(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. Regnard imitateur de Moliere. » pp. 51-80
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE II. Regnard imitateur de Moliere. » pp. 51-80

CHAPITRE II.
Regnard imitateur de Moliere.

Regnard a imité de Moliere un prologue, des détails, des scenes, des caracteres, des dénouements. On se doute bien qu’il n’a pas jouté plus heureusement avec lui qu’avec Plaute : mais il nous reste à voir s’il vend cher la victoire.

Imitateur de Moliere dans les prologues.

Regnard, pour composer le prologue des Menechmes, a pris l’idée du prologue d’Amphitrion. Que dis-je l’idée ! Chez Regnard, Apollon & Mercure s’entretenant de leurs divers emplois, se plaignant des fatigues qu’ils sont forcés d’essuyer, & passant en revue les galanteries de Jupiter, répetent en gros la conversation que la Nuit & le Messager des Dieux ont dans le prologue de l’Amphitrion François. Ramassons quelques traits épars.

PROLOGUE DES MENECHMES. Scene I.

MERCURE, APOLLON.

Mercure.

  Honneur au Seigneur Apollon.

Apollon.

  Ah ! Dieu vous gard’, Seigneur Mercure.
  Par quelle agréable aventure
  Vous voit-on au Sacré Vallon ?

Mercure.

  Vous savez, grand Dieu du Parnasse,
  Que je ne me tiens guere en place.
  J’ai tant de différents emplois,
Du couchant jusqu’aux lieux où l’aurore étincelle,
  Que ce n’est pas chose nouvelle
  De me rencontrer quelquefois.

Apollon.

Vous êtes le bras droit du grand Dieu du tonnerre :
Votre peine est utile aux hommes comme aux Dieux ;
  Et c’est par vos soins que la Terre
Entretient quelquefois commerce avec les Cieux.

Mercure.

  Ce travail me lasse & m’ennuie,
 Lorsque je vois tant de Dieux fainéants,
Qui ne songent là-haut qu’à respirer l’encens,
  Et qu’à se gorger d’ambroisie.

Apollon.

Vous vous plaignez à tort d’un trop pénible emploi.
  S’il vous falloit donc, comme moi,
  Eclairer la machine ronde,
  Rendre la nature féconde,
  Mener quatre chevaux quinteux,
  Risquer de tomber avec eux
  Et de faire un bûcher du monde ;
  Dans ce métier pénible & dangereux,
  Vous auriez sujet de vous plaindre.
Depuis que l’univers est sorti du chaos,
Ai-je encor trouvé, moi, quelque jour de repos ?
  Quoi qu’il en soit, parlons sans feindre ;
 A vous servir je serai diligent.
Le Seigneur Jupiter, dont vous êtes l’agent,
Honnête ou non, c’est dont fort peu je m’embarrasse,
  Pour goûter des plaisirs nouveaux,
  A quelque Nymphe du Parnasse
  Voudroit-il en dire deux mots ?

Mercure.

  Vos Muses, ailleurs destinées,
  Sont pour lui par trop surannées.
  . . . . . . .
  . . . . . . .

Apollon.

  Quelle est donc la raison nouvelle
  Qui près d’Apollon vous appelle ?
  . . . . . . .
Entre tant de métiers mis dans votre apanage,
Qui pourroient fatiguer quatre Dieux comme vous,
C’est celui de porter, je crois, les billets doux,
  Qui vous occupe davantage.
  . . . . . . .

Mercure.

Finissons là-dessus.
  Entre des Dieux tels que nous sommes,
  Il ne faut pas de longs discours.
  Laissons les compliments aux hommes,
  Ils en sont les dupes toujours.

PROLOGUE D’AMPHITRION.

MERCURE, LA NUIT.

Mercure.

Tout beau, charmante Nuit, daignez vous arrêter.
Il est certain secours que de vous on desire ;
  Et j’ai deux mots à vous dire
  De la part de Jupiter.

La Nuit.

. . . . . . . . .
 Ah ! ah ! c’est vous, Seigneur Mercure !
Qui vous eût deviné là dans cette posture ?

Mercure.

Ma foi, me trouvant las, pour ne pouvoir fournir
Aux différents emplois où Jupiter m’engage,
Je me suis doucement assis sur ce nuage,
  Pour vous attendre venir.

La Nuit.

Vous vous moquez, Mercure, & vous n’y songez pas :
Sied-il bien à des Dieux de dire qu’ils sont las ?

Mercure.

Les Dieux sont-ils de fer ?

La Nuit.

Non, mais il faut sans cesse
Garder le décorum de la Divinité.
Il est de certains mots dont l’usage rabaisse
 Cette sublime qualité ;
 Et que, pour leur indignité,
 Il est bon qu’aux hommes on laisse.

Mercure.

 A votre aise vous en parlez,
Et vous avez, la Belle, une chaise roulante,
Où, par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
Vous vous faites traîner par-tout où vous voulez.
 Mais de moi ce n’est pas de même ;
Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
 Aux Poëtes assez de mal
 De leur impertinence extrême,
 D’avoir, par une injuste loi,
 Dont on veut maintenir l’usage,
 A chaque Dieu, dans son emploi,
 Donné quelque allure en partage,
 Et de me laisser à pied, moi,
 Comme un messager de village.
 . . . . . . .

La Nuit.

 Que voulez-vous faire à cela ?
 Les Poëtes font à leur guise :
 Ce n’est pas la seule sottise
 Qu’on voit faire à ces Messieurs-là.
 . . . . . . .
 Laissons cela, Seigneur Mercure,
 Et sachons ce dont il s’agit.

Mercure.

 C’est Jupiter, comme je vous l’ai dit,
Qui de votre manteau veut la faveur obscure
  Pour certaine douce aventure
  Qu’un nouvel amour lui fournit.
Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles :
Bien souvent pour la Terre il néglige les Cieux ;
Et vous n’ignorez pas que ce Maître des Dieux
Aime à s’humaniser pour des beautés mortelles.
  . . . . . . .

La Nuit.

J’admire Jupiter ; & je ne comprends pas
Tous les déguisements qui lui viennent en tête.

Mercure.

Il veut goûter par-là toutes sortes d’états ;
 Et c’est agir en Dieu qui n’est pas bête.
 . . . . . . .

La Nuit.

  Sur de pareilles matieres
  Vous en savez plus que moi ;
  Et, pour accepter l’emploi,
  J’en veux croire vos lumieres.

Mercure.

 Hé ! là, là, Madame la Nuit,
 Un peu doucement, je vous prie ;
 Vous avez dans le monde un bruit
 De n’être pas si renchérie.
On vous fait confidente, en cent climats divers,
 De beaucoup de bonnes affaires ;
Et je crois, à parler à sentiments ouverts,
 Que nous ne nous en devons gueres.

La Nuit.

 Laissons ces contrariétés,
 Et demeurons ce que nous sommes ;
 N’apprêtons point à rire aux hommes,
 En nous disant nos vérités.

Quel a donc été le but de Regnard en prenant les idées de Moliere ? A-t-il espéré les mieux rendre ? A-t-il cru les rajeunir par un coloris plus frais, plus brillant ? S’est-il figuré que la copie effaceroit l’original ? Quelle imagination folle ! N’a-t-il pas senti que le prologue d’Amphitrion tient à la piece, qu’on ne peut guere la représenter sans lui, & que le sien bien au contraire n’a pas le moindre rapport avec les Menechme ? Aussi n’a-t-il été joué qu’une seule fois, ce qui ne fait pas l’éloge du copiste ; j’allois dire de l’imitateur, c’étoit me tromper bien lourdement. Voyons s’il a mieux imité les détails.

Imitateur de Moliere dans les détails.

Dans le Joueur de Regnard, Toutabas, maître de trictrac, veut donner leçon à Géronte qu’il prend pour Valere, lui vante les avantages de son art, & finit par dire :

Vous plairoit-il de m’avancer le mois ?

Ce trait seul vaut toute la scene, parcequ’il peint le peu de valeur de l’art par la misere de celui qui le montre. Mais il est pris dans les Fâcheux de Moliere, Acte III. Scene III. Ormin prie Eraste d’appuyer un projet de son invention, qui doit augmenter de quatre cents millions les revenus du Roi, & finit par lui demander deux pistoles à reprendre sur le droit d’avis7. Le plaisant de ces deux traits naît du contraste qui se trouve entre la situation malheureuse des deux originaux, & les faveurs de la fortune dont ils prétendent disposer. Par conséquent, Ormin, voulant enrichir un Monarque, est bien plus comique que Toutabas, dont l’ambition se borne à faire la fortune de quelques particuliers. Regnard affoiblit donc l’idée de Moliere. D’ailleurs Ormin est, par le genre de sa folie, digne que Thalie sévisse contre lui : Toutabas est un frippon digne des châtiments de la Justice. L’un mérite de figurer sur la scene, & l’autre en Greve.

Dans la Princesse d’Elide de Moliere, Moron promet au Prince Euriale de servir l’amour qu’il ressent pour la Princesse, & lui dit dans la seconde scene du premier acte :

Laissez-moi doucement conduire cette trame.
Je me sens là pour vous un zele tout de flamme :
Vous êtes né mon Prince, & quelques autres nœuds
Pourroient contribuer au bien que je vous veux.
Ma mere, dans son temps, passoit pour assez belle,
Et naturellement n’étoit pas fort cruelle :
Feu votre pere alors, ce Prince genéreux,
Sur la galanterie étoit fort dangereux ;
Et je sais qu’Elpénor, qu’on appelloit mon pere,
A cause qu’il étoit le mari de ma mere,
Comptoit pour grand honneur aux pasteurs d’aujourd’hui,
Que le Prince autrefois étoit venu chez lui,
Et que, durant ce temps, il avoit l’avantage
De se voir saluer de tous ceux du village.

Dans la premiere scene du Légataire, Crispin prétend avoir des droits sur la succession de M. Géronte : & voici ses raisons.

Crispin.

. . . . . . . . .
J’en pourrois bien aussi tirer ma quote-part.
Je suis un peu parent, je tiens à la famille.

Lisette.

Toi ?

Crispin.

Ma premiere femme étoit assez gentille,
Une Bretonne vive, & coquette sur-tout,
Qu’Eraste, que je sers, trouvoit fort à son goût :
Je crois, comme toujours il fut aimé des dames,
Que nous pourrions bien être alliés par les femmes ;
Et de monsieur Géronte il s’en faudroit bien peu
Que par-là je ne fusse un arriere-neveu.

Moron est un bouffon qui plaisante agréablement sur une idée folle qu’il ne fait même qu’indiquer : Crispin est un lâche qui s’étend sur sa burlesque généalogie, qui la détaille, qui approfondit son déshonneur, qui a la bassesse de vouloir en profiter ; & tout cela en présence d’une femme qu’il veut épouser, & qu’il semble exhorter par ses discours à multiplier le nombre de ses alliés.

Nous ne rapporterons pas tous les petits détails que Regnard a pris de Moliere, & nous finirons par une tirade du Misanthrope, qu’il a transplantée dans le Joueur. Heureux, si, en touchant aux beautés délicates de son maître, il n’y eût point imprimé la main de l’écolier !

LE MISANTHROPE. Acte III. Scene I.

Acaste.

Parbleu, je ne vois pas, lorsque je m’examine,
Où prendre aucun sujet d’avoir l’ame chagrine.
J’ai du bien, je suis jeune, & sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont sur-tout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire
D’une assez vigoureuse & gaillarde maniere.
Pour de l’esprit, j’en ai sans doute, & du bon goût
A juger sans étude & raisonner de tout ;
A faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
Y décider en chef, & faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des ah.
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles sur-tout, & la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on seroit mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime, autant qu’on y puisse être ;
Fort aimé du beau sexe, & bien auprès du maître.
Je crois qu’avec cela, mon cher Marquis, je crois
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi.

LE JOUEUR. Acte IV. Scene IX.

Le Marquis, seul.

Hé bien ! Marquis, tu vois, tout rit à ton mérite ;
Le rang, le cœur, le bien, tout pour toi sollicite :
Tu dois être content de toi par tout pays :
On le seroit à moins. Allons, saute, Marquis.
Quel bonheur est le tien ! Le Ciel, à ta naissance,
Répandit sur tes jours la plus douce influence ;
Tu fus, je crois, pêtri par les mains de l’Amour :
N’es-tu pas fait à peindre ? Est-il homme à la Cour
Qui de la tête aux pieds porte meilleure mine,
Une jambe mieux faite, une taille plus fine ?
Et pour l’esprit, parbleu, tu l’as des plus exquis :
Que te manque-t-il donc ? Allons, saute, Marquis.
La nature, le ciel, l’amour, & la fortune,
De tes prospérités font leur cause commune :
Tu soutiens ta valeur avec mille hauts faits,
Tu chantes, danses, ris, mieux qu’on ne fit jamais.
Les yeux à fleur de tête, & les dents assez belles,
Jamais en ton chemin trouvas-tu des cruelles ?
Près du sexe tu vins, tu vis & tu vainquis :
Que ton sort est heureux ! Allons, saute, Marquis.

Nous voyons dans ces deux couplets les mêmes mots, les mêmes idées ; les deux personnages y ont les mêmes prétentions, les mêmes fatuités ; tous les deux vantent la beauté de leurs dents, de leur jambe, la finesse de leur taille, la délicatesse de leur goût & de leur esprit, leur talent singulier pour séduire les femmes ; tous les deux concluent qu’avec leur mérite on peut être content de soi dans tous les pays. Enfin Regnard, à moins d’avoir copié exactement la tirade de Moliere, ne pouvoit faire rien de plus ressemblant. Cependant on reconnoîtra toujours dans le portrait qu’Acaste fait de lui-même, l’élégante fatuité des petits-maîtres de cour ; ce tableau, copié d’après la nature même, pourra servir à les corriger : au lieu qu’on ne verra jamais dans le délire du Marquis sauteur, qu’une extravagance sans modele, & qui par conséquent n’est bonne à rien. Oublions pour un moment que le Joueur ait été représenté trente ans après le Misanthrope, & jugeons des deux héros par leur ton ; nous croirons le cadet bien plus voisin de la barbarie que son aîné ; ou, si nous nous souvenons de la date des deux pieces, tout l’honneur que nous puissions faire à Regnard, est d’imaginer qu’il a voulu parodier son prédécesseur.

Imitateur de Moliere dans les Scenes.

L’AVARE. Acte III. Scene VI.

VALERE, MAITRE JACQUES.

Valere, riant.

A ce que je puis voir, Maître Jacques, on paie mal votre franchise.

Maître Jacques.

Morbleu, Monsieur le nouveau venu, qui faites l’homme d’importance, ce n’est pas votre affaire : riez de vos coups de bâton quand on vous en donnera, & ne venez point rire des miens.

Valere.

Ah ! Monsieur Maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.

Maître Jacques, à part.

Il file doux. Je veux faire le brave ; &, s’il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. (Haut.) Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi ; & que, si vous m’échauffez la tête, je vous ferai rire d’une autre sorte ? (Il pousse Valere jusqu’au bout du théâtre en le menaçant.)

Valere.

Hé, doucement !

Maître Jacques.

Comment, doucement ! Il ne me plaît pas, moi.

Valere.

De grace !

Maître Jacques.

Vous êtes un impertinent.

Valere.

Monsieur Maître Jacques....

Maître Jacques.

Il n’y a point de Monsieur Maître Jacques pour un double. Si je prends un bâton, je vous rosserai d’importance.

Valere.

Comment, un bâton ! (Il fait reculer Maître Jacques.)

Maître Jacques.

Hé, je ne parle pas de cela.

Valere.

Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même ?

Maître Jacques.

Je n’en doute pas.

Valere.

Que vous n’êtes, pour tout potage, qu’un faquin de cuisinier ?

Maître Jacques.

Je le sais bien.

Valere.

Et que vous ne me connoissez pas encore ?

Maître Jacques.

Pardonnez-moi.

Valere.

Vous me rosserez, dites-vous ?

Maître Jacques.

Je le disois en raillant.

Valere.

Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. (Il lui donne des coups de bâton.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.

Maître Jacques, seul.

Peste soit la sincérité, c’est un mauvais métier ; désormais j’y renonce, & je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître, il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce Monsieur l’Intendant, je m’en vengerai si je puis.

LE JOUEUR. Acte III. Scene IX.

LE MARQUIS, VALERE.

Le Marquis.

Savez-vous qui je suis ?

Valere.

Je n’ai pas cet honneur.

Le Marquis, à part.

Courage ; allons, Marquis, montre de la vigueur :

(Haut.)

Il craint. Je suis pourtant fort connu dans la ville ;
Et, si vous l’ignorez, sachez que je faufile
Avec Ducs, Archiducs, Princes, Seigneurs, Marquis,
Et tout ce que la Cour offre de plus exquis ;
Petits-Maîtres de robe à courte & longue queue.
J’évente les beautés, & leur plais d’une lieue.
Je m’érige aux repas en maître architriclin,
Je suis le chansonnier & l’ame du festin.
Je suis parfait en tout. Ma valeur est connue ;
Je ne me bats jamais qu’aussi-tôt je ne tue :
De cent jolis combats je me suis démêlé :
J’ai la botte trompeuse, & le jeu très brouillé.
Mes aïeux sont connus, ma race est ancienne ;
Mon trisaïeul étoit Vice-Baillif du Maine ;
J’ai le vol du chapon : ainsi dès le berceau
Vous voyez que je suis gentilhomme Manceau.

Valere.

On le voit à votre air.

Le Marquis.

J’ai sur certaine femme
Jetté, sans y songer, quelque amoureuse flamme.
J’ai trouvé la matiere assez seche de soi ;
Mais la belle est tombée amoureuse de moi.
Vous le croyez sans peine ; on est fait d’un modele
A prétendre hypotheque, à fort bon droit, sur elle ;
Et vouloir faire obstacle à de telles amours,
C’est prétendre arrêter un torrent dans son cours.

Valere.

Je ne crois pas, Monsieur, qu’on fût si téméraire.

Le Marquis.

On m’assure pourtant que vous le voulez faire.

Valere.

Moi ?

Le Marquis.

Que, sans respecter ni rang ni qualité,
Vous nourrissez dans l’ame une velléité
De me barrer son cœur.

Valere.

C’est pure médisance :
Je sais ce qu’entre nous le sort mis de distance.

Le Marquis, bas.

(Haut.)

Il tremble. Savez-vous, Monsieur du lansquenet,
Que j’ai de quoi rabattre ici votre caquet ?

Valere.

Je le sais.

Le Marquis.

Vous croyez, en votre humeur caustique,
En agir avec moi comme avec l’as de pique.

Valere.

Moi, Monsieur ?

Le Marquis, bas.

(Haut.)

Il me craint. Vous faites le plongeon,
Petit Noble à nasarde, enté sur sauvageon.

Valere, enfonce son chapeau.

Le Marquis, bas.

(Haut.)

Je crois qu’il a du cœur. Je retiens ma colere :
Mais...

Valere, mettant la main sur son épée.

Vous le voulez donc ? il faut vous satisfaire.

Le Marquis.

Bon ! bon ! je ris.

Valere.

Vos ris ne sont point de mon goût,
Et vos airs insolents ne plaisent point du tout.
Vous êtes un faquin.

Le Marquis.

Cela vous plaît à dire.

Valere.

Un fat, un malheureux.

Le Marquis.

Monsieur, vous voulez rire.

Valere, mettant l’épée à la main.

Il faut voir sur-le-champ si les Vice-Baillifs
Sont si francs du collier que vous l’avez promis.

Le Marquis.

Mais faut-il nous brouiller pour un sot point de gloire ?

Valere.

Oh ! le vin est tiré, Monsieur, il le faut boire.

Le Marquis, criant.

Ah ! ah ! je suis blessé.

On ne peut disconvenir que ces deux scenes ne soient tout-à-fait semblables par le fond. Celle de Regnard est plaisante, mais celle de Moliere l’est autant : elle a de plus le mérite, comme nous l’avons déja dit, de servir à la piece, puisque les coups de bâton que Maître Jacques reçoit de l’Intendant amenent une infinité de choses, au lieu que la scene de Regnard ne sert qu’à peindre un mêlange confus de poltronnerie, d’extravagance & d’invraisemblance.

LE FESTIN DE PIERRE. Acte IV. Scene III.

DON JUAN, M. DIMANCHE.

Don Juan.

Ah ! Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, & que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord ! J’avois donné ordre qu’on ne me fît parler à personne ; mais cet ordre n’est pas pour vous ; & vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

M. Dimanche.

Monsieur, je vous suis fort obligé.

Don Juan, à ses gens.

Parbleu, coquins, je vous apprendrai à laisser Monsieur Dimanche dans une anti-chambre, & je vous ferai connoître les gens !

M. Dimanche.

Monsieur, cela n’est rien.

Don Juan.

Comment ! vous direz que je n’y suis pas, à Monsieur Dimanche ! au meilleur de mes amis !

M. Dimanche.

Monsieur, je suis votre serviteur. J’étois venu...

Don Juan.

Allons vîte, un siege pour Monsieur Dimanche.

M. Dimanche.

Monsieur, je suis bien comme cela.

Don Juan.

Point, point, je veux que vous soyez assis comme moi.

M. Dimanche.

Cela n’est point nécessaire.

Don Juan.

Otez ce pliant, & apportez un fauteuil.

M. Dimanche.

Monsieur, vous vous moquez, &...

Don Juan.

Non, non, je sais ce que je vous dois ; & je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.

M. Dimanche.

Monsieur...

Don Juan.

Allons, asseyez-vous.

M. Dimanche.

Il n’est pas besoin, Monsieur, & je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étois...

Don Juan.

Mettez-vous là, vous dis-je.

M. Dimanche.

Non, Monsieur, je suis bien. Je viens pour...

Don Juan.

Non, je ne vous écoute point, si vous n’êtes point assis.

M. Dimanche.

Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je...

Don Juan.

Parbleu, Monsieur Dimanche, vous vous portez bien !

M. Dimanche.

Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu...

Don Juan.

Vous avez un fonds de santé admirable, des levres fraîches, un teint vermeil & des yeux vifs.

M. Dimanche.

Je voudrois bien...

Don Juan.

Comment se porte Madame Dimanche votre épouse ?

M. Dimanche.

Fort bien, Monsieur, Dieu merci.

Don Juan.

C’est une brave femme.

M. Dimanche.

Elle est votre servante, Monsieur. Je venois...

Don Juan.

Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?

M. Dimanche.

Le mieux du monde.

Don Juan.

La jolie petite fille que c’est ! Je l’aime de tout mon cœur.

M. Dimanche.

C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vou....

Don Juan.

Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

M. Dimanche.

Toujours de même, Monsieur. Je...

Don Juan.

Et votre petit chien Brusquet, gronde-t-il toujours aussi fort, & mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?

M. Dimanche.

Plus que jamais, Monsieur ; & nous ne saurions en chevir.

Don Juan.

Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille ; car j’y prends beaucoup d’intérêt.

M. Dimanche.

Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je...

Don Juan, lui tendant la main.

Touchez là, Monsieur Dimanche. Etes-vous bien de mes amis ?

M. Dimanche.

Monsieur, je suis votre serviteur.

Don Juan.

Parbleu, je suis à vous de tout mon cœur.

M. Dimanche.

Vous m’honorez trop. Je...

Don Juan.

Il n’y a rien que je ne fasse pour vous.

M. Dimanche.

Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

Don Juan.

Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

M. Dimanche.

Je n’ai point mérité cette grace assurément. Mais, Monsieur...

Don Juan.

Oh çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?

M. Dimanche.

Non, Monsieur, il faut que je m’en retourne tout-à-l’heure. Je...

Don Juan, se levant.

Allons, vîte un flambeau pour conduire Monsieur Dimanche, & que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.

M. Dimanche, se levant aussi.

Monsieur, il n’est pas nécessaire, & je m’en irai bien tout seul. Mais...

Don Juan.

Comment ! je veux qu’on vous escorte, & je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, & de plus votre débiteur.

M. Dimanche.

Ah ! monsieur....

Don Juan.

C’est une chose que je ne cache pas, & je le dis à tout le monde.

M. Dimanche.

Si...

Don Juan.

Voulez-vous que je vous reconduise ?

M. Dimanche.

Ah ! Monsieur, vous vous moquez. Monsieur...

Don Juan.

Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, & qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.

LE JOUEUR. Acte III. Scene VI.

Mad. ADAM, M. GALONIER, VALERE, HECTOR.

Valere.

Je suis votre humble serviteur.
Bon jour, Madame Adam. Quelle joie est la mienne !
Vous voir ! C’est du plus loin, parbleu, qu’il me souvienne.

Mad. Adam.

Je viens pourtant ici souvent faire ma cour ;
Mais vous jouez la nuit, & vous dormez le jour.

Valere.

C’est pour cette caleche à velours à ramage ?

Mad. Adam.

Oui, s’il vous plaît.

Valere.

Je suis fort content de l’ouvrage ;

(Bas à Hector.)

Il faut vous le payer... Songe par quel moyen
Tu pourras me tirer de ce triste entretien.

(Haut.)

Vous, Monsieur Galonier, quel sujet vous amene ?

M. Galonier.

Je viens vous demander...

Hector, à Monsieur Galonier.

Vous prenez trop de peine.

M. Galonier, à Valere.

Vous...

Hector, à M. Galonier.

Vous faites toujours mes habits trop étroits.

M. Galonier, à Valere.

Si...

Hector, à M. Galonier.

Ma culotte s’use en deux ou trois endroits.

M. Galonier.

Je...

Hector.

Vous cousez si mal...

Mad. Adam.

Nous marions ma fille.

Valere.

Quoi ! vous la mariez ! Elle est vive & gentille ;
Et son époux futur doit en être content.

Mad. Adam.

Nous aurions grand besoin d’un peu d’argent comptant.

Valere.

Je veux, Madame Adam, mourir à votre vue,
Si j’ai...

Mad. Adam.

Depuis long-temps cette somme m’est due.

Valere.

Que je sois un maraud déshonoré cent fois,
Si l’on m’a vu toucher un sou depuis six mois !

Hector.

Oui, nous avons tous deux, par piété profonde,
Fait vœu de pauvreté : nous renonçons au monde.

M. Galonier.

Que votre cœur pour moi se laisse un peu toucher !
Notre femme est, Monsieur, sur le point d’accoucher :
Donnez-moi cent écus sur & tant moins des dettes.

Hector, à M. Galonier.

Et de quoi, diable, aussi, du métier dont vous êtes,
Vous avisez-vous là de faire des enfants ?
Faites-moi des habits.

M. Galonier.

Seulement deux cents francs.

Valere.

Et mais... si j’en avois... comptez que dans la vie
Personne de payer n’eut jamais tant d’envie.
Demandez...

Hector.

S’il avoit quelques deniers comptants,
Ne me paieroit-il pas mes gages de cinq ans ?
Votre dette n’est pas meilleure que la mienne.

Mad. Adam.

Mais quand faudra-t-il donc, Monsieur, que je revienne ?

Valere.

Mais... quand il vous plaira. Dès demain : que sait-on ?

Hector.

Je vous avertirai quand il y fera bon.

M. Galonier.

Pour moi, je ne sors pas d’ici qu’on ne m’en chasse.

Hector, à part.

Non, je ne vis jamais d’animal si tenace !

Valere.

Ecoutez ; je vous dis un secret qui, je crois,
Vous plaira dans la suite autant & plus qu’à moi :
Je vais me marier tout-à-fait ; & mon pere
Avec mes créanciers doit me tirer d’affaire.

Hector.

Pour le coup...

Mad. Adam.

Il me faut de l’argent cependant.

Hector.

Cette raison vaut mieux que de l’argent comptant.
Montrez-nous les talons.

M. Galonier.

Monsieur, ce mariage
Se fera-t-il bientôt ?

Hector.

Tout au plutôt. J’enrage !

Mad. Adam.

Sera-ce dans ce jour ?

Hector.

Nous l’espérons. Adieu.
Sortez. Nous attendons la future en ce lieu :
Si l’on vous trouve ici, vous gâterez l’affaire.

Mad. Adam.

Vous me promettez donc...

Hector.

Allez, laissez-moi faire.

Mad. Adam & M. Galonier, ensemble.

Mais, Monsieur....

Hector, les mettant dehors.

Que de bruit ! Oh ! parbleu, détalez.

Le croquis informe de Regnard ne seroit passable qu’autant qu’on ne connoîtroit pas le morceau sublime qu’il a copié. Il faut être de la derniere hardiesse pour oser exposer ainsi aux yeux du public, & sur le même théâtre, la copie la plus foible à côté de l’original le plus parfait. Il en est ainsi de la scene de Clistorel dans le Légataire, qui est tout-à-fait calquée sur celle de Purgon dans le Malade imaginaire ; elle est trop longue pour être rapportée.

Imitateur de Moliere dans les caracteres.

MOLIERE. L’Avare.

L’avare Harpagon prête à usure, il a des courtiers à son service.

REGNARD. La Sérénade.

L’avare M. Griffon est usurier, il trafique avec des courtiers ; mais il dépense de l’argent pour faire donner une sérénade à sa maîtresse : ce trait seul, qui jure avec son caractere, le place bien loin de son modele.

MOLIERE. Les Femmes savantes.

Bélise croit tous les hommes épris de ses charmes.

REGNARD. Le Joueur.

La Comtesse se persuade que tout le monde l’aime ; mais elle a quelque sujet de le croire, puisque le Marquis lui fait sa cour publiquement, & que le Joueur lui a fait sans doute quelque déclaration dans le besoin urgent ; il dit lui-même, en ce cas je pourrois rabattre sur la veuve la Comtesse sa sœur : & cette différence seule la rend bien moins comique que Bélise, à qui Clitandre est obligé de dire, je veux être pendu si je vous aime, sans qu’elle soit détrompée.

Imitateur de Moliere dans les dénouements.

MOLIERE. Les Femmes savantes.

Philaminte veut marier sa fille Henriette avec Trissotin ; Chrisale veut la donner à Clitandre. Henriette & Clitandre, qui s’aiment de l’amour le plus tendre, sont au désespoir. Le public partage leur chagrin. On n’espere point de le voir cesser, quand Ariste apporte des lettres qui font croire à Trissotin qu’Henriette n’a plus de bien : alors son amour s’envole : celui de Clitandre augmente par l’espoir de contribuer tout seul au bonheur de ce qu’il aime, & de sa famille. Henriette d’un autre côté refuse la main de Clitandre, quand elle craint de lui être à charge, & ne consent à l’épouser, que lorsqu’Ariste déclare avoir donné de fausses nouvelles pour éprouver Trissotin. Philaminte, indignée contre son héros, couronne les vœux de son rival.

REGNARD. Le Distrait.

Madame Grognac, nantie d’un dédit, veut absolument que Léandre épouse sa fille Isabelle : ce mariage n’arrange ni Isabelle qui aime le Chevalier, ni Léandre qui est épris de Clarice. Carlin entreprend de le rompre, & y réussit par le secours d’une fausse nouvelle qu’il vient apporter : il annonce que l’oncle de Léandre est mort & ne lui a pas laissé de quoi porter le deuil. Madame Grognac change tout de suite d’avis, & donne sa fille au Chevalier.

 

Dans ces deux dénouements une fausse nouvelle fait rompre un mariage mal assorti pour en cimenter un autre desiré par la plupart des personnages. Il est clair que les deux ressorts se ressemblent, & que les deux Auteurs se sont proposé le même but en les composant : mais il est plus clair encore qu’il y a autant de défauts dans le dernier dénouement, qu’il y a de beautés dans le premier. Nous les avons déja cités dans l’article des catastrophes ou des dénouements. Nous dirons donc en passant seulement que dans Moliere la fausse nouvelle est apportée par un homme qui tient à l’action, & dans Regnard par un personnage de nulle consistance ; que chez Moliere elle sert à faire ressortir les principaux personnages, & chez Regnard à les mettre en contradiction avec eux-mêmes.

MOLIERE. L’Avare.

Harpagon cede sa maîtresse, & couronne les amours de ses deux enfants, à condition qu’on lui rendra sa chere cassette qu’on lui a volée.

REGNARD. Les Menechmes.

Menechme cede Isabelle à son frere le Chevalier, & il épouse la vieille Araminte pour avoir la moitié des billets que son frere lui enleve.

Le Chevalier.

Aux arrêts du destin, mon frere, il faut souscrire :
Mais vous aurez bientôt tout lieu d’être content,
Pourvu que, sans éclat, vous vouliez à l’instant,
En épousant Madame, acquitter ma parole.
. . . . . . . . . .
Et, pour vous faire voir quelle est mon amitié,
De la succession recevez la moitié.
Que trente mille écus facilitent l’affaire.

LE LÉGATAIRE.

Géronte cede Isabelle, dont il a été amoureux, à son neveu Eraste, à condition qu’on lui rendra le porte-feuille qu’on lui a volé.

Géronte.

Nous verrons. Mais, avant de conclure l’affaire,
Je veux voir mes billets en entier...
. . . . . . . . .
Si tu ne me les rends, je vous ferai tous pendre.
. . . . . . . . .
Dites-moi, n’a-t-on rien distrait du porte-feuille ?

Isabelle.

Non, Monsieur, je vous jure, il est en son entier ;
Et vous retrouverez jusqu’au moindre papier.

Géronte.

Hé bien, s’il est ainsi, pardevant le Notaire,
Pour avoir mes billets, je consens à tout faire.

LA SÉRÉNADE.

Monsieur Grifon, amoureux de Léonor, permet que Valere son fils l’épouse dans l’espoir de rattrapper un collier de quatre mille écus qu’on lui a dérobé.

Valere.

Si vous voulez consentir que j’épouse Léonor, je vous ferai voir votre collier.

M. Grifon.

Mon collier ? Ah ! je te promets que, si je le trouve, je consens à tout.

LE RETOUR IMPRÉVU.

Géronte consent au mariage de Clitandre son fils avec Lucile, à condition qu’on lui rendra un sac de cuir plein d’argent qu’on lui a pris.

Clitandre.

Il ne faut pas, mon pere, abuser plus long-temps de votre crédulité. Tout ceci est un effet du zele & de l’imagination de Merlin, pour vous empêcher d’entrer chez vous, où j’étois avec Lucile, dans le dessein de l’épouser. Je vous demande pardon de ma conduite passée. Consentez à ce mariage, je vous prie ; on vous rendra votre argent.

Géronte.

Ah ! malheureux ! Mais... qu’on me rende mon argent : je me sens assez d’humeur à consentir à ce que vous voulez. C’est le moyen de vous empêcher de faire pis.

Il n’est pas nécessaire de s’épuiser en raisonnements pour prouver qu’aucun de ces dénouements ne vaut celui de Moliere. Je suis toujours dans le plus grand étonnement quand je réfléchis sur la conduite de Regnard. Est-il possible qu’un homme d’esprit ait pu se déterminer à répéter, à retourner dans quatre pieces différentes, un dénouement pris chez un autre Auteur ? & quel Auteur encore !

On peut sans contredit s’emparer de l’idée d’un autre, quand il a travaillé dans une langue étrangere, ou quand son ouvrage a tout-à-fait vieilli. Si l’on puise quelquefois chez un compatriote & chez un contemporain, c’est lorsque ses productions, reconnues pour mauvaises, laissent cependant entrevoir quelque beauté qu’il est bon d’enlever à l’oubli. Mais Regnard pillant Moliere le maître de son art, quand il est à peine dans le tombeau ; Regnard voulant s’approprier les traits frappants des chefs-d’œuvre qu’on représente journellement, & qu’on représentera toujours, à moins que le goût ne retombe tout-à-fait dans la barbarie ; Regnard, dis-je, s’exposant à être comparé tous les jours à Moliere, me paroît ou bien inconséquent ou bien présomptueux. Peut-être même pourrions-nous l’accuser de plagiat, puisqu’on reconnoît le plagiaire au soin qu’il prend d’étayer la stérilité de son imagination & de son génie, en transportant dans ses ouvrages les idées des grands maîtres, sans avoir l’art de déguiser ses larcins & de les embellir.

On a sans doute remarqué que j’ai souvent affecté de comparer Regnard à Moliere, & de faire connoître combien il lui est inférieur en tout. On ne m’accusera pas, j’espere, d’avoir voulu diminuer la réputation méritée dont il jouit ; je crois avoir fait éclater ma vénération pour lui, & avoir assez respecté ses lauriers en disant qu’il est le premier Comique après Moliere. Mon dessein a été de flatter nos Comiques naissants & leur ambition : désespérant, avec raison, de pouvoir atteindre à la gloire de Moliere, ils pourroient se refroidir s’ils voyoient encore dans Regnard un rival invincible. Je me suis proposé pour but d’augmenter leur émulation en mesurant devant eux l’intervalle immense qui sépare ces deux Rois de la Scene Françoise, c’est à eux de s’y former un empire s’ils le peuvent.

 

Le reste de cet ouvrage ayant fait connoître insensiblement presque tous les endroits où Moliere s’étoit le plus rapproché du beau naturel, & ceux où Regnard s’en étoit éloigné, il eût été mal-adroit sans doute de les comparer encore à la nature dans ce chapitre. Nous pouvions tout au plus, sans affecter d’indiquer la comparaison, mettre le Lecteur à portée de voir Moliere triomphant toujours de Regnard, par la seule raison qu’il est plus naturel, même dans les choses où il emploie tous les ressorts de l’art. J’aurai soin, dans ce dernier volume, de lui ménager quelquefois ce plaisir.