(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII.*. M. PIRON. » pp. 277-287
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VII.*. M. PIRON. » pp. 277-287

CHAPITRE VII.*
M. PIRON.

La Métromanie, mise à côté d’une anecdote ; & les Fils ingrats, à côté de l’histoire d’un Marchand d’Anvers.

Le mérite ne va plus décider ici du rang des Auteurs, ce sera la date de leur premiere entrée chez l’une ou l’autre Thalie. Jusqu’à ce moment nous avons dit notre façon de penser sur toutes les imitations bien ou mal faites qui sont passées sous nos yeux, nous allons suivre une autre méthode. En jugeant les Auteurs morts nous n’avons fait, ou du moins nous sommes censés n’avoir fait, que recueillir les divers sentiments des hommes lettrés & des personnes de goût de toutes les nations : mais de quel droit nous aviserions-nous de prononcer sur les vivants, tandis que la renommée encore incertaine répete confusément ce que les partisans ou les ennemis de leur genre disent tour à tour sur leur compte. C’est lorsque l’Auteur repose sous la tombe, qu’on juge sainement ses productions ; jusques-là les petites haines particulieres, les rivalités, ou les enthousiastes, répandent un nuage trop épais sur le vrai mérite de l’artiste. Quand même un homme auroit l’esprit assez juste, le goût assez épuré pour ne se laisser corrompre ni par les admirateurs ni par les critiques outrés, quand même il seroit en état de se dépouiller de tout esprit de parti & de porter un jugement sain, il doit attendre, pour le prononcer, que la voix publique l’ait confirmé29.

Nous nous contenterons donc désormais de mettre les choses qui nous paroîtront imitées à côté de celles qui leur ressembleront. Nous pousserons la circonspection jusqu’à ne pas dire si l’Auteur moderne se rencontre avec son prédécesseur par hasard ou de dessein prémédité. Malgré cette précaution, dictée par la politesse françoise, par l’estime que j’ai pour mes confreres, par les égards que je dois à leur célébrité, les personnes qui me veulent du bien appréhendent que je ne me fasse des ennemis : leurs craintes m’ont souvent affecté, je les ai partagées quelque temps ; mais la réflexion les a totalement bannies loin de moi, elles sont trop offensantes pour les imitateurs que je vais faire admirer. Ne semble-t-il pas, à vous entendre, ai-je dit à mes amis, que je sois prêt à faire la guerre aux petits filous du Parnasse, à ces faméliques rimailleurs qui pensent se faire un nom en pillant dans un livre inconnu des vers adressés à la premiere des Cloris, à la doyenne des Hébé. Les Auteurs dont je vais parler sont des hommes. J’ai démontré que les imitations étoient permises principalement sur la scene : j’ai prouvé que tous les bons Poëtes comiques, depuis Plaute jusqu’à la Chaussée, doivent leur plus grande gloire à leurs imitations. Je veux faire voir que tous nos Dramatiques30 vivants sont imitateurs à leur tour. Quel d’entre eux voudroit le cacher, ou rougiroit de l’avouer ? Aucun sans doute n’a assez de petitesse d’esprit pour cela. Si toutes leurs imitations ne sont pas également heureuses, Moliere lui-même n’en a-t-il pas de mauvaises ? Quoi qu’il en soit, il est essentiel pour mon ouvrage, que des imitations les plus anciennes je passe aux plus modernes ; l’honnêteté la plus scrupuleuse dirigera ma plume. Si je me fais des ennemis, j’aurai du moins la consolation de ne pas les mériter ; voilà l’essentiel.

Le crime fait la honte, & non pas l’échafaud.

LA MÉTROMANIE, en cinq actes, en vers.

Tout le monde sait par cœur cette piece immortelle. Personne n’ignore que M. de l’Empyrée y est amoureux d’une Bretonne qui lui adresse des vers tendres dans le Mercure, à laquelle il répond réguliérement tous les mois, & qu’il veut absolument épouser, lorsque M. Francaleu lui remet sa foi, déclare qu’il est sa belle amante, s’avoue pour l’auteur des vers qui, sous le masque femelle, ont agacé tant de lecteurs & fait un si grand nombre d’enthousiastes.

Anecdote.

M. des Forges-Maillard composa pour le prix de poésie de l’Acad. Franç. un poëme dont le sujet étoit le Progrès de l’art de la navigation sous le Regne de Louis XIV. Sa piece ne fut point couronnée : il crut devoir en appeller au public. Il étoit alors au Crosil, petite ville de Bretagne où il a presque toujours fait sa résidence ; il envoya son poëme au Chevalier de la Roque qui faisoit alors le Mercure de France. Un parent de l’Auteur présenta très humblement la piece à M. de la Roque. Celui-ci la refusa, alléguant pour toute raison qu’il ne vouloit pas se brouiller avec MM. de l’Académie Françoise. Le parent insista ; la Roque se fâcha, & jetta le poëme au feu, en jurant qu’il n’imprimeroit jamais rien de la façon de M. des Forges-Maillard. Celui-ci en fut inconsolable. Il étoit occupé de ce désastre à Bréderac, petite maison de campagne de laquelle dépend une vigne qu’on nomme Malcrais. Il lui vint dans l’esprit de forcer l’inflexible la Roque, malgré son serment ; il se féminisa sous le nom de Mademoiselle Malcrais de la Vigne ; il fit part de son idée à une femme d’esprit de ses amies, qui se chargea d’être son Secrétaire. Elle transcrivit plusieurs pieces de vers, on les adressa à la Roque qui en fut enchanté ; il se prit même de belle passion pour la Minerve du Crosil : il s’émancipa dans une de ses lettres jusqu’à dire : je vous aime, ma chere Bretonne ; pardonnez-moi cet aveu, mais le mot est lâché. Il ne fut pas la seule dupe de la supercherie. Mademoiselle Malcrais de la Vigne devint la dixieme Muse, la Sapho, la Deshoulieres du temps. Il n’y eut pas de Poëte qui ne lui rendît ses hommages par l’entrepôt du Mercure. On feroit un volume de tous les vers à sa louange. On connoît ceux de M. de Voltaire. M. Destouches se signala, il fit sa déclaration amoureuse à Mademoiselle Malcrais de la Vigne. On conçoit aisément quel fut l’étonnement des soupirants, lorsque M. des Forges vint à Paris se montrer à tous ses adorateurs.

 

Que d’éloges ne faudroit-il pas donner à la façon dont cette aventure est mise en action & encadrée dans la Métromanie, si nous n’avions résolu de laisser entiérement au Lecteur le plaisir de prononcer sur les Auteurs vivants.

LES FILS INGRATS, en cinq actes, en vers.

J’ai vu sur un écran, & dans l’Esprit des Conversations, ouvrage de Gayot de Pitaval, une histoire qui a beaucoup de rapport avec cette comédie : je vais transcrire l’histoire.

Un riche marchand d’Anvers, qu’on appelloit Jean Conaxa, maria deux filles qu’il avoit, & leur constitua une dot de Duchesse. Leurs maris, qui étoient gentilshommes titrés, jouerent, après leur mariage, graces à leurs richesses, avec plus de dignité, le rôle de gens de distinction. Conaxa quitta son commerce, & se retrancha à faire valoir son argent, afin de pouvoir figurer avec ses gendres & se tirer de la foule des personnes de sa condition. Il avoit sa maison, ses domestiques ; il vivoit séparément de ses gendres ; ils les régaloit de temps en temps. Il entra dans la vieillesse ; après avoir voyagé quelque temps dans ce pays-là, il approchoit à grands pas de celui de la décrépitude, à mesure que sa démarche en devenoit plus lente. Ses gendres & ses filles qui mouroient d’impatience de le voir à la fin de sa carriere, parcequ’ils convoitoient ses trésors, lui persuaderent de s’en dépouiller : vous ne devez, lui-dirent-ils, songer qu’à vivre tranquillement, & à mettre un espace entre le temps & l’éternité ; votre vie achevera de s’user par les soucis que votre bien vous cause. Vous n’avez qu’à nous le remettre, nous vous sauverons toutes vos inquiétudes, & nous travaillerons de concert à vous donner toutes les commodités de la vie, & à vous sauver des embarras des richesses. Il les crut ; il leur partagea ses biens. Les premiers jours il goûta la douceur du repos ; ses gendres & ses filles disputerent à qui le chériroit, le révéreroit le plus. Sa maison étoit entretenue avec la même magnificence ; ses domestiques le servoient également. Bientôt ses enfants se lasserent du joug qu’ils s’étoient imposé, & leur intérêt ne les aidant plus à porter le fardeau, ils le laisserent tomber à terre. On retrancha le nombre de ses domestiques ; ceux qui lui resterent, le mépriserent ; sa table fut servie par la frugalité elle-même : ses gendres & ses filles se mirent de niveau avec lui, enfin le placerent au-dessous d’eux, & le regarderent comme un ancien domestique à charge, qui ne tenoit à leur cœur que par un petit filet de bienséance, si mince, si délié, qu’on admiroit à tout moment qu’il ne se rompît point. Ce n’étoit plus un pere qui étoit le Roi de sa famille, mais c’étoit un bon-homme qui n’étoit d’aucun usage, qu’on souffroit par commisération, & que bientôt on se lasseroit de supporter si le poison lent, qu’on lui donnoit par un pareil procédé, ne faisoit pas plus de progrès. Le voilà en proie à de cruelles réflexions ; donnez-lui une plume & de l’encre, il va faire un beau livre sur l’ingratitude des enfants en faveur de qui un pere s’est dépouillé. Avec quelles couleurs ne vous dépeindra-t-il pas l’intérêt ? N’êtes-vous pas épouvanté de la figure monstrueuse qu’il lui donne ? Et n’êtes-vous pas frappé de l’éloquence avec laquelle il vous représente ce tyran de l’univers ? Quel est le fruit de sa méditation ? il ouvre son cœur à un riche Banquier son ami. Voici la piece qu’ils concerterent ensemble. Le Banquier remplit le coffre-fort de Conaxa d’un million d’or : il connoissoit sa probité ; il étoit sûr que Conaxa lui rendroit cette somme, quand il en auroit fait l’usage qu’ils méditerent.

Conaxa invita le lendemain ses filles & leurs maris à venir dîner chez lui, leur disant qu’il vouloit les régaler. Où prendrez-vous, lui dit l’un deux, de l’argent ? Je ne vous en demanderai point, lui dit Conaxa, venez seulement : ils se rendirent tous dans son appartement : c’étoit en hiver. Il les reçut auprès d’un grand feu ; ils virent les apprêts d’un festin, ils furent très surpris. Pour les guérir de la crainte où ils étoient de payer les frais du repas, le vieillard avança de l’argent au Traiteur qui étoit venu prendre ses ordres. La chere fut délicate & somptueuse ; des vins exquis en furent l’ame. Après le repas, un facteur du Banquier vint demander le vieillard, qui le fit approcher. Monsieur, lui dit le facteur, je venois querir les mille écus que vous avez promis de prêter à mon maître. Les conviés ouvrirent les oreilles ; le vieillard leur dit : je vous laisse, je reviens à vous dans un moment, j’aurai bientôt compté cette somme. La cadette plus curieuse le suivit de loin : elle entra dans son cabinet après lui ; elle le vit aller à son coffre-fort ; elle marchoit doucement. Il feignit de ne la point voir ; & pendant qu’il regardoit ses registres, il la laissa contempler à son aise dans le coffre qu’il avoir ouvert, où elle vit le million éparpillé. Elle s’échappa aussi-tôt, & alla porter la nouvelle aux autres qui tinrent conseil ensemble. Le résultat fut qu’ils ne pouvoient trop témoigner de tendresse & de respect à un pere si riche qui avoit du moins cent mille vertus en ducats bien comptés. A peine fut-il de retour, qu’il s’apperçut du résultat du conseil. On vint au devant de lui : Ah ! mon pere, lui dit sa fille aînée, approchez-vous du feu ; vous vous serez refroidi, c’est pour en mourir. La cadette joua une scene pareille : tous unanimement représenterent un même rôle varié en cent façons. Il se regarda comme s’il eût été à la Comédie, & siffla intérieurement les acteurs.

La conversation tomba sur son trésor. Mes enfants, leur dit-il, je vais vous découvrir ma manie : je n’ai pu refuser ces mille écus à ce Banquier qui est mon intime ; à cela près je ne fais aucun usage de mon argent de peur qu’il ne se dissipe ; mon dessein est de n’y pas toucher tant que je vivrai, vous le trouverez après ma mort : je le destine à celle de vous deux dont je serai le plus content ; je le partagerai si je m’apperçois que votre tendresse soit égale. Ils lui jurent tous fidélité, amour, vénération ; ils auroient promis, s’il eût voulu, qu’ils l’adoreroient : les anciens sentiments qui avoient déserté leur cœur, revinrent ; je juge toujours par les apparences. Il fut flatté, loué, caressé, respecté, chéri au delà de tout ce qu’il pouvoit espérer, grace au million qui fut rendu au Banquier le lendemain, à la réserve des frais du repas qu’il voulut bien sacrifier à son ami. Le vieillard vécut cinq ou six ans : il eut le plaisir de voir toujours ses enfants dans cette même crise de sentiments : il n’avoit qu’à souhaiter, on se rendoit à ses desirs, on le prévenoit même, on ne lui épargna rien. Par son testament il partagea son coffre-fort entre ses deux filles ; il leur imposa la loi de ne l’ouvrir que quarante jours après son décès, en présence de son Confesseur à qui il en remit une clef ; chacun de ses deux gendres en avoit une aussi : le coffre ne se pouvoit ouvrir qu’avec les trois clefs. On fit au vieillard des obseques magnifiques. Le quarantieme jour si desiré arriva enfin ; on ouvrit le coffre-fort, on n’y trouva qu’un vuide affreux, & seulement une petite massue de fer dans un coin, avec ces vers écrits sur un morceau de papier :

  On a forgé cette massue
  Pour assommer le fils ingrat
  Dont l’esprit, le cœur scélérat,
A mépriser un pere aisément s’habitue
Dès qu’il s’est dépouillé pour lui de son trésor.
  En contemplant ce coffre-fort,
 Mourez de honte à l’aspect de ce vuide.
Que votre sort effraie un cœur aussi perfide !

Le faiseur d’écran a pris cette histoire dans l’Esprit des conversations agréables. Gayot de Pitaval l’a copiée lui-même d’un autre Auteur. M. Piron s’en est emparé, & a très bien fait. Un extrait concis des Fils ingrats mettra le Lecteur à portée de comparer tout de suite le Conte avec la Piece, & lui procurera le plaisir de rendre justice au Poëte.

LES FILS INGRATS.

Géronte a trois fils, Damis, Valere, Eraste ; le premier est Financier, le second Capitaine, & le troisieme Auditeur. Géronte encore à la fleur de son âge s’est sacrifié pour ses chers enfants ; il leur a cedé tous ses biens, & ne s’est réservé pour vivre qu’une petite métairie qui suffit à peine à ses besoins les plus pressants. Chrisalde, frere de Géronte, lui reproche sa complaisance outrée pour trois fils ingrats. Le pere, aveuglé par sa tendresse, excuse ses enfants, ne se repent pas de sa libéralité ; il est seulement fâché de n’être plus assez riche pour faire un sort heureux à la belle Angélique, fille d’un homme auquel il doit lui-même sa fortune & la vie. Il prie ses fils de l’acquitter en épousant l’orpheline ; tous trois la refusent par avarice sans la connoître. Ce qu’il y a de fort plaisant, c’est que tous trois sont amoureux de cette même Angélique qui, grace au mensonge de Nérine sa suivante, passe dans leur esprit pour un parti très noble & très opulent.

Le frere du pere infortuné, & son valet Pasquin, se liguent pour lui faire voir dans tout son jour l’ingratitude de ses enfants, & pour lui faire rattrapper une partie des biens qu’il leur a cédés. Pour cet effet ils donnent le mot à Grégoire, métayer de Géronte & pere de Pasquin, qui vient la larme à l’œil annoncer à son maître que le feu du ciel est tombé sur sa maison de campagne & l’a réduit à la mendicité. Les trois fils, loin de s’empresser à relever la petite fortune de leur pere, se disputent à qui ne le fera pas, & achevent par-là d’indigner tout le monde contre eux.

Pasquin fait une fausse confidence aux trois freres. Il leur dit que leur pere, loin d’être ruiné, est plus riche qu’il ne l’a jamais été ; que des vaisseaux lui ont rapporté des sommes considérables. Pour achever de les faire donner dans le panneau, il les place de façon qu’ils peuvent voir de loin Grégoire entouré de sacs remplis de foin, qui compte beaucoup de louis sur une table. Alors les trois ingrats, autant pour plaire à la fausse Comtesse, qui ne peut estimer, dit-elle, des fils dénaturés, que pour arracher quelque nouvelle somme à leur bon-homme de pere, feignent d’être touchés de son sort, & font à qui mieux mieux pour se surpasser en générosité.

L’avare Financier, d’une main de forfante,
Lâche sur un contrat trois mille écus de rente ;
 On a de l’Auditeur
Quarante mille écus en billets au porteur ;

le Capitaine cede un coffret plein de neuf ou dix mille pistoles : & quand ils pensent venir recueillir le fruit de leur fausse générosité & de leur amour intéressé, on leur avoue le tour qu’on leur a joué. L’oncle donne tout son bien à la belle orpheline, qui se fait un plaisir d’offrir son cœur & sa main au bon & généreux Géronte, & sollicite, en faveur de cet hymen, la grace des trois fils.