(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. Dufresny imitateur comparé à Moliere, à Champmeslé, son Mariage fait & rompu comparé à l’histoire véritable du faux Martin-Guerre, & à la nature. » pp. 81-99
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE III. Dufresny imitateur comparé à Moliere, à Champmeslé, son Mariage fait & rompu comparé à l’histoire véritable du faux Martin-Guerre, & à la nature. » pp. 81-99

CHAPITRE III.
Dufresny imitateur comparé à Moliere, à Champmeslé, son Mariage fait & rompu comparé à l’histoire véritable du faux Martin-Guerre, & à la nature.

Dufresny étoit remarquable par une façon de dessiner bien surprenante. Il n’avoit aucune pratique rdu crayon, du pinceau, ni de la plume ; mais il s’étoit fait à lui-même un équivalent de tout cela, en prenant dans différentes estampes, des parties d’homme, d’animaux, de plante, ou d’arbre, qu’il découpoit, & dont il formoit un sujet dessiné seulement dans son imagination. Il les disposoit & les colloit les unes auprès des autres, selon que le sujet le demandoit ; il lui arrivoit même de changer l’expression des têtes qui ne convenoient pas à son idée, en supprimant les yeux, la bouche, le nez & les autres parties du visage, & y en substituant d’autres qui étoient propres à exprimer la passion qu’il vouloit peindre : tant il étoit sûr du jeu de ces parties pour l’effet qu’il en attendoit. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que cet assemblage de pieces rapportées, en apparence fait au hasard, & sans esquisse, formoit un tout agréable. Voilà précisément le talent que doit avoir un imitateur. Nous allons voir si les pieces de Dufresny s’en ressentent.

LE NÉGLIGENT, comédie en prose, & en trois actes.

Cette piece fut jouée, pour la premiere fois, le mercredi 27 Février 1692 ; elle eut neuf représentations. Dufresny y parodie cette fameuse scene du Festin de Pierre de Moliere, dans laquelle Don Juan, après avoir querellé ses gens parcequ’ils reçoivent mal M. Dimanche son créancier, le renvoie satisfait sans lui donner de l’argent. Voici celle de Dufresny.

ACTE I. Scene XVI.

LE MARQUIS, L’INTENDANT, LE TAILLEUR.

Le Tailleur.

Monsieur, comme votre Intendant me renvoie toujours à vous, & que vous me renvoyez toujours à lui, pardonnez si, vous sachant ensemble, je viens vous importuner jusques dans cette maison.

Le Marquis.

Il n’y a pas de mal à cela, mon bon-homme ; j’écoute tout le monde en quelque lieu que ce soit. De quoi s’agit-il ? C’est de l’argent que vous demandez apparemment ?

Le Tailleur.

Monsieur...

Le Marquis, à l’Intendant.

Hé ! ventrebleu, Monsieur, que ne contentez-vous cet homme-là ? Faut-il que j’aie la tête rompue d’une bagatelle ?

Le Tailleur.

C’est une peine que d’avoir affaire à des Intendants : il n’est rien tel que de s’adresser aux Maîtres.

Le Marquis.

Je ne vous recommande autre chose tous les jours, Monsieur, que de contenter les petits ouvriers.

Le Tailleur, à l’Intendant.

Je le savois bien, moi, que c’étoit votre faute.

Le Marquis.

Cela est épouvantable, que vous fassiez ainsi crier tout le monde.

L’Intendant.

Vous savez bien, Monsieur...

Le Marquis.

Palsambleu, je sais, je sais qu’il faut contenter ce pauvre diable.

Le Tailleur.

Voilà un honnête Gentilhomme !

L’Intendant.

Eh ! comment voulez-vous que je fasse ? Je n’ai point d’argent.

Le Marquis.

Mais je ne vous dis pas de payer : je vous dis de contenter. Contentez, vous dis-je. Est-ce que je ne me fais pas entendre ?

Le Tailleur.

Me contenter sans payer ! Ma foi, Monsieur, je l’en défie.

Le Marquis.

Oui, parbleu. Tant pis pour vous d’être si difficile, mon homme.

Le Tailleur.

Mais, Monsieur, qu’on me paie du moins ce que j’ai fourni depuis la derniere campagne ; car les parties n’en sont point arrêtées.

Le Marquis.

Oh ! il faut de la raison par-tout. Un mémoire de huit années n’est pas encore mûr. Il faut commencer par payer le vieux.

L’Intendant.

Des créanciers, Monsieur ! Avec ces animaux-là, il faudroit toujours avoir l’argent à la main.

Le Tailleur.

N’appellez-vous pas le vieux un mémoire de huit années ?

Le Marquis.

Non vraiment : cela est du plus moderne. Ecoutez, bon-homme ; il faut s’accommoder au temps : les dépenses sont grandes.

Le Tailleur.

Vous passez pourtant tous les étés à Paris. Mais tout au moins qu’on me donne quelque chose. Je prendrai tout ce qu’on voudra.

Le Marquis.

Ah ! voilà parler cela, vous devenez raisonnable. Hé bien, puisque vous prenez les choses du bon côté, d’honneur, vous aurez de l’argent, quand je devrois vous payer moi-même sur mes menus plaisirs.

Le Tailleur.

Mais quand sera-ce, Monsieur ? Que je sache le temps, s’il vous plaît.

Le Marquis.

Ce sera... ce sera... Ah ! palsambleu, vous êtes un maraud bien curieux !

L’Intendant.

La race des créanciers ne finira-t-elle jamais ?

Le Marquis.

Ce sera... ce sera en me livrant mon habit brodé & mon surtout de chasse.

Le Tailleur.

Fort bien ! Pour avoir mon argent, il faut que j’avance encore cela. Quelle misere !

L’Intendant.

Voilà Monsieur Oronte.

Le Marquis.

Adieu, mon ami : cela est fini. Je ferai votre affaire. Adieu.

Cette scene a le malheur de ne tenir pas davantage au Négligent, que celle de M. Dimanche au Festin de Pierre. Toutes les deux, loin d’être amenées naturellement dans ces deux pieces, y tombent des nues : il reste à juger les deux scenes détachées. Nous ne chicanerons pas long-temps. Le Tailleur de Dufresny demande dans quel temps on lui donnera de l’argent, on lui répond qu’il est un maraud bien curieux. Je veux croire qu’après cette réponse consolante le Tailleur puisse naturellement se fier au Marquis ; je veux croire que le Marquis, ayant dessein d’emprunter encore au Tailleur, puisse naturellement se persuader qu’il y réussira en le traitant ainsi : mais on m’avouera que la scene de Moliere étant aussi naturelle pour le moins, & beaucoup plus agréable, Dufresny doit nous paroître aussi téméraire que ridicule d’avoir voulu lutter avec lui. Quel nom donner à Regnard, lui qui, en mettant aux prises M. Galonier & son Joueur, & n’a pas rougi de singer ses deux prédécesseurs8.

 

La sixieme scene du troisieme acte du Négligent ressemble encore beaucoup, & un peu trop, à la sixieme scene du troisieme acte de l’Avare. Le Lecteur doit se rappeller que Maître Jacques croit le faux Intendant très poltron, se donne en conséquence des airs de bravoure, recule à son tour lorsqu’on lui parle ferme, & finit par recevoir des coups de bâton le plus patiemment du monde. Voilà, aux coups de bâton près, la scene de Dufresny.

DORANTE, LE MARQUIS, FANCHON.

Le Marquis, surprenant Dorante son rival avec Fanchon, femme-de-chambre de celle qu’il aime.

Je suis discret : achevez, achevez votre petite négociation.

Dorante.

Si j’avois quelque chose à lui dire, Monsieur, je ne craindrois pas que vous en fussiez le témoin ; mais je n’ai rien à négocier.

Le Marquis.

Ah ! je le crois : jeune & bien fait comme vous l’êtes, on va droit au cœur de la belle, & l’on ne prend point les chemins détournés de la négociation.

Dorante.

Qu’entendez-vous par-là, Monsieur ?

Le Marquis.

Ce que j’entends ? Ha ha !

Fanchon, à part.

Où ceci nous menera-t-il ?

Le Marquis.

Mais j’entends que vous avez un de ces gros mérites qui vous emportent tout de haute-lutte.

Dorante.

Mon mérite est médiocre, Monsieur ; croyez-moi, je sais me connoître.

Le Marquis.

Vous devriez donc songer, mon cher, que quand on trouve en son chemin un homme de ma qualité...

Dorante.

Monsieur...

Le Marquis.

Il faut se détourner un peu, & qu’il y a de certaines personnes dans le monde qu’il est important de ménager.

Dorante.

Je sais tout ce qu’on peut savoir là-dessus.

Le Marquis.

Il est dangereux de me disputer le terrein, je vous en avertis.

Dorante.

Je le veux croire.

Fanchon, à part.

Ouais ! Dorante est bien pacifique !

Le Marquis.

Vous ne mordez point, Monsieur, vous ne mordez point ? Vous ne m’entendez pas peut-être ?

Dorante.

Il n’y a rien de plus clair que ce que vous dites.

Le Marquis.

Je suis pourtant bien aise de vous l’expliquer mieux, & de vous dire net, que si je vous vois davantage mettre le pied dans ce logis...

Dorante.

Monsieur...

Fanchon, à part.

Quelle poule mouillée !

Le Marquis.

Si jamais il vous arrive de regarder seulement la porte...

Fanchon.

Hé ! Monsieur le Marquis, point de bruit.

Le Marquis.

Par la morbleu !

Fanchon.

Hé ! Monsieur...

Le Marquis.

Je vous apprendrai, mon petit Monsieur, de quel bois je me chauffe.

Dorante.

Je vous promets, Monsieur, que vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de moi.

Le Marquis.

Prenez-y garde, & soyez sage.

Fanchon, à part.

Ah ! l’indigne petit homme que Dorante !

Dorante.

Vous serez content, je vous en assure : mais, je vous prie, que j’aie l’honneur de vous dire un mot en particulier.

Le Marquis.

En particulier ? Volontiers. Retire-toi, Fanchon. Hé bien, quel est ce beau secret ? Voyons. (Au lieu de sortir, Fanchon se cache.)

Dorante.

Il faut cacher à cette fille ces sortes de petits démêlés : elle s’effraieroit, feroit du bruit, & l’on divulgueroit cette aventure.

Le Marquis.

Ah ! fort bien ! Vous êtes prudent, mon petit Monsieur ; j’en suis ravi, le diable m’emporte.

Dorante.

Il y a des temps & des lieux pour tout, & j’aurai occasion de vous faire voir peut-être que l’épée d’un simple gentilhomme comme moi vaut quelquefois bien celle d’un Marquis comme vous.

Le Marquis.

Oh ! parbleu, ce compliment me donne un extrême plaisir. Cela me faisoit peine de vous voir mollir ; & je suis ravi de vous trouver un brave homme : car enfin vous avez du mérite d’ailleurs.

Dorante, mettant son chapeau.

Vous êtes ravi de me trouver brave ?

Le Marquis.

Oui, la peste m’étouffe.

Dorante.

Et moi, je serois bien fâché que vous ne le fussiez pas.

Le Marquis.

Ecoutez : je me connois un peu en vraie valeur ; &, pour peu que je tâte un homme, & que je lui serre le bouton, je vois bientôt ce qu’il a dans le ventre. Allez, Monsieur, je suis content de vous.

Dorante, tirant l’épée.

Et je ne le suis pas, moi.

Le Marquis.

Croyez-moi, je suis votre serviteur ; & si jamais j’ai quelque affaire, je ne veux point d’autre second.

Dorante.

Si...

Le Marquis.

Quand deux braves hommes sont surs l’un de l’autre, ils en battroient bien quatre, ha ha.

Dorante.

En vérité, vous êtes trop fanfaron pour un homme de qualité.

Le Marquis.

Vous prenez mal les choses ; je suis votre ami.

Fanchon, toujours cachée.

Ho ho !

Dorante.

Monsieur le Marquis, vous tomberez sous ma coupe.

Le Marquis.

Monsieur, Monsieur Dorante...

Fanchon, toujours cachée.

Chacun a son tour.

Dorante.

Avant qu’il soit peu vous saurez que je vous connois à fond.

L’idée de cette scene est dans l’Italien. Quinault l’introduisit dans sa Mere coquette : Moliere s’en empara, la rendit aussi utile à sa piece, qu’elle est fausse & ridicule dans Quinault. Dufresny en la remaniant semble s’être appliqué à dédaigner les corrections de Moliere pour les défauts de ses prédécesseurs. La fanfaronnade de son Marquis est inutile à sa piece ; & si nous ne voulons pas lui dire, avec Dorante, qu’il est trop fanfaron pour un homme de qualité, soutenons-lui hardiment que les gens d’une certaine façon savent être fanfarons avec plus de décence9. Du reste il n’est point vraisemblable qu’un homme s’expose à jouer un aussi sot personnage dans la maison de sa maîtresse : son rôle jure avec son rang, ses prétentions, le lieu de la scene, & par conséquent avec la nature.

LA MALADE SANS MALADIE, comédie en prose, en cinq actes.

Cette piece fut représentée, pour la premiere & pour la derniere fois, le vendredi 27 Novembre 1699. On ne sauroit définir le caractere de l’héroïne ; c’est une espece de Malade imaginaire, ou plutôt une folle, une imbécille, qui joint au ridicule de se croire malade sans l’être, un amour extravagant, & qui joue pendant toute la piece un rôle dégoûtant, ennuyeux, insipide. Lucinde, second personnage de la piece, est encore une mauvaise copie de la Beline du Malade imaginaire ; elle flatte la manie de la Malade, lui persuade qu’elle est très mal, le tout pour l’engager à lui donner son bien. Lucinde imite encore très gauchement Tartufe. Tout en feignant de refuser une donation que la Malade veut faire en sa faveur, elle l’accepte & trame ensuite avec un Normand, frippon s’il en fut jamais, la ruine totale de sa bienfaitrice : mais la fourberie est découverte par une soubrette très peu fine ; ce qui n’est point dans la nature, puisque Lucinde est annoncée pour une personne adroite & soupçonneuse. Tant d’imitations, aussi mal-adroites que téméraires, hâterent justement la chûte de l’ouvrage.

LE FAUX HONNÊTE HOMME,
comédie en prose, en trois actes.

Cette piece, jouée pour la premiere fois le samedi 24 Février 1703, eut cinq représentations, & dut une partie de son mauvais succès à la fureur qu’avoit l’Auteur de copier par-tout le Tartufe. Ariste, le héros de cette comédie, lui ressemble beaucoup : c’est un misérable, sans mœurs, sans délicatesse, sans probité, qui se fait un jeu de nier les dépôts, qui paie ses dettes en jurant qu’il ne doit rien, qui veut séduire toutes les femmes. Il apprend qu’un homme de son voisinage est riche & bête, il s’empresse de faire connoissance avec lui, s’empare de son esprit par quelques bonnes œuvres affectées, l’engage à déshériter sa femme, sa fille, & se fait donner tout son bien : cependant comme il craint que le testament ne soit pas valable, il tâche d’épouser la veuve. Il ménage en même temps la tendresse d’une riche Marquise qui, pour lui donner la main & déshériter son fils unique, n’attend qu’un prétexte : alors Ariste captive l’amitié de ce fils, gagne sa confiance, & l’engage à se marier sans le consentement de sa mere. Mais cet homme, si fin, si subtil, qui a de si vastes projets, se laisse duper par une suivante qui ne fait aucun effort pour cela, & par un Capitaine de vaisseau fort brutal, mais peu délié. Cela est-il encore bien naturel ? & le spectateur pouvoit-il s’y attendre ?

On doit s’appercevoir que Dufresny, non content d’avoir calqué son Ariste sur Tartufe, lui donne quelques traits de Don Juan. On pourroit encore reprocher à l’Auteur d’avoir fait une troisieme & mauvaise copie du Tartufe dans son Faux Sincere, puisque le héros n’affecte beaucoup de franchise que pour enlever un dépôt, & que l’Auteur, en peignant le caractere de son héros, nous dit :

Hypocrite en franchise est à-peu-près le mot.
Pourquoi pas faux sincere ? on dit bien faux dévot.

Nous avons assez parlé des imitations qui ont fait tomber les pieces de Dufresny : passons à celles qui lui ont valu des succès dans la nouveauté de ses pieces, ou à leur reprise.

LE DÉDIT, comédie en un acte, & en vers.

Cette piece, représentée pour la premiere fois le vendredi 12 Mai 1719, n’eut que sept représentations ; elle en méritoit certainement un plus grand nombre. Il y a un excellent rôle de valet. L’Histoire du Théâtre François va nous dire de quel endroit M. Dufresny l’a tiré. « On sera surpris d’apprendre que M. Dufresny, qui n’a jamais rien tiré que de son propre fonds, ait emprunté de M. Champmeslé le principal personnage de cette comédie. Le double travestissement de Frontin qui, sous le nom du Chevalier Clique, & du Sénéchal Groux, fait en même temps l’amour aux deux tantes de Valere, n’est qu’une imitation du Chevalier Acaste, amant des deux filles d’un Procureur, de la comédie des Grisettes de M. Champmeslé, & qu’il a répété sous le caractere de Crispin dans celle qu’il donna depuis, sous le titre de Crispin Chevalier. A la vérité l’Auteur moderne, en saisissant cette idée, a changé le reste de l’intrigue, le dénouement, & les autres personnages ; & l’on doit d’autant plus excuser cette faute, où il n’est tombé que cette seule fois ».

Ne croiroit-on pas, d’après MM. Parfait, que Dufresny a commis le plus grand crime en rajeunissant une idée oubliée, & noyée dans une très mauvaise piece. En ce cas nous aurions rendu le plus mauvais service à Moliere en indiquant ses imitations, nous l’aurions fait bien criminel. Il est juste de justifier Dufresny, en comparant sa piece avec celle de Champmeslé. Continuons à nous instruire dans l’art de l’imitateur, en jugeant des imitations dans tous les genres.

Extrait des Grisettes, de Champmeslé.

Acte I. Le Chevalier Acaste cajole Catho & Manon, filles de Gripaut, Procureur. Le Marquis le raille sur son attachement pour de petites Grisettes. Le Chevalier lui peint les agréments de ces amourettes, & lui demande son secours, en cas qu’il ait besoin de lui. Il voit Catho, court après elle pour lui parler, & rencontre le pere, qui, le voyant se troubler, a la bonté de croire qu’il vient lui parler pour une certaine fille qu’on nomme la Comtesse de Frétille. Acaste répond que cela est vrai : le Procureur va chercher les papiers de ladite Comtesse. Le Chevalier profite de son absence pour cajoler Catho : Manon les surprend, est jalouse, appelle son pere. Le Chevalier la fléchit ; & quand le pere vient, elle lui demande la clef de la cave pour tirer du vin. Un instant après, Catho trouve Manon avec le Chevalier, est piquée à son tour, appelle aussi son pere : l’amant l’appaise ; & lorsque le Procureur accourt aux cris de sa fille, elle lui demande s’il veut dîner. Gripaut remet les papiers de la prétendue Comtesse au Chevalier, lui demande de l’argent : celui-ci lui dit qu’il n’a pas ordre de lui en donner. Le Procureur lui répond :

. . . . . . Serviteur.
Sans argent, il n’est point chez moi de Procureur.

Acte II. Au commencement de cet acte, Manon croit, je ne sais à quel propos, être aimée du Prince Alcidamas, qui l’a vue l’année derniere au bal. Elle fait cette confidence à Nanette sa cousine. Le Marquis vient lui demander, de la part de ce Prince, une entrevue pour la nuit suivante, à condition qu’elle l’attendra sans témoins, sans lumiere, & qu’elle lui permettra tout. Elle veut faire quelque difficulté ; le Marquis feint de se retirer, elle le rappelle & promet : sa cousine lui dit qu’elle a très bien fait. Le Chevalier félicite Manon sur sa conquête : elle lui promet sa protection. Le Procureur voyant le Chevalier chez lui, croit qu’il vient pour le procès de la Comtesse, lui demande encore de l’argent. Mais la Comtesse survient elle-même. On lui dit que le Chevalier a ses papiers : elle le traite de frippon. Il lui fait voir sa bourse, & la Comtesse s’appaise. Le Procureur sort : la Comtesse demande la bourse qu’on lui a montrée pour l’engager au silence. Le Chevalier lui dit en la lui montrant :

Savez-vous bien à quoi ces beaux & bons louis
Etoient destinés ?

La Comtesse.

Non.

Le Chevalier.

Si sur ce qui me touche
Il fût encor sorti deux mots de votre bouche,
Je les aurois donnés tantôt à des laquais,
Qui tous auroient été sans bruit, à peu de frais,
Vous régaler chez vous de la belle maniere.

Acte III. Le Chevalier & le Marquis s’introduisent pendant la nuit chez Gripaut. Le dernier doit être en sentinelle, tandis que l’autre fera ses efforts pour souffler l’honneur des deux filles. Il voit Catho ; il lui persuade qu’il vient pour elle seule, & qu’elle doit se rendre à son amour. Elle est toute résignée, quand l’arrivée de son pere l’oblige à fuir. Gripaut, attiré par le bruit qu’on a fait, se cache dans l’obscurité, entend le Chevalier dire au Marquis que si Catho échappe à sa poursuite, il ne manquera pas Manon sous le nom du Prince. Gripaut envoie tout de suite chercher M. Cauclet, marchand, & M. Pindare, apothicaire, & leur donne ses filles : ceux-ci les acceptent ; mais ils se méfient d’elles. L’action se passe dans un sallon qui n’est pas éclairé ; Manon y vient pour se jetter dans les bras du Prince, Catho dans ceux du Chevalier ; le pere, pour les surprendre. Tous les Acteurs font une scene de nuit assez plaisante, si elle étoit bien amenée. On apporte de la lumiere ; tout est découvert. Le Chevalier & le Marquis sont chassés ; Cauclet & Pindare ne veulent plus de Catho & de Manon : le pere jure de punir ses filles.

Hé bien, voilà le fruit de votre impertinence !
Je m’en vais vous en faite une ample récompense.
Eh ! vous croyez en vain éviter mon courroux,
Un couvent dès demain me répondra de vous.

Extrait du Dédit de Dufresny.

Valere aime Isabelle, Isabelle est sensible à son amour ; mais le pere de l’amante ne veut pas les unir, à moins que Bélise & Araminte, tantes de Valere, ne lui donnent une partie de leur bien. Loin que les tantes soient de cet avis, elles exhortent au contraire leur neveu à ne pas se marier ; & s’engagent, si elles prennent un époux, à payer chacune à Valere un dédit de cent mille livres. Voilà l’avant-scene.

Frontin, valet de Valere, entreprend de faire avoir bien vîte à son maître deux cents mille livres. Pour y réussir, il se déguise & cajole les deux tantes. L’une est gaie, vive, folâtre : Frontin, sous le nom du Chevalier Clique, avec un habit élégant & des manieres sémillantes, la séduit au point qu’elle veut l’épouser. L’autre est une prude : Frontin prend le nom & le titre du Sénéchal Groux, un habit sérieux, un maintien grave, trouve aussi le secret de lui plaire, & de la déterminer au mariage. Toutes les deux paient leurs dédits à Valere. Frontin se fait connoître pour ce qu’il est.

 

Dans la piece de Champmeslé le rôle du Marquis n’est rien moins qu’honnête ; Mad. la Comtesse figureroit mieux dans une maison de force que sur la scene ; Catho & Manon sont en train de lui ressembler dans peu ; le Chevalier est aussi mal-adroit qu’effronté ; le pere est un imbécille ; les autres personnages sans caractere ne se montrent que pour disparoître, ou sont inutiles ; l’intrigue est traînante & mal combinée. La piece de Dufresny offre au contraire des caracteres variés, une petite intrigue rapide & bien conduite. Quant aux deux rôles du Chevalier Acaste, Chammeslé n’a fait que les indiquer. Comment les Auteurs de l’Histoire du Théâtre ont-ils pu faire un reproche à Dufresny d’avoir deviné ce que le premier Auteur auroit dû faire ? Loin de penser comme MM. Parfait, je crois que cette imitation seroit pour nous un excellent modele, si Valere ne blessoit pas la décence, en permettant que son valet joue ses tantes.

LE MARIAGE FAIT ET ROMPU,
Comédie en trois actes, en vers.

Cette piece parut pour la premiere fois le vendredi 14 Février 1721 ; elle eut dix-huit représentations. L’aventure du faux Martin Guerre a fourni le fonds du sujet.

Histoire abrégée du faux Martin Guerre.

Martin Guerre, né dans la Biscaye, âgé d’environ onze ans, épousa Bertrande de Rols, du village d’Artigues, au Diocese de Rieux : elle avoit à-peu-près l’âge de son mari, qui fut très long-temps sans pouvoir jouir de ses droits : sa grande jeunesse s’y opposa. Le nouveau Tantale, brûlé par ses desirs sans pouvoir les satisfaire, crut être ensorcelé ; sa femme se le persuada aussi. Elle fit dire plusieurs messes, qui n’opererent le miracle desiré qu’après la vingtieme année du pauvre maléficié. Il répara si bien le temps perdu, qu’il se dégoûta de sa femme, vola à son pere quelques sacs de bled, & partit pour voyager. Il fit connoissance en route avec un nommé Arnaud du Tilh, dit Pousette, du lieu de Sagias. La ressemblance parfaite qui se trouvoit dans leurs traits & leur structure, les lia. Martin Guerre raconta à son ami tous ses secrets, jusqu’à ceux du lit nuptial. Arnaud du Tilh en abusa, vint joindre Bertrande de Rols, à qui il persuada qu’il étoit son époux ; que l’amour & le repentir le ramenoient dans ses bras. La belle le crut, ou feignit de le croire ; &, pendant que l’époux se faisoit casser une cuisse à l’armée, sa femme & son ami travailloient paisiblement à réparer sa perte. Ils eurent ensemble deux enfants. Le véritable mari vint enfin troubler la fête, & le faux fut pendu pour prix de ses soins.

Précis de la Piece.

La veuve de Damis est sur le point d’épouser Ligournois, le contrat est signé ; elle voit Valere & l’aime infiniment mieux que son prétendu : Valere de son côté brûle pour la jeune veuve, peste contre le contrat qui va la lui enlever, & conte ses chagrins à l’hôtesse du cabaret dans lequel ils logent tous. Cette hôtesse a un frere qui ressemble parfaitement à feu Damis, & qui ayant voyagé avec lui possede toutes les anecdotes de sa vie. Il paroît, dit qu’il est Damis, fait beaucoup de train sur le mariage précipité de sa prétendue femme, & ne s’appaise qu’après avoir déchiré le contrat qu’elle a passé avec Ligournois. Dufresny a lardé dans sa piece un caractere de Gascon flegmatique, qui impatiente & embarrasse souvent le faux Damis ; celui d’une prude, jadis coquette, qui fut l’amante du véritable Damis : elle se doute bien de la supercherie ; mais comme celui qui représente Damis est nanti des lettres tendres qu’elle a autrefois écrites à son amant, elle est forcée, pour les ravoir, de se prêter au stratagême. Le Président, mari de cette prude, qui se laisse mener par sa femme, en affectant toujours un air d’autorité & en ordonnant sans cesse, est aussi fort plaisant.

Les caracteres que Dufresny fait entrer dans sa piece, & qu’il doit à la nature seulement, ajoutent à la gloire qu’il mérite pour avoir transporté sur la scene, avec décence, l’histoire d’un scélérat. Il n’est peut-être pas bien naturel que l’hôtesse & son frere, ayant un état, s’exposent à être pendus pour favoriser les amours de Valere ; mais on peut supposer aisément qu’ils en attendent une grande récompense. Livrons-nous uniquement au plaisir d’admirer Dufresny dans ses deux dernieres imitations, les seules où nous reconnoissons cet art qu’il avoit, dit-on, pour composer un dessein parfait avec des découpures, des pieces de rapport prises çà & là & réunies, mariées ensuite avec goût : jusqu’à son Dédit, nous ne l’avions que trop vu mutiler des chefs-d’œuvre pour en former des monstres.

Il ne faut pas oublier que le dénouement d’Attendez-moi sous l’orme est pris du Soldat fanfaron, de Plaute. Comme Dufresny & Regnard se disputent cette petite piece, & que nous ne saurions auquel des deux attribuer l’imitation, contentons-nous de l’indiquer.