sa ruse découverte. La fenêtre n’est pas élevée, il saute en bas, & va vîte reprendre son habit de Médecin.

Scene XXIII. Crispin revient en soutane. Fernand ne perd pas son objet de vue : il fait entrer le Médecin dans la maison pour embrasser son frere.

Scene XXIV. Philipin, valet de Fernand, a vu Crispin sauter par la fenêtre. Il se doute de quelque ruse, & veut faire naître des soupçons dans l’esprit de son maître.

 

PHILIPIN, FERNAND, & CRISPIN dans la maison.

Philipin, à Fernand.

 Quoi ! Monsieur, vous craignez qu’il ne sorte ?
Malepeste ! le drille, il sait bien d’autres tours !
Le manœuvre !

Fernand.

Pourquoi me tiens-tu ce discours ?
Ou respecte cet homme, ou redoute ma canne.

Philipin.

Quand on est baladin, porte-t-on la soutane ?
. . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
 Votre ensoutané saute mieux qu’un cabri,
Je le sais. Mais chez vous que peut-il aller faire ?
Répondez, s’il vous plaît.

Fernand.

Pardonner à son frere.
Il étoit en courroux pour certains accidents...

Philipin.

A ce compte, son frere est aussi là-dedans ?
N’est-ce pas ?

Crispin, à la fenêtre.

Ah ! frippon fripponnant...

Fernand, à Philipin.

Tiens, écoute.

Crispin, continuant.

Voyez ce qu’aujourd’hui votre faute me coûte :
J’aurois eu le plaisir de jamais ne vous voir,
Si Monsieur dessus moi n’avoit pas tout pouvoir.
Mais je l’honore plus que personne du monde.

Fernand, à Philipin.

Tu vois bien.

Philipin.

Pour le moins que son frere réponde ;
Il le doit.

Fernand, à Crispin.

Votre frere à son tour ne dit mot ?
Qu’il parle.

Crispin.

Entendez-vous, beau pleureux, maître sot ?
Si ma juste colere est si-tôt adoucie...
(Déguisant sa voix en pleurant.)
Monsieur, je vous rends grace, & je vous remercie ;
Je n’ai pas à dessein répandu... Taisez-vous...
Si jamais... Paix, vous dis-je, & craignez mille coups...
Je puis... Taisez-vous donc... Mais, mon cher frere...
 Encore !

Philipin.

Comment diable fait-il, le fûté ? Je l’ignore.

Fernand.

Ils sont deux.

Philipin.

Il le semble : il n’en est pourtant rien :
Mais de bien le savoir je découvre un moyen.
Dites que devant vous il embrasse son frere.

Crispin.

N’étoit Monsieur Fernand que je veux satisfaire,
Pécore...

Fernand.

Il auroit tort de vous plus offenser.
Mais, Monsieur, pour me plaire, il le faut embrasser ;
Et toujours...

Crispin.

L’embrasser !

Philipin.

Que cela l’embarrasse !
Voyez.

Fernand.

De votre part je prétends cette grace.

Crispin.

Il seroit trop heureux si ce bien peu commun...

Philipin.

Je vous jure, ma foi, qu’ils ne sont, ma foi, qu’un.
Le madré ! Gardez-vous des finesses qu’il brasse.

Fernand, à haute voix.

Seras-tu trop heureux si ton frere t’embrasse,
L’enfermé ?

Crispin.

C’est à lui... Paix, Monsieur le badaud ;
Paix, frippon ! paix, bélître ! & venez ici haut :
C’est moins par amitié que ce n’est par contrainte :
Venez, dis-je.
(Crispin met son chapeau sur son coude, & puis l’embrasse si adroitement, qu’il semble que ce soit une autre personne.)

Fernand, à Philipin.

Tu vois, ce n’est pas une feinte.

Philipin.

Je n’y vois, ma foi, goutte, & ne sais ce que c’est.

Crispin, à Fernand.

A présent ?...

Fernand.

A présent, descendez, s’il vous plaît ;
Je vous ouvre.

Philipin.

Epions ; car, ou bien je suis ivre,
Ou bien....

Crispin, descendu.

J’ai fait défense au coquin de me suivre ;
J’en aurois de la honte : il viendra par après.
Adieu.
(Il sort, & met bas la soutane ; puis, comme Fernand est entré, croyant faire sortir un autre frere, Crispin prend l’occasion, & monte fort diligemment par la fenêtre, & ensuite sort avec Fernand, comme si en effet il étoit frere du Médecin.)

Les scenes de Boursault tiennent certainement mieux au sujet & servent davantage à l’intrigue que celles de Moliere ; elles ne pechent pas si fort contre la vraisemblance : elles sont d’ailleurs rendues très comiques par l’embarras de Crispin & les ruses qu’il est obligé de mettre en usage pour n’être pas découvert, au lieu que Toinette vient trop aisément à bout de son dessein. Elle ne pouvoit pas, me dira-t-on, escalader une fenêtre, comme Crispin. Cela est vrai ; mais elle pouvoit se dispenser d’emprunter son déguisement & une partie de ses ruses, pour être moins utile & moins plaisante que lui.

Bien des gens prétendent que la réception burlesque du Malade imaginaire est aussi imitée des Italiens : je n’ai trouvé rien d’approchant dans aucune de leurs anciennes pieces. Ce qui peut avoir donné lieu à cette opinion, est une scene jouée à la Foire, dans laquelle on reçoit un Comédien, en lui mettant sur la tête un bonnet orné de deux oreilles, qui lui donne le pouvoir de chanter, de danser, & d’ennuyer impunément la Ville & le Fauxbourg ; mais elle est au contraire faite d’après celle de Moliere, & la copie est très inférieure à l’original. La même idée a été depuis assez heureusement renouvellée dans une comédie intitulée La Foire des Poëtes.

 

Un Auteur propose deux pieces à Trivelin qui les trouve jolies, mais il a besoin d’un prologue. L’Auteur lui répond qu’il pourra peut-être trouver ce qu’il cherche en voyant les apprentifs Poëtes prendre leur leçon. Trivelin y consent. Aussi-tôt le Professeur de poésie s’avance & chante ces paroles :

 Son Professor di poesia,
 Della divina frenesia :
Mon art inspire les transports :
  I miei canti
  Sono incanti :
  I dotti, gl’ignoranti,
Tout est charmé de mes accords.
  Venite, miei cari
   Scolari,
  A prender lezione
  Dal dottor Lanternone.

Les apprentifs Poëtes forment une danse. Le Professeur interroge un de ses écoliers. Ils chantent le dialogue suivant :

Le Professeur.

Pour être poëte à présent,
Quel est le talent nécessaire ?

L’Ecolier.

Il faut être plaisant,
Quelquefois médisant,
Et toujours plagiaire.

Le Professeur.

 Non è questo,
 Dite presto
Cio che bisogna far
Per ben versificar.

L’Ecolier.

Rimar, rimar, rimar.

Le Professeur.

Bravo ! bene, bene, bene !
De qui faites-vous plus d’estime,
De la raison ou de la rime ?

L’Ecolier.

La rime, sans comparaison,
Doit l’emporter sur la raison.

Le Professeur.

Pourquoi cette distinction ?

L’Ecolier.

C’est qu’on entend toujours la rime,
Et qu’on n’entend point la raison.

Le Professeur.

 Bravo ! bene, bene, bene !
 Pour faire une piece lyrique,
Autrement dite un opéra nouveau,
 Que faut-il pour le rendre beau ?

L’Ecolier.

De mauvais vers & de bonne musique.

Le Professeur.

Dans une tragédie, ouvrage d’importance,
 Que faut-il pour toucher les cœurs ?

L’Ecolier.

Un songe, une reconnoissance,
Un récit & de bons acteurs.

Aussi-tôt on entend une symphonie brillante. Le Professeur dit que c’est Minerve qui descend : la Folie paroît dans le moment, & chante en s’adressant aux Poëtes :

Ingrats, me méconnoissez-vous ?
N’est-ce pas moi qui vous inspire ?
Qui, dans vos transports les plus fous,
Ai soin de monter votre lyre ?
Allons, allons, subissez tous
Le joug de mon aimable empire,
Et que chacun à mes genoux
S’applaudisse de son délire.
Viva, viva la Pazzia,
La madre dell’allegria,
Souveraine de tous les cœurs,
Et la Minerve des Auteurs !

La Folie conduit les Auteurs à Paris, qui est, dit-elle, leur vrai séjour ; tous la suivent en chantant & en dansant avec elle.

 

Nous avons cité bon nombre de sujets, de caracteres, de scenes, de détails imités par Moliere ; mais ne nous persuadons pas avoir rapporté toutes ses imitations. Ne nous flattons pas d’avoir entiérement décomposé Moliere imitateur ; premiérement, parcequ’il est impossible qu’aucune des sources dans lesquelles notre Comique a puisé n’ait échappé à nos recherches ; secondement, parceque nous ne saurions rapporter toutes les imitations de Moliere, à moins que de copier ses ouvrages depuis son Etourdi jusqu’au Malade imaginaire, & depuis leurs premiers mots jusqu’aux derniers inclusivement. « Quelle idée folle, va-t-on s’écrier peut-être ! elle n’a pas le sens commun ». Continuons, ensuite on décidera si ce que j’avance est si ridicule.

Nous n’avons point dit que Moliere ait imité sa Psyché. Supposons qu’aucun Auteur n’ait avant lui traité ce sujet, Moliere ne l’a-t-il pas trouvé dans la Fable ? Prendre un sujet de la Fable, de l’Histoire, d’un Roman, des Métamorphoses d’Ovide, d’un bon Poëte étranger, ou d’un compatriote qui l’a manqué, n’est-ce pas la même chose ? A-t-on plus ou moins de mérite à le traiter, à le mettre en action sur notre scene, à l’assujettir aux regles, aux bienséances du théâtre, à l’accommoder aux usages, aux mœurs de son pays, à faire ressortir du fond même une morale qui soit propre aux hommes de sa nation ? Si l’on remplit bien ces conditions, quelque part qu’on prenne un sujet, on est un bon imitateur : par la même raison, si on les remplit mal, on est un mauvais imitateur.

La fameuse scene des Femmes savantes, dans laquelle Vadius & Trissotin se donnent mutuellement un encens fade, & finissent par se traiter de grimaud, de rimeur de balle, de frippier d’écrits, de cuistre, de plagiaire, &c. n’est certainement dans aucun des prédécesseurs de Moliere ; mais on prétend qu’il l’a vue d’après nature, au palais de Luxembourg chez Mademoiselle, par Cotin & Ménage. Quelques personnes assurent qu’il n’en fut pas témoin oculaire, & que son ami Boileau, devant qui la scene s’étoit passée, lui en fit part. Eh bien ! voir jouer une scene sur le Théâtre Italien, la lire dans un Auteur Espagnol, la voir en action dans la société, ou l’entendre narrer par quelqu’un qui pese sur les circonstances & les détails, n’est-ce pas de même à peu de chose près ? Et l’Auteur qui la transporte sur son théâtre, n’est-il pas également un imitateur plus ou moins bon, selon qu’il la rend plus ou moins plaisamment, qu’il la place plus ou moins bien, & sur-tout d’une façon plus ou moins naturelle ?

Dans la premiere scene de l’Ecole des Femmes, Arnolphe & Chrisalde se regardent mutuellement en pitié, parceque l’un pense mettre son front à l’abri de toute insulte en épousant une femme sotte ; & que l’autre croit au contraire l’honneur d’un mari plus en danger entre les mains d’une idiote que d’une spirituelle. Ils disent tous les deux à part en se quittant :

Chrisalde.

Ma foi, je le tiens fou de toutes les manieres.

Arnolphe.

Il est un peu blessé sur certaines matieres.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun est chaussé de son opinion !

Ces vers ne sont nulle part : Moliere les a pourtant imités. Boileau n’a-t-il pas dit :

Non, il n’est point de fou qui, par bonnes raisons,
Ne loge son voisin aux petites-maisons.

Nous savons, par tradition, que Moliere, frappé de la vérité de ces deux vers, avoit dessein de faire une piece dans laquelle tous les personnages auroient chacun un ridicule, & se moqueroient mutuellement les uns des autres. Il est à parier que Moliere, plein de son idée, laissa couler sur son papier les quatre vers que nous avons rapportés, & qui sont ceux de Boileau mis en action & en dialogue.

Veut-on que j’entre dans des détails plus petits ? Moliere imitoit sur le théâtre jusqu’à l’habillement des personnages qu’il livroit à la risée publique. Tout le monde sait qu’il fit habiller l’acteur représentant le rôle de Trissotin, précisément comme étoit vêtu Cotin ; & que, pour porter l’imitation plus loin, il fit acheter un vieux manteau de sa malheureuse victime.

Desire-t-on que je suive notre Comique jusqu’aux confins de l’imitation, s’il m’est permis d’employer ce terme précieux d’après Madelon 51 ? lisons la scene IX, acte III du Bourgeois Gentilhomme : l’Auteur a non seulement imité les caprices que sa femme lui faisoit essuyer, les brouilleries, les tendres dépits, les raccommodements qui s’ensuivoient ; il y copie la taille, la façon de parler, la conversation, les manieres, les traits d’une épouse qu’il adora toujours, & qui, par des infidélités redoublées, sembla s’étudier à prouver que le génie n’est pas le mérite le plus estimé des femmes, ou du moins le plus propre à les fixer. Elles aiment pourtant la gloire, dit-on !

CLÉONTE, COVIELLE.

Cléonte.

Quoi ! traiter un amant de la sorte, & un amant le plus fidele & le plus passionné de tous les amants !

Covielle.

C’est une chose épouvantable que ce qu’on nous fait à tous deux.

Cléonte.

Je fais voir pour une personne toute l’ardeur & toute la tendresse qu’on peut imaginer : je n’aime rien au monde qu’elle, & je n’ai qu’elle dans l’esprit : elle fait tous mes soins, tous mes desirs, toute ma joie : je ne parle que d’elle, je ne pense qu’à elle, je ne fais des songes que d’elle, je ne respire que par elle, mon cœur vit tout en elle ; & voilà de tant d’amitié la digne récompense !.... Peut-on rien voir d’égal à cette perfidie de l’ingrate Lucile !..... Après tant de sacrifices ardents, de soupirs & de vœux que j’ai faits à ses charmes..... tant de larmes que j’ai versées à ses genoux..... tant d’ardeur que j’ai fait paroître à la chérir plus que moi-même....... Ce Monsieur le Comte52 qui va chez elle, lui donne peut-être dans la vue ; & son esprit, je le vois bien, se laisse éblouir par la qualité. . . . . . Donne la main à mon dépit, & soutiens ma résolution contre tous les restes d’amour qui me pourroient parler pour elle : dis-m’en, je t’en conjure, tout le mal que tu pourras : fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable ; & marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.

Covielle.

Elle, Monsieur ! voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre ; & vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premiérement, elle a les yeux petits.

Cléonte.

Cela est vrai, elle a les yeux petits ; mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.

Covielle.

Elle a la bouche grande.

Cléonte.

Oui : mais on y voit des graces qu’on ne voit point aux autres bouches ; & cette bouche, en la voyant, inspire des desirs : elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.

Covielle.

Pour sa taille, elle n’est pas grande.

Cléonte.

Non ; mais elle est aisée, bien prise.

Covielle.

Elle affecte une nonchalance dans son parler & dans ses actions....

Cléonte.

Il est vrai ; mais elle a grace à tout cela ; & ses manieres sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.

Covielle.

Pour de l’esprit...

Cléonte.

Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.

Covielle.

Sa conversation....

Cléonte.

Sa conversation est charmante !

Covielle.

Elle est toujours sérieuse.

Cléonte.

Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? & vois-tu rien de plus impertinent que des femmes qui rient à tout propos ?

Covielle.

Mais enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.

Cléonte.

Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.

Covielle.

Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l’aimer toujours. . . . . . .

Qui nous assurera que Moliere n’ait pas entendu dire à quelque George Dandin, mes enfants seront gentilshommes, mais je serai cocu ; à quelque Précieuse ridicule, apportez-nous le Conseiller des Graces ; à plus d’un Tartufe, je tâte cet habit, l’étoffe en est moelleuse ; à quelque Malade imaginaire, mon Médecin m’a ordonné de faire dans ma chambre quatre allées & quatre venues, mais j’ai oublié de lui demander si c’est en long ou en large ; à quelque Bourgeois, je vis de bonne soupe, & non pas de bons mots 53 ; à quelque Dame de château, apportez des bougies dans mes flambeaux d’argent 54, &c.

Enfin, tranchons le mot, tous les ouvrages de Moliere ne sont qu’une imitation continuelle. Ce qu’il n’a pas imité de ses prédécesseurs, de ses contemporains, il l’a imité de la nature. Disons mieux, il a saisi les traits de la nature épars dans les écrits des hommes, dans leur conduite, dans leurs propos, dans leurs regards, dans les moindres de leurs gestes, & n’a réellement imité qu’elle. C’est la nature qu’il imite quand ses pieces s’exposent, s’intriguent & se dénouent naturellement ; quand les sorties & les entrées de ses acteurs n’ont rien de forcé ; quand ils ne font & ne disent que des choses naturelles ; quand leur dialogue est coupé naturellement.

M. de Voltaire a dit dans Nanine :

Le singe est né pour être imitateur ;
Mais l’homme doit agir d’après son cœur.

L’Auteur de Nanine a voulu flatter l’humanité par ces deux vers toujours applaudis au théâtre, grace à notre amour-propre ; mais il en a certainement senti la fausseté. Pour moi, je crois très fermement que l’homme est fait pour être imitateur, qu’il naît avec le desir de l’imitation, qu’il lui doit toute sa gloire, & qu’il ne fait qu’imiter pendant toute sa vie.

Nous sommes nés pour être imitateurs, & l’imitation est même nécessaire à notre être, puisque ce n’est qu’en imitant que nous parvenons à prononcer des sons de convention, à répéter des mots françois, espagnols, chinois, russes, &c. d’après les personnes qui nous entourent ; à parler enfin une langue qui doit nous être de la plus grande utilité le reste de nos jours.

Nous naissons tous avec le goût de l’imitation, puisque, dès l’instant où nous commençons à connoître l’usage de nos doigts, le carton, le papier, la cire, le pain même, prennent entre nos mains mille formes différentes, & que nous imitons de notre mieux une poule, un chien, un chat. Devenus plus grands, nous remplissons nos cahiers de desseins informes où nous prétendons représenter la lune, le soleil, une fleur, la figure d’un de nos camarades. Les enfants de village, à qui on ne confie ni papier ni plume, trouvent le secret de satisfaire leur ardeur naturelle pour l’imitation, sur l’écorce des arbres, avec le limon qu’ils pêtrissent à leur gré, avec un charbon dont ils pensent merveilleusement parer les murs de leur chaumiere. L’homme approche-t-il de cet âge qu’on a la bonté d’appeller l’âge de raison, il imite le bon paysan qui lui montre à cultiver la terre, ou son maître à danser, son maître d’armes, &c. selon le rang où le sort l’a placé.

Parmi les imitateurs que la nature forme, les uns s’adonnent aux imitations utiles, les autres aux imitations d’agrément : ceux-ci aux imitations où il ne faut que des yeux, des oreilles, ou des doigts ; ceux-là au genre d’imitation qui demande du génie. De ce dernier nombre sont les sculpteurs, les musiciens, les peintres, les poëtes : tous approchent plus ou moins de la perfection, acquierent plus ou moins de gloire, à mesure qu’ils imitent plus ou moins bien. Représentons-nous les Doyen, les Vanloo, les Greuze, les Loutherbourg, les Vernet depuis l’instant où ils mériterent l’éloge de leurs maîtres en copiant des yeux, des oreilles, des nez, jusqu’aux jours heureux où nos sallons sont embellis de leurs chefs-d’œuvre : chacun de leurs progrès est dû à l’imitation d’un bon modele ; & ils ne seront redevables de l’immortalité, qu’à la perfection avec laquelle ils auront imité la nature.

L’art enfin n’a le droit de charmer qu’autant qu’il imite la nature jusqu’au point de frapper également le connoisseur & l’ignorant. « La chose n’est pas possible, me dira-t-on, puisque le connoisseur est instruit de tous les prestiges mis en usage par l’artiste ». N’importe, si l’ouvrage est réellement frappé au coin de l’immortalité, s’il approche de la perfection, il séduit également tout le monde à la premiere vue. Nous entendons pour la premiere fois un morceau de musique bien fait ; qui de nous pense d’abord à examiner si l’air tendre & touchant exprime bien le sentiment d’un cœur foible & passionné ? Toute l’assemblée se livre naturellement & presque machinalement à l’impression que cet air fait sur l’ame toujours sensible à la belle harmonie. Le commun des hommes jouit des sentiments que la musique fait naître dans son cœur sans en rechercher les causes ; & le plaisir que les amateurs prennent à comparer le rapport des modes avec les situations qu’ils peignent par le son, ne vient qu’après coup ; c’est un plaisir réfléchi qui ne se fait sentir qu’en second. Ainsi, le Tartufe, vu pour la premiere fois, ne permet certainement à personne de songer à l’art inconcevable qu’il a fallu pour le composer. Une peinture, dans quelque genre qu’elle soit, est bien foible quand elle nous laisse le sang-froid de la juger par comparaison : il faut qu’elle nous transporte dans le temps & le lieu où l’action s’est passée : il faut que nous pensions la voir de nos yeux ; que nous partagions, par exemple, les malheurs d’Orgon & ceux de toute sa famille ; que nous craignions de voir échapper Tartufe aux châtiments qu’il mérite. Ne craignons point que notre ame refuse de se prêter à cette espece d’enchantement ; elle s’y livre au contraire avec transport, elle réalise tout ce qui peut la remuer agréablement.

La nature, en formant tous les hommes pour l’imitation, n’a pas donné à tous le même talent pour l’imiter. Les uns ne savent que copier ses détails les plus minutieux ; les autres ne la voient qu’en grand, ou montée sur des échasses : ceux-ci ne savent peindre que ses caprices & les monstres qu’elle enfante ; ceux-là ne la saisissent dans aucune de ses parties, ou ne peignent que les plus opposées au genre qu’ils ont pris ; tels sont les peintres, qui donnent un beau teint à Mars & des traits mâles à Vénus ; les comédiens qui jouent le rôle d’Achille avec les minauderies d’un fat, ou les emportements d’un petit-maître ; & le rôle d’un amant aimable avec les contorsions d’un démoniaque ; les poëtes tragiques qui font rire, & les comiques qui font pleurer. La nature est un modele posé au milieu d’une académie, chaque éleve doit se borner à peindre le côté que le modele lui présente de bonne grace & naturellement.

C’est sans contredit dans l’art de la comédie, que l’imitation exacte de la nature est plus essentielle & plus difficile que dans tous les autres genres, puisque peu de chose peut rendre ses portraits ou trop chargés ou trop mesquins. Il faut qu’elle-même choisisse son peintre, qu’elle le doue de tous les talents nécessaires, qu’elle le mene sans cesse par la main, qu’elle l’éclaire sur tout ce qui se présente à lui ; qu’elle lui indique, par le moyen du goût, l’attitude, les traits, les couleurs qui rendront son portrait aussi frappant qu’agréable : sans cela il ouvrira de grands yeux sans voir, & les beautés les plus séduisantes passeront devant lui sans qu’il les saisisse. Je l’ai déja dit en parlant de Scarron, & j’ai promis de le prouver par les ouvrages mêmes de cet Auteur : voici le vrai moment pour tenir ma parole.

Scarron avoit certainement de l’esprit, de la gaieté ; il possédoit la langue espagnole, & connoissoit bien le théâtre de cette nation, source inépuisable de comique ; il avoit la fureur d’occuper la scene : avec tout cela, qui n’auroit pas attendu de lui des pieces passables ? & nous n’en avons pas une seule ; pourquoi cela ? parcequ’il n’étoit pas né pour la comédie, & qu’il passoit lestement sur des richesses théâtrales sans en connoître le prix, tandis qu’il ramassoit avec beaucoup de soin des matériaux de nulle valeur. Suivons Scarron dans la carriere du théâtre. Il se rend justice, il ne se trouve pas assez de génie pour combiner un sujet : il en prend un chez les Espagnols, & son goût ne lui dit pas qu’il faut l’accommoder à nos mœurs, à nos bienséances. Il pouvoit alors choisir entre les pieces qui depuis ont fait la fortune du Théâtre Italien & du François : il donne la préférence à l’Ecolier de Salamanque, à la Fausse Apparence, au Prince corsaire, au Gardien de soi-même, &c.

« Scarron, me dira-t-on peut-être, pouvoit connoître seulement les pieces qu’il a imitées, ou, pour mieux dire, qu’il a traduites ». J’arrête là mon Lecteur ; il me permettra de lui dire que si je fais le procès à Scarron, ce n’est pas sans sujet. Jamais Auteur ne m’en imposera sur ses plagiats. Scarron connoissoit si bien les meilleures pieces espagnoles, que pour faire son roman intitulé, Ne pas croire ce qu’on voit, il a décomposé les meilleures comédies de tout le Théâtre Espagnol ; entre autres, la Dama Duende, la Dame esprit follet ; & la Casa con dos puertas es de mal guardar, une maison à deux portes est difficile à garder. Si Scarron eût été réellement inspiré de Thalie, il les auroit transportées de préférence sur notre scene, & il auroit fondu dans ses romans les intrigues romanesques de ses monstres dramatiques.

Veut-on une preuve plus claire de cette espece d’aveuglement qu’ont pour les choses théâtrales les personnes qui ne sont pas réellement avouées par la Muse comique ? Je ne citerai point ceux de nos Auteurs qui laissent passer devant eux dans la société des choses naturelles, pour ne recueillir que deux ou trois mots à la mode, & quelques tournures de phrase dont on se moquera bientôt ; ceux qui ne voient rien de pittoresque dans les hommes tels qu’ils sont, & s’en forment d’imaginaires ; ceux qui ne remarquent aucune situation plaisante dans le cours de la vie humaine, dans le train du monde, & voient tout du côté noir ou larmoyant : c’est encore Scarron qui va nous servir de preuve convaincante. Nous n’avons qu’à nous rappeller les morceaux de ses romans d’après lesquels Moliere a fait la reconnoissance de Pourceaugnac & d’Eraste, la brouillerie & le raccommodement de Mariane & de Valere dans l’Imposteur ; le trait d’hypocrisie employé par Tartufe pour se blanchir de l’accusation de Damis : ces différentes scenes ne sont-elles pas en entier dans les Hypocrites, & Ne pas croire ce qu’on voit ? n’y sont-elles pas presque dialoguées ? ne sont-elles pas sublimes pour la comédie ? Pourquoi Scarron, qui en étoit possesseur avant Moliere, n’a-t-il pas eu l’art d’en tirer le même parti ? Pourquoi ne les a-t-il pas insérées dans ses pieces de théâtre ? Pourquoi dans tous ses drames n’avons-nous pas une seule scene qui vaille la vingtieme partie de celles qu’il a abandonnées ? Nous l’avons déja dit ; parcequ’il n’étoit pas né pour la comédie ; qu’il ne connoissoit pas ce qui doit faire effet sur le théâtre ; qu’il n’étoit pas doué de ce génie vraiment comique, sans lequel un Auteur ne peut imiter ni créer, puisque bien imiter c’est créer, & créer c’est bien imiter.

Les différentes réflexions que nous avons faites sur les imitations bonnes & mauvaises de Moliere nous ont donné lieu de détailler insensiblement la plus grande partie des qualités réunies qui constituent une bonne imitation. Nous avons vu combien de talents divers doit réunir un imitateur : nous verrons dans le quatrieme volume la distance qu’il y a de l’imitateur au traducteur, au copiste & au plagiaire. Nous rendrons cette différence sensible en faisant passer sous nos yeux les différentes imitations des plus fameux Comiques depuis Moliere jusqu’à nous. Par ce moyen le Lecteur verra une suite d’imitation, & il aura le plaisir de juger par lui-même de la différence prodigieuse qui peut se trouver entre deux imitateurs. Nous espérons prouver encore par-là que les successeurs les plus célebres de Moliere sont ceux qui ont imité davantage leurs prédécesseurs ; que leurs meilleures pieces sont celles où l’on voit un plus grand nombre d’imitations, & que tous ont été plus ou moins applaudis, à mesure qu’ils ont plus ou moins imité Moliere, le premier Poëte comique de tous les âges & de toutes les nations.