(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VI. Baron, imitateur, comparé à Moliere, à Cicognini, à Térence, &c. » pp. 219-261
/ 166
(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VI. Baron, imitateur, comparé à Moliere, à Cicognini, à Térence, &c. » pp. 219-261

CHAPITRE VI.
Baron, imitateur, comparé à Moliere, à Cicognini, à Térence, &c.

Baron est particuliérement imitateur, traducteur, ou copiste, dans trois de ses pieces ; le Jaloux, l’Andrienne, & les Adelphes ou l’Ecole des Peres. Nous n’analyserons ni cette derniere piece ni la façon dont elle est imitée ou traduite des Adelphes de Térence. Rien n’y mérite de nous occuper. Nous avons vu avec quelle adresse Moliere fait usage de la piece latine dans l’Ecole des Maris, comme il sait accommoder le fonds du sujet à nos mœurs, à nos usages, comme il trouve moyen d’en tirer une morale saine. Disons hardiment que Baron semble s’être étudié à faire tout le contraire, puisque ses Adelphes sont très propres à corrompre les mœurs, à autoriser le libertinage, & qu’ils ont l’air barbare au milieu de Paris 25.

LE JALOUX, en cinq actes, & en vers.

Nous avons comparé, dans le volume précédent, Chapitre V, le Prince jaloux de Moliere au Principe geloso italien : voyons si Baron aura tiré grand parti de ses modeles.

(La scene est à Paris dans une salle de la maison de Julie.)

Acte I. Pasquin, valet de Moncade, commence à peindre la jalousie de son maître en l’attendant.

Moncade sort furieux de l’appartement de Julie, il est jaloux du Marquis, il bat Pasquin ; celui-ci veut parler, son maître met l’épée à la main pour le tuer.

Damis arrête Moncade, lui représente le tort qu’il a de tirer l’épée chez Julie, lui demande ce qui le met en fureur ; Moncade dit qu’il a vu le Marquis parler à Mariane, fille de Julie.

Marton, femme de chambre de Julie & de Mariane, étonnée de les voir se cacher dans leur appartement pour pleurer, pour gémir, & de trouver Moncade en colere, en demande la cause ; Moncade avoue ses torts & rentre dans l’appartement pour demander pardon à son amante & à sa mere.

Marton augure qu’on ne voudra point écouter Moncade.

Moncade revient avec une joie apparente : on l’a traité indignement ; il est guéri de sa passion, dit-il ; il se propose de vendre son régiment & d’aller vivre dans ses terres. Il offre sa sœur à Damis. On veut l’envoyer coucher, il n’en veut rien faire, & prie qu’on le laisse.

Moncade dit à Pasquin de lui faire un conte pour le distraire ; Pasquin est fort embarrassé, il ne prononce pas un mot que son maître ne trouve occasion de se rappeller Mariane & de renouveller ses transports jaloux.

Marton vient demander à Moncade s’il veut passer la nuit à crier, lui fait voir que l’heure ni le lieu ne sont point propres à cela, & le renvoie chez lui en disant que tous les fous ne sont pas aux Petites-Maisons.

Jusqu’ici la piece de Baron ne ressemble pas beaucoup à celles de Moliere & de Cicognini. Nous avons vu chez eux, dès le premier acte, les héros se peindre par des actions aux yeux du spectateur : dans celui-ci, Moncade nous apprend qu’il est jaloux ; mais tout s’y passe en récit, à l’exception des soufflets & des coups de pied que Pasquin reçoit. L’endroit où Moncade ordonne à son valet de lui dire un conte, ressemble d’abord à cette scene de la vie n’est qu’un songe, dans laquelle Sigismond veut qu’Arlequin le fasse rire, & le menace de le faire voler par le balcon s’il n’y réussit pas ; cependant la ressemblance ne dure pas long-temps.

Scene VII.

MONCADE, PASQUIN.

Moncade continue.

Donne-moi ce fauteuil, approche cette chaise,
Sieds-toi.

Pasquin.

Monsieur...

Moncade.

Je veux que tu sois à ton aise.
C’en est donc fait, Pasquin, je vais quitter ces lieux,
Où je ne vois plus rien qui ne blesse les yeux ?

Pasquin.

Oui, Monsieur, s’il vous plaît ; car le Suisse à la porte
Attend, pour la fermer, que tout le monde sorte.

Moncade.

Mariane, dis-tu ?... Comment donc, & pourquoi
Oses-tu seulement la nommer devant moi ?

Pasquin.

Moi ! je n’en ai rien dit, Monsieur, je vous assure.

Moncade.

Parle-moi d’autre chose : apprends...

Pasquin.

Ah ! je vous jure...

Moncade.

Que ce nom, dont tu viens ici m’entretenir,
Est un nom dont je veux perdre le souvenir.
Je le veux, je le veux.

Pasquin.

Ah ! pauvre misérable !

Moncade.

Çà, fais-moi quelque conte.

Pasquin.

Oh ! voici bien le diable !

Moncade.

Dépêche ; me voilà tout prêt à t’écouter.

Pasquin.

Il faut donc qu’un démon me le vienne dicter.
Mais, ce conte... (Ma foi, je ne sais que lui dire.)
Doit-il faire pleurer, Monsieur, ou faire rire ?

Moncade.

Tout comme tu voudras.

Pasquin.

Un jour, à l’Opéra,
Un homme qu’on pressoit...

Moncade.

Ah ! justement, c’est là
Que ses trompeurs appas, dont le poison me tue,
Pour la premiere fois s’offrirent à ma vue :
C’est là, sur l’escalier, que, l’ingrate à dessein
Chancelant, je m’offris pour lui donner la main.
Voilà comme j’en fis la triste connoissance,
Voilà de mon amour la fatale naissance.
Et tu viens dans mon cœur, malheureux ! retracer
Des objets qu’à jamais je veux en effacer !
Ah ! ne présente plus, te dis-je, à ma mémoire
Des trahisons qu’un jour on aura peine à croire.

Pasquin.

Que je suis malheureux de rencontrer si mal !
Un jour, je m’en souviens, à la porte d’un bal
Où je vous attendois...

Moncade.

N’acheve donc pas, traître !
Oui, c’étoit dans ce bal, où je crois encore être,
Qu’un masque eut avec elle un si long entretien...
Ah ! c’étoit ce Marquis, je le reconnois bien.
Pour servir ce rival, as-tu formé l’envie,
Dis-moi, de m’arracher & le cœur & la vie ?
Va, ne lui prête point un si cruel secours,
Et ma douleur dans peu terminera mes jours.

Pasquin.

Tout ce que je vous dis & tout ce que j’écoute,
Me fait, ma foi, Seigneur, suer à grosse goutte.
Heureux cent fois celui qui dans le fond d’un bois...

Moncade.

Ah ! tu me fais mourir & mille & mille fois.
Dans le bois de Vincenne, au plus fort d’un orage,
Ne me laissa-t-on pas la nuit sans équipage ?

Empressons-nous de donner des éloges à Baron, il n’en méritera pas souvent dans cette piece, & convenons que cette scene peint bien la passion.

Acte II. La Comtesse aime Moncade, elle a son portrait qu’elle admire aux yeux du Marquis, quoique celui-ci soit amoureux d’elle : non contente de lui faire cet affront, elle exige de lui qu’il tente d’enlever Mariane à Moncade ; elle promet de l’aider.

Julie fait part à la Comtesse des chagrins que lui causent les extravagantes jalousies de Moncade : il a pincé sa fille, il l’a égratignée, il lui a pressé la main avec son coude. La Comtesse saisit ce moment pour lui conseiller de donner un autre époux à Mariane : elle va parler du Marquis, quand Julie trop chagrine la prie de remettre l’entretien à une autre fois.

Julie veut savoir si sa fille est éprise de Moncade.

Marton paroît, Julie lui ordonne de faire venir Mariane.

Julie soupçonne que Moncade est aimé, puisqu’il ose maltraiter Mariane.

Mariane paroît ; sa mere lui dit d’appeller Marton, elle veut aussi lui parler.

Julie craint de chagriner sa fille en lui demandant l’aveu de sa passion.

Marton revient ; Julie lui ordonne d’aller chercher Mariane, elle veut parler à toutes deux en même temps.

Julie devine que sa fille craint une explication.

Mariane & Marton paroissent enfin ensemble : la premiere veut déguiser son amour pour Moncade ; tout la décele : sa mere la prie de cacher une partie de sa tendresse afin de guérir Moncade de sa jalousie, avant le mariage. Son fils ne lui écrit point, elle a des chagrins de toutes parts : elle sort.

Mariane est au désespoir des peines que sa mere ressent pour elle ; son cœur voudroit pouvoir lui sacrifier Moncade.

Pasquin apporte une lettre de Moncade ; il y confesse ses torts, il mourra s’il n’obtient un généreux pardon. Mariane est alarmée : elle écrit en réponse une lettre très consolante : elle change d’avis, elle croit Moncade indigne de grace, & déchire le billet.

Moncade vient lui-même jurer de mourir aux pieds de Mariane, si elle s’obstine à ne pas oublier ses offenses : elle le fuit, il suit ses pas.

Pasquin & Marton restent sur la scene. Le premier prévoit que, si jamais Moncade & Mariane sont unis, ils seront souvent brouillés. Marton, plus connoisseuse, assure que l’amant le plus jaloux devient mari commode.

Moncade & Mariane reparoissent.

Scene XV.

MONCADE, MARIANE, PASQUIN, MARTON.

Mariane.

Vous me jurez ?...

Moncade.

Que je perde la vie,
Si jamais contre vous la moindre jalousie...
Si jamais...

Mariane.

Achevez.

Moncade.

Montrez-moi ce papier.

Mariane.

Ramassez-le, Marton.

Moncade.

Il n’est pas tout entier.

Mariane.

On le voit aisément.

Moncade.

C’est votre caractere ?

Mariane.

Je me garderai bien de dire le contraire.

Moncade.

Je vois ici pour moi d’étranges sentiments.

Mariane.

Vous n’osez plus, Moncade, achever vos serments.

Moncade lit.

Moitié de lettre.

 « Profitez du moment
« & faites vos efforts
« cet odieux jaloux
« Que je ne le voie plus,
« & que je retrouve,
« soumis & rempli
« que mérite une
« trop éprouvé
A qui donc écrit-on un billet de la sorte ?

Pasquin.

Hé ! Monsieur, c’est à vous, ou le diable m’emporte.

Moncade.

Hem ! de quel coup mortel je me sens pénétré !
Vous ne m’attendiez pas lorsque je suis entré.
Mariane interdite & Marton éperdue...
Juste Ciel ! que d’horreur se présente à ma vue !

Mariane.

Cherchez l’autre moitié, Marton, dépêchez-vous.

(A Moncade.)

Lisez, & redoutez ma haine & mon courroux.

Moncade lit les deux morceaux de la lettre.

 « Profitez du moment qui vous accorde votre grace,
« & faites vos efforts pour ne plus me montrer
« cet odieux jaloux dont l’idée m’importune.
« Que je ne le voie plus, je vous en conjure,
« & que je retrouve, s’il est possible, Moncade tendre,
« soumis & rempli de toute la confiance
« que mérite une personne dont il n’a que
« trop éprouvé les bontés.
Quelle injuste fureur m’agite & me possede !

(Il sort.)

Mariane.

A ma juste douleur il n’est plus de remede.

(Elle sort.)

Marton.

On ne sauroit jamais trouver un pareil fou.

(Elle sort.)

Pasquin.

Que le diable l’emporte & lui torde le cou !

Cette derniere situation est dans le Prince jaloux de Moliere, & dans il Principe geloso de Cicognini. Une lettre déchirée l’a produite dans les deux pieces. Nous avons comparé les deux Auteurs ; qu’on mette maintenant à côté d’eux Baron, il paroîtra certainement bien petit. On conçoit aisément que le caractere de son Moncade n’est pas agrandi par les égratignures dont il régale son amante ; elles sont de l’invention de Baron, & ses prédécesseurs ne les lui envieront pas. Elles sont cependant dans la nature, me dira-t-on. Cela est vrai ; mais, excellentes pour peindre la jalousie de deux enfants ou de deux domestiques, elles dégradent Moncade. Les héros des deux premieres pieces ne s’amusent pas à de pareilles minuties. La façon dont Baron alonge cet acte, en envoyant chercher Marton par Mariane, & Mariane par Marton, est encore due à la rare imagination de Baron, à moins qu’il n’ait puisé cette idée dans une scene italienne très ancienne ; elle est rajeunie dans le Prince de Salerne. La femme d’Arlequin, déguisée en Princesse, veut éprouver la fidélité de son époux ; elle lui dit d’approcher une chaise : comme il n’y en a que deux dans la chambre, elle demande ensuite l’autre ; Arlequin éloigne la premiere, avance la seconde : sa femme lui demande encore l’autre ; il fait le même lazzi, accuse la Princesse de caprice, jusqu’à ce qu’elle demande les deux chaises. Arlequin ne devine pas que la Princesse veut le faire asseoir à côté d’elle : il est surpris qu’elle ait besoin de deux sieges, il lui dit de prendre garde au proverbe26. Je ne sais si Baron a connu la scene italienne ; mais elle est plaisante, & les siennes sont ennuyeuses. La femme d’Arlequin a besoin de deux chaises, puisqu’elle en destine une à son époux. Julie fait appeller Marton pour rien.

Acte III. La Comtesse veut parler à Julie, Marton lui dit qu’elle est sortie.

La premiere laisse tomber une boîte à portrait en prenant un mouchoir, & sort.

Marton ramasse la boîte, reconnoît le portrait de Moncade, se propose d’en faire présent à Mariane, & de garder les diamants qui l’entourent ; elle met la miniature dans une boîte de chagrin.

Julie arrive, fait ôter ses coeffes, ordonne à Marton d’appeller Mariane ; elle vient à point nommé.

Julie dit à sa fille qu’elle va tout préparer pour la marier à Moncade. Mariane la remercie, veut, avant que de s’unir à son amant, qu’il soit digne des bontés de sa mere.

Marton gronde Mariane ; celle ci répond qu’elle veut guérir Moncade de sa jalousie.

La Comtesse rentre, en cherchant & en demandant la boîte qu’elle a perdue ; Marton n’a garde de la lui rendre.

Après le départ de la Comtesse, Marton donne le portrait à Mariane, & la laisse seule pour qu’elle puisse le considérer à son aise.

Mariane parle au portrait.

Moncade arrive, prend son portrait pour celui d’un rival, &, furieux, accable Mariane de reproches : elle est trop irritée pour le désabuser.

Marton accourt aux cris des deux amants, leur demande s’ils sont fous de crier de la sorte : Moncade la croit complice & s’emporte contre elle.

Julie paroît, Moncade se plaint à elle de l’infidélité de Mariane : la mere ordonne à sa fille de s’excuser ; elle le fait, en jettant le portrait à Moncade, & sort.

Pasquin ramasse le portrait & reconnoît son maître : Moncade, désespéré d’avoir déplu à Mariane, jure que jamais il ne s’est fait peindre.

On apporte à Moncade une lettre, par laquelle il apprend qu’on enleve sa sœur ; il veut courir après le ravisseur.

On dit à Moncade qu’un Officier de son Régiment le demande, & semble annoncer qu’il faut partir incessamment pour rejoindre : Moncade frémit, il ne pourra vivre loin de ce qu’il aime.

Il n’y a rien dans le Prince jaloux d’Italie, ni dans celui de Moliere, qui ressemble à cet acte. La scene du portrait seroit bonne, si la miniature parvenoit naturellement entre les mains de Mariane, si la Comtesse pouvoit avec vraisemblance avoir le portrait de Moncade sans qu’il le sût, s’il étoit dans la nature que Mariane ne fût pas agitée d’un mouvement jaloux, ou du moins d’un mouvement de curiosité, en apprenant que la Comtesse avoit le portrait de Moncade, & qu’elle ne fît pas la moindre réflexion là-dessus.

Acte IV. Marton vient sur le théâtre pour respirer, elle est lasse de voir pleurer ses deux maîtresses.

La Comtesse veut parler à Julie, elle entre dans l’appartement.

Marton déclare que la Comtesse est sa bête.

Damis veut appaiser Julie sur le compte de Moncade qui perd l’esprit : Marton entend la Comtesse, & le fait cacher.

Marton rêve pour savoir ce que la Comtesse a pu faire avec Julie.

Julie ordonne à Marton de la laisser seule avec la Comtesse.

La Comtesse propose à Julie le Marquis pour gendre ; Julie y consent, si sa fille l’accepte.

Julie fait appeller Mariane & Marton.

Julie propose le Marquis à sa fille, qui n’ose refuser : Marton parle pour elle, & déclare que Mariane ne peut vivre sans Moncade.

Damis sollicite la grace de Moncade : il a ordre de rejoindre son Régiment, il ne veut point partir sans voir Mariane & Julie ; il se fera plutôt casser.

Pasquin accourt pour dire que son maître est mort si on ne lui pardonne.

Julie consent à voir Moncade.

Le Marquis avoue que la Comtesse l’a pressé de se déclarer rival de Moncade ; mais que, loin de suivre un tel projet, il veut servir la flamme de Moncade, & faire prolonger son congé.

Moncade se jette aux genoux de Julie, qui lui pardonne à condition qu’il ira joindre son Régiment le lendemain.

Le frere de Julie écrit qu’il est malade, & prie sa sœur de se rendre chez lui ; elle y verra son fils qu’une affaire importante y retient caché, Julie toute troublée emmene Mariane.

Moncade se persuade que Julie va marier Mariane au Marquis, & qu’elle le force à partir pour faire le mariage plus tranquillement.

Pour cet acte, aucun Auteur ne le réclamera, il est trop mauvais : nous ne comparerons pas les situations à la nature, puisqu’il n’y en a pas une seule : quant aux entrées & aux sorties des acteurs, on voit bien qu’aucune n’est motivée.

Acte V. La Comtesse persuade à Moncade qu’il est trahi, lui conseille en lui offrant sa main, d’oublier une ingrate. Moncade lui déclare qu’il ne sauroit l’aimer ; il la prie cependant de lui peindre les torts de Mariane. La Comtesse espere toujours.

Pasquin a suivi Mariane & Julie par ordre de son maître, il les a vues monter en carrosse avec un jeune homme beau comme le jour : Mariane sur-tout l’a souvent baisé. Moncade est déchiré par la jalousie ; il veut confondre sa perfide, & se cache.

La Comtesse sent des remords, mais elle n’a point à balancer, dit-elle.

Je n’ai rien à choisir que Moncade ou la mort.

Julie demande à la Comtesse si Moncade est sorti, la Comtesse assure qu’il est bien loin.

Julie fait entrer Léonor en habit d’homme sous le nom de Clitandre ; Mariane l’embrasse & lui promet de l’aimer toujours.

Moncade paroît, furieux, l’épée à la main ; on le laisse seul.

Moncade se trouve mal.

Marton ne sait où donner de la tête : on se trouve mal là haut, on se trouve mal en bas, elle va chercher des gouttes d’Angleterre.

Pasquin, seul avec son maître, ne sait comment le faire tenir debout.

Marton revient avec Julie, Moncade reprend ses esprits.

Damis annonce à Moncade que le Marquis a fait prolonger son congé de trois mois. L’état dans lequel il le trouve, l’effraie ; il en demande la cause à Julie.

. . . . . . . . .

Julie.

Je ne suis point injuste, & conviens qu’aujourd’hui,
Qui ne me connoîtroit, penseroit comme lui.
Mais, cent fois convaincu de cent erreurs pareilles,
Il devoit démentir ses yeux & ses oreilles.
Malgré tous ses serments & malgré ses erreurs,
A la moindre apparence il reprend ses fureurs :
Il me charge en son cœur de crimes effroyables ;
Vos yeux seuls en seront les juges équitables.
Voici son procédé ; je n’en cacherai rien,
Et dans le même instant vous jugerez du mien.

Moncade.

Cet éclaircissement, Madame, est inutile ;
Ne l’entreprenez point, la chose est difficile ;
Et, pour vous épargner un funeste embarras,
Je sors ; mais si content...

Julie.

Moi je ne le suis pas.
Vous attaquez ma fille : il est bon de détruire
Un soupçon qui m’offense & qui pourroit lui nuire.

Moncade.

Puisque vous le voulez, Madame, j’y consens :
Détrompez, s’il se peut, ma raison & mes sens ;
Justifiez la fille aussi bien que la mere.

Julie.

Je ne sais rien, Monsieur, de plus facile à faire.

Moncade.

Lorsque je vous entends, Madame, & que je vois...

Damis.

Vos yeux vous ont trompé déja plus d’une fois.

Moncade.

Oh ! pour le coup, Monsieur, votre discours m’assomme.
Ici Madame amene un je ne sais quel homme,
Le présente à sa fille en qualité d’époux :
Sa fille le reçoit. Hé bien, qu’en dites-vous ?
Ai-je perdu l’esprit ? Me fera-t-on accroire
Que la nuit en dormant j’ai forgé cette histoire ?
J’étois dans cet endroit, j’ai fort bien entendu :
C’est de ce cabinet que mes yeux ont tout vu.

Julie.

Malgré ces grands témoins, vous avouerez peut-être
Que ce qu’on prend pour vrai, souvent ne sauroit l’être.

Damis.

A sa place, Madame, un autre eût pu penser...

Julie.

Et ce sont ces soupçons que je veux effacer.
Les égards que je dois à toute ma famille,
L’intérêt que je prends à l’honneur de ma fille,
M’oblige à vous donner un éclaircissement
Quand j’ai mille raisons d’en user autrement.
Et souvenez-vous bien, avant que je le fasse,
Qu’il n’est point de retour : n’espérez plus de grace,
Si vous ne vous servez de ce dernier moment
Pour prendre de ma main ma fille aveuglément.
Mais si vous me forcez à vous la montrer telle
Qu’elle a toujours été, malheureuse & fidelle ;
Sur mon honneur, voyez le serment que je fais,
Ingrat, attendez-vous de ne la voir jamais.

Damis.

A d’affreuses rigueurs ce serment vous condamne.

Moncade.

Damis, je ne sens plus d’amour pour Mariane.

Damis.

Si son cœur innocent à vos yeux vient s’offrir...

Moncade.

Que ne la puis-je voir innocente, & mourir !
. . . . . . . . .

Julie jure à Moncade de garder son courroux contre lui.

Marton vient dire qu’on ne peut appaiser Clitandre. Julie ordonne qu’on le fasse entrer.

Scene derniere.

MONCADE, DAMIS, LE MARQUIS, JULIE, LÉONOR, PASQUIN, MARTON.

Marton.

Entrez, beau Cavalier.

Moncade.

C’est ma sœur !

Léonor.

Ah ! mon frere,
Je me jette à vos pieds ; calmez votre colere.

Julie.

Son frere, juste Ciel !

Damis.

Quoi ! c’est là votre sœur ?

Moncade.

C’est elle. Levez-vous ; je connois mon erreur.
Que faites-vous ici ?

Léonor.

Mon frere, mon cher frere,
Notre oncle, qui nous sert de tuteur & de pere,
Sous les loix de l’hymen vouloit m’assujettir.
Un vieux Président veuf, à ne vous point mentir,
Me déplut ; &, pour rompre un pareil mariage,
Je ne le cele point, je mis tout en usage.
Valere...

Julie.

C’est mon fils !

Léonor.

par Grenoble passa :
Il m’aima, je l’aimai. Mon oncle me pressa.
Mon frere, la rougeur me couvre le visage :
Vous me dispenserez d’en dire davantage.

Moncade.

Madame...

Damis.

Le destin, malgré votre courroux,
Vous force à consentir à des liens si doux ;
Et l’intérêt d’un fils, son honneur & sa flamme,
Vous doit, sans balancer, déterminer, Madame.

Julie.

Moncade, c’en est fait, je me rends ; & le sort,
Malgré vous, malgré moi, se montre le plus fort.

Marton.

Et que deviendra donc cette bonne Comtesse,
Madame ? Elle est là-haut : le remords qui la presse...

Damis.

Allons, & que l’hymen, terminant ce grand jour,
Fasse oublier enfin les fautes de l’amour.

Chez Moliere, Don Garcie voit dans les bras de son amante une femme en habit d’homme : alarmé par ce déguisement, il devient furieux. Dona Elvire profite de ce moment pour mettre le cœur du jaloux à la plus forte épreuve : elle avoue d’abord que les apparences sont contre elle ; elle dit ensuite à son amant que s’il veut la croire innocente sur sa parole, elle est prête à lui donner la main, mais que s’il exige des preuves de son innocence, il doit s’attendre à la perdre pour toujours. Nous avons vu27 le parti que Moliere a tiré de cette situation ; nous avons admiré dans l’italien la scene originale : nous sommes convenus que dans ce moment les deux Auteurs étoient sublimes. Opposons-leur Baron, & convenons qu’il faut être bien maudit du goût pour défigurer si platement deux bons modeles.

Baron, non content d’affoiblir la plus belle situation en substituant la mere de l’amante à l’amante même, acheve de gâter par ses personnages le sujet traité par Moliere & Cicognini. Marton & Pasquin sont deux mauvais bouffons, Damis & le Marquis deux sots inutiles à la piece. La Comtesse mérite des épithetes que je ne puis décemment lui donner ici. Mariane est un enfant, Julie une mere imbécille qui couronne les feux de Moncade au moment où elle a plus lieu de croire qu’il ne se corrigera jamais. Le héros enfin, insupportable à tout le monde, est un brutal bon à jetter par les fenêtres.

Si quelque Auteur moderne étoit tenté de faire une nouvelle guerre aux jaloux, & de réunir les traits de jalousie épars dans les différentes pieces qui ont pour objet cette passion, je dois l’avertir qu’il trouvera dans Pantalon jaloux, piece italienne, une scene plaisante. Rosaura, femme de Pantalon, reçoit une lettre de son frere : son époux la surprend & veut la décacheter. Rosaura tente plusieurs moyens pour l’en empêcher ; elle s’avise enfin de lui dire qu’il mourra subitement s’il ouvre la lettre : Pantalon, alarmé, craint que l’on n’ait mis un poison subtil dans le papier : il tremble, il hésite, la crainte de la mort & la jalousie l’agitent tour à tour ; mais la jalousie est la plus forte ; il est prêt à tomber à la renverse en lisant au haut de l’écrit : Ma chere Rosaura. Sa femme se moque de lui : « Eh bien, lui dit-elle, ne vous disois-je pas que vous mourriez en ouvrant ce billet » ? Il continue & trouve enfin de quoi se rassurer.

L’ANDRIENNE, en cinq actes, en prose.

Baron avoue, au commencement de la préface qui précede cette piece, n’avoir fait que la traduire de Térence. « Baif, dit-il, qui vivoit sous Charles IX, fit une traduction de l’Eunuque en vers françois, qui, si je ne me trompe, ne fut pas représentée publiquement, puisqu’il n’y avoit pas encore à Paris de Comédiens véritablement établis. Je n’ai point oui dire que devant lui, ni depuis lui, nous ayons eu en vers d’autres traductions de Térence ; & l’Andrienne que voici, est, je crois, la premiere de ses Comédies qui ait paru sur notre Théâtre. Toutes les fois que j’ai lu cet Auteur, je me suis étonné comment, depuis tant de siecles, personne ne s’est avisé de nous donner une de ses pieces telles qu’elles sont. J’en ai parlé souvent à ceux que je croyois plus capables que moi de l’entreprendre : n’ayant pu les persuader, j’ai mis la main à l’œuvre, & je ne crois pas avoir lieu de m’en repentir ». Baron ajoute plus bas : « Je ne faisois uniquement cette préface que pour y marquer les endroits où je m’écarte de l’original : mais je comprends que cela me meneroit trop loin. Cet excellent Poëte est dans les mains de tout le monde ; il sera fort aisé de connoître les changements que j’y ai faits, en comparant l’original avec la copie ; & les gens éclairés démêleront sans peine ce qui m’a contraint à le faire ». Baron dit d’abord qu’il a traduit Térence ; il annonce ensuite qu’il a fait des changements à la piece ; il est donc imitateur. Dans quel moment devons nous le croire ? Je suis d’avis que nous jugions en même temps l’Auteur, & comme imitateur, & comme traducteur ; l’occasion ne s’est point présentée jusqu’ici, & nous devons la saisir.

Parallele des deux Pieces.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte I. Scene I.

Simon ordonne à deux esclaves qui le suivent avec des provisions, de les porter dans la maison : il arrête Sosie pour lui dire qu’il est mécontent de Pamphile son fils, qu’il l’a cru pendant long-temps amoureux de Chrysis : mais après la mort de cette courtisanne, il a découvert que ses vœux s’adressoient à Glycerion. Il veut persuader à son fils que son mariage avec la fille de Chrémès est prêt à être conclu : s’il ne refuse pas d’épouser, il n’aura rien à lui dire ; mais s’il marque de la répugnance pour cet hymen, il aura pour lors tout sujet de s’emporter contre lui & contre Dave le plus scélérat des esclaves.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE, Acte I, Scene I.

Baron a traduit cette scene mot à mot. Nous avons remarqué dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre VII, de l’Exposition, que Térence étoit bien long dans le récit de son avant-scene, & qu’il avoit tort de faire une aussi longue confidence à un personnage qui n’avoit aucune part à l’action. Baron auroit dû sentir ce défaut comme nous, & le corriger ; mais au contraire, trouvant trop courte une scene sans action & de cent quarante-quatre vers, il l’a alongée de quatre-vingt-trois. Voilà déja le Traducteur & l’Imitateur en défaut : que seroit-ce si nous avions le temps de marquer les endroits moins expressifs que l’original ?

L’ANDRIENNE LATINE, Scene II.

Simon se doute que son fils refusera de se marier ; il a trop bien remarqué le trouble de Dave à la nouvelle du mariage.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Tout-à-fait égale, avec la différence que Baron emploie six vers pour en rendre trois.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene III.

Dave réfléchit à part sur le mariage de son maître avec la fille de Chrémès : il apperçoit Simon. Celui-ci l’appelle ; Dave feint de ne le voir pas & de le chercher. Simon lui parle de son fils, de ses amours, des chagrins qu’il doit ressentir en voyant approcher l’heure de son mariage, du tort qu’il se fait en suivant les conseils d’un fourbe : il prie Dave de ne pas détourner Pamphile du mariage projetté. Dave feint de ne pas comprendre ce qu’il veut dire. Hé bien, répond Simon, je veux me rendre plus intelligible.

Simon.

Je te dis donc que si dorénavant tu entreprends quelque fourberie pour empêcher mon fils de se marier, ou que tu veuilles en cette occasion faire briller ton esprit rusé, je te ferai donner mille coups d’étriviere & t’enverrai sur l’heure au moulin pour ta vie, à condition & avec serment que si je t’en retire, j’irai moudre à ta place. Hé bien, as-tu compris ce que je t’ai dit ? cela a-t-il encore besoin d’éclaircissement ?

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Tout de même : si vous en exceptez l’endroit où Simon, au lieu de menacer Dave du moulin, lui promet de le faire mourir sous le bâton, & veut être assommé s’il ne lui tient parole. Cette scene est encore beaucoup plus longue que celle de Térence : Baron fait cinquante-trois vers pour en traduire trente-deux.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene IV.

Dave, alarmé par les menaces de Simon, délibere s’il servira son jeune patron, ou s’il l’abandonnera : il annonce que l’Andrienne, femme ou maîtresse de Pamphile, est prête d’accoucher, qu’on veut élever l’enfant ; il sort pour avertir Pamphile de ce qui se passe.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Ici Dave fait à-peu-près les mêmes réflexions : mais l’Andrienne est secrètement mariée à Pamphile depuis un an : il n’est pas question qu’elle soit enceinte ; elle est cependant très malade, sans quoi Dave lui conseilleroit de se jetter aux pieds de Simon.

Baron n’ose pas annoncer la grossesse de l’Andrienne : louons-le de cette délicatesse, & d’avoir laissé deviner au spectateur le genre de maladie de l’héroïne. Peut-être, entraîné par l’exemple, seroit-il moins scrupuleux, s’il vivoit à présent : tant pis pour lui.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene V.

Mysis ne veut pas aller chercher la sage-femme indiquée par Archillis, parcequ’elle est sujette à boire : elle prie les Dieux de ne pas permettre que la sage-femme fasse quelque faute en accouchant sa maîtresse : elle apperçoit de loin Pamphile ; elle voit le trouble répandu sur son visage : elle l’attend pour savoir ce qui l’afflige.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Baron a fait deux petites scenes de la latine. Dans la premiere, Dave demande à Mysis des nouvelles de l’Andrienne ; elle répond que sa maîtresse appréhende de voir casser son mariage, & que cette crainte redouble son mal. Dans la seconde, Mysis seule redoute quelque malheur nouveau pour l’Andrienne, & prie les Dieux de ne pas l’abandonner.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene VI.

Pamphile déplore son malheur. Chrémès, qui ne vouloit pas lui donner sa fille, y consent maintenant ; son pere le presse de conclure ce mariage. Mysis l’entend, tremble qu’il n’abandonne l’Andrienne, & le conjure de n’en rien faire : il se souvient trop bien des serments qu’il lui fit, de la façon dont elle s’est donnée à lui ; il jure que rien ne pourra les séparer : il prie Mysis de ne point parler à sa maîtresse du mariage auquel on veut le forcer.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Tout-à-fait semblable quant au fonds ; mais la latine n’a que soixante-sept vers, & la françoise cent huit.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte II. Scene I.

Charinus, amoureux de Philumene, est au désespoir qu’on veuille l’unir à Pamphile : il apperçoit son ami, lui avoue qu’il mourra de désespoir s’il n’obtient Philumene. Pamphile lui dit qu’il meurt au contraire s’il l’épouse. Ils projettent de rompre ou du moins de différer ce mariage. Charinus renvoie Byrrhia qui n’est bon à rien.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE. ACTE II. Scene I.

Tout le changement que Baron a fait dans cette scene, est de la séparer en deux, & de faire quatre-vingts vers pour trente-huit. Puisqu’il étoit averti par Térence même de l’inutilité de Byrrhia, il pouvoit se dispenser de l’amener sur la scene françoise.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene II.

Dave cherche par-tout son jeune patron pour le rassurer sur le mariage qu’il redoute : il le trouve enfin, il est charmé de le voir avec Charinus. Il sait que l’un craint d’épouser Philumene, & l’autre de ne pas l’épouser ; il leur rend l’espérance en leur apprenant que chez Chrémès on ne fait aucun préparatif pour la noce, que Simon a vraisemblablement supposé le mariage qui les alarme. Charinus va faire agir ses amis pour obtenir la main de Philumene.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Exactement traduite : soixante & dix-huit vers pour trente-cinq.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene III.

Pamphile ne peut comprendre à quel propos son pere le presseroit d’épouser Philumene, s’il étoit vrai que Chrémès la lui refusât. Dave assure que son pere veut l’éprouver : si vous refusez, lui dit-il, il verra bien que vous êtes épris ailleurs, & il fera chasser l’Andrienne : feignez d’être prêt à lui obéir, il n’aura plus le mot à dire, & lui-même sera bien attrapé. Pamphile résiste quelque temps ; la crainte de trouver Chrémès favorable aux desirs de Simon, l’alarme : son esclave le rassure.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Mot à mot : soixante vers pour vingt-neuf.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene IV.

Simon vient savoir quelle est la résolution de son fils, & le résultat du conseil qu’il a tenu avec Dave : celui-ci exhorte tout bas son maître à surprendre son pere, en lui disant qu’il est prêt à s’unir avec Philumene.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Comme la latine.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene V.

Pamphile dit à son pere qu’il peut disposer de sa main. Le vieillard est surpris. Dave triomphe. Byrrhia, valet de Charinus, écoute à part, & sort pour raconter à son maître que Pamphile, loin de refuser Philumene, comme il le lui avoit promis, l’accepte.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

Baron retranche quelques plaisanteries de Byrrhia, & cette petite tirade :

Est-il possible qu’on ne puisse plus se fier à personne ! Il est vrai que charité bien ordonnée commence par soi. Je me souviens d’avoir vu Philumene ; elle est belle, & Pamphile est excusable d’aimer mieux l’avoir la nuit au-près de lui, que de la savoir entre les bras d’un autre. Je vais dire à mon maître tout ce qui se passe ; il me récompensera de la bonne nouvelle que je lui apporte.

Nous avons dit ailleurs que Moliere avoit fait usage d’une partie de cette scene dans l’Etourdi, avec la différence que l’amante intéressée écoute, & non un valet.

L’ANDRIENNE LATINE, Scene VI.

Dave dit à part que son vieux maître s’attend à quelque fourberie. Simon le prie de lui dire la vérité, & lui demande si le mariage ne fait aucune peine à son fils : il craint le contraire à cause de son amour pour l’Andrienne. Dave assure que son jeune maître n’y pensera plus au bout de deux ou trois jours. Il avoit pourtant l’air triste, ajoute Simon. Alors Dave saisit cette occasion pour se moquer du vieillard, & lui dit que Pamphile est piqué du peu de dépense qu’on fait pour son mariage.

Dave.

A peine, dit-il, mon pere a-t-il dépensé dix drachmes pour le souper : diroit-on qu’il marie son fils ? Qui de mes amis pourrai-je prier à souper, un jour comme aujourd’hui ? Et ma foi aussi, entre nous, vous faites les choses avec trop de lésine : je n’approuve pas cela.

Simon.

Je te prie de te taire.

Dave, à part.

Je lui en ai donné.

Simon.

J’aurai soin que tout aille comme il faut. Que signifie tout ce dialogue ? & que veut dire ce vieux routier ? S’il arrive quelque désordre en cette affaire, il ne faudra pas aller chercher l’auteur ailleurs.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.

La scene de Baron est encore plus animée que celle de Térence : Dave y est plus malin, & le Lecteur sera certainement bien aise de la trouver ici.

Scene VII.

SIMON, DAVE.

Dave, à part.

Il me regarde : il croit, je gagerois ma vie,
Que je reste en ce lieu pour quelque fourberie.

Simon.

Si de ce scélérat, par quelque heureux moyen,
Je pouvois... A quoi donc s’occupe Dave ?

Dave.

A rien.

Simon.

A rien !

Dave.

A rien du tout, ou qu’à l’instant je meure.

Simon.

Tu me semblois pensif, inquiet tout-à-l’heure.

Dave.

Moi ? non.

Simon.

Tu marmotois pourtant je ne sais quoi.

Dave.

(A part.)

Quel conte ! Il ne sait plus ce qu’il dit, par ma foi.

Simon.

Hem.

Dave.

Plaît-il ?

Simon.

Rêves-tu ?

Dave.

Très souvent dans les rues
Je fais châteaux en l’air, je bâtis dans les nues ;
Et rêver de la forte, est, vous le savez bien,
Rêver à peu de chose, ou, pour mieux dire, à rien.

Simon.

Quand je te fais l’honneur de te parler (j’enrage)
Tu devrois bien au moins me tourner le visage.

Dave.

Ah ! que vous voyez clair ! C’est encore un défaut
Dont je me déferai, Monsieur, tout au plutôt.

Simon.

Ce sera fort bien fait : une fois en ta vie...

Dave.

Vous voulez bien, Monsieur, que je vous remercie.

Simon.

De quoi ?

Dave.

De vos avis donnés très à propos.

Simon.

J’y consens.

Dave.

En effet, aller tourner le dos
Lorsque quelqu’un vous parle...

Simon.

Ah ! quelle patience !...

Dave.

C’est choquer tout-à-fait l’exacte bienséance.

Simon.

Auras-tu bientôt fait ?

Dave.

Une telle leçon
Me fait ouvrir les yeux de la bonne façon.

Simon.

Oh ! tu m’avertiras, quand ton oreille prête...

Dave.

Je m’en vais ; je vois bien que je vous romps la tête.

Simon.

Hé, non, bourreau, viens çà, je te veux parler.

Dave.

Bon !

Simon.

Oui, je te veux parler : le veux-tu bien, ou non ?

Dave.

Si j’avois cru, Monsieur...

Simon.

Ah ! bon Dieu ! quel martyre !

Dave.

Que vous eussiez encor quelque chose à me dire,
Je me fusse gardé...

Simon.

Chien !

Dave.

D’interrompre un instant...

Simon.

Et ne le fais-tu pas, bourreau, dans le moment ?

Dave.

Je me tairai.

Simon.

Voyons.

Dave.

Je n’ouvre plus la bouche.

Simon.

Tant mieux.

Dave.

Et me voilà, Monsieur, comme une souche.

Simon.

Et moi, si je t’entends, je ne manquerai pas,
Du bâton que voici, de te casser le bras.
Or sus, puis-je espérer qu’aujourd’hui, sans contrainte,
La vérité pourra, sans recevoir d’atteinte,
Une fois seulement de ta bouche sortir ?

Dave.

Qui voudroit devant vous s’exposer à mentir ?

Simon.

Ecoute, il n’est pas bon de me faire la nique.

Dave.

Je ne le sais que trop. Qui s’y frotte, s’y pique.

Simon.

Eh bien, cela compté comme tu me le dis,
Cet hymen ne fait-il quelque peine à mon fils ?
N’as-tu pas remarqué quelque trouble en son ame
A cause de l’amour qu’il a pour cette femme ?

Dave.

Qui ? lui ! Voilà, ma foi, de plaisantes amours !
Ce trouble sera donc de trois ou quatre jours.
Puis, ne savez-vous pas qu’ils sont brouillés ensemble ?

Simon.

Brouillés ?

Dave.

Je vous l’ai dit.

Simon.

Non, à ce qu’il me semble.

Dave.

Oh bien, tout va, vous dis-je, au gré de vos souhaits.
Ils sont brouillés, brouillés à ne se voir jamais.
Vous voyez qu’à vous plaire il fait tout son possible ;
De l’état de son cœur c’est la preuve sensible.

Simon.

Il est vrai que j’ai lieu d’en être fort content.
Mais il m’a paru triste, embarrassé, pourtant.

Dave.

Ma foi, je ne puis plus le cacher davantage,
Je crois que vous verriez au travers d’un nuage.

Simon.

Hé bien ?

Dave.

Vous l’avez dit, il est un peu chagrin.

Simon.

Tu vois ?...

Dave.

Peste ! Je vois que vous êtes bien fin.

Simon.

Dis-moi donc.

Dave.

Ce n’est rien, c’est une bagatelle...

Simon.

Mais encor ?

Dave.

Que se forge une jeune cervelle.

Simon.

Quoi ! je ne puis savoir...

Dave.

Il conçoit de l’ennui...
Mais ne me brouillez pas, s’il vous plaît, avec lui.

Simon.

Je ne le saurai point ?

Dave.

Il dit qu’on le marie
Sans éclat ; qu’on l’expose à la plaisanterie...

Simon.

Comment donc ?

Dave.

Quoi ! dit-il, personne n’est commis
Pour prier seulement nos parents, nos amis !
Pour un fils, poursuit-il, rempli d’obéissance,
Epargne-t-on les soins autant que la dépense ?

Simon.

Moi ?

Dave.

Vous. Il a monté dans son appartement :
Il y croyoit trouver un riche ameublement...
Il n’a pas tort, au moins. Si j’osois...

Simon.

Je t’en prie.

Dave.

Je vous accuserois d’un peu de ladrerie.

Simon.

Retire-toi, maraud.

Dave, à part.

Il en tient.

J’aime que Dave impatiente quelque temps le vieillard, lorsque celui-ci a la plus grande envie de le faire parler : j’aime sur-tout qu’au moment où il va l’accuser de ladrerie, il lui fasse attendre ce compliment comme quelque chose de flatteur. Il faut encore remarquer que Térence finit l’acte sans préparer le troisieme, & que Baron corrige ce défaut.

Scene VIII.

Simon, seul.

Sur ma foi,
Je crois que ce coquin se moque encor de moi :
Ce traître, ce pendard, à toute heure m’occupe.
Hé quoi ! serai-je donc incessamment sa dupe ?
Si j’allois... C’est bien dit : que sert-il de rêver ?
Bon ou mauvais, n’importe ; il faut tout éprouver.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte III.

Simon est avec Dave ; il entend Lesbia, sage-femme, & Mysis qui s’entretiennent de Pamphile : il veut, disent-elles, faire élever l’enfant dont va bientôt accoucher Glycerion. Elles entrent. Dave est désespéré : son embarras croît lorsqu’on entend l’Andrienne qui, dans les douleurs de l’enfantement, appelle Lucine à son secours.

Lesbia sort, dit que Glycerion est accouchée heureusement, qu’on n’a plus qu’à la baigner à lui donner ce qu’elle a ordonné. Simon prend tout cela pour des faussetés imaginées par Dave : celui-ci tâche de gagner sa confiance, en lui disant que l’accouchement de l’Andrienne n’est qu’une feinte pour rompre le mariage projetté, & qu’on poussera l’artifice jusqu’à lui montrer un enfant nouveau né. Simon lui dit d’aller tout préparer pour le mariage.

Simon ne sait pas trop s’il doit se fier à Dave : en tout cas, il va, dit-il, chez Chrémès pour lui demander sa fille. Chrémès arrive fort à propos.

Le bon-homme Chrémès refuse d’abord, & consent ensuite à ce que Simon demande.

Dave croit plaisanter le vieillard en le pressant de faire venir l’accordée. Simon lui avoue que Chrémès ne vouloit pas consentir à cet hymen quelques instants avant, mais qu’il a changé d’avis. Il va joindre son fils pour lui répéter ce qu’il vient de dire à Dave.

Dave déplore son malheur ; il a jetté son maître dans le plus grand des embarras : il l’apperçoit, il voudroit trouver un précipice sous ses pas.

Pamphile fait les reproches les plus vifs à Dave, qui avoue ses torts, & promet de tout réparer. Son maître n’a pas le temps de le traiter comme il mérite : ils sortent.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.
Acte III.

Simon peut, dit-il, se moquer de ceux qui ont voulu le jouer.

Simon appelle Sosie, lui peint sa joie, lui dit que Chrémès consent à donner sa fille, après cela il le renvoie.

Chrémès vient dire à Simon qu’il a changé d’avis, & qu’il craint de rendre sa fille malheureuse. Simon lui proteste que son fils est brouillé avec l’Andrienne, & brûle d’épouser Philumene. Cachez-vous, lui dit-il, je ferai parler Dave, & vous verrez que je suis vrai.

Dave persiffle Simon, en lui disant que son fils languit après le moment d’épouser Philumene ; qu’il a peint son impatience dans une chanson.

Simon tousse pour avertir Chrémès de faire attention aux discours de Dave.

Scene V.

SIMON, CHRÉMÈS caché, DAVE.

Dave.

Pourquoi nous laissez-vous dans cette peine extrême ?
Il se fait déja tard. C’est se moquer aussi !
L’épouse ne vient point, & devroit être ici.
Nous sommes de la voir dans une impatience...

Simon.

Va, Dave, elle y sera plutôt que l’on ne pense.

Dave.

Elle n’y peut venir assez tôt.

Simon.

Je le crois.
Et Pamphile ?

Dave.

Il l’attend plus ardemment que moi.

Simon, toussant.

Hem, hem, hem.

Dave.

Vous toussez.

Simon.

Ce n’est rien.

Dave.

Je l’espere.
Tous ces petits enfants, dont vous serez le pere,
Auront besoin de vous, cela donne à rêver :
Et pour eux & pour nous il faut vous conserver.

Simon.

Que fait mon fils ?

Dave.

Il court, il arrange, il ordonne,
Et se donne, ma foi, plus de soin que personne.

Simon.

Mais encor, que dit-il ?

Dave.

Oh ! vraiment, ce qu’il dit !
Je crois qu’à tous moments il va perdre l’esprit.

Simon.

Hé ! comment donc cela ?

Dave.

Son ame impatiente
Ne sauroit supporter une si longue attente.

Simon, toussant encore.

Hem, hem.

Dave.

Mais cependant ce rhume est obstiné.

Chrémès n’est pas caché, dans la piece latine ; Simon n’y tousse point ; & nous louerions Baron d’avoir animé sa scene par ce changement, si après Elmire 28 on pouvoit tousser de bonne grace sur le théâtre.

Dave est comme écrasé d’un coup de foudre. Simon le remercie du soin qu’il s’est donné pour mettre son fils dans le bon chemin.

Dave, désespéré d’avoir fait le malheur de son jeune patron, ne sait où donner de la tête : il voudroit se noyer, encore craindroit-il qu’un démon ne le retînt en l’air pour conserver sa vie.

Pamphile est furieux contre Dave : Carin fait à Pamphile les reproches les plus vifs ; ils se réunissent ensuite pour accabler Dave, qui leur promet de tout réparer.

Cette derniere scene est plus vive que la latine : Baron y fait venir Carin, qui dans l’original commence le quatrieme acte. Mais le reste du troisieme est bien plus pathétique, bien plus intéressant, bien plus chaud chez Térence que chez Baron. Ce dernier ne pouvoit mettre décemment sur la scene la sage-femme, ses ordonnances, & les cris de l’accouchée ; cela est vrai : mais il devoit substituer quelque chose d’équivalent, & non pas refroidir l’action par les inconstances de Chrémès, & sur-tout en traînant encore une fois sur la scene le malheureux Sosie pour lui faire entendre un second récit.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte IV.

Charinus se plaint à Pamphile du tort qu’il lui fait en épousant Philumene. Celui-ci jure que c’est malgré lui.

Mysis annonce à Pamphile que l’Andrienne veut absolument lui parler. Pamphile promet de ne la jamais abandonner.

Mysis, seule, déplore l’infortune de sa maîtresse.

Dave porte l’enfant nouveau né, & ordonne à Mysis de le mettre sur des herbes devant la porte de Chrémès.

Chrémès sort, voit l’enfant : Mysis dit que c’est l’enfant de Pamphile : Dave lui soutient le contraire afin de l’animer, & dit à Chrémès de ne pas ajouter foi aux propos de cette femme. Elle vous en soutiendra bien d’autres, si vous l’écoutez, dit-il ; elle vous dira que sa maîtresse est citoyenne. Mysis assure que rien n’est plus vrai. Chrémès troublé va joindre Simon.

Misis regarde Dave comme un monstre déchaîné contre sa maîtresse : il lui dit qu’il n’a feint que pour donner plus de vraisemblance à ses discours. Criton arrive de l’isle d’Andros afin de recueillir l’héritage de Chrysis : on lui dit que Glycerion est malheureuse ; il entre pour la voir.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.
Acte IV.

Les changements que Baron a faits dans cet acte sont adroits ; au lieu d’alarmer Chrémès par la vue de l’enfant, il fait venir Glycerie, qui, toute abattue par sa maladie, & plus encore par ses chagrins, se jette aux pieds de Chrémès, lui montre son contrat de mariage, l’assure qu’elle est citoyenne, & le conjure de ne pas faire son malheur. Alors Dave vient soutenir que rien de tout cela n’est vrai : Glycerie le regarde avec la derniere indignation ; il lui dit qu’il l’a contredite pour la rendre plus éloquente. Les autres scenes sont à-peu-près semblables à l’original.

L’ANDRIENNE LATINE, Acte V.

Chrémès raconte à Simon ce qu’il a vu, ce qu’on lui a dit, & retire sa parole.

Dave sort de chez Glycerion, exhorte encore Simon à faire venir la mariée : il rapporte qu’un homme arrivé de l’isle d’Andros soutient que Glycerion est citoyenne. Simon indigné appelle Dromon, & donne ordre qu’on lie Dave : il appelle ensuite son fils.

Simon demande à Pamphile s’il est prêt à soutenir, comme les autres, que Glycerion est citoyenne : Pamphile lui répond qu’on l’assure.

Criton vient certifier la chose, en donne des preuves : Glycerion se trouve fille de Chrémès : on la marie à Pamphile, qui prie son pere de faire délier Dave.

Charinus cherche Pamphile ; celui-ci croit à l’immortalité des Dieux, parcequ’ils font son bonheur. Il voit Dave & court à lui pour lui faire part de sa félicité : il est sûr de la lui voir partager.

Pamphile raconte à Dave les changements heureux qui sont arrivés dans sa fortune : Dave lui parle du mauvais traitement qu’on lui a fait, il l’oublie en voyant son maître content. Charinus les écoute : il partage leur joie, Pamphile le conduit vers Chrémès pour solliciter en sa faveur la main de Philumene. Dave exhorte les spectateurs à ne pas attendre les gens de la noce, parceque la fête se fera dans la maison. Il les prie d’applaudir.

L’ANDRIENNE FRANÇOISE.
Acte V.

Tout entier comme le latin, avec cette seule différence qu’à la fin Dave ne s’adresse pas aux spectateurs.

 

Nous avons dit, si je ne me trompe, dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre des Dénouements, que celui de Térence étoit fait dès que Chrémès reconnoît Glycerion pour sa fille, & que les deux vieillards consentent à l’unir avec Pamphile. Nous avons remarqué combien il étoit ridicule & contre nature, que l’amant heureux ne volât pas vîte aux pieds de sa maîtresse pour partager avec elle sa félicité, & qu’il s’amusât à faire deux scenes avec des personnes qui devoient bien moins l’intéresser. Baron n’a pas senti ce défaut, puisqu’il ne l’a pas corrigé. Nous ne ferons pas ici une récapitulation des fautes qu’il a conservées, des changements heureux qu’il a faits ; nous avons pris soin de les remarquer à mesure qu’ils passoient sous nos yeux. Nous nous contenterons de dire que Baron n’est exempt de blâme, ni comme traducteur, puisqu’il est beaucoup plus long que l’original, & bien moins élégant ; ni comme imitateur, puisque l’ouvrage imité perd en passant sur notre scene quelques beaux traits, y conserve des défauts, & sur-tout son air étranger. Cependant la traduction & l’imitation quoiqu’imparfaites méritent des éloges. Je suis surpris que Buron ayant rendu au troisieme acte sa Glycerie si attendrissante, si intéressante, il ne l’ait pas amenée sur la scene au dénouement.

 

Baron se peint, dit-on, dans son Homme à bonne fortune, & met en action quelques-unes de ses propres aventures. Si cela est, voilà Baron imitateur dans un genre à-peu-près égal à Destouches, lorsque celui-ci fait entrer dans le Philosophe marié, son portrait, celui de sa famille, & les circonstances de son mariage.

Si nous n’avons point parlé, dans le Chapitre précédent, de ce genre d’imitation, c’est pour ne pas nous répéter ici. Soyons brefs, & voyons ce que la Bruyere dit de l’Homme à bonne fortune.

« Ce n’est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient instructives : il peut y avoir un ridicule si fade & si indifférent, qu’il n’est ni permis aux Poëtes d’y faire attention, ni possible aux spectateurs de s’en divertir ».

Voilà le reproche qu’on pourroit faire à la plupart des personnages du Philosophe marié. Nous avons déja dit que ce qui paroît fort de situation & de comique dans la société devient froid & minutieux sur le théâtre. Reprenons la Bruyere.

« C’est le propre d’un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets & d’y faire réponse : mettez ce rôle sur la scene ; plus long-temps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel, & conforme à son original : mais aussi il sera froid & insipide ».

Le Théophraste François se trompe : le caractere d’un homme efféminé, qui passe son temps à se parer pour séduire des femmes, qui se fait une gloire de porter le trouble dans leur cœur & de les afficher, qui croit établir sa gloire sur le déshonneur de vingt familles ; un tel personnage, dis-je, pouvoit être pendant cinq actes très utile à la correction des mœurs. Mais il eût fallu pour cela que Baron, en transportant sur la scene ses aventures, ne se fût pas abusé sur leur compte, & leur eût donné la vie & la force qu’exige l’optique du théâtre. Il eût encore fallu que Baron, trop indulgent pour son vice favori, ne se fût pas contenté de chatouiller Moncade, & qu’il l’eût traité comme il le méritoit.

 

Avant que d’abandonner Baron & Térence, tirons de ces deux Auteurs tout le parti possible, & demandons-leur raison de la négligence avec laquelle ils se sont défendus, lorsqu’on les a taxés de n’être que les peres adoptifs des pieces jouées sous leur nom. On disoit à Rome que Scipion & Lelius aidoient Térence à faire ses comédies ; Quintus Memmius assure même positivement que Scipion empruntoit le nom de Térence pour donner au théâtre ce qu’il faisoit chez lui en se divertissant. Le Comique Latin, loin de repousser ces bruits avec l’empressement & la vigueur d’un homme sensible à la gloire, se contente de dire dans le prologue des Adelphes :

Pour ce que disent les envieux, que les premiers de Rome & de la République aident l’Auteur à faire ses pieces & travaillent tous les jours avec lui, bien loin d’en être offensé, comme ils se l’imaginent, il trouve qu’on ne sauroit lui donner une plus grande louange ; c’est une marque qu’il a l’honneur de plaire à des personnes qui vous sont agréables, Messieurs, & à tout le Peuple Romain, & qui, en paix, en guerre & dans toutes sortes d’affaires, ont rendu à la République en général & à chacun en particulier des services très considérables, sans en être pour cela plus fiers ni plus orgueilleux.

On publia de même à Paris, lorsque la Coquette & l’Homme à bonne fortune y parurent, que ces deux pieces étoient de M. d’Alegre, & l’on donna l’Andrienne à un Jésuite. Baron, peu sensible à ces bruits injurieux, dit froidement dans la Préface de cette derniere piece : « On a dit que je prêtois mon nom à l’Andrienne, & que d’autres que moi l’avoient faite ; j’aurois ici un beau champ pour me plaindre de l’injustice qu’on m’a voulu faire. Je tâcherai d’imiter encore Térence, & je ne répondrai à mes envieux que ce qu’il répondit au calomniateur qui l’accusoit de ne prêter que son nom aux ouvrages des autres. Il disoit qu’on lui faisoit beaucoup d’honneur de le mettre en commerce avec des personnes qui s’attiroient l’estime & le respect de tout le monde. Je dirai donc la même chose aujourd’hui ».

N’imitons en cela ni Térence ni Baron. Un Auteur consacre ses veilles à sa propre gloire & non à celle des autres. Qu’il n’achete donc point des amis, du crédit, la protection, la fortune même, aux dépens de sa réputation. Loin qu’on doive la sacrifier à quelque chose au monde, elle seule doit au contraire nous mener à tout. Si nous rencontrons sur notre chemin quelque frelon du Parnasse, qui veuille s’attacher à nous pour partager l’honneur de nos succès, & nous laisser la honte de nos chûtes, chassons-le bien loin de nous. Si le lâche est avide de miel, qu’il ait l’art de le pomper lui-même dans le calice des fleurs, ou qu’il soit victime de son incapacité. Moliere peut encore ici nous servir de modele : il n’avoit que fort peu de temps pour composer les Fâcheux, Chapelle offrit de versifier la scene de Caritidès ; il le fit en effet, mais si mal qu’elle ne put servir à rien. Cependant on publioit dans le monde que Chapelle aidoit Moliere dans son travail. Le premier se défendoit de maniere à faire accréditer ce bruit. Le terrible fléau des Cotins, des Femmes savantes, des Précieuses, &c. lui écrivit que s’il ne dissuadoit pas bien vîte toutes ses connoissances, il le couvriroit de ridicule en publiant sa scene telle qu’il l’avoit faite. Chapelle se le tint pour dit, & fit prudemment. Point de complaisance sur un pareil sujet, elle dégénere tout au moins en foiblesse ; & la calomnie ou la médisance, toujours éveillées sur les Gens de Lettres, peuvent la soupçonner d’être enfantée par un lâche intérêt.