(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII. La Chaussée, imitateur de Regnard, d’un Auteur Espagnol, d’un Auteur Italien, d’un Romancier François, &c. » pp. 262-276
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII. La Chaussée, imitateur de Regnard, d’un Auteur Espagnol, d’un Auteur Italien, d’un Romancier François, &c. » pp. 262-276

CHAPITRE VII.
La Chaussée, imitateur de Regnard, d’un Auteur Espagnol, d’un Auteur Italien, d’un Romancier François, &c.

Les Auteurs larmoyants seront sans doute bien indignés de nous voir placer la Chaussée si loin de Moliere, ce Farceur qu’ils honorent d’un souverain mépris. Je ne sais si la Chaussée, gâté par son genre ou ses succès, dédaigna sur la fin de ses jours la véritable Thalie ; mais il est certain qu’épris de ses beautés, il tenta de mériter ses faveurs en entrant dans la carriere du Théâtre : sa Fausse Antipathie & son Amour Castillan le prouvent assez. Bientôt rebuté par une maîtresse trop exigeante, il en chercha une plus facile. Nous avons, je pense, suffisamment fait voir, dans le second volume, que le genre larmoyant & romanesque est inférieur au genre vraiment comique, & beaucoup plus aisé. Forçons maintenant la Chaussée à nous prouver qu’il est plus difficile d’être imitateur dans le vrai genre que dans le genre bâtard. Nous ne nous épuiserons pas en longs raisonnements pour cela, les exemples nous en éviteront la peine, & nous opposerons les deux uniques comédies de la Chaussée, toutes les deux très mauvaises, toutes les deux imitées, au meilleur de ses drames dû pareillement à une imitation, mais plus heureuse, parcequ’elle étoit plus facile.

LA FAUSSE ANTIPATHIE.

Cette piece est imitée des scenes que Strabon fait avec Cléanthis dans Démocrite amoureux Nous l’avons remarqué dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre XXIII, des Reconnoissances. Les héros de la Chaussée, mariés comme chez Regnard, se sont quittés par antipathie, se trouvent sans se connoître, & s’aiment. Nous sommes convenus que cette piece, fondée sur l’invraisemblance comme l’original, ne pouvoit être bonne.

L’AMOUR CASTILLAN.

Nous avons encore vu dans le second volume de cet ouvrage, Chapitre XIX, des Pieces intriguées par un déguisement, que cette comédie, imitée de l’espagnol, étoit passée sur notre théâtre avec tous les défauts de son modele, puisque, comme dans l’original, l’héroïne déguisée en femme y suit son amant, vit familiérement avec lui, le charme par les agréments de sa voix, & lui donne son portrait sans en être reconnue, quoiqu’elle ait déja été très bien avec lui sous l’habit de femme.

MÉLANIDE, en cinq actes, en vers.

La Chaussée a pris cette piece entiere dans un roman intitulé, Mémoires de Mademoiselle Bon-temps, ou de la Comtesse de Marlou. Je vais rapporter les principaux endroits qui lui ont servi.

Extrait du Roman.

Parmi les personnes que nous voyons le plus souvent & le plus familiérement, étoit Madame la Marquise de Lon... c’étoit une dame âgée au plus de quarante ans, extrêmement aimable. Elle avoit un fils unique de vingt-un ans, qui servoit avec mes freres, & qu’elle aimoit très tendrement. Son mari, qui pouvoit avoir cinquante-cinq ans, étoit un homme de très bonne mine. Il l’avoit épousée par inclination ; on prétendoit même qu’il l’avoit enlevée ; &, depuis son mariage, il avoit toujours eu pour elle toutes les attentions possibles, lorsque, malheureusement pour Madame de Lon... il devint passionnément amoureux de la veuve d’un Officier subalterne sur les galeres. Cette femme, jeune & extrêmement jolie, n’avoit pas eu la réputation d’une Vestale. M. le Marquis de Lon... sans faire attention à son âge, s’étoit flatté d’écarter bientôt tous ses rivaux. Il fit inutilement avec elle beaucoup de dépense ; elle recevoit ses présents : mais comme il n’en étoit pas plus avancé, l’amour l’aveugla au point de lui proposer de l’épouser. La veuve, étonnée de ce discours, sachant qu’il avoit une femme & un fils, crut que la tête lui tournoit. Elle le rebuta comme un homme qui se moquoit d’elle. Mais le Comte la rassura bientôt à ce sujet. — Il est vrai, lui dit-il, que Madame de Lon... passe pour être ma femme ; mais elle ne l’est point, & il manque tant de formalités à notre prétendu mariage, que je le regarde comme nul. La principale est que je l’ai épousée dans la chapelle d’un château, & que c’est un moine qui nous a donné la bénédiction. Enfin, Madame, pourvu que, délié de mes engagements, je puisse légitimement vous offrir ma main, dois-je me flatter que vous l’accepterez ? | Cette veuve, qui, sans faire attention aux bienséances, & aux suites d’une pareille aventure, n’avoit que l’ambition de devenir Marquise, reçut avidement ses propositions. Il exigea d’elle qu’elle lui promît par écrit de l’épouser lorsqu’il auroit prouvé clairement qu’il étoit libre ; &, sur cet écrit, il prit le parti le plus extravagant qu’un homme de sa sorte pût choisir.

M. de Lon... étant entré un matin dans l’appartement de sa femme, dont il fit sortir tous les domestiques : — Madame, lui dit-il, il y a déja du temps que nous ne nous convenons plus. Vous savez de quelle maniere je vous ai épousée ; il y a eu des nullités essentielles dans notre union ; &, comme nous ne sommes pas liés ensemble par des nœuds indissolubles, je vous prie de prendre votre parti sans bruit, & de vous retirer dans tel endroit qu’il vous plaira. Outre votre bien que je vous rendrai, je vous y ferai mille écus de pension pour votre fils & pour vous, qui vous seront exactement payés. . . . . .

Une nouvelle aussi singuliere révolta toute la ville. Il n’y eut pas une personne de considération qui ne prît sans balancer le parti de la Marquise, & qui n’allât lui offrir sa bourse & ses amis. Livrée à la plus amere douleur, elle n’avoit recours qu’à ses larmes. — Qu’ai-je donc fait à M. le Marquis de Lon... disoit-elle, pour qu’il m’outrage ainsi ? S’il m’a séduite au point de m’engager de me retirer dans le château où il m’a épousée, doit-il aujourd’hui se prévaloir contre moi de quelque manque de formalité que j’ai toujours ignorée ? Etoit-ce à moi à les savoir ? & depuis que nous sommes ensemble, a-t-il eu sujet de se plaindre de moi ? Dieu m’est témoin que je ne me suis jamais écartée de mon devoir. Eh ! que veut-il que devienne notre fils ? Cet enfant si cher, seul fruit de notre mariage, sera donc regardé comme un enfant illégitime ? Ah ! je ne survivrai jamais à un pareil affront, que je n’ai point mérité.

Des plaintes aussi justes furent portées jusqu’aux oreilles de M. l’Evêque de Marseille, à qui le Marquis étoit allié. Il alla voir dans son couvent cette illustre malheureuse ; &, bien informé des faits, il rendit ensuite une visite au Marquis. Il le trouva plus aveuglé que jamais pour sa nouvelle maîtresse, & dans la ferme résolution de faire rompre son mariage. Il employa inutilement les prieres les plus tendres & les remontrances les plus vives. — S’il a manqué quelque chose aux cérémonies de votre mariage, lui dit-il, je suis en état d’y suppléer. Songez, Monsieur, que, devant Dieu, Madame la Marquise est votre épouse, & que devant les hommes, après vous être deshonoré, ils vous condamneront à la regarder comme telle. Pendant qu’il en est encore temps, & que cette affaire n’a pas entiérement éclaté, croyez-moi, rendez à Madame de Lon... toute la justice qui lui est due.

Le Marquis fut sourd à tout ce que l’Evêque put lui dire de plus touchant ; &, malgré les conseils des plus honnêtes gens de la ville, il intenta une action contre sa femme, & prétendit que son mariage étoit nul. Les Avocats de part & d’autre étoient prêts d’expliquer leurs raisons, & tout Marseille étoit attentif à ce qui s’alloit décider, lorsque le jeune Comte de Lon... à qui sa mere avoit écrit à Paris, à l’Hôtel des Mousquetaires, arriva en poste. Il descendit droit au Couvent où sa mere s’étoit retirée ; &, ayant été informé par elle de l’indigne procédé du Marquis son pere, il courut dans le premier mouvement à sa maison.

M. de Lon... qui ne s’attendoit pas à l’arrivée de ce jeune homme, étoit alors avec mon pere, mon mari & trois personnes de la plus haute considération de Marseille. Le Comte entra dans son appartement, fondant en larmes. Il se jetta aux pieds de son pere avec la soumission la plus respectueuse. — Quoi ! Monsieur, lui dit-il, pouvez-vous faire mourir de désespoir une personne qui vous a été si chere & qui vous aime uniquement, en la déshonorant, & voulant la faire passer pour une infame concubine ? Avez-vous bien fait réflexion que vous me privez par-là du doux nom de votre fils, que vous m’avez donné jusqu’à présent ? Avons-nous, ma mere ou moi, tenu à votre égard une conduite qui puisse à ce point nous attirer votre colere ? Et quand nous serions envers vous les plus coupables du monde, ma mere en seroit-elle moins votre légitime épouse, & moi votre fils ? Songez, Monsieur, que tout le sang qui coule dans mes veines est le vôtre. Je suis prêt à le verser pour vous jusqu’à la derniere goutte : mais, au nom de ma mere, que vous avez si tendrement aimée jusqu’aujourd’hui, ne me réduisez pas au désespoir. Puis-je rester avec honneur dans une compagnie où vous avez eu la bonté de me placer vous-même ? Faites attention, Monsieur, à l’état déplorable où vous me réduisez si vous persistez dans des sentiments aussi barbares. Non, Monsieur, vous n’êtes pas capable d’une pareille action.

Le Marquis de Lon... eut la patience d’écouter toutes ses plaintes sans en paroître ému. — Monsieur, répliqua-t-il au jeune Comte, si j’ai eu quelque bonté pour vous, ç’a été uniquement par rapport à votre mere, que je ne me défends pas d’avoir aimée. J’ai bien voulu feindre de croire, sur sa parole, que vous m’apparteniez : mais comme j’ai des preuves du contraire, & que je n’ai jamais épousé votre mere suivant les regles de l’Eglise, je vous déclare que vous n’êtes pas mon fils, & je vous défends désormais d’en prendre le nom. Je veux bien seulement, par bonté, & sans tirer à conséquence, vous assurer de quoi vivre... — Ah ! Monsieur, répliqua vivement le jeune Comte, si vous n’êtes pas mon pere, je ne veux rien recevoir de vous. Mais vous ne pouvez nier au fond de votre cœur, que je ne vous doive le jour. Une malheureuse passion vous fait oublier ce que vous devez à Madame de Lon... à moi, à vous-même. Eh ! Monsieur, continua-t-il, en embrassant ses genoux, souffrirez-vous que je n’emporte aujourd’hui que la honte d’un refus qui nous plonge, ma mere & moi, dans l’état le plus vil & le plus méprisable ? — J’en suis fâché, Monsieur, interrompit le Marquis ; c’est une affaire décidée ; rien ne peut m’ébranler. Je vous le répete, vous n’êtes point mon fils. Vos discours artificieux n’exciteront pas ma pitié. Retirez-vous, & ne vous présentez jamais devant mes yeux. — Eh ! de quel droit me parles-tu avec tant d’empire, si tu n’es pas mon pere, reprit le jeune Comte en se relevant avec fureur ? Ai-je des ordres à recevoir d’un inhumain, qui a l’ame plus féroce que les animaux les plus cruels ? Je ne suis donc pas ton fils ? — Non, répliqua fiérement le Marquis, tu ne l’es pas : c’est pour la troisieme fois que je t’en assure. — J’avois encore besoin que tu me le disses de ce ton, poursuivit le Comte, pour sortir entiérement du respect que j’ai cru te devoir jusqu’à présent, & pour rejetter de mon cœur toute la tendresse que j’ai eue pour toi, & dont tu es indigne. Eh bien ! puisque tu n’es pas mon pere, il me suffit aujourd’hui que tu veuilles ôter l’honneur à ma mere, je ne te connois plus que pour un tigre altéré de mon sang ; &, puisque tu en as soif, viens donc percer ce cœur que tu dis qui ne t’appartient pas. Tu n’en viendras pas à bout à si bon marché que tu l’esperes, & je répandrai tout le tien avant que tu y parviennes. Allons, mets l’épée à la main : ces Messieurs sont trop honnêtes gens pour empêcher que nous terminions ici notre différend. | Le jeune Comte en même temps, les yeux pleins de rage, s’avançoit contre le Marquis, prêt à le percer, lorsque celui-ci, voyant l’extrémité à laquelle il étoit réduit, mit la main sur la garde de son épée. — Songez-vous bien, lui dit-il, à quoi vous voulez m’obliger ? Vous allez peut-être commettre un parricide, ou me forcer à tuer un homme qui... — Un parricide ! Monsieur, reprit le Comte en baissant la pointe de son épée, vous venez de m’assurer trop affirmativement, que je ne vous appartiens pas. — Eh ! puis-je faire autrement, dans la malheureuse situation où je me trouve, interrompit le vieux Marquis, d’un ton de voix mal assuré, & les yeux remplis de larmes ? — Ah ! Monsieur, s’écria le jeune Comte en jettant son épée à ses pieds, & lui prenant la main qu’il baisa respectueusement, vous êtes mon pere : je vous reconnois à ces mouvements, que la seule nature sait inspirer. Je vous demande pardon de mes emportements : lavez dans mon sang la faute que je viens de commettre ; je n’en murmurerai point, pourvu que vous rendiez à ma mere l’honneur de vos bonnes graces. Elle les mérite, Monsieur, par le tendre attachement qu’elle a toujours eu pour vous. Permettez-moi donc de me flatter que mes larmes vous ont touché ; ou souffrez que, pour me punir de vous avoir offensé, je m’arrache une vie qui me devient odieuse si j’ai le malheur de vous déplaire encore. | Le jeune Comte ayant alors ramassé son épée, la tourna contre lui-même, & attendoit la réponse du Marquis, qui le releva, & l’embrassa tendrement. — Vous venez, mon cher fils, lui dit-il, de déchirer le voile de ténebres qui me couvroit la vue. Oui, je rends à votre mere un cœur qui lui est dû légitimement, & je déteste en ce moment la personne pour qui je me sentois forcé à commettre tant d’injustices ; je ne la verrai de ma vie. J’allois, sans vous, me couvrir d’un opprobre éternel. Venez, Comte, venez être témoin de mon repentir, & des pardons que je suis prêt à demander à votre mere. Je vous rends à l’un & à l’autre toute ma tendresse. | Alors étant tous montés en carrosse, ils se transporterent aux V... où le Marquis, ayant embrassé tendrement son épouse, la pria d’oublier ses égarements.

Précis de Mélanide.

Le Marquis d’Ormancé épouse Mélanide sans l’aveu de ses parents. Le mariage est découvert, on le fait casser. On enleve Mélanide, elle accouche, dans sa retraite forcée, d’un fils auquel elle donne le nom de Darviane. Le Marquis d’Ormancé perd ses parents, se fait appeller le Marquis d’Orvigni, croit Mélanide morte, & devient amoureux de Rosalie, fille de Dorisée. Le hasard veut que Mélanide soit chez cette même Dorisée avec Darviane qu’elle fait passer pour son neveu. Elle n’a pu voir son époux, parcequ’elle se cache toujours lorsqu’il vient du monde chez son amie. Un jour elle l’apperçoit, révele son secret à Théodon : celui-ci parle au Marquis, qui, trop épris de Rosalie, avoue que Mélanide prend mal son temps pour se faire reconnoître. Cependant Darviane aime Rosalie ; il s’emporte contre son rival : Mélanide alarmée lui fait les reproches les plus vifs ; il se doute de la vérité ; & pour faire cesser son incertitude, il va joindre le Marquis : ils ont ensemble la scene suivante.

Acte V. Scene II.

DARVIANE, LE MARQUIS.

Le Marquis, à part.

Théodon ne doit pas avoir eu l’imprudence
De faire à Darviane aucune confidence.

Darviane.

Quand, jusqu’au fond du cœur pénétré de regret,
Je cherche à réparer un transport indiscret,
Avec quelque bonté daignerez-vous m’entendre ?
Je viens chercher ma grace ; à quoi dois-je m’attendre ?

Le Marquis.

Dès que vous souhaitez que tout soit effacé,
Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé.

Darviane.

Je craignois de trouver un rival inflexible,
Prévenu contre moi d’une haine invincible.
Si vous me haïssiez, mon sort seroit affreux.

Le Marquis.

On ne hait pas toujours ceux qu’on rend malheureux.

Darviane.

Cet aveu n’adoucit mes maux qu’en apparence,
Si vous ne me voyez qu’avec indifférence.

Le Marquis.

(A part.)

Croyez que je vous plains. Tous mes sens sont troublés.

Darviane.

Votre pitié m’est chere. Ah ! si vous la réglez
Sur l’état où je suis, elle doit être extrême.

Le Marquis.

Je sais qu’il est cruel de perdre ce qu’on aime.

Darviane.

J’ai bien d’autres sujets de me désespérer.
Je serois trop heureux de n’avoir à pleurer
Qu’une si douloureuse & si triste infortune :
Cette perte après elle en entraîne encore une :
On n’éprouva jamais un revers plus affreux.
Hélas ! j’avois un pere illustre, généreux,
Digne d’être à jamais ma gloire, mon modele :
Je ne pouvois sortir d’une source plus belle.
Vain bonheur ! au mépris de l’amour paternel,
Il veut couvrir son sang d’un opprobre éternel :
A ses premiers liens il s’arrache de force,
Et va sacrifier au plus affreux divorce
La nature, l’hymen & l’amour gémissant.
Je serai dénué de tout ce qu’en naissant
Le plus vil des mortels apporte avec la vie :
Malheureux d’être né, je vais porter envie
A tous ceux qui devoient me voir au-dessus d’eux :
J’en deviens le dernier & le plus malheureux !
Je vous vois attendri ! Je me flatte, j’espere
Que vous ne prenez pas le parti de mon pere.

Le Marquis.

Il seroit mal aisé de le justifier.

Darviane.

En vous entiérement je puis donc me fier.
Je suis trop malheureux pour n’être pas timide.
Dans cette extrémité, je vous prends pour mon guide.

Le Marquis.

Moi ?

Darviane.

Vous-même. A qui donc puis-je mieux m’adresser ?
Ma confiance, hélas ! doit-elle vous blesser ?
Par bonté, dites-moi ce qu’il faut que je fasse.
Mon pere va bientôt combler notre disgrace.
Avant qu’un autre hymen le sépare de nous,
Ne pourrois-je en tremblant embrasser ses genoux...
Croyez-vous qu’un refus puniroit mon audace ?
Quoi ! mon pere... Ah ! Monsieur, mettez-vous à ma place :
Supposez un moment que je sois votre fils,
Que feriez-vous ? parlez :

Le Marquis, à part.

Sauroit-il qui je suis ?

(A Darviane.)

Je vous offre à jamais l’amitié la plus tendre ;
De mes soins les plus doux vous devez tout attendre.

Darviane.

Puis-je me contenter d’un vain soulagement,
Cruel ? Je ne veux point de dédommagement.
Vous avez dû m’entendre. A quoi sert le mystere ?
Ou laissez-moi périr, ou rendez-moi mon pere.
C’est moi qui suis le fruit de vos premiers soupirs.
Songez que ma naissance a comblé vos desirs.
Du plus grand des malheurs doit-elle être suivie ?
Qu’une seconde fois je vous doive la vie !
Je ne veux en jouir que pour vous honorer,
Je ne veux respirer que pour vous adorer...
N’osez-vous voir les pleurs que vous faites répandre ?
A tant de fermeté je ne pouvois m’attendre.
Vous me feriez penser que je me suis mépris,
Qu’en effet je n’ai point le titre que j’ai pris,
Et que je n’ai sur vous aucun droit à prétendre.
Vous êtes vertueux, & vous seriez plus tendre.
J’ai cru de faux soupçons... Ah ! daignez m’excuser :
Ils étoient trop flatteurs pour ne pas m’abuser.
On m’avoit mal instruit. Rentrons dans la misere.
Avant que de sortir de l’erreur la plus chere,
Et de quitter un nom que j’avois usurpé,
Vous-même, montrez-moi que je m’étois trompé ;
Vous pouvez m’en donner la preuve la plus sure :
Je vous ai fait tantôt une assez grande injure :
En rival furieux je me suis égaré ;
Si vous ne m’êtes rien, je n’ai rien réparé.
L’excuse n’a plus lieu. Votre honneur vous engage
A laver dans mon sang un si sensible outrage.
Osez donc me punir puisque vous le devez ;
Prenez aussi ma vie, elle me désespere.

Le Marquis.

Malheureux !... Qu’oses-tu proposer à ton pere !

Darviane.

Ah ! je renais.

Le Marquis.

Que vois-je ? ô Ciel ! En est-ce assez !

Mélanide paroît, tombe avec son fils aux pieds du Marquis, qui reconnoît ses torts, embrasse sa femme, & marie Darviane avec Rosalie.

 

La Chaussée ajoute au roman la rivalité du fils avec le pere. Le changement n’étoit pas bien difficile ; mais il est heureux. En revanche est-il naturel que durant l’espace de vingt ans le Marquis & Mélanide n’aient pu se donner de leurs nouvelles ? Est-il naturel que Mélanide, logée chez Dorisée, ait si bien évité la compagnie, qu’elle n’y ait jamais vu le Marquis ? Est-il naturel que Darviane soit parvenu à son âge sans s’opiniâtrer à découvrir quels sont les auteurs de ses jours, & qu’il se soit cru tout bonnement le neveu de sa mere ? L’on m’avouera que tout cela est bien forcé, s’il n’est tout-à-fait invraisemblable. Quant au reste de l’ouvrage, le Romancier a fourni le fonds, & même des scenes toutes faites au Dramatique. Ce dernier n’a pas eu beaucoup de peine en transportant l’un & l’autre sur la scene. Il en est ainsi de tous les Poëtes qui se bornent à mettre en action des romans, & sur-tout des romans françois. La raison en est bien simple. Un roman, s’il est passable, est conforme à nos mœurs ; les incidents sont amenés & dénoués avec vraisemblance ; ce que les personnages y font, y disent, est dans la nature ; le fonds est ordinairement attachant ; il y a même souvent des caracteres bien dessinés. Que faut-il de plus dans la comédie ? Quelle peine a-t-on à faire passer tout cela dans une piece ? celle de changer le titre de l’ouvrage, voilà tout. Au lieu que pour transplanter sur notre théâtre une piece latine, espagnole, italienne, angloise, &c. il faut non seulement changer les mœurs, les caracteres, les bienséances ; il faut encore décomposer toute la machine pour lui donner une forme convenable aux regles établies parmi nous ; il faut sur-tout l’assujettir à la vraisemblance, dont les autres nations se passent. Tout cela ne peut se faire, si l’imitateur, habile dans l’art d’imaginer, ne crée un plan, une marche, des personnages, des incidents propres à faire briller les traits qui l’ont frappé dans la piece étrangere, & les dégager du fatras qui les dépareroit à nos yeux. Cet exemple nous manquoit pour mettre le Lecteur à portée d’apprécier ce dernier genre d’imitation : il est sans contredit le moins estimable.

 

Ne laissons pas ignorer que la Chaussée a fait le Préjugé à la mode d’après le caractere de M. de la Feuillade, & d’après une aventure qui lui arriva. Il étoit amoureux de sa femme, il n’osoit l’avouer, il lui donnoit des rendez-vous dans une petite maison. Une de ses maîtresses, piquée d’être dédaignée, renvoya les lettres de l’époux à l’épouse. Tout le monde connoît la piece, & peut voir qu’elle est exactement bâtie sur ce fonds. L’Ecole des Meres est encore calquée sur un canevas italien intitulé, Il Padre di Famiglia, le Pere de Famille. Dans ces deux pieces, les deux meres prévenues pour un fils très mauvais sujet lui sacrifient leurs autres enfants, & finissent par recevoir de lui les chagrins les plus mortifiants.

Nous glissons sur ces dernieres imitations pour passer à celles des Auteurs dont la Parque respecte encore les jours.

 

Grace à la revue que nous venons de faire dans ce volume, les Comiques qui ont figuré sur la scene, depuis Moliere jusqu’à nous exclusivement, ne pourront pas reprocher au pere de la comédie ses imitations. Tous doivent la portion de gloire dont ils jouissent à des choses imitées : elle eût été plus grande s’ils eussent imité comme lui. Aucun ne l’a fait avec tant d’adresse ; il étoit nécessaire de convaincre mes Lecteurs de cette vérité : sans cette précaution les ennemis de Moliere n’auroient pas manqué de prodiguer aux Auteurs modernes le titre de créateurs, & de donner à leur maître celui de plagiaire, de traducteur, de copiste. Mais nous avons fait voir que ces titres étoient dus seulement à ceux qui transportent sur la scene de petits incidents pris dans la société, qui ne font que dialoguer des romans, qui pillent de bons ouvrages pour en parer de mauvais ; ceux enfin qui font passer sur notre théâtre les pieces de nos voisins ou des anciens avec tous leurs défauts. Qui, plus que Moliere, est exempt d’un pareil reproche ?