(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IV. Brueys & Palaprat, imitateurs, comparés avec Térence, Blanchet, un Auteur Italien, & la nature. » pp. 100-132
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE IV. Brueys & Palaprat, imitateurs, comparés avec Térence, Blanchet, un Auteur Italien, & la nature. » pp. 100-132

CHAPITRE IV.
Brueys & Palaprat, imitateurs, comparés avec Térence, Blanchet10, un Auteur Italien, & la nature.

Puisque Palaprat & Brueys, liés d’une étroite amitié, composerent ensemble la plus grande partie de leurs pieces ; puisque leurs ouvrages sont réunis dans le même recueil, nous allons confondre leurs noms dans ce chapitre : nous ne ferons pas des recherches pour découvrir lequel des deux travailloit aux plans ou aux détails, nous dirons seulement qu’ils furent heureux lorsqu’ils résolurent d’imiter deux ouvrages auxquels ils doivent leur gloire la plus solide. Leurs meilleures pieces sont, de l’aveu de tout le monde, l’Avocat Patelin, & le Muet.

L’AVOCAT PATELIN.

Cette comédie avoit été faite l’année 1700 pour être représentée devant le Roi par les principaux Seigneurs de la Cour dans l’appartement de Madame de Maintenon : mais la guerre qui survint à l’occasion de la mort du Roi d’Espagne, changea sa destinée. Elle fut jouée sur le théâtre françois le vendredi 4 Juin 1706 ; elle eut sept représentations : elle tomba dans les regles à la cinquieme, & ne valut aux acteurs que 75 livres 7 sols. Elle est tirée d’une farce jouée l’an 1470, & qui décele le plus grand génie dans son Auteur. Les différentes éditions, traductions ou imitations qu’on en a faites11, prouvent qu’elle eut un grand succès dans son origine. Elle est intitulée Tromperies, finesses & subtilités de Maître Pierre Patelin, Avocat de Paris.

Précis de la Farce.

Patelin a beau plaider, avocasser, il est toujours misérable. Sa femme & lui sont tout déguenillés. Il voit Guillaume Joccaume, drapier : il va le cajoler, l’invite à manger une oie, marchande une piece de drap & l’emporte, en promettant de la payer lorsque Guillaume viendra souper. Guillaume part en effet pour manger l’oie & toucher l’argent du drap. Guillemette, femme de Patelin, lui dit que son époux est malade depuis six semaines. Le faux malade paroît, feint d’avoir le transport au cerveau, & fait mille folies qui déconcertent le marchand. Guillaume est aussi malheureux en berger qu’en débiteur : il a confié son troupeau à un certain Thibault Agnelet, qui mange ses moutons, & dit ensuite qu’ils sont morts de la clavelée. Il le fait assigner. Agnelet prend Patelin pour son Avocat, & celui-ci lui conseille de faire bée à toutes les questions. Le marchand est bien surpris lorsqu’il voit à l’audience le voleur de son drap ; ses idées se confondent ; il parle toujours de six aunes de mouton : ses coq-à-l’âne & les bées du berger persuadent au Juge que les deux parties sont folles ; il les met hors de cour. Patelin veut ensuite se faire payer par Agnelet. Le coquin lui répond bée, & prend la fuite.

 

Extrait de la Piece moderne.

Acte I. Patelin tout déguenillé forme le dessein de se donner un habit neuf : ses haillons rebuteroient les partis qui pourroient se présenter pour Henriette sa fille. Madame Patelin est au désespoir de voir son époux si mal vêtu, mais elle est encore plus fâchée de voir briller sa fille. Elle interroge Colette sa servante ; celle-ci déclare que Valere, fils de M. Guillaume marchand drapier, est amoureux d’Henriette, & qu’il vole son pere pour lui faire des présents. La mere veut faire finir tout cela ; son époux arrive, s’insinue auprès de M. Guillaume, vante son habileté, sa prudence, l’invite à manger une oie, marchande une piece de drap, promet de la payer en mangeant l’oie, & l’emporte sous sa robe. Le marchand, assez content de sa journée, se prépare à se retirer, quand son berger Agnelet vient le prier d’être satisfait des coups qu’il lui a donnés, & de ne pas le poursuivre en Justice pour les moutons qui manquent à son troupeau. Guillaume regrette trop des bêtes dont la laine lui servoit à faire de beaux draps d’Angleterre : il est inexorable, il se retire. Henriette traverse le théâtre avec Colette pour aller souper chez sa tante. Valere veut la suivre, elle lui ordonne de ne lui parler qu’après avoir obtenu le consentement de son pere. Patelin suit avec sa femme, qui le gronde, lui dit qu’il a fait une vilaine action en prenant chez Guillaume un habit qu’il ne sauroit payer : Patelin prétend qu’il est difficile d’être honnête homme lorsqu’on est pauvre.

Acte II. M. Guillaume va frapper à la porte de Patelin, & croit sentir l’oie : il est fort surpris quand Mad. Patelin lui dit que son époux est malade depuis long-temps. Patelin vient lui-même confirmer le mensonge par mille extravagances, il fait prendre la fuite à son créancier. Colette fiancée avec Agnelet exhorte ce dernier à prendre Patelin pour son Avocat : mais elle lui recommande de ne pas nommer Guillaume en le consultant, parcequ’il ne voudroit point plaider contre lui. Agnelet avoue à Patelin avoir tué les moutons qu’il a dit morts de la clavelée : Patelin lui ordonne de répondre bée à toutes les questions qu’on lui fera.

Acte III. Bartholin Juge donne audience, Agnelet y paroît avec la tête enveloppée : Guillaume vient lui-même plaider sa cause ; Patelin est surpris de le voir, se cache le visage : le marchand le reconnoît, fait un galimatias de six aunes de mouton, de six vingts draps, de trente écus couleur de marron. On le croit fou ; on interroge Agnelet, qui répond toujours bée : le Juge lui dit d’aller se faire trépaner, & le met hors de cour. Patelin veut ensuite être payé, Agnelet lui répond bée. Enfin on feint qu’Agnelet est mort en se faisant trépaner, on montre au Juge une tête de bœuf enveloppée dans un lit. Colette, fiancée d’Agnelet, poursuit M. Guillaume ; on le menace de le faire pendre s’il ne consent au mariage de son fils avec la fille de Patelin ; il signe en enrageant.

Comparaison des deux expositions.

Dans la farce, Patelin se détermine à faire jouer les ressorts de son imagination pour se procurer un habit neuf. Dans la piece moderne, Patelin a le même projet ; mais cet habit doit en imposer aux partis qui se présenteront pour sa fille : par-là les desseins du nouveau Patelin nous paroissent moins criminels, & nous nous intéressons en quelque façon au succès de ses ruses, le bonheur de sa fille en dépend.

Comparaison des deux intrigues.

Le fonds de l’intrigue est le même dans les deux pieces. Mais ici l’amour d’Henriette & de Valere ne rend-il pas l’action plus animée ? N’est-il pas bien plaisant que Patelin, voulant en imposer à ceux qui prétendront à son alliance, vole un habit précisément à l’homme que ses haillons pourroient le plus rebuter, à M. Guillaume, dont le fils aime Henriette ? Agnelet, sans être moins comique dans la nouvelle piece que dans l’ancienne, y devient plus intéressant ; il ne vole pas son vieux maître pour son compte ; son rôle est sur-tout bien plus essentiel, puisqu’il travaille de concert avec Colette au bonheur des amants.

Les Scenes des deux pieces comparées.

Les principales scenes des deux ouvrages sont celles où Patelin cajole M. Guillaume pour lui enlever son drap ; celle où M. Guillaume, croyant manger une oie & toucher de l’argent, se trouve rejetté bien loin de son attente par le faux délire de Patelin ; celle enfin de l’audience. Les Auteurs modernes les ont considérablement embellies : elles sont trop longues pour être rapportées en entier ; mais nous pouvons en citer quelques traits.

Dans la piece de Blanchet, Patelin voulant pateliner Guillaume, va le joindre sans façon, lui demande des nouvelles de sa santé, & Guillaume lie tout uniment conversation avec lui.

Patelin.

Or ainsi m’aist Dieu, que j’avoye
De vous voir grant voulenté.
Comment se porte la santé ?
Etes-vous sain & dru, Guillaume ?

Le Drapier.

Oui, par Dieu.

Patelin.

Çà, cette paulme.
Comment vous va ?

Le Drapier.

Et bien vraiment,
A votre bon commandement.
Et vous ?

Patelin.

Par Saint Pierre l’Apostre,
Comme celui qui est tout vostre.

Ne croiroit-on pas que le marchand est empressé de donner dans le panneau qu’on va lui tendre ? Dans les Auteurs modernes, M. Guillaume n’entre pas en matiere si facilement.

ACTE I. Scene V.

PATELIN, M. GUILLAUME.

Patelin.

Bon ! le voilà seul : approchons.

M. Guillaume.

Compte du troupeau, &c. six cents bêtes, &c.

Patelin, à part.

Voilà une piece de drap qui feroit bien mon affaire. (Haut.) Serviteur, Monsieur.

M. Guillaume.

Est-ce le sergent que j’ai envoyé querir ? Qu’il attende.

Patelin.

Non, Monsieur. Si suis...

M. Guillaume.

Une robe ! Le Procureur dont... Serviteur.

Patelin.

Non, Monsieur ; j’ai l’honneur d’être Avocat.

M. Guillaume.

Je n’ai pas besoin d’Avocat. Je suis votre serviteur.

Patelin.

Mon nom, Monsieur, ne vous est sans doute pas connu : je suis Patelin l’Avocat.

M. Guillaume.

Je ne vous connois point, Monsieur.

Le dernier Guillaume, aussi inabordable que le premier est d’un facile accès, met Patelin dans un embarras qui rend sa situation bien plus comique : nous voyons dès ce moment que l’Avocat doit être un fin matois s’il réussit à tromper le marchand : les obstacles l’animent, & il invente une ruse sublime.

Patelin, à part.

Il faut se faire connoître... (Haut.) J’ai trouvé, Monsieur, dans les mémoires de feu mon pere, une dette qui n’a pas été payée, &c.

M. Guillaume.

Ce ne sont pas mes affaires : je ne dois rien.

Patelin.

Non, monsieur ; c’est au contraire feu mon pere qui devoit au vôtre trois cents écus ; &, comme je suis homme d’honneur, je viens vous payer.

M. Guillaume.

Me payer ! Attendez, Monsieur, s’il vous plaît : je me remets un peu votre nom. Oui, je connois depuis long-temps votre famille. Vous demeuriez au village ici près : nous nous sommes connus autrefois. Je vous demande excuse : je suis votre très humble & très obéissant serviteur. Asseyez-vous là, je vous prie ; asseyez-vous là.

Patelin.

Monsieur...

M. Guillaume.

Monsieur...

Patelin.

Si tous ceux qui me doivent étoient aussi exacts que moi à payer leurs dettes, je serois beaucoup plus riche que je ne suis ; mais je ne sais point retenir le bien d’autrui.

M. Guillaume.

C’est pourtant ce qu’aujourd’hui beaucoup de gens savent fort bien faire.

Patelin.

Je tiens que la premiere qualité d’un honnête homme est de bien payer ses dettes ; & je viens savoir quand vous serez de commodité de recevoir vos trois cents écus.

M. Guillaume.

Tout-à-l’heure.

Patelin.

J’ai chez moi votre argent tout prêt & bien compté : mais il faut vous donner le temps de faire dresser une quittance pardevant Notaire. Ce sont des charges d’une succession qui regarde ma fille Henriette, & j’en dois rendre un compte en forme.

M. Guillaume.

Cela est juste. Hé bien, demain matin à cinq heures.

Patelin.

A cinq heures, soit. J’ai peut-être mal pris mon temps, Monsieur Guillaume ; je crains de vous détourner.

M. Guillaume.

Point du tout ; je ne suis que trop de loisir. On ne vend rien.

Chez Blanchet, Patelin fait sa cour à Guillaume, en lui vantant la sagesse, la prudence de son pere, & la justesse des prédictions qu’il a faites jadis.

Patelin.

Ha ! qu’estoit un homme savant !
Je requiers Dieu qu’il en ait l’ame
De votre pere, doulce Dame !
Il m’est advis tout clairement
Que c’est il de vous proprement.
Qu’estoit ce un bon marchand & saige :
Vous lui ressemblez de visaige,
Par Dieu, comme droite painture,
Se Dieu eut oncq de créature.
Mercy, Dieu vrai pardon lui face
A l’ame.

Le Drapier.

Amen, par sa grace,
Et de nous quand il lui plaira.

Patelin.

Par ma foi, il me déclaira
Mainte fois, & bien largement,
Le temps qu’on voit présentement :
Moult de fois m’en est souvenu :
Et puis lors il estoit tenu
L’un des bons...

Chez Palaprat & Brueys, Patelin loue M. Guillaume lui-même : les louanges doivent par conséquent bien mieux le chatouiller.

Patelin.

Vous faites pourtant plus d’affaires vous seul, que tous les négociants de ce lieu.

M. Guillaume.

C’est que je travaille beaucoup.

Patelin.

C’est que vous êtes, ma foi, le plus habile homme de tout ce pays... Voilà un assez beau drap.

M. Guillaume.

Fort beau.

Patelin.

Vous faites votre commerce avec une intelligence...

M. Guillaume.

Oh ! Monsieur !

Patelin.

Avec une habileté merveilleuse !

M. Guillaume.

Oh ! oh ! Monsieur !

Patelin.

Des manieres nobles & franches qui gagnent le cœur de tout le monde !

M. Guillaume.

Oh ! point, Monsieur !

Patelin.

Parbleu, la couleur de ce drap fait plaisir à la vue.

M. Guillaume.

Je le crois ; c’est couleur de marron.

Patelin.

De marron ? Que cela est beau ! Gage, Monsieur Guillaume, que vous avez imaginé cette couleur.

M. Guillaume.

Oui, oui, avec mon teinturier.

Ce dernier mot, si simple, si naïf, a mérité de faire proverbe, aussi bien que le Revenez à vos moutons de la farce. Et lorsque nous parlons de ces prétendus beaux esprits qui brillent aux dépens de leur faiseur, nous disons avec raison, qu’ils ont fait leurs ouvrages avec leur teinturier.

Dans la premiere piece, lorsque Guillaume va pour manger l’oie & toucher de l’argent, que Patelin le régale & le paie en sornettes, il se retire bonnement en disant que le diable a sans doute pris son drap.

Guillemette.

Par mon serment il se mourra
Tout parlant. Comment il escume !
Verrez-vous pas comment il fume ?
A haultaine divinité
Or s’en va son humanité ;
Or demourai-je povre & lasse.

Le Drapier.

Il fust bon que je m’en allasse
Avant qu’il eût passé le pas.
Je doute qu’il ne vousist pas
Vous dire à son trépassement
Devant moi si privéement
Aucuns secrets par aventure :
Pardonnez-moi, car je vous jure
Que je cuidoye par ceste ame
Qu’il eût eu mon drap. Adieu, Dame :
Pour Dieu, qu’il me soit pardonné.

Guillemette.

Le benoist jour vous soit donné :
Si soit à la povre dolente.

Le Drapier.

Par Sainte Marie la gente,
Je me tiens plus esbaubely
Qu’onques : le diable, en lieu de ly,
A prins mon drap pour moi tenter.
Benedicite, ententer*
Ne peut-il ja à ma personne.
Et puisqu’ainsi va, je le donne
Pour Dieu à quiconque l’a prins.

Le Guillaume des Auteurs modernes est plus tenace ; Patelin a beaucoup plus de peine à s’en défaire.

ACTE II. Scene III.

. . . . . . . . .

M. Guillaume.

Oh ! je n’en puis plus : mais je veux de l’argent.

Patelin, à part.

Oh ! je te ferai bien décamper... (Haut.) Ma femme, ma femme, j’entends des voleurs qui ouvrent notre porte. Ne les entends-tu pas ? Ecoutons. Paix, paix, écoutons... Oui... les voilà... Je les vois... Ah ! coquins, je vous chasserai bien d’ici. Ma hallebarde, ma hallebarde. Au voleur, au voleur.

M. Guillaume, prenant la fuite.

Tubieu ! il ne fait pas bon ici...

Chez Blanchet, les coq-à-l’âne de Guillaume & les bées d’Agnelet persuadent au Juge que l’un & l’autre sont fous : mais dans la piece moderne la prétendue folie d’Agnelet est plus vraisemblable, puisqu’il est censé avoir besoin de se faire trépaner. Quant à la scene dans laquelle Agnelet combat Patelin avec les armes qu’il tient de lui, elle est meilleure dans l’original, en ce qu’elle est préparée dès l’entrevue du berger avec l’Avocat.

Le Bergier.

Dictes hardiment que j’affolle
Se je dy huy autre parolle
A vous ne à autre personne,
Pour quelque mot que l’on me sonne,
Fors bée que vous m’avez apprins.

Patelin.

Par Saint Jean ! ainsi sera prins
Ton adversaire par la moe :
Mais aussi fais que je me loe,
Quand ce sera fait, de ta paye.

Le Bergier.

Monseigneur, si je ne vous paye,
A vostre mot ne me croyez
Jamais. . . . . .
. . . . . . .

Patelin.

Nostre Dame ! moquin, moquat,
Se tu ne payes largement.

Le Bergier.

Dieux ! A vostre mot, vraiement,
Monseigneur, n’en faictes nul doupte.

Dès ce moment Agnelet promet en termes clairs à son Avocat de ne répondre que par bée & de ne le payer qu’avec son mot, c’est-à-dire, en disant bée. Les détails des deux pieces sont à-peu-près les mêmes, excepté dans la scene où Patelin se félicite d’avoir si à propos prodigué des éloges à Guillaume, qu’il lui a laissé prendre son drap : Guillemette débite à ce sujet la fable du renard & du corbeau.

Guillemette.

Il m’est souvenu de la fable
Du corbeau qui estoit assis
Sur une croix de cinq à six
Toises de haut ; lequel tenoit
Un fromaige au bec. Là venoit
Un renard qui vid ce fromaige ;
Pensa à lui, comment l’aurai-je ?
Lors se mist dessouz le corbeau.
Ha ! fist-il, tant as le corps beau,
Et ton chant plein de mélodie !
Oyant son chant ainsi vanter,
Si ouvrit le bec pour chanter,
Et son fromaige chet à terre,
Et maistre renard le vous serre
A bonnes dents, & si l’emporte.
Ainsi est-il (je m’en fais forte)
De ce drap ; vous l’avez happé
Par blasonner, & attrapé
En lui usant de beau langaige,
Comme fit renard du fromaige,
Vous l’en avez prins par la moue.

Les Comiques modernes, prévenus par la Fontaine, ont sagement fait de ne pas introduire la fable dans leur piece.

Les dénouements des deux pieces comparés.

Dans la farce de Blanchet, Agnelet & Guillaume sont hors de cour ; le berger paie l’Avocat en lui disant bée : tout est dit. Dans la piece nouvelle, le dénouement est plus marqué, puisqu’on marie Valere avec Henriette, & qu’on force M. Guillaume à donner son consentement. Les Auteurs ont même eu l’adresse de ramener les principaux ressorts de l’intrigue.

Scene derniere.

M. Bartolin.

Qu’est-ce donc qu’on m’a fait voir dans un lit chez le Chirurgien ?

Agnelet.

C’étoit une tête de viau, Monsieur.

M. Guillaume.

Allons, puisqu’il n’est pas mort, rendez-moi ce contrat, que je le déchire.

M. Bartolin.

Cela est juste.

Patelin.

Oui, en me payant un dédit qui contient dix mille écus.

M. Guillaume.

Dix mille écus ! Il faut bien par force que je laisse la chose comme elle est : mais vous me paierez les trois cents écus de votre pere.

Patelin.

Oui, en m’apportant son billet.

M. Guillaume.

Son billet ! Et mes six aunes de drap ?

Patelin.

C’est le présent de noce.

M. Guillaume.

De noce !... Au moins je tâterai de l’oie.

Patelin.

Nous l’avons mangée à dîner.

M. Guillaume.

A dîner !... Oh ! ce scélérat paiera pour tous, & sera pendu.

Valere.

Mon pere, il est temps de l’avouer, il n’a rien fait que par mon ordre.

M. Guillaume.

Me voilà bien payé de mon drap & de mes moutons !

Cette récapitulation est très ingénieuse ; mais est-il naturel que le Juge prenne une tête de bœuf pour celle d’Agnelet ? & ce dénouement forcé ne range-t-il pas l’ouvrage dans la classe des farces, malgré la bonne volonté que nous aurions de le mettre au-dessus ? D’ailleurs, il n’est pas bien décent, je pense, que Guillaume, le seul honnête personnage de la derniere piece, soit le seul puni. Dans la premiere, Guillaume est un frippon qui vend son drap plus qu’il ne vaut, il l’avoue lui-même.

Le Drapier.

Or n’est-il si fort entendeur
Que ne treuve plus fort vendeur.
Ce trompeur-là est bien bec jaune,
Quand pour vingt & quatre sols l’aulne,
A prins drap qui n’en vaut pas vingt.

Guillaume veut duper Patelin ; Patelin le vole ; Agnelet trompe ce dernier : il n’y a pas grand mal à cela.

J’ai détaillé la farce de Patelin, pour faire connoître que si elle a survécu à mille autres pieces faites après elle, c’est parcequ’on y voit du simple, du naturel & du comique, nés de la situation & non du mot. C’est par la même raison que son imitation triomphera de ces farces larmoyantes, de ces drames où tout est affecté, jusqu’à la façon dont on y éteint les bougies.

LE MUET.

Cette piece, représentée pour la premiere fois le vendredi 22 Juin 1691, n’eut que cinq représentations. Elle est imitée de l’Eunuque de Térence. Ce dernier avoit imité sa comédie de Ménandre. Palaprat dit dans un Avertissement, que le Muet ne rapporta pas beaucoup d’argent à ses Auteurs. L’Eunuque valut considérablement au Poëte Latin, puisque les Ediles lui en donnerent huit mille pieces, c’est-à-dire, deux cents écus, qui en ce temps-là étoient une somme considérable. Elle fut jouée deux fois dans un jour12 pendant la fête de Cybele. Les Auteurs François ne pouvoient pas introduire un eunuque sur notre scene. Voyons si les changements qu’ils ont faits sont tous heureux.

EXTRAIT DE L’EUNUQUE.

Avant-scene. Thrason, Capitaine, vit avec une courtisanne nommée Thaïs. Il achete une petite fille nommée Pamphila, qu’on avoit prise dans l’Attique, & la donne à la mere de sa maîtresse. Quelque temps après, Pamphila est exposée en vente ; le même Capitaine la rachete, & veut la donner à Thaïs, à condition qu’il sera pendant quelques jours le seul possesseur de ses charmes. Thaïs y consent, & refuse en conséquence sa porte à Phædria son nouvel amant.

Acte I. Phædria, piqué contre Thaïs, jure de ne plus la voir. Son esclave Parmenon lui peint l’affront que sa concubine lui a fait en lui fermant la porte au nez, pour mieux traiter le Capitaine. Il l’exhorte à bannir l’infidelle de son cœur. Phædria voudroit pouvoir y réussir : mais Thaïs paroît, lui dit que l’envie seule d’avoir Pamphila l’a déterminée à recevoir le Capitaine, & lui promet de congédier son rival dès qu’elle aura la jeune personne. Phædria consent à l’arrangement de Thaïs, renonce à sa possession pour deux jours, & ordonne à Parmenon de conduire chez elle une esclave d’Ethiopie, avec un Eunuque dont il lui fait présent.

Acte II. Phædria recommande encore à Parmenon de conduire bien vîte l’Eunuque chez Thaïs. Gnathon, parasite du Capitaine, mene chez cette même Thaïs Pamphila, qui est d’une beauté ravissante. Cherea, frere de Phædria, l’a vue, en est devenu passionné, l’a suivie ; un fâcheux est cause qu’il l’a perdue de vue : il prie Parmenon de lui dire où elle est : Parmenon imagine de le présenter à Thaïs à la place de l’Eunuque qu’elle attend, & de le mettre à portée par-là de voir celle qu’il aime.

Acte III. Parmenon conduit à Thaïs l’esclave d’Ethiopie & le faux Eunuque. Elle recommande Pamphila au dernier. Elle rentre, en ordonnant que si Chrémès vient on l’avertisse. Chrémès paroît en effet ; on l’introduit chez Thaïs. Pendant ce temps-là l’Eunuque supposé viole Pamphila. Il sort tout joyeux de son expédition, & en raconte toutes les circonstances à son ami Antiphon.

Acte IV. Le Capitaine est jaloux de Chrémès. Il veut reprendre Pamphila, & sort de chez Thaïs pour aller chercher main forte. Pendant ce temps Phædria arrive de la campagne : on lui dit que son Eunuque a violé Pamphila. Il questionne le véritable Eunuque : il découvre que son frere a fait le crime : il va le chercher. Thaïs annonce à Chrémès que Pamphila est cette sœur qu’il a perdue dès sa plus tendre enfance. Il l’exhorte à la défendre contre le Capitaine, qui vient avec plusieurs poltrons comme lui assiéger dans les regles la maison de Thaïs, & fuit bientôt après, en disant à ses braves soldats d’aller se reposer à la cuisine.

Acte V. Cherea n’a pu quitter son habit d’eunuque. Il rentre chez Thaïs, qui lui pardonne, dans l’espoir qu’il épousera Pamphila. Pythias, servante de Thaïs, se fait un jeu d’alarmer Parmenon, en lui disant qu’on a lié Cherea, & qu’on va lui faire la plus cruelle des opérations. Parmenon n’ose aller le secourir, crainte d’un sort pareil. Il rencontre Lachès son vieux patron, lui répete ce que Pythias lui a dit. Le vieillard entre chez Thaïs tout troublé ; Cherea en sort bientôt pour surprendre agréablement Parmenon, en lui disant que Pamphila se trouve citoyenne, qu’il l’épouse ; que Lachès permet à Phædria de vivre avec Thaïs. Il annonce cette nouvelle à Phædria lui-même. Le Capitaine l’entend ; il demande la permission de voir Thaïs de temps en temps. Son parasite conseille à Phædria de le lui permettre, parceque c’est un animal qui fera de la dépense, & qui ne sauroit plaire. Il y consent.

EXTRAIT DU MUET.

La scene est à Naples.

Avant-scene. Un Capitaine de vaisseau prend une fille de deux ans sur les côtes d’Espagne, il la confie à la Comtesse, & dix ou douze ans après il la retire. La Comtesse est au désespoir, elle veut ravoir Zaïde son éleve ; elle attend chez elle le Capitaine pour le prier de la lui rendre, elle n’est visible que pour lui. Timante amant de la Comtesse se présente, on lui refuse la porte ; un instant après il voit entrer le Capitaine, il le croit son rival, il est furieux.

Acte I. Timante ordonne à son valet Frontin de chercher un domestique muet ; celui-ci n’en trouvant point, engage un fourbe, nommé Simon, à contrefaire le muet ; il exhorte ensuite son maître à se rappeller que la Comtesse lui a fait refuser la porte. Timante jure de ne plus aimer l’infidelle, l’ingrate : elle paroît, lui dit que le desir seul d’avoir Zaïde lui a fait recevoir le Capitaine : il s’appaise, & jure qu’il mourra d’impatience pendant le voyage de deux jours qu’il doit faire avec le Vice-Roi. Cependant le Baron d’Otigni, pere de Timante & du Chevalier, est indigné contre le premier, parcequ’il refuse d’épouser la fille du Marquis de Sardan, & veut la donner avec tout son bien au Chevalier. Frontin, témoin de cette résolution, projette de faire en sorte que le Chevalier déplaise à son pere par quelque fredaine.

Acte II. On conduit Zaïde chez la Comtesse ; Frontin l’y voit entrer, il est satisfait. Il projette d’épouser Marine, mais Timante lui doit ses gages, & ne le paiera pas s’il est déshérité, raison de plus pour engager le Chevalier à faire quelque trait de jeune homme un peu violent. L’occasion se présente d’elle-même. Le Chevalier est amoureux de Zaïde, il la suit & peint son amour à Frontin, qui lui promet de l’habiller en muet, de l’introduire chez la Comtesse à la place de Simon, & lui jure encore de faire servir ce déguisement à l’unir avec Zaïde, de l’aveu même de son pere. Le Capitaine vient pour recommander à la Comtesse de prendre garde à un jeune drôle qui lorgnoit continuellement Zaïde à la fenêtre, il se retire. Le Chevalier paroît vêtu en muet : Marine le trouve bien fait, le conduit chez sa maîtresse, & Frontin s’applaudit d’avoir enfermé le loup avec la brebis.

Acte III. Zaïde aime le Chevalier, voudroit le fuir, & ne sauroit s’y déterminer. Il arrive : Marine surprend quelques signes, veut qu’on la mette de la confidence. Frontin survient, tremble de voir le faux Muet aux prises avec la Soubrette, feint de la croire infidelle, d’avoir vu entrer son rival dans sa chambre, & l’entraîne. Le Chevalier reste avec Zaïde, il va lui parler : son pere & le Capitaine viennent le troubler, il prend la fuite. Frontin se joue du vieillard, en lui disant que son fils est ensorcelé, qu’il ne parle plus, mais qu’il connoît un Médecin assez savant pour le guérir. Il paroît avec une robe & une barbe, feint de deviner que le Chevalier est amoureux de Zaïde, & conseille au Baron de faire ce mariage bien vîte, s’il veut conserver son fils, & s’il ne veut pas devenir paralytique lui-même.

Acte IV. Zaïde se détermine à fuir la maison de la Comtesse pour éviter le Chevalier. Celui-ci la suit, la prie de rester. Marine les surprend, appelle à grands cris la Comtesse : le Chevalier se jette aux pieds de la Soubrette pour lui demander le secret. La Comtesse le trouve dans cette posture : elle veut faire expliquer Zaïde, lorsque Timante, moins long-temps dans son voyage qu’il ne pensoit, revient. La Comtesse lui dit que son Muet est trop dangereux ; il prend cela pour une raillerie, sur-tout en voyant paroître Simon qui réellement est très vilain. La Comtesse assure que ce n’est point là le Muet qu’on lui a présenté. Timante ne sait ce que tout cela veut dire. Frontin ne pouvant parler en particulier à son maître, lui dit qu’après son départ il a trouvé un Muet mieux fait que Simon, & qu’il l’a pris de préférence. Alors Timante donne dix pistoles à Frontin pour remettre à Simon en le congédiant. Frontin retient la moitié de la somme. Simon oublie qu’il doit être muet, & se récrie sur le larcin qu’on lui fait. Frontin compare Simon au fils de Crésus, qui parla après avoir été long-temps muet.

Acte V. Timante gronde Frontin d’avoir engagé son frere dans une démarche extravagante. Frontin répond que la chose étoit nécessaire pour conserver l’héritage du pere. Le Baron prie le Capitaine d’accorder Zaïde à son fils : celui-ci ne veut pas la donner à un muet. On vient dire au Baron qu’un homme le demande dans la cour ; c’est Simon qui déclare au bon-homme toutes les fourberies de Frontin, & qui est reconnu lui-même pour le frere de la nourrice de Zaïde. Cette derniere se trouve fille du Marquis de Sardan, on la marie au Chevalier, & la Comtesse à Timante.

 

Les Auteurs François se sont piqués de laisser à Térence cette fille de joie qui prie son favori de permettre qu’elle tire parti de ses charmes, pour se faire des amis & mériter leurs présents ; ce lâche amant, qui s’absente deux jours pour laisser un champ libre à son rival, & qui partage ensuite avec lui la possession de sa belle, à condition qu’il financera ; ce parasite qui fait l’accord entre les deux rivaux ; ce pere qui permet à son fils de vivre publiquement avec sa concubine. Je demande à mes Lecteurs si Brueys & Palaprat ont bien fait de ne pas transporter toutes ces indécences sur notre théâtre. « Sans doute, va-t-on s’écrier : eût-il été possible d’y supporter de pareilles horreurs » ? Doucement, ce n’est pas sans dessein que j’ai fait une pareille question ; on pourra bientôt juger par cet exemple de la différence qu’il y a entre les mœurs de la société & les mœurs telles qu’on doit les présenter sur le théâtre. Ne voyons-nous pas tous les jours un pere, une mere, permettre à son fils d’avoir ce qu’on appelle une maîtresse, & lui donner même de quoi contenter les caprices de cette beauté commode ? Ne voyons-nous pas nombre d’amants en sous-ordre disparoître derriere le rideau lorsque monsieur arrive ? Ne voyons-nous pas chez les Cypris modernes Mars & Plutus, quoique rivaux, vivre en bonne intelligence par les soins de Mercure en plumet, en rabat, en bonnet monté ? Enfin ne voyons-nous pas nos beautés les plus faites pour inspirer & sentir un amour délicat, nos perruques les plus graves, notre jeunesse la plus brillante, mêler les bassesses de la débauche aux sentiments de la plus belle passion ? Les Auteurs qui voudroient introduire sur notre théâtre toutes les indécences & les impertinences possibles, & qui pensent les excuser en disant qu’elles sont dans la nature, n’ont qu’à mettre en action les abominations dont nous venons de parler, & qu’on traite de gentillesses dans le monde : ils seront peut-être approuvés par quelques personnes sans goût, sans délicatesse, sans mœurs ; mais les connoisseurs & les ames honnêtes les siffleront à coup sûr. Ce qui prouve que la véritable Thalie, amie des bienséances & de l’honnêteté, a sa façon de voir la nature, & sur-tout de la peindre.

 

Brueys & Palaprat ont très bien fait encore de substituer un Muet à l’Eunuque de Térence, personnage révoltant par lui-même, & qui le devient davantage quand Phædria prouve qu’il n’est pas ce qu’on croit. Palaprat s’applaudit d’avoir donné cette idée à son camarade. « J’avoue, dit-il en parlant de la comédie du Muet, que j’ai toujours eu pour cette piece un véritable foible d’Auteur, aussi grand que si je l’avois faite tout seul. Cependant nous avons été trois à la composer, & le troisieme vaut bien la peine d’être nommé : ce n’est seulement que Térence . . . . . . Il s’agissoit de mettre sur la scene quelque autre chose qu’un Eunuque ; après y avoir rêvé, j’eus le bonheur d’imaginer le premier un Muet : cette idée me rit ». Palaprat n’est pas le premier qui ait imaginé d’introduire les Muets sur la scene, il pouvoit mettre au rang de ses associés l’Auteur d’Arlequin bouffon de Cour.

Idée d’Arlequin bouffon de Cour.

Célio, favori du Roi, craint, avec juste raison, que les Ministres, jaloux de sa faveur, ne cherchent à lui nuire. Il imagine de placer auprès du Prince un homme qui puisse lui rendre compte de tout ce qu’on entreprendra contre lui : pour cet effet, il ordonne à son valet Arlequin de contrefaire le muet. Il le presente au Roi comme un bouffon qui pourra le divertir. On ne se méfie point de lui à la Cour. On croit pouvoir tout dire en sa présence impunément. Il rend un compte fidele à son maître, & lui conserve par-là non seulement la faveur du Prince, mais la vie.

 

C’est de cette piece que les Auteurs du Muet ont tiré la scene suivante.

Scene II.

SIMON, FRONTIN.

. . . . . . . . .

Frontin.

Mais, est-ce une chose si difficile, dis-moi, de ne point parler ?

Simon.

Oui, difficile, Frontin, & plus difficile que tu ne crois.

Frontin.

Pécore !

Simon.

Tiens, déja dans l’hôtellerie où tu m’as mis en attendant que ton maître me prenne, j’ai voulu faire le muet pour m’exercer ; je m’y attrape à tous moments.

Frontin.

Butor !

Simon.

Hier l’hôte demandoit la clef de la cave à tous ses gens, je ne pus m’empêcher de l’aller querir moi-même.

Frontin.

Ivrogne !

Simon.

Ce matin encore, une servante m’a surpris comptant les heures, parceque j’avois envie de dîner.

Frontin.

Gourmand !

Simon.

Si tu savois ce que c’est d’avoir parlé toute sa vie, & puis tout-à-coup ne parler plus !...

Frontin.

Il est vrai que le public y perdra beaucoup, & que tu as de belles choses à dire.

Pour peu qu’on soit familiarisé avec le théâtre italien, on reconnoît aisément Arlequin dans l’impatience que Simon a pour l’heure du dîner, & dans son zele ardent pour la clef de la cave. Poursuivons.

. . . . . . . . . .

Simon.

Tout coup vaille, m’y voilà déterminé.

Frontin.

Courage. Çà, tandis que nous voici seuls, repassons un peu les leçons que je t’ai données.

Simon.

Je le veux.

Frontin.

Je te disois hier que ton maître te laisseroit seul au logis : il faudra qu’à son retour tu lui fasses entendre par signes quels gens l’auront demandé : comprends-tu ?

Simon.

Fort bien.

Frontin.

Ah ! voyons un peu. Quand un homme de robe, un de nos Sénateurs, par exemple, aura été au logis, comment le lui feras-tu entendre ? (Simon copie un homme de robe.) Fort bien, fort bien : vive Simon ! Et un homme d’épée, là, un cavalier du bel air ? (Simon copie mal un homme d’épée.) Fort mal, fort mal. Ce n’est pas ainsi que je t’ai dit : fi ! on diroit, à ton action, que ce seroit un archer du Prévôt qui l’auroit demandé, & non pas un homme de condition. Voici comment il t’y faut prendre. (Il lui montre, & Simon l’imite.) Oui-dà, oui-dà ; cela n’est pas déja trop mal. Et lorsqu’une femme de qualité aura été au logis ? Souviens-toi bien de ce que tu m’as vu faire, je te l’ai montré. (Ce que Simon fait déplaît à Frontin.) Oh ! fi ! fi ! que diantre fais-tu ? voilà des révérences de crieuses de vieux chapeaux. Regarde-moi bien ; remarque ces airs, ce penchement de tête, ce tour de corps. Allons, à toi. (Simon tâche de l’imiter.) Eh ! pas mal, pas mal : cela viendra avec un peu d’exercice. En voilà assez pour le coup ; retire-toi, je ne veux point que mon maître te voie encore. Il ne t’a jamais vu : mais il te reconnoîtroit à l’habit. Quand il en sera temps je t’irai querir. Adieu.

Simon.

Serviteur.

Frontin.

Voilà un drôle qui n’est pas encore stylé. Si par hasard...

Simon, revenant.

A propos, Frontin, je savois bien que j’avois quelque chose à te demander.

Frontin.

Et quoi ?

Simon.

Dis-moi, je te prie, les muets rient-ils ?

Frontin.

Eh ! vraiment oui, les muets rient, imbécille !

Simon.

C’est assez, je te remercie.

Frontin.

Je crains bien de l’avoir choisi un peu sot. Si ma fourberie venoit à être découverte... Encore ?

Simon, revenant.

Et dis-moi un peu, je te prie, comment rient les muets ? Je n’en ai jamais vu rire.

Frontin.

Ah ! voici une belle question ! Et comment veux-tu qu’ils rient, nigaud ? Ils rient comme les autres hommes...

Dans la piece italienne Célio exerce tout de même Arlequin à faire le muet ; & ce dernier est toujours tenté de parler lorsqu’il est question de manger ou de boire. Son maître lui montre à contrefaire les personnes de tous les états, à demander tout ce qui lui fera plaisir ; ce qui fournit quantité de lazzis bien plus plaisants que ceux de la piece françoise. Arlequin s’y trouve dans une situation bien embarrassante lorsqu’en faisant signe qu’on lui a coupé la langue, on le croit tourmenté par le mal de dents, & qu’on envoie chercher le dentiste pour les arracher. Palaprat mériteroit que nous rapportassions la scene entiere, pour le punir d’avoir voulu nous déguiser ses larcins ; mais elle est trop longue. La scene dans laquelle Frontin vient sous la robe d’un Médecin persuader au Baron qu’il doit marier le Chevalier avec Zaïde, est encore prise dans le Théâtre Italien ; il suffit de la lire pour en être certain.

Scene XIII.

LE BARON, LE CHEVALIER, FRONTIN.

Frontin, en Médecin.

Frontinus, Frontinus non est hîc, iu las y plegui, ego m’en retourno, io me ne vo.

Le Baron.

Monsieur, Monsieur, ne vous en allez point. Voilà ce jeune homme dont Frontin vous a parlé.

Frontin.

Iste est mutus, aqueste ?

Le Baron.

Oui, Monsieur.

Frontin.

Non, non, non, non est mutus.

Le Baron.

Dites-vous, Monsieur, qu’il n’est pas muet ?

Frontin.

Est Frontinus, est unus fourbissimus.

Le Baron.

Il a bien raison.

Frontin.

Certenamente non est mutus ; ma veritablamente non potest parlare.

Le Baron.

Il a d’abord connu son mal.

Frontin.

Bota crispo, bovi pecaire, à balisco, quante fourberie de Frontino ! Mihi dixit que iste, lui, non habet ni patrem, ni matrem, & vos, tu, vos, vostra merce. Vo, Seignori, est-il son padre ?

Le Baron, à part.

Oh ! le grand homme ! Il a connu que je suis son pere. (Haut.) Hé bien, oui, Monsieur, c’est mon fils. Je vois bien qu’on ne vous peut rien cacher. Que faut-il faire pour le guérir ?

Frontin.

Dicam tibi. Ho ho, mouchachou, friponello, campis, vos sete inamoratus !

Le Baron.

Le voilà au fait.

Frontin.

Odio, la vostra fringairo, vostra mestressa, vostra inamorata non cognoscir.

Le Baron.

Il est vrai.

Frontin.

Ma suoi parentes sont nobiles, potentes, opulentes.

Le Baron.

A la bonne heure.

Frontin.

Et la cognoscebunt un giorno.

Le Baron.

Soit. Mais qu’ordonnez-vous, Monsieur, pour tirer mon fils de cet accident ?

Frontin, présentant les deux mains.

Io lo diro tibi, ego vi lo dirai.

Le Baron, à part.

Il veut être payé : c’est un vrai Médecin. (Haut.) Tenez, Monsieur.

Frontin.

Fases-me-li prendre, prenere, & vitamente fatte-li pigliar, e presto...

Le Baron.

Et quoi, Monsieur ?

Frontin.

Aquelo droleto per mouille quella ragazza, per moglie.

Le Baron.

Que je lui fasse épouser cette fille ?

Frontin.

Ouei metis hodie, hoggi, hoggi.

Le Baron.

Aujourd’hui ?

Frontin.

E presto : si lasciate inveterare lo malo...

Le Baron.

Hé bien, si on laisse invétérer le mal ?...

Frontin.

Causatum per amorem & per magiam...

Le Baron.

Causé par amour & par magie ?...

Frontin.

Non sera pas houro, non erit tempus, non sara piu tempo.

Le Baron.

Il ne sera plus temps.

Frontin.

Ille, lui, sara semper mutus.

Le Baron.

Il sera toujours muet.

Frontin.

Ed in fine vo signoria paralitica.

Le Baron.

Et moi je deviendrai paralytique ?

Frontin.

Per contagionem & per sympathiam.

Le Baron.

Ah ! Dieux !

Frontin.

Ni sabi pas d’autre remedi : alterum remedium non est.

Le Baron.

Il n’y a point d’autre remede ? (Le Chevalier sort.)

Frontin.

No, no, Signore, no : allez, courez, prestare, preparare, accommodare per un remedio che non li fara male. Servitor a vo Seignoria.

Cette scene est dans plusieurs farces italiennes, avec la différence qu’Arlequin s’y contente de mêler de mauvais latin à plusieurs jargons italiens, & qu’il ne parle ni espagnol ni languedocien. On peut encore reconnoître dans le rôle du Baron la bêtise de Pantalon, & dans son affectation à traduire ce que dit Frontin la maniere des Acteurs Italiens pour se rendre intelligibles à ceux des spectateurs qui n’entendent pas leur langue.

 

Il y a, sans contredit, du mérite dans le Muet ; mais nous nous garderons bien de le citer comme un modele d’imitation ; les divers matériaux dont la piece est composée n’ont pas perdu l’air de leur pays natal en passant par les mains des Auteurs François. L’exposition & le dénouement sont tout-à-fait à la latine : une fille perdue & retrouvée en fait tous les frais, l’intrigue est tout-à-fait à l’italienne. C’est ainsi que Moliere imitoit, quand encore novice dans son art il composa l’Etourdi & le Dépit amoureux. Tout, dans cette piece, a l’air contraint, jusqu’à l’habit extraordinaire qu’on fait prendre au faux Muet, pour lui conserver la crainte qu’avoit Phædria de paroître dans les rues sous un vêtement d’eunuque. Il y a une infinité de choses contre nature, je n’en citerai que deux. Est-il naturel que le Baron, bête comme un dindon, sache l’espagnol, le latin, l’italien, le languedocien, & que le sachant il s’applique à traduire toutes les phrases de Frontin ? Est-il naturel encore que Frontin, voulant engager le Chevalier dans quelque fredaine qui le fasse déshériter, emploie toute son adresse pour l’excuser auprès de son pere, en lui disant que son fils est ensorcelé ; qu’il l’attendrisse sur son sort, & qu’il obtienne son consentement pour unir le Chevalier à Zaïde ? Les finesses du fourbe sont autant de bêtises, puisqu’elles sont contraires à ses projets & à ce qu’il annonce.

 

La Fontaine a fait un Eunuque ; nous n’analyserons pas sa piece, parceque le bon-homme 13, qui n’étoit pas né pour le théâtre, crut qu’il étoit tout simple de traduire Térence. Gardons-nous de l’imiter en cela ; mais gardons-nous encore davantage de nous joindre à ceux qui veulent diminuer la gloire de cet Auteur, en disant qu’il n’avoit qu’un ton, qu’un style, & qu’il faisoit parler un héros comme Jean Lapin ou Maître Corbeau. Pour toute réponse je ferai lire à ces personnes le fable dans laquelle un renard, ne pouvant atteindre à des raisins, s’écrie, ils sont trop verds.