(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE PREMIER. Regnard imitateur comparé avec la Bruyere, Plaute, & la nature. » pp. 5-50
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE PREMIER. Regnard imitateur comparé avec la Bruyere, Plaute, & la nature. » pp. 5-50

CHAPITRE PREMIER.
Regnard imitateur comparé avec la Bruyere, Plaute, & la nature.

Regnard est après Moliere l’Auteur comique le plus généralement estimé ; il faut donc, si ce que nous venons de dire est vrai, qu’il soit après Moliere celui qui a le plus imité ses prédécesseurs ; aussi est-ce la vérité même. Nous pouvons encore faire remarquer que ses pieces intitulées, le Bal, le Carnaval de Venise, les Vendanges, ne sont imitées de nulle part, & qu’elles sont ignorées ; tandis que toutes ses autres comédies, qui fourmillent d’imitations, sont représentées journellement. Nous allons dévoiler ses larcins les plus conséquents, voir s’ils sont de bonne guerre, & prononcer ensuite sur le titre qu’ils lui méritent.

LE JOUEUR, en cinq actes & en vers.

Cette piece parut pour la premiere fois le mercredi 19 Décembre 1692 ; elle eut dix-huit représentations. Nous avons déja dit ailleurs qu’on accuse l’Auteur d’avoir pris ce sujet à Dufresny. Regnard prétend au contraire que Dufresny le lui a volé. Nous ne déciderons pas entre eux, nous plaindrons seulement celui qui mérite le reproche. Il n’est ni imitateur, ni traducteur, ni copiste : il seroit bien heureux s’il n’étoit que plagiaire ; son esprit & son cœur sont également coupables.

LE DISTRAIT, en cinq actes, en vers.

Cette piece fut représentée pour la premiere fois le lundi 2 de Décembre 1697 ; elle eut quatre représentations. Ce ne fut que trente-quatre ans après, & pendant l’été, que les Comédiens oserent hasarder de la reprendre ; elle eut alors du succès. L’Abbé Pellegrin dit dans un Mercure de ce temps-là « qu’on la revit à la reprise comme une farce pleine de gaieté, au lieu que l’Auteur l’avoit donnée comme une comédie dans les formes ». Le principal personnage est tout tracé dans les Caracteres de M. de la Bruyere.

Parallele du Morceau de la Bruyere, & du Distrait de Regnard.

LA BRUYERE.

Ménalque descend son escalier, ouvre la porte pour sortir ; il la referme : il s’apperçoit qu’il est en bonnet de nuit ; &, venant à mieux s’examiner, il se trouve rasé à moitié : il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, & que sa chemise est pardessus ses chausses.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene III.

Léandre en arrivant sur la scene a, comme Ménalque, un bas déroulé ; il marche sur le théâtre en rêvant.

LA BRUYERE.

S’il marche dans les places, il se sent tout d’un coup rudement frapper à l’estomac ou au visage ; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu’à ce qu’ouvrant les yeux & se réveillant, il se trouve ou devant un timon de charrette, ou derriere un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur les épaules. On l’a vu une fois heurter du front contre celui d’un aveugle, s’embarrasser dans ses jambes, & tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse. Il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d’un Prince, & sur son passage, se reconnoître à peine, & n’avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s’échauffe, il appelle ses valets l’un après l’autre. On lui perd tout, on lui égare tout. Il demande ses gants qu’il a dans ses mains ; semblable à cette femme qui prenoit le temps de demander son masque, lorsqu’elle l’avoit sur son visage.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene III.

Léandre.

Carlin, va me chercher mon épée & mes gants.

Carlin.

. . . . . . . . .
Je ne trouve, Monsieur, ni les gants ni l’épée.

Léandre.

Tu ne les trouves point ! Voilà comme tu fais !
Ce qu’on te voit chercher ne se trouve jamais.
Je te dis qu’à l’instant ils étoient sur ma table.
. . . . . . . . .

Carlin s’apperçoit que Léandre a ses gants & son épée.

Ah ! ah ! le tour est bon ! & j’avois beau chercher.
Dormez-vous ? Veillez-vous ?. . . . .
. . . . . Ah ! la belle équipée !
Hé ! sont-ce là vos gants ? Est-ce là votre épée ?

LA BRUYERE.

Il entre à l’appartement, & passe sous un lustre où sa perruque s’accroche & demeure suspendue : tous les courtisans regardent & rient : Ménalque regarde aussi, & rit plus haut que les autres ; il cherche des yeux dans toute l’assemblée où est celui qui montre ses oreilles, & à qui il manque une perruque. S’il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s’émeut, & demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue. Il entre ensuite dans sa maison, d’où il sort précipitamment, croyant qu’il s’est trompé. Il descend du Palais, & trouvant au bas du grand degré un carrosse qu’il prend pour le sien, il se met dedans : le cocher touche & croit remener son maître dans sa maison, Ménalque se jette hors de la portiere, traverse la cour, monte l’escalier, parcourt l’antichambre, la chambre, le cabinet : tout lui est familier, rien ne lui est nouveau, il s’assied, il se repose, il est chez lui.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene VI.

Léandre est avec Clarice : Carlin apporte le seul fauteuil qu’il y ait dans l’appartement, le Distrait s’en empare & laisse Clarice debout : Carlin lui présente un tabouret.

Madame, vous plaît-il de vous mettre à votre aise ?
Nous n’avons qu’un fauteuil ici, ne vous déplaise,
Et mon maître s’en sert, comme vous pouvez voir.

LA BRUYERE.

Le maître arrive ; celui-ci se leve pour le recevoir. Il le traite fort civilement, le prie de s’asseoir, & croit faire les honneurs de sa chambre : il parle, il rêve, il reprend la parole. Le maître de la maison s’ennuie, & demeure étonné. Ménalque ne l’est pas moins, & ne dit pas ce qu’il en pense. Il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin : il l’espere, & il prend patience. La nuit arrive qu’il est à peine détrompé. Une autre fois il rend visite à une femme, & se persuadant bientôt que c’est lui qui la reçoit, il s’établit dans son fauteuil, & ne songe nullement à l’abandonner : il trouve ensuite que cette Dame fait ses visites trop longues ; il attend à tous moments qu’elle se leve & le laisse en liberté : mais comme cela tire en longueur, qu’il a faim, & que la nuit est déja avancée, il la prie à souper ; elle rit, & si haut qu’elle le réveille. Lui-même se marie le matin, l’oublie le soir, & découche la nuit de ses noces.

LE DISTRAIT. Scene XII.

Léandre, venant d’obtenir la main de Clarice.

Toi, Carlin, à l’instant prépare ce qu’il faut
Pour aller voir mon oncle, & partir au plutôt.

Carlin.

Laissez votre oncle en paix. Quel diable de langage !
Vous devez cette nuit faire un autre voyage.
Vous n’y songez donc plus ? vous êtes marié.

Léandre.

Tu m’en fais souvenir ; je l’avois oublié.

LA BRUYERE.

Quelques années après il perd sa femme, elle meurt entre ses bras, il assiste à ses obseques ; & le lendemain, quand on lui vient dire qu’on a servi, il demande si sa femme est prête & si elle est avertie. C’est lui encore qui entre dans une Eglise, & prenant l’aveugle qui est collé à la porte pour un pilier, & sa tasse pour le bénitier, y plonge la main, la porte à son front, lorsqu’il entend tout d’un coup le pilier qui parle & qui lui offre des oraisons. Il s’avance vers la nef, il croit voir un prie-Dieu, il s’élance lourdement dessus : la machine plie, s’enfonce, & fait des efforts pour crier. Ménalque est surpris de se voir à genoux sur les jambes d’un fort petit homme, appuyé sur son dos, les deux bras passés sur les épaules, & ses deux mains jointes & étendues qui lui prennent le nez & lui ferment la bouche ; il se retire confus & va s’agenouiller ailleurs. Il tire un livre pour faire sa priere, & c’est sa pantoufle qu’il a prise pour ses heures, & qu’il a mise dans sa poche avant que de sortir. Il n’est pas hors de l’Eglise qu’un homme de livrée court après lui, le joint, lui demande en riant s’il n’a point la pantoufle de Monseigneur : Ménalque lui montre la sienne, & lui dit : voilà toutes les pantoufles que j’ai sur moi : il se fouille néanmoins, & tire celle de l’Evêque de ** qu’il vient de quitter, qu’il a trouvé malade auprès de son feu, & dont, avant que de prendre congé de lui, il a ramassé la pantoufle, comme un de ses gants qui étoit à terre. Ainsi Ménalque s’en retourne chez soi avec une pantoufle de moins. Il a une fois perdu au jeu tout l’argent qui étoit dans sa bourse ; & voulant continuer de jouer, il entre dans son cabinet, ouvre une armoire, y prend sa cassette, en tire ce qu’il lui plaît, croit la remettre où il l’a prise : il entend aboyer dans son armoire qu’il vient de fermer ; étonné de ce prodige, il l’ouvre une seconde fois, & il éclate de rire de voir son chien qu’il a serré pour sa cassette. Il joue au trictrac ; il demande à boire, on lui en apporte : c’est à lui à jouer, il tient le cornet d’une main & un verre de l’autre ; & comme il a une grande soif, il avale les dés & presque le cornet, jette le verre d’eau dans le trictrac, & il inonde celui contre qui il joue. Et dans une chambre où il est familier, il crache sur le lit & jette son chapeau à terre, en croyant faire le contraire. Il se promene sur l’eau, & il demande quelle heure il est : on lui présente une montre ; à peine l’a-t-il reçue, que ne songeant plus ni à l’heure ni à la montre, il la jette dans la riviere, comme une chose qui l’embarrasse.

LE DISTRAIT. Acte III. Scene VII.

Léandre a donné ordre à Carlin d’aller reprendre sa montre chez l’horloger & de lui apporter du tabac ; Carlin exécute ses ordres. Léandre prend la montre & le tabac des mains de son valet, goûte le tabac, le trouve détestable, veut le jetter, & jette la montre.

Carlin.

La montre ! Ah ! voilà bien pour la faire sonner !
Quelle distraction, Monsieur, est donc la vôtre ?

Léandre.

Oh ! je n’y songeois pas ; j’ai jetté l’un pour l’autre.

Carlin.

Ne nous voilà pas mal ! La montre cette fois
Va revoir l’horloger tout au moins pour six mois.

LA BRUYERE.

Lui-même écrit une longue lettre, met de la poudre dessus à plusieurs reprises, & jette toujours la poudre dans l’encrier. Ce n’est pas tout, il écrit une seconde lettre, & après les avoir écrites toutes deux, il se trompe à l’adresse. Un Duc & Pair reçoit une de ces deux lettres, & en l’ouvrant il y lit ces mots : Maître Olivier, ne manquez pas, sitôt la présente reçue, de m’envoyer ma provision de foin..... Son fermier reçoit l’autre, il l’ouvre, & se la fait lire. On y trouve : Monseigneur, j’ai reçu, avec une soumission aveugle, les ordres qu’il a plu à Votre Grandeur... Lui-même écrit encore une lettre pendant la nuit, & après l’avoir cachetée il éteint sa bougie, & il ne laisse pas d’être surpris de ne voir goutte, & il sait à peine comment cela a pu être arrivé. Ménalque descend l’escalier du Louvre, un autre le monte, à qui il dit, c’est vous que je cherche ; il le prend par la main, le fait descendre avec lui, traverse plusieurs cours, entre dans les salles, en sort ; il va, il revient sur ses pas : il regarde enfin celui qu’il traîne après soi depuis un quart d’heure ; il est étonné que ce soit lui, il n’a rien à lui dire, il lui quitte la main & tourne d’un autre côté. Souvent il vous interroge, & il est déja bien loin de vous quand vous songez à lui répondre : ou bien il vous demande en courant comment se porte votre pere ; & comme vous lui dites qu’il est fort mal, il vous crie qu’il en est bien aise. Il vous trouve quelque autre fois sur son chemin : il est ravi de vous rencontrer, il sort de chez vous pour vous entretenir d’une certaine chose : il contemple votre main ; vous avez là, dit-il, un beau rubis, est-il balais ? Il vous quitte & continue sa route : voilà l’affaire importante dont il avoit à vous parler. Se trouve-t-il en campagne, il dit à quelqu’un qu’il le trouve heureux d’avoir pu se dérober à la cour pendant l’automne, & d’avoir passé dans ses terres tout le temps de Fontainebleau : il tient à d’autres d’autres discours ; puis revenant à celui-ci : Vous avez eu, lui dit-il, des beaux jours à Fontainebleau ; vous y avez, sans doute, beaucoup chassé ? Il commence ensuite un conte qu’il oublie d’achever ; il rit en lui-même, il éclate d’une chose qui lui passe par l’esprit, il répond à sa pensée, il chante entre ses dents, il siffle, il se renverse dans une chaise, il pousse un cri plaintif, il bâille, il se croit seul. S’il se trouve à un repas, on voit le pain se multiplier en un moment sur son assiette : il est vrai que ses voisins en manquent aussi bien que de couteaux & de fourchettes, dont il ne les laisse pas jouir long-temps. On a inventé aux tables une grande cuiller pour la commodité du service ; il la prend, la plonge dans le plat, l’emplit, la porte à sa bouche, & il ne sort pas d’étonnement de voir répandre sur son linge & sur ses habits le potage qu’il vient d’avaler. Il oublie de boire pendant tout le dîner ; ou s’il s’en souvient, & qu’il trouve qu’on lui donne trop de vin, il en flaque plus de la moitié au visage de celui qui est à sa droite ; il boit le reste tranquillement, & ne comprend pas pourquoi tout le monde éclate de rire de ce qu’il a versé à terre ce qu’on lui a versé de trop. Il est un jour retenu au lit pour quelque incommodité ; on lui rend visite, il y a un cercle d’hommes & de femmes dans sa ruelle qui l’entretiennent, & en leur présence il souleve la couverture & crache dans ses draps. On le mene aux Chartreux, on lui fait voir un cloître orné d’ouvrages, tous de la main d’un excellent peintre : le Religieux qui les explique parle de S. Bruno, du Chanoine & de son aventure, en fait une longue histoire, & la montre dans l’un de ces tableaux : Ménalque, qui pendant la narration est hors du cloître & bien loin au-delà, y revient enfin, & demande au Pere si c’est le Chanoine ou S. Bruno qui est damné. Il se trouve par hasard avec une jeune veuve, il lui parle de son défunt mari, lui demande comment il est mort : cette femme, à qui ce discours renouvelle ses douleurs, pleure, sanglote, & ne laisse pas de reprendre tous les détails de la maladie de son époux, qu’elle conduit depuis la veille de sa fievre, qu’il se portoit bien, jusqu’à l’agonie. Madame, lui demande Ménalque, qui l’avoit apparemment écoutée avec attention, n’aviez-vous que celui-là ?

LE DISTRAIT. Acte IV. Scene VI.

Le Chevalier veut persuader à Léandre de ne point épouser sa sœur.

Le Chevalier.

Je sais que vous voulez devenir mon beau-frere :
C’est fort bien fait à vous. Ma sœur a de quoi plaire :
Elle est riche en vertu. Pour en argent comptant,
Je crois, sans la flatter, qu’elle ne l’est pas tant.
Quand mon pere mourut, il nous laissa pour vivre
Ses dettes à payer, & sa maniere à suivre :
C’est, comme vous voyez, peu de bien que cela.

Léandre.

Et n’avez-vous jamais eu que ce pere-là ?

LA BRUYERE.

Il s’avise un matin de faire tout hâter dans sa cuisine ; il se leve avant le fruit, & prend congé de la compagnie : on le voit ce jour-là dans tous les endroits de la ville, hormis celui où il a donné un rendez-vous précis pour cette affaire qui l’a empêché de dîner, & l’a fait sortir à pied, de peur que son carrosse ne le fît attendre. L’entendez-vous crier, gronder, s’emporter contre l’un de ses domestiques ? il est étonné de ne le point voir : où peut-il être, dit-il ? que fait-il ? qu’est-il devenu ? qu’il ne se présente plus devant moi, je le chasse dès à cette heure. Le valet arrive, à qui il demande fiérement d’où il vient : il lui répond qu’il vient de l’endroit où il l’a envoyé, & lui rend un fidele compte de sa commission. Vous le prendriez souvent pour tout ce qu’il n’est pas ; pour un stupide, car il n’écoute point & il parle encore moins ; pour un fou, car outre qu’il parle tout seul, il est sujet à de certaines grimaces, & à des mouvements de tête involontaires ; pour un homme fier & incivil, car vous le saluez, & il passe sans vous regarder, ou il vous regarde sans vous rendre le salut ; pour un inconsidéré, car il parle d’une banqueroute au milieu d’une famille où il y a cette tache ; d’exécution & d’échafaud devant un homme dont le pere y a monté ; de roture devant les roturiers qui sont riches, & qui se donnent pour nobles. De même il a dessein d’élever auprès de soi un fils naturel, sous le nom & le personnage d’un valet ; & quoiqu’il veuille le dérober à la connoissance de sa femme & de ses enfants, il lui échappe de l’appeller son fils dix fois le jour. Il a pris la résolution aussi de marier son fils à la fille d’un homme d’affaires, & il ne laisse pas de dire de temps en temps, en parlant de sa maison & de ses ancêtres, que les Ménalque ne se sont jamais mésalliés. Enfin il n’est présent ni attentif dans une compagnie à ce qui fait le sujet de la conversation, il pense & il parle tout-à-la-fois ; mais la chose dont il parle est rarement celle à laquelle il pense : aussi ne parle-t-il guere conséquemment & avec suite : où il dit non, souvent il faut dire oui ; & où il dit oui, croyez qu’il veut dire non. La, en vous répondant si juste, les yeux fort ouverts ; mais il ne s’en sert point, il ne regarde ni vous ni personne, ni rien qui soit au monde. Tout ce que vous pouvez tirer de lui, & encore lorsqu’il est le plus appliqué & d’un meilleur commerce, ce sont ces mots : Oui vraiment : C’est vrai : Bon ! Tout de bon ! Oui dà ! Je pense qu’oui : Assurément : Ah ! Ciel ! & quelques autres monosyllabes qui ne sont pas même placés à propos. Jamais aussi il n’est avec ceux avec qui il paroît être. Il appelle sérieusement son laquais monsieur, & son ami il l’appelle la Verdure.

LE DISTRAIT. Acte II. Scene I.

Carlin.

. . . . . . . . .
C’est un homme étonnant, & rare en son espece :
Il rêve fort à rien, il s’égare sans cesse ;
Il cherche, il trouve, il brouille, il regarde sans voir :
Quand on lui parle blanc, soudain il répond noir.
Il vous dit non pour oui ; pour oui, non : il appelle
Une femme Monsieur, & moi Mademoiselle.

LA BRUYERE.

Il dit votre Révérence à un Prince du Sang, & votre Altesse à un Jésuite. Il entend la messe, le Prêtre vient à éternuer, il lui dit, Dieu vous assiste. Il se trouve avec un Magistrat : cet homme grave par son caractere, vénérable par son âge & par sa dignité, l’interroge sur un événement, & lui demande si cela est arrivé : Ménalque lui répond, oui, Mademoiselle. Il revient une fois de la campagne, ses laquais en livrée entreprennent de le voler, & y réussissent : ils descendent de son carrosse, ils lui portent un bout de flambeau sous la gorge, lui demandent la bourse, & il la rend. Arrivé chez soi, il raconte son aventure à ses amis, qui ne manquent pas de l’interroger sur les circonstances, & il leur dit : demandez à mes gens, ils y étoient.

Outre les traits que j’ai rapportés, Regnard en a pris encore plusieurs chez la Bruyere, qu’il a mis tant en action qu’en récit ; mais nous eussions été trop minutieux, si nous nous fussions arrêtés sur tous. Nous en avons assez recueilli pour faire voir que l’Auteur comique n’a pas saisi les plus plaisants par eux-mêmes, ou par les situations qu’ils pouvoient amener & développer.

Le Distrait de Regnard & celui de la Bruyere comparés avec la nature.

La distraction est telle par sa nature qu’elle peut à la vérité s’annoncer par les traits les plus forts & les plus multipliés ; mais elle ne sauroit les accumuler sans les séparer par un intervalle de temps assez considérable ; ou bien ce n’est plus la distraction qui les produit, ils sont enfantés par un cerveau tout-à-fait dérangé. La distraction dégénere en folie.

Nous voyons tous les jours dans la société des personnes surprendre une assemblée par les distractions les plus singulieres ; mais elles n’en ont point coup sur coup, sur-tout dans l’instant même où l’on vient de rire d’elles & de les plaisanter sur leur absence d’esprit. Si cela leur arrive, elles ne font que jouer la distraction. M. de la Bruyere a senti qu’en accumulant tant de traits de distraction sur Ménalque, il ne faisoit pas un portrait naturel ; aussi a-t-il dit lui-même : « C’est moins un caractere particulier qu’un recueil de faits de distraction : ils ne sauroient être en trop grand nombre s’ils sont agréables ; car les goûts étant différents, on a à choisir ».

La Bruyere a raison, & il a vu la chose en grand homme. Un ramassis de distractions plaisantes peut amuser dans un ouvrage où il suffit de coudre les différents traits l’un à la suite de l’autre sans fixer la durée du temps qui les vit naître ; mais dans une comédie où ils doivent tous arriver dans l’espace de vingt-quatre heures, où ils doivent tenir l’un à l’autre, s’enchaîner naturellement & produire des effets toujours plus comiques & plus naturels, le cas est bien différent. Comment Regnard a-t-il donc pu imaginer d’établir l’intrigue d’une piece sur un caractere qui, tout différent des autres & de ce qu’il faut pour la comédie, devient invraisemblable à mesure qu’il accumule ses traits ? Comment Regnard a-t-il pu surtout imaginer de faire naître & ressortir ces mêmes traits par des moyens tout-à-fait contre nature ? Agissons de bonne foi, & prenons dans toute la piece la distraction qui produit l’effet le plus comique. Léandre est brouillé avec Clarice ; il lui écrit pour tâcher de se raccommoder, & termine sa lettre par un billet au porteur, tel qu’on l’enverroit à une beauté commode avec laquelle on voudroit se remettre bien.

« Je suis au désespoir que l’aventure du cabinet vous ait pu donner quelque soupçon de ma fidélité. Votre rivale ne servira qu’à rendre votre triomphe plus parfait. Monsieur, par la présente, il vous plaira payer à Damoiselle, en blanc, d’elle valeur reçue ; & Dieu sait la valeur. »

La distraction a certainement une suite très plaisante : voyons ce qui la fait naître, nous conviendrons qu’elle est amenée par force, & qu’elle n’est pas du tout dans la nature.

ACTE IV. Scene IX.

LÉANDRE écrivant, CARLIN.

Carlin.

 Quand d’une cruelle on veut toucher le cœur,
C’est un style éloquent qu’un billet au porteur,
Qui vaut mieux qu’un discours rempli de fariboles.
Si vous vous en serviez...

Léandre.

Fais treve à tes paroles.

Carlin.

Quand une belle voit, comme par supplément,
Quatre doigts de papier plié bien proprement
Hors du corps de la lettre, & qu’avant sa lecture,
Car c’est toujours par-là que l’on fait l’ouverture,
On voit du coin de l’œil sur ce petit papier :
« Monsieur, par la présente il vous plaira payer
Deux mille écus comptant aussi-tôt lettre vue,
A Damoiselle, en blanc, d’elle valeur reçue »......
Et Dieu sait la valeur ! un discours aussi rond
Fait taire l’éloquence & l’art de Cicéron.

Léandre, écrivant ce que Carlin dit.

Cela peut être vrai pour de serviles ames
Qui trafiquent un cœur...

Regnard vient de nous fournir des armes contre lui dans la réponse de Léandre. Puisqu’il a la présence d’esprit de réfléchir sur les impertinences de Carlin, qu’il en marque tout le ridicule, est-il naturel qu’il les écrive ? « Oui, me dira-t-on ; voilà précisément ce qui caractérise le mieux un distrait ». Le veut-on absolument ? j’y consens. Mais est il dans la nature que Carlin, connoissant la naissance de Clarice, son honnêteté, l’amour que son maître a pour elle, & le dessein où il est de lui donner la main, la range dans la classe des créatures qu’on appaise avec un billet au porteur ? Est-il naturel qu’il joue à se faire casser les bras par un pareil propos ? Est-il dans la nature enfin que, son maître écrivant & lui ayant déja imposé silence, il ose parler assez haut pour être entendu, connoissant sur-tout la distraction du personnage ? Que d’absurdités pour amener une plaisanterie !

« Peut-être Regnard, me dira-t-on encore, a-t-il diminué en quelque sorte le vice de son premier personnage en l’entourant de caracteres tout-à-fait dans la nature ». Rien moins que cela : ils sont si peu naturels, qu’ils se contrarient eux-mêmes à tout moment, & qu’ils révoltent les personnes les moins délicates. Le Chevalier aspire à la main d’Isabelle & au bien de son Oncle ; il dit continuellement des injures au dernier, & fait mille impertinences à la mere de sa maîtresse. L’Oncle, que l’Auteur nous peint comme un homme raisonnable, n’aspire qu’à rendre heureux un neveu qui n’est pas digne de l’être, & qui ne pouvoit faire qu’un personnage très vicieux. Tous ces caracteres ont-ils rien de naturel ? Est-il dans la nature encore que Madame Grognac, femme grondeuse, acariâtre, insupportable, couronne les vœux du Chevalier, d’un extravagant qui l’a traitée avec le dernier mépris ? Enfin est-il dans la nature qu’Isabelle devienne éprise du Chevalier, qui ne lui parle jamais que de ses débauches ? Non sans doute : aussi le spectateur la plaint-il de la voir aussi malheureuse en amant qu’en mere. Voilà le seul intérêt qui regne dans la piece.

LE RETOUR IMPRÉVU, comédie en un acte, en prose.

Cette piece fut représentée, pour la premiere fois, le jeudi 11 Février 1700 ; elle eut huit représentations. Le sujet est tiré de la Mostellaria de Plaute, qui l’avoit imitée de Ménandre. Pierre de Larivey, dans sa comédie intitulée les Esprits, & Montfleury, dans le premier acte du Comédien poëte, en avoient fait usage avant Regnard. Nous ne mettrons ce dernier qu’à côté de Plaute.

Parallele des deux Pieces.

LE RETOUR.

Géronte est allé en Espagne pour les affaires de son commerce ; il laisse son fils Clitandre à Paris, qui, pour se consoler de l’absence de son pere, devient épris du Lucile, & dépense des sommes considérables avec elle.

LA MOSTELLAIRE.

Theuropide, marchand d’Athenes, est forcé d’aller en Egypte. Pendant son voyage, Philolache son fils devient éperdument amoureux d’une musicienne, qu’il achete & qu’il entretient à grands frais.

LE RETOUR.

Le Marquis, homme unique pour apprendre à un enfant de famille l’art de se ruiner, & la jeune Cidalise, aident Clitandre à manger son bien.

LA MOSTELLAIRE.

Philolache veut dépenser son argent en bonne compagnie : il associe à ses débauches Callidame & Delphis.

LE RETOUR.

Clitandre emprunte deux mille écus d’un usurier, à gros intérêt.

LA MOSTELLAIRE.

Philolache prend chez un usurier quarante mines, à un & demi pour cent d’intérêt.

LE RETOUR.

Clitandre, Lucile, le Marquis & Cidalise sont à table dans la maison de Géronte, quand le bon vieillard arrive, & jette dans un grand embarras Merlin, le digne valet de Clitandre, qui fait mille fausses caresses à Géronte.

LA MOSTELLAIRE. Acte II. Scene II.

THEUROPIDE, TRANION.

Theuropide.

Je vous remercie mille fois, Seigneur Neptune, d’avoir bien voulu me permettre de débarquer ; il est vrai qu’il étoit temps, mon ame s’échappoit, je n’avois presque plus de vie dans le corps. N’importe, je vous suis toujours bien obligé de ne m’avoir pas tué tout-à-fait, & cela seul mériteroit un grand sacrifice. Avec tout cela, Dieu à barbe mouillée, si désormais je me confie tant soit peu à vos ondes, je vous permets de me faire périr d’abord, comme vous avez manqué de faire derniérement. Fi ! Souverain des eaux, je renonce pour jamais à voyager sur votre empire, & j’ai cessé pour toujours de me soumettre à votre puissance maritime.

Tranion.

Ma foi, Seigneur Neptune, n’en déplaise à votre divinité aquatique, vous avez fait une grande faute : deviez-vous laisser perdre une si belle occasion, & ne pas nous défaire de ce très incommode & très fâcheux vieillard ?

Theuropide.

Après avoir passé trois ans en Egypte, j’ai enfin la joie de me revoir devant ma maison. Je m’imagine que mon fils & mes domestiques ont bien langui loin de moi, & que mon retour va leur causer un extrême plaisir.

Tranion.

Par le Temple de Pollux ! le messager qui seroit venu nous apporter la nouvelle de ta mort, vieux pourri, seroit incomparablement mieux reçu, car on la souhaitoit aussi ardemment qu’on craignoit ta venue.

Theuropide.

Mais, qu’est-ce que cela veut dire ? ma maison fermée en plein jour ! Il faut que je frappe. Holà, ho, quelqu’un. Qu’on m’ouvre promptement la porte.

Tranion.

Quel est cet homme-là qui s’est approché si près de notre maison ?

Theuropide.

Personne ne vient : mais du moins, ou j’aurois perdu toute connoissance, ou assurément voilà Tranion mon esclave.

Tranion.

O Seigneur Theuropide, mon bon maître ! Quel transport de joie ! Est-il possible que ce soit vous ? Permettez-moi de vous saluer & de vous souhaiter le bon jour. Avez-vous joui dans ce pays-là d’une parfaite santé, Monsieur ?

Theuropide.

Je m’y suis toujours porté comme tu vois que je me porte à présent.

Tranion.

Vous ne pouviez mieux faire. . . . . . . . .

LE RETOUR.

Merlin empêche Géronte d’entrer dans sa maison, en lui persuadant que le Diable s’en est emparé, & qu’il y a des lutins qui donnent des camouflets très puants.

LA MOSTELLAIRE.

. . . . . . . . . .

Theuropide.

Est-ce que la cervelle vous a tourné en mon absence ?

Tranion.

Pourquoi, s’il vous plaît, demandez-vous cela, Monsieur ?

Theuropide.

Pourquoi ! parceque vous sortez tous à la fois, pour vous promener apparemment chacun de son côté : pas un ne reste ici pour garder la maison, ni pour ouvrir, ni pour répondre. Peu s’en est fallu que je n’aie enfoncé les deux portes à force de frapper à coups de pieds.

Tranion.

Oh ! oh ! sérieusement, Monsieur, avez-vous touché à cette porte-là ?

Theuropide.

Pourquoi ne la toucherois-je pas ? Non seulement je l’ai touchée, mais même, comme je te dis, je l’ai presque rompue en frappant.

Tranion.

Je ne reviens pas de mon étonnement. Encore une fois, Monsieur, avez-vous touché à cette maison-là ?

Theuropide.

Me prends-tu pour un menteur, puisque je te dis que j’y ai touché, & que j’y ai frappé bien fort ?

Tranion.

Ah ! grands Dieux !

Theuropide.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Tranion.

Par Hercule ! vous avez fort mal fait.

Theuropide.

Que dis-tu là ?

Tranion.

On ne peut pas exprimer le mal que vous avez commis : il est grief, atroce, irréparable. Imaginez-vous que votre conscience est chargée d’un sacrilege affreux.

Theuropide.

Pourquoi ?

Tranion.

O Monsieur ! éloignez-vous d’ici, je vous en conjure ; éloignez-vous de cette fatale maison : du moins, approchez-vous de moi, & mettez-vous où je suis. Tout de bon, avez-vous touché la porte ?

Theuropide.

Parbleu, il faut bien que j’aie touché, puisque j’ai frappé : l’un ne va pas sans l’autre.

Tranion.

Ma foi, vous avez tué...

Theuropide.

De qui suis-je homicide ?

Tranion.

Vous avez fait périr tous ceux qui vous appartiennent.

Theuropide.

Que les Dieux & les Déesses te fassent périr toi-même, avec ton exécrable augure !

Tranion.

Je crains fort que vous ne puissiez les appaiser, ni pour vous, ni pour les vôtres.

Theuropide.

Mais pourquoi cela ? Quelle espece de prodige m’annonces-tu ? . . . . . . . . .

Tranion.

Voici ce que je veux dire : Il y a long-temps qu’on a commis dans votre maison un crime de la plus noire scélératesse : mais nous en avons fait la découverte depuis peu.

Theuropide.

Quel est donc ce forfait, misérable ! & qui pourroit en être l’auteur ? dis-le sans me faire languir.

Tranion.

Un propriétaire s’étant saisi de son locataire, le poignarda de sa propre main. Je crois que c’est le même hôte qui vous a vendu la maison.

Theuropide.

Il le tua !

Tranion.

Et de plus, après lui avoir pris tout son argent, il l’enterra dans le logis même que le défunt habitoit.

Theuropide.

Sur quoi fondez-vous l’imputation d’un crime si détestable ?

Tranion.

C’est ce que j’ai à vous dire ; donnez-vous la peine d’écouter. Un soir que Monsieur votre fils avoit soupé dehors ; lorsqu’il fut revenu de son grand repas, il se coucha ; nous en fîmes autant, & nous dormions déja profondément : par hasard, j’avois oublié d’éteindre la lampe ; tout d’un coup j’entends notre jeune maître qui crie de toute sa force...

Theuropide.

Qui appelles-tu ton jeune maître ? n’est-ce pas mon fils ?

Tranion.

St ! un peu de patience, s’il vous plaît ; laissez-moi continuer. Il m’assure que ce vieux mort lui avoit apparu pendant qu’il dormoit.

Theuropide.

C’étoit donc en songe, en rêve, enfin dans le sommeil ?

Tranion.

Vous avez raison, Monsieur : mais, encore une fois, je vous prie de m’écouter. Notre jeune maître me dit que le mort lui avoit parlé de cette maniere-ci.

Theuropide.

Toujours en dormant ?

Tranion.

Cela est vrai ; il a eu grand tort, & j’en suis tout étonné. Une ame qui, depuis soixante ans, s’est séparée de son corps, ne devoit-elle pas, pour venir voir votre fils, prendre le temps qu’il seroit pleinement éveillé ? Je suis fâché de vous le dire, Monsieur ; mais vous avez quelquefois certaines absences d’esprit qui ne font point honneur à votre jugement.

Theuropide.

Je me tais.

Tranion.

Voici donc mot à mot le narré de la vieille Ombre. « Je m’appelle Diaponce, je suis un étranger de delà la mer, c’est ici ma demeure, & la maison est en mon pouvoir ; Caron n’a point voulu de moi dans les enfers, il m’a renvoyé brusquement & en batelier ; sa raison est que je suis mort avant mon temps, & qu’on m’a frustré des honneurs de la sépulture. En effet, ayant été trompé par ma bonne foi, l’hôte m’égorgea dans ce lieu-ci, & se contenta de me couvrir de terre : ainsi je demeure caché dans la maison, & il n’y a que moi qui sache où j’y suis. Mon scélérat d’hôte me tua pour avoir mon trésor. A présent ce que j’exige de toi, Philolache, c’est que tu cherches incessamment une autre demeure : cette maison-ci est maudite, elle est dévouée à la vengeance divine ». A peine pourrois-je rapporter en un an les prodiges, les monstres qui s’y font voir tous les jours.

LE RETOUR.

L’usurier chez lequel Clitandre a pris deux mille écus, demande cette somme à Merlin en présence de Géronte : il lui dit qu’il vient d’obtenir sentence par corps, & qu’il fera coffrer son maître incessamment. Géronte, surpris, veut savoir à quel propos Clitandre a fait cet emprunt : il est fort en colere. Merlin l’appaise en lui persuadant que son fils s’est servi de cette somme pour achever de payer une fort belle maison dont il a fait emplette en accumulant ses épargnes. Alors Géronte, aussi charmé qu’il étoit piqué, se loue d’avoir un fils qui lui ressemble par son économie, répond de la dette à l’usurier, & promet de le satisfaire dans peu.

LA MOSTELLAIRE. Acte III. Scene I.

L’Usurier demande à Tranion si son maître ne veut pas lui payer au moins l’intérêt de la somme qu’il lui doit. Theuropide est présent ; c’est ce qui redouble l’embarras de l’esclave.

Theuropide.

Quel est ce visage-là ? Que demande-t-il ? Pourquoi nomme-t-il mon fils ? Quelle affaire a-t-il à démêler avec Philolache ? de quel droit l’insulte-t-il ici publiquement ? Enfin quelle dette a-t-on contractée avec lui ?

Tranion.

Ayez la bonté, Monsieur, de faire jetter un peu d’argent dans la gueule de cette vilaine & avide bête pour l’appaiser : je vous en conjure au nom du grand Hercule ! ordonnez cela.

Theuropide.

Que j’ordonne.....

Tranion.

Oui, s’il vous plaît, Monsieur, commandez qu’on lui casse la mâchoire & les dents avec un sac d’argent.

L’Usurier.

Soit, je souffre patiemment les coups & les blessures, pourvu qu’ils soient monnoyés.

Theuropide.

Pourquoi parlez-vous d’argent ?

Tranion.

Monsieur votre fils lui doit quelque chose.

Theuropide.

Combien ?

Tranion.

La somme approche de quarante mines.

L’Usurier.

Ne vous imaginez pas que ce soit beaucoup : selon moi, c’est peu de chose.

Tranion.

L’entendez-vous ? Sur votre foi & sur votre conscience, cet homme-là vous paroît-il capable d’être usurier ? Ces gens-là sont la plus méchante nation du monde ; au lieu que celui-ci est honnête & modéré.

Theuropide.

Il m’importe fort peu de savoir quel il est, d’où il est, & ce qu’il fait, &c. La seule chose que je suis curieux de connoître, c’est la nature, ce sont les circonstances de la dette. J’entends qu’il y a aussi un crédit d’intérêt.

Tranion.

C’est à cause de cela qu’on lui doit quarante-quatre mines d’or. Dites-lui que vous les paierez, afin qu’il s’en aille.

Theuropide.

Moi ; je promettrois de les payer !

Tranion.

Promettez hardiment.

Theuropide.

Moi !

Tranion.

Vous-même : parlez seulement ; faites ce que je vous dis : promettez. Allons, allons donc ; c’est moi qui vous le commande.

Theuropide.

Mais toi, réponds-moi : quel usage a-t-on fait de cet argent-là ?

Tranion.

Il est en sureté.

Theuropide.

Cela étant, payez donc, puisque vous avez encore toute la somme entre les mains.

Tranion.

La conséquence n’est pas juste, Monsieur : l’argent est bien, mais nous ne le tenons pas. Votre fils a fait emplette d’une maison.

Theuropide.

Oh, oh ! A ce que je vois, Philolache va sur les traces de son pere : tout jeune qu’il est, il entre déja dans le commerce. Dis-tu vrai ? A-t-il fait cette acquisition-là ? Quoi ! une maison !

Il promet de payer l’usurier.

LE RETOUR.

Géronte veut voir la maison achetée par son fils, Merlin lui dit que c’est celle de Mad. Bertrand. Géronte forme le dessein d’y faire porter tout de suite ses ballots. Autre embarras de Merlin, qui exhorte son vieux maître à ne point parler de la vente de la maison à Madame Bertrand, parcequ’elle est devenue folle, & que ses parents vont la faire renfermer. Dans ce temps-là Mad. Bertrand arrive ; Merlin persuade à la bonne vieille, que Géronte est devenu fou, & les deux vieillards se plaignent mutuellement. Tout cela est pris de Plaute, mais de deux pieces différentes.

LA MOSTELLAIRE.

Theuropide.

En quel quartier mon fils a-t-il acheté cette maison-là ?

Tranion.

Oh ! voilà le coup de massue ! Je ne m’attendois pas à cette demande-là : je suis perdu.

Theuropide.

Veux-tu répondre quand je t’interroge ?

Tranion.

Oui, Monsieur, je vais vous le dire tout-à-l’heure : mais c’est que je cherche le nom du propriétaire qui l’a vendue.

Theuropide.

Pense donc bien vîte, & tâche de t’en souvenir.

Tranion.

Où en suis-je réduit à présent ? Je ne vois qu’une ressource, c’est de mettre en jeu notre plus proche voisin : je vais donc faire un gros mensonge ; je dirai que Philolache a acheté de cet homme-là. J’ai toujours oui dire qu’il falloit mentir sur-le-champ, parcequ’alors ce sont les Dieux qui vous inspirent : or on ne sauroit mieux faire que de servir d’interprete à la Divinité.

Theuropide.

Eh bien ! as-tu trouvé le nom ?

Tranion.

Puisse le Ciel faire périr le coquin d’usurier ! ou plutôt veuillent les Dieux foudroyer ce détestable vieillard ! Monsieur, je suis bien sot de m’amuser au nom. Votre fils a acheté la nouvelle maison de celui qui demeure à côté de nous.

Theuropide.

De bonne foi ?

Tranion, à part.

Oui assurément si vous payez bien le vendeur ; mais si vous le frustrez de son argent, le marché de l’acheteur ne sera pas de bonne foi.

Theuropide.

Il ne s’est pas logé dans un bel endroit.

Tranion.

Pardonnez-moi, Monsieur, l’endroit est fort beau.

Theuropide.

Par Hercule ! j’ai envie de voir l’acquisition de mon fils. Frappe à la porte, Tranion, & fais venir quelques voisins de là-dedans.

Tranion.

Autre coup assommant ! me voilà encore réduit à ne savoir que répondre. Voilà un nouvel écueil contre lequel les vagues me poussent & vont me briser. Comment me tirerai-je de ce pas-ci ? je n’en sais ma foi rien. Pour cette fois, c’est tout de bon, me voilà manifestement atteint & convaincu d’imposture : il m’est impossible de me sauver.

Theuropide.

Fais donc venir quelqu’un, & prie qu’on me fasse voir la maison.

Tranion.

Mais, s’il vous plaît, Monsieur, je dois vous avertir d’une chose ; c’est qu’il y a des femmes dans cette maison-là : il faut donc leur faire demander auparavant si cela ne les incommodera point.

Theuropide.

Il n’y a rien de plus juste, rien de plus raisonnable. Vas-y toi-même, salue ces Dames de ma part, & dis-leur qu’elles m’obligeront beaucoup. Va, & je t’attendrai ici jusqu’à ce que tu aies fait ton message.

Tranion fort embarrassé va trouver le voisin, lui persuade que son maître veut faire bâtir une maison sur le modele de la sienne, & le prie de permettre qu’il la visite. Le voisin y consent avec grand plaisir. L’esclave revient vers son maître, lui dit que son voisin est très chagrin d’avoir vendu sa maison à si bon marché ; que son désespoir redouble toutes les fois qu’on lui en parle, le prie en conséquence de ménager la sensibilité du vendeur, & de ne pas lui rappeller ce qui l’afflige.

LES CAPTIFS.

Philocrate & son esclave Tindare tombent dans l’esclavage, & sont achetés par Hégion, qui permet à l’un d’eux de partir pour aller dans leur pays chercher leur rançon, tandis que l’autre demeurera pour otage. Son intérêt veut qu’il retienne le maître. Alors Tindare se sacrifie pour son patron, prend son nom & le laisse partir comme s’il étoit réellement l’esclave. Bientôt après Aristophonte veut lui soutenir qu’il n’est point Tindare. Hégion est alarmé ; mais le généreux esclave lui persuade pendant quelque temps que son accusateur est frénétique, & qu’il ne sait ce qu’il dit quand son accès le prend.

 

Regnard a fort bien fait de marier les deux idées de Plaute : mais par quelle raison a-t-il négligé un bout de scene fort plaisant dans la Mostellaire, & qui alloit si bien à son sujet ? Le voici.

LA MOSTELLAIRE. Acte III. Scene II.

(Les deux vieillards & Tranion visitent la maison.)

. . . . . . . . .

Tranion.

Ah ! prenez garde d’augmenter sa douleur, en lui disant que vous avez acheté sa maison. Ne voyez-vous pas comme ce pauvre vieillard a le visage triste & abattu ?

Theuropide.

Je le vois bien.

Tranion.

Ne faites donc aucune mention de l’achat, de peur qu’il ne s’imagine que vous venez ici pour insulter à son malheur, & pour vous en réjouir en sa présence.

Theuropide.

J’entends, & ton conseil me paroît de bon sens. Je vois avec plaisir la bonté de ton naturel, & je t’en estime davantage. Que dois-je faire à présent ?

Simon.

Que n’entrez-vous, Monsieur, pour voir le bâtiment à loisir ?

Theuropide.

Puisque vous en agissez si humainement & si honnêtement, je vais en profiter.

Simon.

Par Pollux ! vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir.

Tranion.

Voyez-vous cette entrée devant la maison, & ce promenoir ? Comme il est bien pris !

Theuropide.

Certainement, &, par Pollux ! il ne se peut rien de mieux entendu.

Tranion.

Regardez bien ces poteaux, ces jambages de porte ; voyez, je vous prie, de quelle solidité, de quelle épaisseur ils sont.

Theuropide.

Je ne crois pas qu’on en puisse voir de plus beaux.

Simon.

Par Pollux ! on les avoit achetés autrefois pour tels.

Tranion.

Entendez-vous ce qu’il dit, Monsieur ? On les avoit achetés. Le pauvre homme a bien de la peine à retenir ses larmes : cela fait pitié ! . . . . . . .

Theuropide.

Plus j’examine l’édifice, plus je le trouve à mon gré.

Tranion.

Voyez-vous cette peinture, où une corneille se moque agréablement de deux vautours ? La corneille se tient sur ses pieds, comme pour épier & prendre bien son temps ; elle mord tour à tour les deux oiseaux de proie. Je vous prie, regardez de mon côté, afin que la corneille vous paroisse dans son vrai point de vue. La voyez-vous dans l’attitude que je vous ai dit ?

Theuropide.

Ma foi, je ne vois point ici de corneille.

Tranion.

Hé bien, tournez la tête, & regardez, s’il vous plaît, de votre côté : puisque vous ne pouvez appercevoir la corneille, éprouvez un peu si, en vous tournant, vous ne découvrirez point les deux vautours.

Theuropide.

Si tu veux que je te parle franchement, & pour finir notre contestation, je te déclare que je ne vois ici aucun oiseau peint.

Tranion.

Eh bien, je vous le pardonne : la vieillesse vous empêche de bien distinguer les objets.

Il me semble que Merlin imitant son confrere en fourberie, se peignant, à son exemple, comme un fin renard qui se moque d’un vieux hibou & d’une vieille chouette, le disant à Géronte & à Mad. Bertrand, les exhortant à se tourner de son côté pour mieux voir l’animal malin : il me semble, dis-je, que Merlin dans une pareille situation auroit été très comique. Si vous en exceptez cette différence, qui n’est pas à l’avantage de Regnard, les deux pieces sont les mêmes pour le fond du sujet, les caracteres, les moyens & l’intrigue.

Les deux ouvrages comparés à la nature.

S’il n’est pas naturel que des monstres infernaux se soient emparés d’une maison, il est aussi peu naturel que les diables en aient pris possession. S’il n’est pas dans la nature que Theuropide puisse ajouter foi à un mensonge aussi grossier, il est tout aussi peu naturel que Géronte puisse en être la dupe. Voilà donc Regnard qui, loin d’embellir un sujet étranger, en le transportant sur notre scene, de le dégager de tout ce qui blesse le beau naturel, comme tout bon imitateur doit faire, nous a tout uniment rendu ses beautés & ses défauts, avec la différence que de cinq actes en vers il n’en a fait qu’un en prose. Nous ne dirons point que Regnard a imité la Mostellaire de Plaute dans son Retour ; nous dirons avec plus de raison qu’il nous a donné un extrait de la Mostellaire, dans lequel il a inseré le bon & le mauvais. Non content d’avoir mis devant nos yeux la lunette dont parle M. d’Aguesseau, il nous présente le côté qui rapetisse les objets.

LES FOLIES AMOUREUSES, en vers, en trois actes.

Cette comédie fut jouée, pour la premiere fois, le mardi 15 Janvier 1704 ; elle eut quatorze représentations. Sa tournure tout-à-fait italienne fait soupçonner aux connoisseurs qu’elle est tirée du Théâtre Italien. « Il suffiroit, disent MM. Parfait, pour transporter cette piece sur la scene italienne, de changer les noms des acteurs, & les caracteres se trouveroient conformes. Albert ne le cede pas en imbécillité au Docteur, & Crispin est bien aussi balourd qu’Arlequin. Le meilleur rôle est celui d’Agathe : elle forme l’intrigue & le nœud de la piece ; ses ruses sont, à la vérité, un peu grossieres. Le dénouement ressemble totalement à ceux des farces italiennes que l’on jouoit autrefois sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Le sujet est très mince, & tout-à-fait usé : on peut dire que M. Regnard ne s’est tiré d’affaire qu’au moyen de certains traits plaisants, & par les jeux comiques de cette piece ».

La finta Pazza, la feinte Folle, jouée à Paris par l’ancienne Troupe Italienne, pourroit avoir fourni le sujet & les lazzis des Folies amoureuses, où nous voyons Agathe feindre d’être folle, pour échapper à son tuteur Albert, & paroître en vieille, en musicienne Italienne, en Officier. Il seroit injuste, puisque nous n’avons pu trouver le canevas italien, de lui donner toutes les bonnes plaisanteries & tous les défauts qui sont chez l’Auteur François. Concluons cependant que si Regnard n’a point pris chez l’Etranger l’intrigue & les caracteres peu vraisemblables de sa piece, il n’en est que plus coupable d’avoir imaginé des choses tout-à-fait contre nature. Nous nous garderons bien d’éplucher sérieusement cette espece de farce dénuée de toute vraisemblance. Albert, qu’on ne nous peint pas comme un homme échappé des petites-maisons, peut-il se persuader que Crispin, un malheureux réduit au métier de valet, guérisse les folies les plus enracinées avec trois mots que lui apprit jadis un Juif ? Albert n’auroit-il pas réellement besoin qu’on éprouvât sur lui l’efficacité des mots magiques1 ?

LES MENECHMES ou LES JUMEAUX, en cinq actes en vers.

Cette comédie parut, pour la premiere fois, le vendredi 4 Décembre 1705 ; elle eut seize représentations. Elle est précédée d’un prologue tout-à-fait calqué sur celui de l’Amphitrion de Moliere. Les Beaux Esprits qui vivoient de son temps le lui reprocherent : nous verrons dans la suite si leurs reproches sont fondés. Regnard étant un des Auteurs que nous devons connoître le mieux après Moliere, il faut tâcher aussi de le faire voir par tous les côtés, mais en différents temps & sous diverses formes, pour promener le Lecteur sur des objets variés, sans l’éloigner cependant du but principal.

Extrait des Menechmes de Plaute.

Avant-Scene. Menechme, marchand Sicilien, eut un fils nommé Moschus, qu’il maria fort jeune, & de qui naquirent deux jumeaux tout-à-fait ressemblants. L’on nomma l’un Menechme, & l’autre Sosicle. Ces enfants avoient déja sept ans quand Moschus s’embarque avec le petit Menechme. Il arrive à Tarente, pendant qu’on y célébroit les fêtes de Bacchus, perd son fils dans la foule, meurt de chagrin. Le vieux Menechme apprend cette triste nouvelle, pleure son fils, son petit-fils, & fait prendre le nom de Menechme à Sosicle. Celui-ci devient grand ; il forme le dessein de voyager, débarque à Epidaure avec un esclave. C’étoit là que le destin l’attendoit pour lui faire retrouver ce frere qu’il croyoit mort, qu’un marchand d’Epidaure avoit pris avec lui lorsqu’il se fut égaré dans la foule, qu’il avoit adopté depuis, & marié en lui donnant tout son bien.

Action. Menechme le perdu est persécuté par l’humeur jalouse de sa femme. La dame n’a pas tout-à-fait tort, puisque son époux a une maîtresse en ville, qu’il comble de bienfaits. Il vole à son épouse une robe magnifique, va la porter à sa nymphe, & lui promet de venir dîner avec elle. Le cuisinier de la courtisanne va à l’emplette, revient, trouve Menechme Sosicle, le prend pour celui qui lui fait exercer son emploi, l’exhorte à s’aller reposer chez sa maîtresse, en attendant le dîner, & lui vante l’amour de la nymphe. Menechme Sosicle est surpris de s’entendre appeller par son nom. Son esclave Massénion lui dit que la chose n’a rien de surprenant, parceque les courtisannes envoient ordinairement au port des émissaires pour s’informer du nom, de l’histoire, de la fortune de toutes les personnes qui arrivent, & les faire tomber ensuite plus aisément dans leurs filets. Il l’exhorte à fuir le piege, quand la courtisanne vient elle-même prier Menechme Sosicle d’entrer. Il la trouve jolie, il cede à ses instances ; mais, crainte d’être sa dupe, il remet sa bourse à son fidele esclave, & revient bientôt sur la scene en riant de son bonheur. Une jolie femme l’invite à dîner, le comble de faveurs, prétend avoir reçu de lui une robe magnifique, & la lui confie, en le priant de la faire remettre à neuf. Il se promet bien de ne la pas rendre, quand il rencontre le parasite de son frere : celui-ci, très piqué qu’on ait dîné chez la courtisanne sans lui, a découvert à la femme de Menechme perdu le vol de la robe, & l’usage auquel elle étoit destinée. La femme sort furieuse, trouve précisément son beau-frere avec la robe sous le bras, le prend pour son mari, l’accable de reproches. Le beau-frere la croit folle, & sort : il est remplacé par le mari, qui n’est pas médiocrement surpris de voir sa femme instruite de ses infidélités & du vol de la robe ; il va chez la courtisanne pour la prier de lui rendre cette maudite robe, dont la perte irrite son épouse, & lui promet de lui en donner une plus belle. On lui soutient qu’on la lui a remise ; il le nie. On le met à la porte. Pendant ce temps la femme de Menechme perdu va faire part de ses malheurs à son pere : le bonhomme tâche de l’appaiser, & vient avec elle pour entendre les raisons de son mari. Ils trouvent le frere qui se moque de leurs reproches, & les maltraite si bien en protestant de ne pas les connoître, qu’il passe pour fou dans leur esprit, & qu’ils projettent de le mettre entre les mains d’un Médecin2. Ils ordonnent à quatre fouetteurs de l’enlever : les fouetteurs exécutent l’ordre, mais c’est sur l’autre Menechme, fort étonné de se voir maltraiter par ses esclaves. Heureusement pour lui le valet de son frere survient, le prend pour son maître, le délivre & lui demande la liberté, que Menechme perdu lui accorde sans peine ; aussi agit-il avec son véritable patron, comme s’il étoit libre ; il soutient qu’il vient d’être affranchi par lui. Tout est dans le désordre, tous les acteurs s’accusent mutuellement de folie, quand les jumeaux se rencontrent : l’un croit voir marcher son miroir : ils détaillent leur histoire, se reconnoissent, & la robe revient à la femme.

 

Je suis enthousiasmé de la piece de Plaute. Quel beau simple ! Comme tout s’y enchaîne aisément ! Quand on compare les pieces de Moliere avec leurs originaux, on l’admire davantage : il n’en est pas ainsi de Regnard, sur-tout dans cette derniere imitation. Je consens qu’on s’amuse à la représentation de ses Menechmes, quand on n’a pas vu ceux du Poëte Latin : mais après cela, si l’on y rit, on ne pourra du moins estimer cette copie très défectueuse d’un très beau modele. Quelle différence de l’intrigue produite par cette seule robe qui va, vient, circule, passe de main en main pendant toute la piece, anime les caracteres, fait naître les incidents, & les multiplie sans le secours d’aucun autre ressort ; quelle différence, dis-je, avec cette autre fable mal digérée, mal construite, où une malle, des lettres, une donation, une promesse de mariage, un portrait, ne suffisent pas pour soutenir une action, où l’Auteur a besoin d’appeller les épisodes à son secours, & dans laquelle il blesse continuellement la vérité !

Les deux Pieces comparées avec la nature.

L’avant-scene de la piece latine est d’abord plus naturelle que la françoise. Un enfant de sept ans perdu outre mer, transplanté ensuite dans un pays plus lointain, ne sauroit donner de ses nouvelles à sa famille, & l’on peut facilement le croire mort chez lui, sur-tout lorsqu’on apprend qu’il s’est égaré dans une ville qui lui est tout-à-fait inconnue, & que son pere a fait inutilement les plus grandes recherches pour le trouver. Mais le Chevalier Menechme, qui n’a point quitté la France, & qui n’est parti de la maison paternelle qu’en âge de servir, comment a-t-il pu faire pour ne pas écrire chez lui, ne fût-ce que pour demander de l’argent, dont les militaires ont grand besoin ? Comment, malgré son silence, sa famille a-t-elle pu le croire mort ? Il sert, il a même un grade distingué, puisque M. Coquelet a fourni des habits pour son régiment. Il étoit si facile de savoir la vérité ! Toute communication a-t-elle été interrompue entre Paris & la Bretagne son pays natal ? L’Auteur auroit dû faire mettre, par méprise, le Chevalier sur la liste des Officiers tués à l’armée.

Outre le louche qu’une avant-scene forcée jette ordinairement dans l’action, voyons comme les événements de la piece françoise sont amenés avec peu de vraisemblance. Commençons par le premier, celui qui donne naissance à tous les autres. Un valet, qui doit distinguer la malle de son maître à cent pas de lui, en prend une autre, parcequ’il voit sur le dos cette adresse : A Monsieur Menechme, à présent à Paris. Ne doit-il pas croire tout de suite qu’on a mis la même adresse sur une autre malle ? Ne doit-il pas craindre quelque fourberie ? Ou bien son maître ne lui a-t-il jamais parlé de son frere, & ne doit-il pas imaginer que la malle appartient à ce dernier ? On trouve dans cette malle des lettres, par lesquelles le Chevalier apprend que son frere hérite de soixante mille écus qu’un oncle lui laisse, & qu’il vient à Paris pour toucher cette somme déposée chez un honnête Notaire, nommé Robertin : là-dessus il forme le projet de s’emparer de cet argent, & réussit. Est-il naturel que la donation ait été faite à un Menechme quelconque ? Le nom de baptême, les qualités du légataire, ne sont-ils pas sur l’acte public ? Est-il dans la nature que le Chevalier ait cru réellement pouvoir venir à bout d’une fripponnerie qui ne sauroit réussir selon toutes les apparences ? Est-il naturel que le Notaire ait été sa dupe ?

Le valet du Chevalier s’empare de Menechme, lui offre ses services. Est-il naturel que Menechme, bourru, soupçonneux, indisposé contre tout ce qu’il voit à Paris, se confie à un drôle qu’il ne connut jamais, & dont personne ne lui répond ? Un Gascon, à qui le Chevalier doit cent louis, vient les demander à Menechme l’épée à la main ; celui-ci les donne bonnement. Est-il naturel que, croyant le Marquis un frippon, il craigne ses violences en plein jour & dans la rue ? A tous ces événements amenés par force, enchaînés par l’invraisemblance même, il suffit d’opposer la vérité des incidents amenés naturellement par la robe volée, l’unique mobile de tout, & qui, chose bien extraordinaire, met elle seule tous les personnages dans une situation propre à dévoiler leurs véritables caracteres. Elle met en jeu la fausseté & l’avarice de la Courtisanne, le penchant que les deux Menechme ont pour les plaisirs, la gloutonnerie du Parasite, les emportements d’une femme cruellement sacrifiée à sa rivale, la patience d’un vieillard qui veut maintenir la paix entre sa fille & son gendre. Tous ces divers caracteres, animés par la robe, se soutiennent d’un bout à l’autre dans toute leur vérité ; au lieu que ceux de la piece françoise, ne tenant à rien, & faux par eux-mêmes, se démentent continuellement. Est-il naturel qu’Araminte, qui entretient visiblement le Chevalier, qui a tout fait pendant la piece pour se le conserver, & qui est nantie d’une bonne promesse, consente tout d’un coup à le céder à sa niece ? Est-il naturel que Démophon prétende cajoler sa sœur, & l’engager à donner son bien à sa fille, en lui disant sans cesse qu’elle est vieille ? Est-il naturel que le Menechme brutal s’humanise tout-à-coup jusqu’au point d’épouser une vieille folle qu’il hait, & cela pour avoir la moitié de la somme que son frere lui vole ? Supposons-le pour un instant stupide au point de croire que son frere a part à la donation : peut-il l’être assez pour se figurer que le Chevalier lui fait grace en lui donnant la moitié du legs, & pour se croire obligé de reconnoître cette générosité en épousant une beauté délabrée, dont les appas lui ont paru très dérangés ? Nous trouverions des invraisemblances encore plus choquantes dans cette piece ; mais nous les avons citées ailleurs.

Je ne comprends pas comment Regnard a pu s’écarter si fort de la nature en imitant une piece qui n’a que trop de ressemblance avec nos mœurs, & ne les peint que trop fidellement. Les époux qui privent leurs femmes de leurs bijoux pour les donner à des courtisannes, & les jeunes gens qui excroquent ces créatures, sont malheureusement assez communs parmi nous. « Regnard ne pouvoit, me dira-t-on, mettre des choses si scandaleuses sur la scene ». A la bonne heure : mais puisque la décence lui a fait abandonner un plan excellent pour nous en présenter un mauvais, il devoit du moins le remplir avec des personnages honnêtes3.

Boileau, à qui les Menechmes François sont dédiés ; Boileau, le grand partisan des anciens, lui qui trouvoit l’Amphitrion de Plaute supérieur à celui de Moliere, lui que Regnard avoit consulté vraisemblablement avant de livrer sa piece au public ; enfin Boileau, le meilleur des critiques lorsqu’il n’étoit pas guidé par la passion, comment n’a-t-il pas averti l’Auteur de la maladresse avec laquelle il habille les Menechmes Latins à la françoise ? Comment a-t-il pu sur-tout lui laisser ignorer qu’en ne faisant point partager alternativement aux deux jumeaux les bonnes & les mauvaises aventures, comme dans l’ouvrage latin, il enlevoit à sa piece le mérite si rare de paroître animée par le hasard ; qu’il donnoit une marche contrainte à l’intrigue, & qu’il rendoit ses premiers personnages très monotones ? Boileau vivoit dans un temps où l’on regardoit encore une dédicace comme un hommage flatteur : le plaisir de voir son nom à la tête d’une Epître, l’auroit-il aveuglé sur les défauts de l’ouvrage ? Quoi qu’il en soit, le Satyrique François n’imitoit pas de la sorte Horace & Juvenal 4.

LE LÉGATAIRE UNIVERSEL, en cinq actes, & en vers.

On joua cette comédie pour la premiere fois le lundi 9 Janvier 1708 ; elle eut vingt représentations ; & peut-être en eût-elle mérité davantage par les traits plaisants dont elle est remplie, si ces mêmes plaisanteries n’étoient amenées par des moyens tout-à-fait contre nature. Personne n’ignore quelle est l’intrigue du Légataire : on sait que Géronte veut d’abord épouser Isabelle, & qu’il la cede ensuite à son neveu Eraste ; qu’il a résolu de faire un testament, dans lequel il veut donner vingt mille écus à deux parents Normands, & laisser le reste de son bien à Eraste ; mais qu’il se décide ensuite à faire Eraste unique Légataire, parceque Crispin a su l’indisposer contre les autres, en jouant leur personnage & en lui disant des impertinences atroces. On sait encore que Géronte tombe en léthargie au moment où il a mandé le Notaire ; que Crispin se jette dans un fauteuil avec tout l’attirail d’un malade à l’agonie, & dicte un testament par lequel il laisse à son maître Eraste tous les biens de Géronte, à l’exception d’une rente de quinze cents francs qu’il se legue, & d’un présent qu’il fait à Lisette. Les deux scenes dans lesquelles Crispin joue successivement les personnages du neveu & de la niece, pour les faire haïr de Géronte, sont dans mille pieces italiennes. Quant au fond de la comédie, Regnard n’a fait que mettre en action une aventure arrivée dans le Languedoc. La voici.

Histoire véritable.

Un Gentilhomme campagnard étoit à toute extrémité ; il envoie chercher un Notaire dans une ville voisine pour écrire le testament qu’il veut faire en faveur de la femme la plus vertueuse, la plus fidelle. Mais, hélas ! dépêché un peu trop vîte par un médecin habile, & sur-tout fort expéditif, il prend congé de la compagnie avant que d’avoir dicté ses dernieres volontés. La veuve jette les hauts cris, quand le précepteur de ses enfants, qui l’avoit aidée dans le particulier à soutenir publiquement le caractere de prude, & qui l’avoit souvent consolée des infirmités de son mari, trouve le secret de la consoler encore de sa mort trop précipitée. Il enleve le défunt, le transporte dans un autre lit, se met à sa place, attend le Garde-note, avec les rideaux bien fermés, &, d’une voix mourante, dicte un testament, par lequel il laisse unique légataire sa chere épouse. Ce titre convenoit à la dame, à quelques formalités près.

 

On ne dit pas si le Précepteur eut soin de se faire quelques legs, ou s’il crut connoître assez bien le cœur de la dame pour se fier à sa reconnoissance. Quoi qu’il en soit, Crispin, commençant à se léguer une somme, est très plaisant5, & c’est peut-être le seul trait naturel qui soit dans la piece.

Nous avons exhorté, dans le premier volume de cet ouvrage, les Auteurs naissants à saisir tout ce qui se présenteroit devant eux sous un aspect comique ; mais nous avons eu soin de leur dire en même temps que les aventures arrivées dans la société perdent souvent leur plus grand mérite lorsqu’on les transplante sur le théâtre. Voici le premier exemple qui se présente, ne le négligeons point. L’aventure que je viens de rapporter est très vraisemblable dans toutes ses circonstances ; il est même à parier que dans les campagnes elle se renouvelle souvent, parcequ’une telle fourberie peut s’exécuter avec beaucoup de facilité : cependant, transportée sur la scene, le principe de l’action manque de vraisemblance, & blesse par conséquent tout-à-fait la nature. Figurons-nous la chambre d’un malade : le testateur est au fond d’une alcove obscure, enveloppé dans ses draps ; les rideaux de son lit bien fermés, ou seulement entr’ouverts pour la forme, achevent de le cacher aux regards trop scrupuleux du Notaire & des témoins sur-tout. Mais comment Crispin, rubicond, vermeil, dans la fleur de son âge, assis tout uniment dans un fauteuil au milieu d’une chambre, peut-il être cru le vieillard, le moribond Géronte ? « Le fourbe a pris ses précautions, va-t-on s’écrier ».

Acte IV. Scene V.

Crispin, à Eraste.

Vous, Monsieur, s’il vous plaît, fermez porte & fenêtre ;
Un éclat indiscret peut me faire connoître.
. . . . . . . . .
Ce jour mal condamné me blesse encore l’œil.
Tirez bien les rideaux, que rien ne nous trahisse.

C’est très bien ; mais si la chambre est trop obscure, les Notaires n’y verront goutte pour écrire le testament ; si l’on apporte des bougies, leur clarté doit trahir Crispin. — Vous êtes aussi trop sévere, me dira-t-on : les deux Notaires ont la vue basse ; d’ailleurs il est très possible que les Notaires ne connoissent pas Géronte, ils peuvent fort bien ignorer s’il est jeune ou vieux. — Il falloit du moins pour cela, que Regnard ne les prît pas dans le voisinage du vieillard.

Acte I. Scene II.

Lisette, à Crispin.

Je n’ai pas eu le temps d’aller chez les Notaires.
Toi, qui m’as si long-temps parlé de tes affaires,
Va vîte, cours, dis-leur qu’ils soient prêts au besoin.
L’un s’appelle Gaspard, & demeure à ce coin ;
Et l’autre un peu plus bas, & se nomme Scrupule.

— Ils logeoient dans le quartier depuis peu. — A merveille ! Mais l’un des Notaires, ayant une fois pris Crispin pour Géronte, peut-il une heure après prendre ce même Géronte pour l’homme qu’il a vu dans son fauteuil à bras ? Parlons plus sérieusement : où sont les témoins nécessaires pour la validité d’un testament, & pour mettre monsieur le Conseiller Garde-note à l’abri d’une triste fin ?

Ne nous acharnons pas à recueillir, à combattre les invraisemblances d’un Auteur qui ne se piqua jamais de se rapprocher de la nature, & qui semble ne s’être appliqué dans tous ses ouvrages qu’à faire rire, n’importe par quel moyen. Puisque ce fut là son unique but, rions, avec la multitude, de ses quolibets, de ses jeux de mots : mais rions de lui-même avec les gens de goût, quand, par exemple, dans Démocrite amoureux il peint un pédant ennuyeux au lieu d’un philosophe aimable ; lorsqu’il prévoit que le rôle d’Agélas, Roi d’Athenes, sera joué par un petit-maître François jaloux de sa frisure.

Acte III. Scene II.

THALER, AGÉLAS.

Thaler.

C’est trop de faveur,
Sire ; mettez dessus.

Agélas.

Parlez.

Thaler.

C’est votre honneur.

Agélas.

Poursuivez. Quel sujet ?...

Thaler.

Je ne veux point poursuivre
Si vous n’êtes couvert ; je savons un peu vivre.

Agélas.

Je suis en cet état pour ma commodité.

Rions de lui lorsqu’il fait revivre à Athenes l’état monarchique, éteint plus de sept cents ans avant Démocrite. Rions sur-tout de lui lorsque, dans le même temps & dans la même ville, Strabon parle de clochers.

Acte I. Scene II.

. . . . . . . . .
Et la nuit, quand la lune allume sa lanterne,
Nous grimpons l’un & l’autre au sommet des rochers,
Plus élevés cent fois que les plus hauts clochers.

Le Curé de Fontenelle 6, qui voit des clochers dans la lune, n’auroit pas mieux dit.

Encore une incursion sur les terres de Regnard, & nous pourrons, je crois, nous flatter de connoître la juste valeur de ses richesses théâtrales.