(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE V.*. Destouches imitateur, comparé à Moliere, Plaute, Regnard, Shakespeare, &c. » pp. 185-218
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE V.*. Destouches imitateur, comparé à Moliere, Plaute, Regnard, Shakespeare, &c. » pp. 185-218

CHAPITRE V.*
Destouches imitateur, comparé à Moliere, Plaute, Regnard, Shakespeare, &c.

L’opinion commune est que Destouches inventa les rôles de Financier : il faut connoître bien peu le théâtre pour avoir une pareille idée. Qu’on se rappelle le personnage de M. Harpin dans la Comtesse d’Escarbagnas de Moliere, & l’on verra que tous les Financiers venus après ce petit Receveur des Tailles, même les Fermiers généraux les plus huppés, l’ont copié sans l’éclipser, comme toutes les Comtesses ridicules n’ont fait que suivre de bien loin Madame la Comtesse d’Escarbagnas. Si Destouches est l’inventeur de quelque chose, c’est du genre précieux & guindé. Nous ne nous arrêterons pas sur son Tambour nocturne, il nous suffit de dire qu’il n’a presque fait que le traduire de l’anglois, il y paroît bien ; & nous parlerons des imitations qui ont contribué à sa célébrité. Toutes ne sont pas aussi heureuses qu’elles pourroient l’être ; mais il en est que l’envie même seroit forcée d’admirer.

Je n’affecterai plus de rapporter le nombre des représentations de chaque piece. Je me suis assujetti jusqu’ici à des soins aussi minutieux pour faire remarquer que les meilleures comédies ont souvent été les moins courues dans leur nouveauté. La pluie, le beau temps, le froid, le chaud, une revue, une cérémonie publique, la maladie feinte ou réelle d’un acteur, peuvent interrompre le succès le plus décidé. D’ailleurs personne n’ignore que la Scene a ses charlatans comme le Pont-Neuf ; celui qui possede mieux l’art de se faire valoir attire la multitude. Supposons deux concurrents. Il prend fantaisie à Damon de faire une piece ; il pille, il arrange sept à huit scenes maigres, décharnées, qu’il coud au hasard à une espece d’intrigue sans exposition, sans liaison, sans dénouement ; il donne à cela le titre de comédie. Il colporte son squelette dramatique chez les petites-maîtresses, chez les demi-Grands ; ceux-ci envoient chercher un Comédien, on lui donne le principal rôle & le produit des représentations. On arrange dans la premiere assemblée la réception de la piece ; on choisit pour la jouer le temps le plus favorable de l’année ; on l’étaie avec des ouvrages excellents ; l’Auteur achete les trois quarts du parterre, assez lâche présentement pour se vendre. D’un autre côté, Cléon, livré à l’étude de son art, n’a ni le temps ni l’envie de s’enrôler dans un parti ; il croit devoir mériter la protection avant que de la solliciter ; il compose dans le silence de son cabinet une piece en cinq actes. Content du suffrage de quelques amis, il la porte aux Comédiens ; il ne leur fait pas l’affront de croire qu’il faille faire bassement la cour & renoncer à la part d’Auteur pour leur plaire. La piece est reçue froidement, persiflée aux répétitions, à peine annoncée, jouée en robe de chambre les petits jours, & dans une saison où personne n’est à Paris. On se doute bien que la piece de Damon figure très long-temps sur l’affiche, & que celle de Cléon paroît tout au plus cinq à six fois sur la scene. Soutiendra-t-on pour cela que la premiere est meilleure ? J’en ai tant vu de ces pieces à grand succès, desquelles on pourroit dire, après Boileau,

J’ai vu l’Agésilas,
 Hélas !

LE CURIEUX IMPERTINENT,
en cinq actes & en vers.

Cette piece, le premier ouvrage dramatique de l’Auteur, est imitée d’une Nouvelle de Cervantes. MM. Parfait jugent ainsi la piece & la Nouvelle.

« Il a fallu l’art & le génie supérieur de M. Destouches pour donner à cette comédie tout le mérite que l’on y trouve. Le sujet du Curieux impertinent, qu’il a emprunté du roman de Don Quichotte de Cervantes, quoiqu’assez passable à la lecture, devient froid & triste au théâtre. Le Curieux ne paroît qu’en second auprès du rival qu’il s’est choisi, & joue le rôle d’un malhonnête homme vis-à-vis de sa maîtresse. Ce n’étoit pas assez d’éviter cet écueil, il falloit encore intéresser les spectateurs pour l’amant proposé, & donner une gradation vraisemblable aux progrès que cet amant fait sur le cœur de la maîtresse éprouvée : d’ailleurs le plan de cette piece demandoit de joindre à cet intérêt un comique tiré du fonds du sujet. C’est ce que l’Auteur a très heureusement exécuté ; de sorte que ce poëme dramatique fit prédire aux connoisseurs la brillante carriere que M. Destouches a remplie au Théâtre François. On trouva l’intrigue du Curieux impertinent bien imaginée, parfaitement conduite d’acte en acte, les scenes liées & dialoguées au mieux, la versification coulante, naturelle & dans le vrai ton du noble comique. Cependant, sans nous rétracter sur la justice que nous venons de rendre à cette comédie, nous sommes obligés, comme Historiens, de dire que les reprises qu’on en a faites n’ont jamais excité dans le public un empressement bien marqué de la recevoir ».

Nous savons, & personne ne l’ignore, que M. Destouches est un grand homme ; mais comme il est question de juger par nous-mêmes pour nous instruire dans l’art de l’imitateur, confrontons la Piece avec la Nouvelle, & voyons si l’imitation de M. Destouches ne nous laisse rien à desirer.

Extrait de la Nouvelle intitulée le Curieux impertinent 20.

Il y avoit à Florence, ville fameuse d’Italie, dans la province de Toscane, deux illustres cavaliers, Anselme & Lothaire, qui vivoient ensemble dans une si grande union & une amitié si parfaite, qu’on ne les appelloit que les deux amis. Ils étoient tous deux jeunes, d’un même âge, & avec les mêmes inclinations ; si ce n’est qu’Anselme étoit un peu plus galant, & Lothaire aimoit plus la chasse : mais ils s’aimoient tous deux encore plus que toutes choses, & renonçoient toujours l’un pour l’autre à leurs propres plaisirs. Anselme étoit devenu très passionnément amoureux d’une très belle personne de la même ville ; & c’étoit un parti si grand, & pour le bien & pour l’alliance, qu’il résolut, avec le consentement de son ami, sans quoi il ne faisoit rien, de la demander en mariage. Ce fut Lothaire lui-même qui en fit la demande, & il s’y conduisit si bien qu’en peu de jours il mit son ami en possession de sa maîtresse qui s’appelloit Camille, & reçut de l’un & de l’autre mille témoignages de reconnoissance. Lothaire alla tous les jours chez Anselme tant que durerent les réjouissances des noces ; il aida même à en faire les honneurs, & ne négligea rien pour en augmenter les divertissements. Mais après que les parents & les amis eurent fait leurs visites aux nouveaux mariés, il crut qu’il devoit retrancher les siennes, & que cette grande familiarité qu’il avoit eue avec Anselme n’étoit pas de bonne grace après son mariage. . . . . . . . . .

Un jour qu’ils se promenoient ensemble hors de la ville, Anselme, prenant Lothaire par la main, lui parla de cette sorte : Croirois-tu bien, mon cher Lothaire, qu’après les graces que le Ciel m’a faites en me donnant de grands biens & de la naissance, &, ce que j’estime incomparablement plus, Camille & ton amitié, je ne suis pourtant pas content, & que je n’ai guere moins d’inquiétude que si j’étois privé de tous les biens que je possede. . . . Apprends donc quelle est ma folie, puisque tu le veux bien, & me donne le secours que je ne puis attendre que de toi. Je voudrois savoir, en un mot, si Camille m’est aussi fidelle dans le cœur que je l’ai cru jusqu’ici, & je ne puis m’en assurer qu’en la mettant à la derniere épreuve. Car enfin je m’imagine que ce qu’on appelle vertu dans les femmes, est comme ces pieces fausses qui ont tout l’éclat de l’or ou de l’argent, mais que la coupelle dissipe en fumée. Ce mot de vertu est un nom spécieux & une belle apparence qui couvre souvent de grandes foiblesses ; & je crois qu’on ne peut appeller vertueuses que celles qui ne sont tentées ni par les promesses ni par les présents, & que les larmes & la persévérance d’un amant n’ont jamais émues... Voyons, je te prie, si celle de Camille est de cette nature, & éprouvons-la par tout ce qui est capable de tenter. Je sais bien que l’expérience en est dangereuse ; mais enfin je ne puis absolument avoir de repos si je ne suis assuré de ce côté-là. Si Camille résiste, je suis le plus heureux de tous les hommes ; & si elle succombe, j’aurai du moins l’avantage de ne m’être point trompé dans l’opinion que j’ai des femmes, & de n’avoir pas été la dupe d’une sotte confiance qui en abuse tant d’autres. Au reste, ne songe point à me détourner d’un dessein qui te paroît sans doute ridicule, tous tes efforts seroient inutiles : dispose-toi seulement à me rendre toi-même cet office : tâche de faire croire à Camille que tu l’aimes, & ne néglige rien pour t’en faire aimer : rends-lui tous les soins imaginables, & n’épargne ni les présents ni les promesses. . . . .

Lothaire, encore plus surpris qu’il ne l’avoit été d’abord, le regarda quelque temps sans parler ; & après l’avoir bien considéré : Faut-il, Anselme, lui dit-il, que je prenne sérieusement ce que tu viens de dire, & crois-tu que, si je ne l’avois pris pour une raillerie, je ne t’aurois pas interrompu au premier mot ? Tu ne me connois plus, Anselme, & tu ne te connois pas toi-même ; si tu avois fait un peu plus de réflexion, je ne crois pas que tu m’eusses voulu charger d’un emploi de cette sorte. On se sert de ses amis jusqu’à un certain point ; mais les pousser par de-là, c’est leur faire injure : & quand on est résolu de les éprouver, ce ne doit pas être en des choses qui choquent la raison, & dont on ne peut attendre aucun bien. Tu veux que je fasse l’amoureux de ta femme, & qu’à force de présents & de soins je tâche de la corrompre & de m’en faire aimer ! Mais si tu es assuré de sa vertu, que te faut-il davantage, & qu’est-ce que mes soins ajouteront à son mérite ? Sans doute tu n’es pas persuadé de ce que tu dis, ou tu ne sais pas ce que tu demandes. Si tu doutes que Camille soit plus sage que les autres, prends ton parti sans vouloir éprouver ce qui en est ; & dans la mauvaise opinion que tu as des femmes en général, jouis paisiblement d’une incertitude qui ne t’est point désavantageuse. Souviens-toi, mon cher Anselme, que l’honneur d’une femme ne consiste presque qu’en la bonne opinion qu’on a d’elle : contente-toi là-dessus des sentiments de tout le monde & des tiens propres ; & puisque tu connois pour le moins autant qu’un autre la foiblesse des femmes, ne va pas tendre des pieges à la tienne par la simple curiosité d’éprouver si elle pourroit les éviter ; car enfin une belle femme est une glace polie que la moindre vapeur ternit, & une fleur délicate qui se flétrit pour peu qu’on la touche. Je me souviens à propos de cela de quelques vers de comédie que je suis bien aise de te dire. C’est un bon vieillard qui conseille à un pere de veiller de près sur sa fille, de l’enfermer, & de ne s’en fier qu’à lui-même ; & il lui dit ceci entre autres choses :

 Les femmes sont comme le verre
 Qu’il ne faut jamais éprouver
S’il casseroit ou non en le jettant par terre ;
Car on ne sait enfin ce qui peut arriver :
Mais comme il casseroit selon toute apparence,
Faut-il pas être fou pour vouloir hasarder
 Une semblable expérience
 Sur un corps qu’on ne peut souder ?
. . . . . . . . .

En un mot, & pour ne te point flatter de l’espérance de me pouvoir séduire, je veux bien que tu saches que je m’offense de ta priere, & qu’assurément je ne te rendrai jamais le dangereux office que tu souhaites de moi, quand ce refus me devroit coûter ton amitié, qui est la plus sensible perte que je puisse faire. . . . . .

Mais, mon cher Lothaire, lui dit Anselme, j’avoue que je te fais une priere injuste, que si je ne suis tes conseils, je m’écarte entiérement de la raison pour me jetter en aveugle dans un précipice : mais je suis malade, Lothaire, & d’un mal qui s’irrite incessamment... Je t’ai long-temps caché mon mal dans l’espérance de le surmonter, je n’ai pu m’en rendre le maître... Ne m’abandonne donc point, mon cher ami... Une fois pour toutes, souviens-toi que je suis au point de ne pouvoir guérir sans remede, & que si tu m’obliges d’employer le secours d’un autre, je publie moi-même mon extravagance, & je hasarde l’honneur que tu veux me conserver. . . . . . .

Lothaire, voyant l’obstination d’Anselme, & le danger qu’il y avoit à le refuser, accepta cet étrange emploi, dans la résolution de s’y conduire si adroitement, que, sans irriter Camille, il trouvât le moyen de contenter son ami...

Quelques jours se passerent que Lothaire ne disoit rien à Camille, & faisoit toujours accroire au mari qu’il lui parloit, mais que jusques-là il n’avoit pas la moindre espérance de pouvoir en être écouté favorablement ; qu’au contraire elle l’avoit menacé de se plaindre à son mari, & de lui faire rompre tout commerce avec un ami si dangereux, si jamais il lui faisoit de semblables discours. Mais Anselme n’étoit pas homme à s’en tenir là, & sa destinée ne le vouloit pas. Camille a résisté à des paroles, dit-il ; voyons, mon cher Lothaire, si elle aura la force de tenir contre quelque chose de plus réel. Je te donnerai demain deux mille écus d’or pour les lui offrir, & autant pour acheter des pierreries : il n’y a rien que les femmes aiment tant que de se voir parées, & les plus sages même ; & si Camille résiste à cette épreuve, je ne t’importunerai pas davantage. J’acheverai puisque j’ai commencé, répondit Lothaire, & je suis bien assuré que je ferai des efforts inutiles. Dès le lendemain, Anselme, qui étoit trop exact pour manquer à sa parole, mit entre les mains de son ami les quatre mille écus d’or, & le jetta par-là en de nouveaux embarras : mais enfin il résolut de dire que Camille étoit à l’épreuve de tout ; que ses présents ne l’avoient pas plus émue que ses paroles, & qu’après tout il craignoit d’attirer sa haine à force de la persécuter. . . .

Mais cette retenue de Lothaire, & le silence qu’il gardoit, eurent à la fin un effet tout contraire à celui qu’il en attendoit, & les charmes de cette belle personne ne manquerent pas de faire sur lui l’impression qu’il en craignoit. Pendant qu’il s’empêchoit de lui parler, il ne laissoit pas de faire des réflexions sur sa beauté ; & croyant ne tourner les yeux vers elle que par bienséance, il commença peu à peu à la regarder avec admiration, & après cela avec tant de plaisir qu’il ne pouvoit plus s’en détacher. Enfin l’amour naissoit insensiblement dans son cœur, & avoit déja fait bien des progrès avant qu’il s’en apperçût. Que ne se dit-il point lorsqu’il vint à se reconnoître ? & quels combats ne sentit-il point en lui-même entre cet amour naissant & la sincere amitié qu’il avoit pour Anselme ? Il se repentit mille fois de la complaisance qu’il avoit eue pour cet imprudent ami, & il étoit à tout moment sur le point de prendre la fuite : mais tout autant de fois le plaisir de voir Camille le retenoit ; & dans trois ou quatre jours la beauté, la douceur, & les rares qualités de cette femme, & peut-être la destinée qui vouloit châtier l’imprudence d’Anselme, triompherent de la fidélité de Lothaire. Il crut qu’une résistance de trois jours, avec de perpétuels combats, suffisoit pour l’affranchir des devoirs de l’amitié ; & ne trouvant plus de raison qu’à aimer la plus aimable personne du monde, il franchit entiérement le pas, & fit connoître à Camille la violence de sa passion. Camille, qui se trouva dans un étonnement incroyable d’une déclaration si peu attendue, ne répondit pas une parole ; elle se leva seulement du lieu où elle étoit, & se retira dans une autre chambre. Mais une maniere si dédaigneuse ne rebuta point Lothaire, il en estima davantage Camille ; & l’estime augmentant encore son amour, il résolut de suivre son dessein & ne perdit point espérance. . . . . .

 

Malgré mes soins pour resserer la Nouvelle, elle ne doit déja paroître que trop longue ; achevons de la faire connoître par un précis plus rapide ; d’ailleurs le commencement est ce que l’Auteur dramatique a le plus imité.

 

Camille écrit à son mari qu’elle ne peut supporter plus long-temps son absence, & le prie de revenir bien vîte reprendre le soin de la maison, parceque Lothaire songe plus à ses propres affaires qu’à celles de son ami. Anselme comprend par ce billet que Lothaire a parlé, il en est enchanté ; il répond froidement à l’avis de sa femme : elle en est piquée, fait attention au mérite de Lothaire. Celui-ci avoue qu’il ne s’est d’abord déclaré que pour céder aux instances de son ami, mais que l’amour s’est bien vengé de sa résistance. L’épouse devient aussi infidelle que l’ami : ils jouissent tranquillement de leur perfidie, grace aux soins de Léonelle qu’ils admettent dans leur confidence. Le mari revient de la campagne, conseille à son ami d’employer le secours de la poésie pour rendre Camille sensible ; il offre de faire des vers tendres, sans se douter qu’il auroit à chanter le bonheur de son rival. Cependant Léonelle, se voyant la confidente de sa maîtresse, ne se gêne plus, fait venir dans sa chambre un jeune homme dont elle est amoureuse. Lothaire le voit sortir un soir avec mystere, se persuade qu’il est venu pour Camille, est furieux, ne songe qu’à se venger de celle qu’il croit doublement perfide, va dire au mari que sa femme lui a promis de se rendre à ses desirs le lendemain, l’exhorte à se cacher dans une chambre voisine de l’appartement de Camille pour s’assurer par lui-même de sa perfidie, paroître à ses yeux & la punir. L’époux ne respire que vengeance. La scene la plus tragique se prépare ; mais Lothaire apprend que l’homme qu’il a vu sortir est l’amant de Léonelle. Il est désespéré de la confidence qu’il a faite au mari. Il avoue sa faute à Camille, la rejette sur l’excès de sa passion ; Camille la lui pardonne, & projette de la tourner au profit de leur amour. En effet, elle s’arme le lendemain d’un poignard dès que Lothaire paroît dans sa chambre, elle s’élance sur lui, en lui disant qu’elle n’a feint de vouloir couronner sa tendresse que pour le punir de l’affront qu’il lui fait en espérant de la séduire, & pour venger son mari qu’il veut déshonorer. Lothaire s’évade alors : Camille paroît au désespoir d’avoir manqué le traître ; elle veut, dit-elle, se poignarder & se donne un coup très léger dans le bras. Le mari se félicite d’avoir la plus fidelle des femmes, & le meilleur des amis : il dit à ce dernier qu’il n’y a désormais qu’à faire des vers pour chanter la vertu de Camille. Quelque temps après il apprend son infortune, & meurt de chagrin.

 

Telle est la Nouvelle que MM. Parfait trouvent assez passable à la lecture, mais point du tout propre au théâtre. Je ne suis pas tout-à-fait de leur avis ; j’ai toujours regardé la Nouvelle espagnole comme un très bon fonds de comédie. J’exposerai mes raisons lorsque nous aurons vu les changements faits par l’Auteur dramatique.

Extrait du Curieux impertinent.

Acte I. Crispin demande à Damon son maître pour quelle raison il revient à la ville. Damon répond que c’est pour plaire à son ami Léandre ; il est fâché de n’avoir pu fuir Paris, il est secrètement amoureux de Julie que Léandre est sur le point d’épouser par ses soins. Crispin l’exhorte à souffler la conquête de son ami. Damon dit que de pareils procédés ne lui conviennent point, & sort pour chercher Léandre.

Crispin rit des scrupules de son maître, & se promet d’enlever Nérine à l’Olive s’il le peut.

Crispin fait les premieres tentatives auprès de Nérine, il est mal reçu.

Crispin annonce à Julie le retour de Damon, qui croyoit, dit-il, la noce faite. Julie sera bien aise de le voir, son valet le va chercher.

Nérine est surprise de voir Léandre alléguer des raisons pour différer son bonheur : elle l’avoue à sa maîtresse. Julie lui répond que Léandre l’a conjurée d’attendre son ami Damon, & qu’elle y a consenti sans peine.

Léandre présente son ami à Julie ; cette derniere sort pour apprendre à son pere Géronte l’arrivée de Damon.

Léandre reste avec son ami, lui dit qu’il veut éprouver le cœur de Julie, le charge de ce soin : Damon se défend, lui peint l’excès de sa folie, & cede enfin.

L’Olive, valet de Léandre, feint d’arriver de Lorraine & d’apporter des nouvelles propres à retarder le mariage de son maître.

Géronte se félicite de marier bientôt sa fille. L’Olive paroît en faisant claquer son fouet, & lui dit que le pere de Léandre, échappé depuis peu d’une grande maladie, le prie de différer le mariage, parcequ’il espere que les plaisirs de la noce lui rendront entiérement la santé : Géronte y consent & va joindre Léandre.

L’Olive veut, à l’imitation de son maître, prier Crispin d’éprouver Nérine.

Acte II. Léandre s’applaudit d’avoir déterminé Damon, & recommande le secret à l’Olive.

L’Olive dit que le secret est à lui aussi bien qu’à son maître.

L’Olive prie Crispin de lui rendre auprès de Nérine le bon office que Damon rend à son maître : Crispin se charge volontiers de ce soin.

Léandre est impatient de savoir si Damon a parlé.

Damon vient dire à Léandre qu’il ne peut se déterminer à parler d’amour à Julie, il craint que la feinte ne devienne une réalité. Léandre en seroit charmé, parceque Julie essuieroit encore une plus forte épreuve.

Damon réfléchit sur sa situation : Julie paroît, Damon lui fait sa déclaration ; Julie indignée le traite avec mépris, & lui promet d’avertir son ami.

Nérine est charmée que Damon aime Julie, ne fût-ce que pour ranimer Léandre.

Crispin, magnifiquement paré, se donne devant Nérine tous les airs ridicules d’un petit-maître ; il déclare son amour, & reçoit un soufflet.

Acte III. L’Olive dit à son maître que s’ils sont la dupe de leur folie, ils le méritent bien.

Nérine fait des reproches à Léandre sur son indifférence, & dit à l’Olive qu’elle peut se venger de la sienne, si elle veut. L’Olive connoît par cette menace que Crispin a parlé. Léandre voudroit bien savoir si Damon en a fait autant.

Julie déclare à Léandre la perfidie apparente de Damon, Nérine celle de Crispin : elles croient voir éclater leurs amants en transports jaloux ; ils sortent froidement pour aller joindre leurs rivaux.

Nérine & Julie sont piquées.

Julie veut fuir Damon qui paroît ; Nérine veut éviter Crispin : ils disent que leurs rivaux approuvent leur tendresse : elles les trouvent moins coupables, mais ne veulent plus les voir.

Léandre vient apprendre à Damon, d’un air joyeux, que Julie le nomme un traître, un perfide ; il le prie de continuer à lui rendre des soins. Damon lui avoue que son cœur s’intéresse à la feinte ; Léandre en est enchanté, & le prie de persuader à Julie qu’un autre objet le captive. L’Olive imite en tout son maître.

Lisimon, pere de Léandre, écrit qu’il est en parfaite santé ; il demande si la noce est faite : tout cela ne s’accorde point avec le mensonge qu’a fait l’Olive. Nérine & Julie viennent demander à Damon & à Crispin ce que tout cela veut dire ; Damon & Crispin leur disent qu’elles sont effacées du cœur de Léandre & de l’Olive par des objets nouveaux.

Crispin & Damon esperent être le pis-aller de Julie & de Nérine, ce qui n’est pas bien délicat.

Acte IV. L’Olive jure contre le courier qui a porté la lettre de Lisimon :

Ah ! le maudit courier ! la foudre l’accompagne !
Qu’il est à la malheure arrivé de Bretagne21 !

Géronte demande, d’un ton ironique, à l’Olive s’il est fatigué de son voyage à Tours, & appelle ses gens.

Un laquais paroît ; Géronte lui ordonne d’aller chercher deux de ses camarades pour donner la bastonnade à l’Olive.

L’Olive dit à Géronte de respecter en lui son maître ; Géronte n’est point intimidé.

Les trois laquais paroissent, & disent qu’ils sont prêts ; l’Olive demande qu’on remette la cérémonie.

L’Olive déclare à Géronte quelle est la folie de son maître, avec tout ce qu’il fait pour contenter son impertinente curiosité.

Léandre demande comment Julie a reçu la nouvelle de sa fausse infidélité : Damon lui répond que Julie l’aime toujours & veut le voir ; il lui conseille de s’en tenir à ces preuves. Léandre n’en veut rien faire, il exige de son ami qu’il aille demander à Géronte la main de Julie.

Crispin annonce à Damon que Julie & Nérine sont dans la plus grande colere contre eux, parcequ’elles soupçonnent leur tendresse de n’être que feinte.

Nérine & Julie viennent accabler de reproches Crispin & Damon ; elles apprennent d’eux que Léandre & l’Olive leur ont permis de les épouser. Le dépit agit sur leurs cœurs.

Crispin presse Nérine de couronner son amour ; elle veut suivre en tout l’exemple de sa maîtresse & ne s’expliquer qu’avec elle.

Acte V. Nérine peint à Julie les travers de Léandre ; Julie avoue qu’elle ne l’aimoit déja plus que par devoir.

Julie, voyant Léandre, feint d’être sensible à son infidélité ; il va cesser de feindre, lorsqu’il est interrompu.

Léandre, seul, vante sa félicité.

Léandre embrasse Damon, le remercie du bonheur pur qu’il goûte, lui demande ce qu’a dit Géronte, apprend avec plaisir que le bon-homme laisse sa fille maîtresse de son sort : il espere qu’elle refusera toute autre main que la sienne.

Tous les acteurs sont sur la scene : Léandre s’attend à voir Julie rejetter Damon, malgré l’aveu de son pere ; mais elle le détrompe bientôt. Damon & Crispin sont heureux : Léandre & l’Olive sont congédiés.

Les principaux personnages de la Nouvelle & de la Comédie comparés.

Si Anselme apprend que sa femme n’est pas aussi vertueuse qu’il le croit, il ne peut apporter aucun remede à ce malheur, & il se prépare gratuitement des chagrins éternels. Il est donc un fou, ou tout au moins un homme ridicule. Mais Léandre, tâchant de découvrir si son amante le préfere à tout autre, est un amant délicat qui veut être sûr de suffire au bonheur de la personne avec laquelle il va s’unir, ou qui aime mieux la voir passer dans d’autres bras. Sa curiosité, trop délicate peut-être pour ce siecle, n’est rien moins qu’impertinente. Or, comme la folie ou le ridicule méritent bien mieux d’être joués que la délicatesse, le caractere d’Anselme est bien plus théâtral que celui de Léandre.

Lothaire, forcé par l’amitié de céder aux instances d’Anselme, s’y détermine dans l’espoir de le rendre plus heureux : il est très long-temps sans parler d’amour à Camille, & persuade à son ami qu’elle résiste aux attaques les plus vives. Enfin c’est la folie de son ami qui donne naissance à sa tendresse, & il n’apperçoit sa foiblesse que lorsqu’il n’est plus en son pouvoir de fuir. Mais, dans la comédie, le personnage fait pour intéresser est déja amoureux de Julie lorsque son ami le prie de feindre auprès d’elle. Est-il honnête, ou du moins est-il prudent à lui de céder à une pareille proposition ? S’il a dessein de séduire Julie, il est un scélérat ; s’il croit la trouver insensible à sa flamme, il est plus fou que Léandre de s’exposer à voir croître son tourment, & c’est lui qui devroit être le personnage joué & méprisé de la piece. Ajoutons que Lothaire cache long-temps à Camille la folie de son époux ; il ne lui dit que des choses vraies, lors même que l’amour l’a séduit. Damon persuade à Julie que Léandre est infidele, quoiqu’il sache bien le contraire. On m’avouera que ce trait est assez perfide pour diminuer l’intérêt qu’on seroit tenté de prendre à lui.

Camille aime son époux ; le dépit seul de le voir peu sensible aux avis délicats qu’elle lui donne, la refroidit sur son compte, & lui fait prendre peu-à-peu du goût pour Lothaire. L’extravagante curiosité du mari acheve de la déterminer en faveur de l’amant : mais du moins elle aime toujours quelque chose. La froide Julie n’aime réellement ni l’amant qu’elle quitte, ni l’époux qu’elle prend ; par conséquent Léandre n’avoit pas grand tort de se méfier d’elle ; & Damon manque à son ami pour bien peu de chose. Ce dernier est aussi peu délicat en amour qu’en amitié ; aussi dit-il en parlant de Julie :

Dans cette occasion serai-je si coupable
De saisir auprès d’elle un instant favorable ?
Et que doit, après tout, m’importer que son cœur,
Par goût ou par dépit, consente à mon bonheur ?
Je serai trop heureux de posséder Julie.

Les deux intrigues comparées.

Dans la Nouvelle, Anselme & Camille sont mariés. Il eût été indécent de mettre sur la scene les infidélités d’une femme mariée ; d’accord : mais le héros de la Comédie ne risque rien en faisant son épreuve. Il falloit mettre à sa place un personnage qui réunît en quelque sorte le double intérêt d’amant & de mari, comme tous les Tuteurs de Moliere, & qui, en perdant une maîtresse infidelle, perdît au moins une somme considérable pour prix de sa curiosité, supposée impertinente par l’Auteur.

L’exposition de l’intrigue est adroitement filée dans la Nouvelle : elle eût été trop languissante dans la piece si nous eussions vu naître la passion de Damon : mais aussi, n’y est-elle pas un peu trop brusquée ? L’Auteur auroit peut-être pu supposer que Damon avoit jadis été charmé de Julie, & qu’il se croyoit guéri ; par là il eût été moins criminel en acceptant la proposition de son ami ; par là le spectateur auroit joui du plaisir de voir renaître sa passion, & de son embarras pour l’accorder avec l’amitié.

Léonelle joue chez Cervantes un rôle qui donne du ressort à ceux de Camille, de Lothaire & d’Anselme, qui les met tous dans des situations pressantes. Chez Destouches, les valets, la soubrette ne servent qu’à parodier burlesquement leurs maîtres & à détourner le peu d’intérêt qui pourroit rejaillir sur eux.

La jalousie mal fondée de Lothaire, l’aveu qu’il fait au mari dans son désespoir, le chagrin qu’il en a dans la suite, la ruse dont la femme se sert pour tourner cette faute à l’avantage de leur passion, la rage du mari changée par cette ruse même en sentiments d’admiration, tout cela ranime l’intrigue, & lui donne une vivacité que celle de la piece n’a certainement pas. « Il eût été beau, me dira-t-on, de voir Julie s’armer d’un poignard pour tromper Léandre, & pousser la feinte jusqu’à se frapper » ! Non sans doute : aussi ne dis-je pas qu’il eût fallu copier l’intrigue, mais l’imiter & produire à-peu-près les mêmes effets en changeant quelques ressorts.

Dans la Nouvelle, Anselme offre de faire des vers pour favoriser les projets de son rival & rendre sa femme plus sensible. Croit-on qu’un amant, invoquant les neuf Muses & se grattant le front pour un pareil motif, n’eût pas été bien plaisant sur la scene ? Croit-on que le trait n’offre pas naturellement un comique propre à tous les temps & à toutes les nations ?

Enfin, si le dénouement de la Nouvelle est tragique, celui de la comédie n’est rien moins que comique : il n’a d’ailleurs aucune des autres qualités nécessaires ; il ne surprend pas, puisqu’on le devine dès le commencement de la piece ; il est encore moins moral. Veut-on absolument que Léandre soit coupable par trop de délicatesse ? Il n’est point puni en perdant une femme qui l’aimoit foiblement. Veut-on encore que Damon soit un homme intéressant ? Il n’est pas bien récompensé, puisqu’il épouse une personne qui n’a tout au plus que du goût pour lui. Quant à Julie, comme on ne sait ce qu’elle a voulu dans le courant de la piece, on ne sait si elle est contente ou mécontente à la fin, & le spectateur s’en inquiete peu.

Malgré ce que je viens de dire, convenons que nombre d’Auteurs auroient peut-être imité plus mal la Nouvelle espagnole, & que la comédie ne mérite pas l’épigramme suivante faite par quelque malin après les trois ou quatre premieres représentations :

 On représente maintenant
 Le Curieux impertinent.
Pour moi, j’ai vu la piece, & j’ose en être arbitre.
 Voici ce que je crois de mieux.
Pour la voir une fois on n’est que curieux :
Mais qui la verra deux en remplira le titre.

LE DISSIPATEUR, en cinq actes & en vers.

Cet ouvrage est imité d’une piece de Shakespeare, intitulée Timon ou le Misanthrope. Nous le prouverons quand nous aurons rapporté une scene prise dans Plaute ou dans Regnard. Le Lecteur doit se rappeller que chez le premier22 un captif accusé de mensonge persuade à son patron que son accusateur est frénétique ; & que chez le dernier23 Merlin emploie la même ruse, en mettant aux prises son maître avec Madame Bertrand. Voyons Destouches retourner la même idée.

Acte III. Scene VI.

Pasquin & Finette disent à Géronte que son neveu n’est plus dissipateur, qu’il passe les nuits à l’étude. Il entend les convives de Cléon, on lui persuade que ce sont des savants qui disputent : mais le Baron vient le détromper.

Le Baron.

Allez, vous radotez, s’il faut que je le dise.
Entendez-vous le bruit que l’on fait là-dedans ?

Géronte.

Oui, mon neveu chez lui rassemble des savants
Qui disputent entre eux.

Le Baron.

Des savants ! La cervelle
Vous tourne, assurément. Vous me la donnez belle,
Avec vos savants !

Géronte.

Mais.

Le Baron, à Géronte.

Suivez-moi ; vous verrez
Des docteurs avec qui vous vous divertirez,
Et qui font rude guerre à la mélancolie.

Cléon, bas à Géronte.

Mon oncle, vous voyez jusqu’où va sa folie.

Géronte, bas à Cléon.

Il me fait grand’pitié !

Le Baron, en riant.

Parbleu, vous en tenez,
Avec vos savants ! Ah !

Géronte, d’un ton piqué.

Pourquoi me rire au nez ?

Pasquin, bas à Géronte.

Eh ! ne l’irritez point ; il est dans son délire :
Souvent dans ses accès il se pâme de rire.

Le Baron, riant à gorge déployée.

Des savants ! Le bon tour que l’on vous joue ici !
Des savants !

(Il rit encore plus fort.)

Géronte, à Cléon.

Sur mon ame, il me fait rire aussi.
Oui, Baron, des savants.

(Il rit de tout son cœur.)

Le Baron, riant de plus en plus.

La scene est excellente.
. . . . . . . . . .

Pas si excellente qu’elle ne soit inférieure de beaucoup aux deux qui l’ont précédée. Ce n’étoit pas la peine de les imiter : la feinte folie du Baron n’est pas du tout préparée.

Extrait du Timon ou du Misanthrope de Shakespeare.

(La scene est à Athenes, dans le Palais de Timon, Seigneur Athénien.)

Acte I. Démétrius, Intendant de Timon, voyant que tout le monde ruine son maître, se détermine à s’enrichir à ses dépens ; un Poëte, un Musicien, un Jouaillier, un Peintre, un Marchand, s’empressent à flatter Timon & à profiter de sa prodigalité. Les Sénateurs Athéniens viennent l’encenser & rendre hommage à ses richesses. Le Philosophe Apemantus rit de la bassesse des flatteurs, & de la sottise de celui qui se laisse flatter ; il leur dit les vérités les plus dures : Timon se moque de ses remontrances, vole embrasser Nicias, pere de Mélisse qu’il aime, & pour laquelle il abandonne Evandra. Peu à peu sa cour se dissipe, il est seul ; Evandra saisit ce moment pour lui reprocher son inconstance. Timon lui dit en vain qu’elle jouira toujours de ses largesses. Le cœur de son amant est tout ce qui la touché, elle mourra si elle ne le possede. Timon la renvoie en lui promettant de l’aimer toujours ; mais il avoue à part qu’il adore Mélisse.

(La scene représente l’appartement de Mélisse ; elle est à toilette.)

Acte II. Mélisse vante ses charmes : le blanc dont elle se sert, est le plaisir de conquérir tous les cœurs. Cloé sa femme-de-chambre lui demande si elle ne se souvient plus d’Alcibiade. Elle convient qu’il est aimable : mais le Sénat, en le bannissant, a confisqué ses biens ; un amant pauvre n’a plus d’agréments pour elle. Timon arrive, ils se font mille protestations jusqu’au moment où l’on avertit qu’on a servi.

(La scene représente l’appartement de Timon.)

Le Poëte & plusieurs domestiques travaillent à préparer une fête destinée à réjouir Timon : le Philosophe Apemantus les raille. Timon paroît entouré de ses convives, il se félicite d’en avoir un si grand nombre : Apemantus se moque de lui. On apporte les plats au son des tymbales & des trompettes. Apemantus, seul à une petite table, ne mange que des racines, ne boit que de l’eau, & continue ses réflexions sur le luxe de Timon & sur la bassesse de ses parasites. Après le repas le bal commence : Timon adresse toutes ses galanteries à Mélisse : Evandra, masquée, en est témoin ; elle attend que tout le monde sorte pour reprocher encore à Timon son infidélité ; elle souhaite qu’il soit heureux avec Mélisse & veut se poignarder. Timon l’arrête, la fait reconduire chez elle ; il demande sa cassette & l’emporte. Son Intendant annonce dans un monologue que Timon est ruiné, & songe à se retirer pour n’être pas obligé de lui prêter ce qu’il a gagné chez lui.

Acte III. Timon apprend de son Intendant qu’il est ruiné, appelle ses gens, leur ordonne d’aller chercher de l’argent chez ses amis qu’il a si souvent obligés, & d’emprunter de sa part cinq cents talents au Sénat.

(Le théâtre représente le Portique d’Athenes.)

Apemantus se promene avec des Sénateurs & des Philosophes, en déclamant avec aigreur contre les vices des hommes & contre le Gouvernement. Les domestiques de Timon demandent de l’argent à plusieurs personnes, qui toutes refusent. Apemantus les apostrophe.

(Le théâtre représente l’appartement de Mélisse.)

Mélisse se récrie sur la ruine de Timon, elle reçoit favorablement Alcibiade qui s’introduit secrètement chez elle.

(La scene change encore & représente l’appartement de Timon.)

Timon est entouré de créanciers qui présentent leur mémoire : ce spectacle le déchire, il croit que Mélisse l’aidera ; elle passe, évite ses regards & fuit bien vîte. Evandra vient au contraire offrir à son amant tout ce qu’elle possede : il la prie de le laisser un moment avec ses faux amis ; il leur a fait dire qu’il est toujours riche, qu’il a voulu les éprouver, & qu’il les invite à dîner : ils paroissent en s’excusant sur leur refus : on porte sur la table des plats vuides & couverts. Timon fait cette priere :

Dieux immortels, si vous voulez être applaudis de vos bienfaits, prenez ce soin vous-mêmes, l’homme est trop ingrat pour les sentir. Ménagez vos dons envers les mortels, si vous ne voulez bientôt en être méprisés, & gardez-vous d’attendre rien de leur reconnoissance : faites, parmi ces tigres, que le repas soit toujours plus estimé que celui qui le donne ; que, dans une assemblée de vingt personnes, il se trouve toujours plus de dix-neuf frippons, & que leurs femmes soient dignes d’eux ! Que ta juste colere, ô Ciel ! enveloppe & confonde à la fois les Sénateurs & le Peuple d’Athenes ! Et quant à ceux qui sont ici présents, ne les épargne qu’autant qu’ils furent mes amis, & remplis toujours leurs vœux comme Timon va satisfaire leur appétit !

Il chasse ses faux amis en leur jettant les plats à la tête.

(La scene est hors des murs d’Athenes.)

Acte IV. Timon lance mille malédictions sur Athenes en fuyant cette ville.

(Le théâtre représente le Sénat d’Athenes.)

Alcibiade, quoique banni d’Athenes, se présente hardiment devant le Sénat pour solliciter la grace de Thrasibule qui a tué un Citoyen ; on l’exile de nouveau.

(Le théâtre représente une forêt.)

Timon, la bêche à la main, creuse la terre pour y chercher des racines, sa seule nourriture, & trouve un trésor. L’or qu’il voit ne peut le tenter : cependant il veut faire publier dans Athenes qu’il ne fut jamais plus opulent. Evandra vient joindre Timon, elle lui porte toutes ses richesses. Timon est forcé de convenir que l’univers n’est pas sans vertu : il montre son trésor à Evandra, lui déclare qu’il veut sans cesse le tenir caché pour prévenir les maux dont on le feroit l’instrument. Evandra approuve son dessein, joint tout son or au trésor de Timon, & veut partager avec lui son honnête misere. Le Philosophe vient se moquer encore de Timon. « Superbe imbécille, lui dit-il, tu ne connus jamais que les extrêmes ». Evandra se livre à la joie de manger des racines & de boire de l’eau avec son cher Timon. Le Poëte, le Musicien & Mélisse ont appris que Timon a trouvé un trésor viennent lui faire la cour, & font exécuter une symphonie champêtre. Timon chasse les premiers à coups de pierres, il rejette les fausses caresses de Mélisse. Evandra est au comble de ses vœux.

Acte V. Timon a creusé son tombeau. Athenes lui envoie des députés pour le prier de revenir dans le sein de sa patrie : il va, dit-il, choisir des arbres commodes pour que tous les Sénateurs puissent se pendre. Alcibiade paroît à la tête de son armée, fait halte, s’avance vers Timon, est surpris de le voir dans la misere, veut partager ce qu’il possede avec lui. Timon refuse ses offres : il donne à Phriné & à Thaïs, concubines d’Alcibiade, beaucoup d’or, afin qu’elles aillent dans Athenes corrompre les Athéniens par leurs charmes, & couvrir la terre de plus de maux qu’il n’en sortit de la boîte de Pandore. Alcibiade promet de venger Timon & de se venger lui-même, en réduisant Athenes en cendres.

(Le théâtre représente les murs d’Athenes.)

On délibere dans Athenes sur ce qu’on fera pour appaiser Alcibiade. Les Sénateurs montent sur les remparts, & capitulent avec lui.

(Le théâtre représente la forêt & la caverne de Timon.)

Timon est accablé sous le poids de ses chagrins. Evandra veut en vain le consoler. Il la prie (comme nous l’avons dit en passant dans le premier volume, chapitre de l’intérêt), de le conduire vers son tombeau ; il veut lui faire promettre de vivre heureuse : loin d’y consentir, elle se tue en voyant expirer son amant.

(Le théâtre représente la ville d’Athenes.)

Mélisse, instruite du triomphe d’Alcibiade, revient à lui : il la traite avec le dernier mépris. Il monte ensuite dans la Tribune pour haranguer ses compatriotes, & leur prouver qu’il a conquis Athenes pour leur bonheur. Un messager annonce que Timon est mort, & qu’on a trouvé cette inscription sur sa tombe :

Affranchi des liens qui l’attachoient au monde,
Ci gît Timon. Lecteur, que le Ciel te confonde !

On a dû nécessairement remarquer dans cette piece les traits les plus mâles, les scenes les plus délicates à côté des choses les plus invraisemblables, les plus forcées, ajoutons, les plus ridicules. Tels sont les chefs-d’œuvre anglois pour la plupart. Voyons si l’Auteur François recueille autant de beautés qu’il évite de défauts.

 

Le Dissipateur est représenté journellement : tout le monde sait que le prodigue Cléon dissipe une fortune immense ; que Pasquin, ne pouvant empêcher sa ruine, imite le chien de la fable, & mange ce qu’il ne peut garantir ; que Cléon sacrifie l’honnête Julie à la coquette Cidalise ; que ses faux amis, ceux qu’il a le plus généreusement obligés, lui ferment leur bourse quand il est dans le besoin. L’on sait enfin que Cidalise abandonne Cléon après sa ruine, & que le désespoir va le porter à se tuer, lorsque Julie oublie ses torts, lui rend les biens qu’elle tient de lui, y joint les siens & lui donne sa main. « A merveille ! vont s’écrier plusieurs de mes Lecteurs. Destouches ne laisse donc rien à desirer dans son imitation, puisqu’il abandonne à Shakespeare cet Alcibiade qui se promene avec une armée & deux concubines, ces imprécations que vomit Timon, & Timon lui-même, lorsque de poli, charmant qu’il étoit, il devient une bête féroce ; puisqu’il nous dispense d’assister aux délibérations du Sénat d’Athenes ; puisqu’il nous épargne l’horreur de voir Evandra se poignarder sur le tombeau & sur le cadavre d’un forcené ; puisqu’enfin à travers tout le fatras anglois il ramasse de quoi faire une piece en cinq actes, à caracteres, & très morale ». A merveille ! vais-je m’écrier à mon tour. Mais le caractere de Cléon n’est peint pendant cinq actes que par des récits précipités & monotones : dans la piece angloise Timon acheve de se ruiner sous nos yeux, & ses générosités nous font aisément concevoir qu’il a pu dépenser des sommes immenses. Chez Destouches, la coquetterie de Cidalise n’est qu’indiquée : chez Shakespeare, la fausseté de Mélisse est en action. Julie, froide, insipide, ne se réchauffe que pour faire le dénouement : Evandra, la sensible Evandra, est toujours attachante ; elle respire continuellement l’amour le plus pur, la tendresse la plus délicate ; c’est la passion elle-même qui parle par sa bouche, elle la fait passer dans l’ame du spectateur ; tous desirent une maîtresse qui lui ressemble. D’ailleurs, où est dans la piece françoise ce Philosophe qui, quoique trop cynique, fronde si bien les flatteurs & leurs dupes ? Concluons que les coquetteries de Mélisse, l’aimable sensibilité d’Evandra, la rigidité du Philosophe, manquent à la comédie du Dissipateur ; que toutes ces richesses variées l’auroient rendu moins seche, & qu’on feroit peut-être encore une bonne piece des beautés négligées ou dédaignées par l’Auteur François.

LE GLORIEUX, en cinq actes & en vers.

Destouches calqua le caractere de son Glorieux sur celui de Dufresne, Comédien auquel il destinoit le principal rôle. Nous avons remarqué (dans le second volume de cet Ouvrage, Chapitre XXXIX, de l’action dans les pieces à caractere) qu’un Glorieux, fier des avantages qu’il possede réellement, les soutient avec une noblesse qui lui sied ; tandis que le suffisant, le présomptueux) vains des avantages qu’ils croient avoir, les annoncent avec une insolence qui ajoute un ridicule à leurs sottes prétentions. Nous avons vu que le Comte de Tufiere est plus souvent suffisant, présomptueux, impertinent, que glorieux : par conséquent, Destouches, voulant nous donner simplement le portrait d’un Glorieux, a très mal fait de ne pas laisser à son modele ce qui, loin de peindre le caractere annoncé, pouvoit au contraire l’éclipser ; il a copié servilement : c’est tout ce qu’il auroit pu faire, s’il eût intitulé la piece Dufresne 24.

Nous avons déja dit qu’un poëte, un peintre doivent chercher dans la nature entiere les traits convenables au dessein de leur tableau, & ne pas la peindre comme elle se présente dans un seul objet : nous citons en passant un exemple qui s’offre de lui-même pour venir à l’appui de cette vérité.

LE TRIPLE MARIAGE, en un acte, en prose.

Une aventure qui fit quelque bruit dans Paris a fourni l’idée de cette petite piece, excellente dans son genre. Nous serons plus à portée de rendre justice à l’Auteur, quand nous aurons vu le fonds sur lequel il a bâti.

« Un homme d’un âge avancé, pere d’un fils & d’une fille qui avoient déja passé le printemps de leur âge, s’avisa d’épouser en secret une jeune personne qui, au bout de quelques mois, l’engagea à déclarer son mariage. Le bon-homme jugea à propos de faire cette confidence à la fin d’un grand repas, où il avoit invité ses plus intimes amis, son fils, sa fille, & les parents de sa femme. Son fils, après l’avoir félicité sur le choix qu’il avoit fait, ajouta qu’il se trouvoit dans le même cas, en montrant une très jolie personne qui étoit de l’assemblée, & qu’il avoit épousée depuis quelques années. La fille du bon-homme fit le même aveu pour un cavalier de la même compagnie. Le pere, un peu surpris, mais se rendant justice, approuva ce que ses enfants avoient fait, & on but une santé générale à ces trois mariages ».

Extrait de la Piece.

Oronte seul se plaint des embarras que lui causent son fils & sa fille ; il voudroit bien les marier, mais il voudroit en même temps ne pas se défaire de son bien.

Nérine demande à Oronte ce qu’il veut faire de tant de chanteurs, de danseurs. Il les fait venir, dit-il, pour célébrer la convalescence de sa fille. Nérine lui répond qu’au lieu d’employer tant de gens pour réjouir sa fille, il n’a qu’à la marier. Oronte feint de ne pas l’entendre.

Nérine conseille à sa maîtresse de jetter les yeux sur quelque honnête homme, & de se marier sans l’aveu de son pere. Isabelle avoue que la chose est déja faite, & qu’elle est secrètement l’épouse de Cléon.

Cléon & l’Epine son valet se sont déguisés en danseurs pour s’introduire chez Oronte ; ils paroissent aux yeux d’Isabelle & de Nérine. Cléon se jette aux pieds d’Isabelle pour lui faire de nouvelles protestations d’amour & de fidélité.

Javotte, petite sœur d’Isabelle, surprend les amants, reconnoît Cléon, & promet de ne rien dire à son papa, à condition qu’on favorisera ses amours lorsqu’elle sera grande.

On craint que la petite Javotte ne parle.

Oronte paroît, on se persuade que Javotte a tout découvert ; au contraire elle a fait tout son possible pour empêcher son pere d’entrer. Oronte annonce à sa fille qu’il va l’unir à M. Michault, homme riche, avec lequel il ne déboursera rien.

L’Epine qui est ivre félicite la future Madame Michault. Les amants sont au désespoir ; Nérine promet de les servir, & veut sonder Pasquin valet de Valere.

Pasquin en habit de chasse donne du cor pour persuader à M. Oronte que Valere & lui reviennent de la terre de Clitandre où ils ont feint d’aller chasser pendant huit jours ; mais ils n’ont été qu’à un quart de lieue de Paris, & sont revenus bien vîte à la ville.

Oronte arrive furieux contre son fils ; la Comtesse de la Trufardiere, tante de Clitandre, lui a dit que Valere n’avoit point paru au château de son neveu. Oronte veut vainement apprendre de Pasquin dans quel lieu ils ont resté pendant huit jours.

Pasquin annonce à Valere que la Comtesse de la Trufardiere vient d’irriter son pere contre lui ; Valere déteste la vieille folle qui veut absolument l’épouser.

La Comtesse vient elle-même se plaindre à Valere de ce qu’il n’a pas été la joindre au château de Clitandre, elle lui reproche son insensibilité pour elle. Pasquin a beau lui représenter qu’elle a tort de n’être pas venue au monde vingt ans avant son maître, elle n’entend pas raison.

Valere & Isabelle se plaignent mutuellement de la tyrannie de leur pere : Isabelle avoue à son frere qu’elle est mariée : Valere enchanté lui rend confidence pour confidence, & lui déclare qu’il a secrètement épousé Julie.

Oronte arrive avec la Comtesse & M. Michault : Isabelle & Valere frémissent.

Plusieurs Masques entrent.

La Comtesse ne veut voir danser qu’après son mariage. Oronte ordonne à son fils d’épouser la Comtesse : celui-ci déclare son mariage avec Julie : le pere se laisse fléchir. La Comtesse sort en menaçant Valere de le faire enlever.

Oronte dit à Nérine d’aller chercher Julie : elle est dans l’assemblée, elle se démasque & remercie son beau-pere. Oronte présente ensuite Michault à sa fille : elle embrasse ses genoux, & lui dit qu’elle est l’épouse de Cléon. M. Michault, moins tenace que la Comtesse, prend congé de la compagnie sans rien dire.

Oronte ordonne qu’on avertisse Cléon ; il est de la mascarade & se présente : alors Oronte saisit cette occasion pour déclarer son mariage secret : ses enfants demandent à voir leur belle-mere. Célime ôte son masque ; Javotte s’avance ; son pere lui demande si elle est aussi mariée secrètement ; elle est trop jeune pour cela, mais elle prie qu’on ne tarde pas à la mettre en ménage.

 

On ne peut trop louer la façon dont M. Destouches a rempli, étendu & brodé le fonds présenté par l’aventure de société. Ajoutons que cette petite piece est très vivement, très naturellement & très plaisamment dialoguée. Je vois avec le plus grand chagrin que l’Auteur n’ait pas employé le même ton, le même coloris pour tous ses ouvrages dramatiques, & qu’il ait donné la préférence à la dignité, toujours froide & guindée dans sa marche & dans ses expressions.

 

Nous placerions l’article de Boissy immédiatement après celui de Destouches, si nous pouvions puiser des leçons bien utiles dans ses imitations : plusieurs de ses petites pieces oubliées nous rappellent seulement qu’il ne faut pas imiter ces faits minutieux, incapables de figurer sur la scene, ou de l’occuper plus d’un jour. Sa premiere piece peut nous apprendre encore à ne pas remanier des aventures traînées dans tous les romans : elle est intitulée, la Rivale d’elle-même. Le fonds n’en est pas nouveau, il est usé depuis long-temps. C’est une femme qui aime son mari de bonne foi : l’ingrat se refroidit pour elle ; mais il la voit dans un bal, déguisée en Vénitienne, & il en devient passionnément amoureux. Le même sujet avoit été traité par Dorimon, sous le titre de l’Amant de sa femme, comédie en vers & en un acte, représentée en 1661, & depuis dans le Ballet des Fêtes de Thalie : le troisieme acte, intitulé la Femme, fait voir également un mari qui devient amoureux de sa femme, dans un bal où il la prend pour une autre sous le masque. Après beaucoup de propos tendres & de promesses d’oublier son épouse, celle-ci se démasque, & le mari demande galamment pardon de son inconstance. M. de Boissy a joint à ce sujet principal une partie du Jaloux désabusé, c’est-à-dire, une jeune sœur de l’époux inconstant, qui est sous la tutele de ce dernier : il ne veut point la marier, pour jouir de son bien ; il est cependant obligé d’y consentir, s’il veut faire la paix avec sa femme. Dorante, ami de la maison, est de concert pour tromper le mari coquet.