(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VIII. M. DE SAINT-FOIX. » pp. 288-296
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE VIII. M. DE SAINT-FOIX. » pp. 288-296

CHAPITRE VIII.
M. DE SAINT-FOIX.

Les Graces, en un acte, en prose.

Voici encore une piece trop connue pour qu’il soit besoin d’en faire l’extrait. L’Auteur dit dans la Préface : « En lisant les odes d’Anacréon, la troisieme & la trentieme me firent naître l’idée de cette petite comédie ; il me parut que le tableau en seroit riant ».

Voyons les deux odes.

ODE III.

Il y a quelque temps que l’Amour frappa la nuit à ma porte. Qui est là, m’écriai-je, & qui vient interrompre mon sommeil ? Ouvre, me dit-il, n’appréhende rien ; tu verras un petit enfant qui est tout mouillé & qui s’est perdu dans l’obscurité. Cela me fait pitié, j’ouvre, & je vois en effet un petit enfant qui avoit un arc, des ailes, & un carquois : je le fais asseoir auprès du feu ; je réchauffe ses petites mains entre les miennes, & j’essuie ses cheveux. Il ne fut pas plutôt réchauffé, que se levant : Allons, voyons, dit-il, si la pluie n’auroit pas un peu gâté la corde de mon arc. Il le tend en même temps, vise, & me perce le cœur ; ensuite il se met à sauter en riant de toute sa force, & en me disant : Mon hôte, réjouis-toi avec moi, mon arc est en bon état, mais ton cœur est bien malade.

Dans la Piece, l’Amour, voulant s’insinuer dans le cœur de trois Nymphes & les séduire, s’annonce comme un malheureux jeune homme qui vit depuis trois jours de fruits sauvages, qui a passé la nuit au pied d’un arbre : cette idée paroît effectivement prise dans Anacréon.

ODE XXX.

L’autre jour les Muses, ayant lié l’Amour avec des fleurs, le donnerent en garde à la Beauté. A présent Vénus le cherche, elle offre une rançon pour le délivrer ; mais, quoiqu’on lui ôte ses chaînes, il ne s’en ira point, & préférera la servitude à sa liberté.

Dans la comédie, l’Amour est tout de même enchaîné par des Nymphes au pied d’un arbre avec des fleurs, quand Vénus paroît & fait tomber ses liens ; mais il ne veut pas se séparer des trois Nymphes. J’ai vu dans l’Esprit des conversations de Gayot de Pitaval une historiette qui ressemble encore beaucoup à la principale scene des Graces. Euphrosine a lié l’Amour avec des chaînes de fleurs, sous prétexte de l’emmener avec plus de sureté. Ses compagnes arrivent.

Scene IX.

L’AMOUR, EUPHROSINE, AGLAÉ, CYANE.

(Elles s’asseyent toutes les trois au pied de l’arbre, autour de l’Amour.)

Aglaé.

Ah ! vous voilà donc pris ?

L’Amour.

Qu’appellez-vous pris ? Est-ce que vous avez dessein de me faire du mal ?

Aglaé.

Non, en vérité : nous venons vous chercher pour vous emmener avec nous, & nous aurons bien soin de vous. Mais il me semble qu’une aventure avec trois jeunes filles, qui n’attendent que la nuit pour vous introduire mystérieusement chez elles, devroit vous inspirer un certain air gai, triomphant, que je ne vous vois pas. La facilité avec laquelle nous cédons à ce que vous desirez, vous rendroit-elle déja moins vif, moins empressé ?

L’Amour.

Oh ! il ne dépend que de vous de me voir tout aussi vif, tout aussi empressé qu’on peut l’être. Mais voilà une plaisante façon de céder aux desirs des gens, que de les tenir liés !

Aglaé.

Qu’est-ce que cela fait ?

L’Amour.

Comment ! ce que cela fait ? Cela fait tout.

Euphrosine.

Songez donc que si vous ne l’étiez pas, nous serions timides, contraintes, embarrassées avec vous : au lieu que vous possédant comme vous voilà, nous vous ferons mille petites amitiés...

L’Amour.

Toutes ces petites amitiés-là seroient en pure perte pour moi : je ne veux point qu’on m’en fasse, que je n’y puisse répondre, & je vous prie de commencer par ne me point tant approcher.

Euphrosine, le caressant.

Que vous avez bien le ton & toutes les façons d’un enfant gâté !

Cyane, le caressant aussi.

Comment ne l’auroit-on pas gâté ? Il est si joli !

Aglaé, le regardant tendrement.

Il est vrai que sa figure est charmante ! Il faudra le garder au moins un mois avec nous.

L’Amour.

Toujours lié ?

Euphrosine.

Oh ! toujours : mais aussi toujours caressé. Il m’a paru tantôt que vous preniez bien du plaisir à me baiser la main : tenez, baisez-la encore...

L’Amour, en colere.

Finissons, finissons, vous dis-je.

Euphrosine.

Mais qu’est-ce donc que ce petit garçon-là ? Voyez, je vous prie, comme il est mutin ! Allons, qu’on baise tout-à-l’heure ma main, puisque je l’ordonne. Aglaé, donne-lui la tienne.

Aglaé.

Volontiers.

Euphrosine.

Et toi, Cyane.

Cyane.

De tout mon cœur.

(Elles lui font baiser leurs mains.)

L’Amour.

O Ciel !

Euphrosine, à l’Amour.

Fi ! que cela est vilain d’avoir de l’humeur ! On lui montre l’inclination qu’on a pour lui, & il se fâche !

L’Amour.

Mais tandis qu’auprès de vous je n’aurai que les yeux de libres, tout ce que vous me montrerez ne peut que me faire enrager. Il y a de la barbarie à me faire ces caresses, ces agaceries-là.... Pardi, si vous ne voulez pas me délier entiérement, du moins rendez-moi un bras.

Euphrosine.

Non.

L’Amour.

Une main.

Euphrosine.

Rien du tout.

L’Amour.

C’en est trop ; écoutez : si je me mets moi-même en liberté, je vous attraperai à mon tour, & vous aurez beau dire, comme tantôt, j’appellerai, j’appellerai, vous me paierez tout ceci.

Euphrosine, d’un ton railleur.

Vous vous croyez donc un petit garçon bien redoutable ?

L’Amour, faisant des efforts pour rompre ses liens.

Ah ! pardi, nous allons voir.

Cyane & Aglaé, se levant & voulant s’enfuir.

Euphrosine, il va rompre ses liens !

Aglaé.

Nous sommes perdues !

Euphrosine.

Ne craignez pas : j’ai bien pris mes précautions ; il est trop bien attaché.

L’Amour, à Euphrosine.

Scélérate !

Euphrosine, à l’Amour.

Soyez donc tranquille. Il faut avouer que les hommes sont bien capricieux ! bien inconstants ! Avec quelle ardeur ne souhaitoit-il pas tantôt d’être avec nous ? l’y voilà, il voudroit déja nous échapper. Mais nous vous garderons bien... Levez donc la tête... Regardez-nous... Allons, faites-nous quelque petite histoire pour nous amuser.

L’Amour.

Non, je veux dormir.

Euphrosine.

Dormir entre nous trois ! Cela seroit joli !

L’Amour.

Cela ne vous fera pas trop d’honneur.

Euphrosine.

Nous vous en empêcherons bien. Emmenons-le.

L’Amour.

Vous ne m’emmenerez point si vous ne me déliez.

Euphrosine.

Nous ne vous délierons point, & nous vous emmenerons malgré vous. (Elles se levent, & veulent l’emmener.)

Voici présentement l’histoire telle qu’elle est dans Gayot de Pitaval. Le héros lui-même la raconte.

Je m’étois attaché tout à la fois à deux Dames fort aimables ; l’une étoit brune & l’autre blonde : leurs appas différents ne donnoient aucun avantage dans mon cœur à l’une sur l’autre, & ne servoient qu’à me tenir dans l’équilibre, & à me les faire aimer toutes deux également. Elles se connoissoient, sans que je le susse parcequ’elles logeoient dans des quartiers fort éloignés l’un de l’autre, & se voyoient rarement. La brune m’invita d’aller à sa campagne, je m’y rendis après avoir pris congé de la blonde pour quelques jours. Je fus surpris, sans être déconcerté, lorsque, le même jour que j’arrivai, il survint chez la brune une compagnie de laquelle étoit la blonde : je soutins parfaitement bien son abord ; quand je la pus trouver seule, je lui dis : Je vous défends tous soupçons : écoutez mes raisons. Je lui parlai d’une affaire de famille que j’avois en effet avec la brune, & que je voulois accommoder : je racontat cela avec tant d’ingénuité, qu’on me crut, ou qu’on jugea du moins qu’on ne pouvoit point se dispenser de feindre de me croire. Voilà une affaire bien replâtrée en apparence : malgré tout cela, la brune, qui avoit démêlé certains regards qu’on avoit jettés sur moi, chercha à s’éclaircir. A peine fut-elle en liberté avec la blonde, que d’abord elle vint au fait : elles ne se cacherent rien ; la conclusion fut qu’il falloit faire une piece à ce perfide, à ce traître qui les jouoit. Toute la compagnie se retira, à la réserve de la blonde que la brune retint. Voici ce qu’elles imaginerent : la brune, accompagnée de la blonde, me dit le lendemain : Il y a un gentilhomme qui est un fat, dont nous voulons nous divertir ; il doit venir cette après-dînée, il couchera même ici ; il ne faut pas que vous paroissiez devant lui, afin qu’il ne puisse pas vous reconnoître lorsque vous agirez dans la piece que nous voulons lui faire. Je me prétai volontiers à ce qu’elles me demanderent ; je me tins caché toute l’après-dînée dans ma chambre, où l’on m’apporta à souper : elles me venoient voir de temps en temps. Sur les onze heures du soir elles me vinrent trouver. La brune me dit : Voici ce que nous avons imaginé : le gentilhomme est arrivé en bonne compagnie, il est engagé au jeu, il n’en sortira que dans une heure ; il faut que vous vous laissiez emmaillotter comme une momie ; nous vous coefferons de nuit en femme, & nous vous mettrons dans le lit destiné au gentilhomme, nous tirerons les rideaux ; dès qu’il voudra se coucher, vous lui direz que vous êtes la belle Cléopatre qui sort de son tombeau pour passer une nuit avec lui. Nous vous mettons sur les voies ; vous lui ferez le compliment amoureux que vous jugerez à propos ; nous ne sommes pas en peine de la façon dont vous jouerez votre rôle. En disant cela la brune faisoit de grands éclats de rire : la blonde, qui étoit aussi rieuse qu’elle, l’imitoit parfaitement. Ma complaisance me fit consentir à ce qu’on voulut ; je riois même de tout mon cœur de la malice que j’allois faire. Ces Dames m’envelopperent, tout habillé que j’étois, je crois, avec plus de cent aunes de toile coupée comme des langes : elles ne pouvoient pas se lasser de faire avec ce linge des tours autour de moi. Quand je fus bien emmaillotté31, elles me donnerent une coeffure de femme pour la nuit. Les fripponnes me mirent des mouches ; elles se récrioient, en me disant : Mon Dieu, qu’il est beau en femme ! Quand tout cela fut fait, la blonde me dit : Vraiment il ne s’agit pas de faire une piece à un gentilhomme, il est bien question d’une autre scene : nous sommes amoureuses de vous, & comme nous craignons que l’une de nous ne vous enleve à l’autre, nous sommes convenues que nous vous posséderions tour à tour ; ainsi nous venons coucher avec vous sans façon. Ah ! scélérates, leur dis-je, ôtez-moi donc tous ces langes. Voilà comme nous vous voulons, me répondirent-elles. Elles me mirent dans mon lit entre deux draps, équipé comme j’étois : elles vinrent ensuite tranquillement se coucher auprès de moi ; elles me caressoient & rioient comme des folles. Je les priai vainement de me dégager seulement un bras, une main, un doigt ; je faisois les plus grands efforts du monde pour me débarrasser de mes liens ; jusques-là que les Dames crurent, peu de temps après, que je les avois rompus. Elles se leverent toutes deux, sauterent du lit en criant, nous sommes perdues : elles se calmerent quand elles virent que les langes tenoient bien ; elles reprirent leurs places : je les menaçai de leur faire l’affront de m’endormir ; elles ne me répondirent qu’en m’insultant sur les bonnes fortunes que je perdois. Jamais on n’a été dans un état plus violent ; Tantale ne souffre pas tant que je souffris ; mes yeux, mon imagination s’accordoient pour me tourmenter & rendre mon supplice cruel. Cette nuit fut délicieuse à la malignité & à la vengeance des Dames. Elles se leverent une heure avant le jour, & me promirent que si je voulois être sage, & que je ne pleurasse pas, on me démaillotteroit dans quelques heures. Je me consolai un peu par l’espérance de me venger. Sur les huit heures du matin, une vieille vint me démaillotter ; & lorsque je lui demandai où étoient les Dames : elles sont bien loin, me dit-elle ; elles doivent à présent être arrivées à Paris.

Dans la comédie des Graces, l’Amour, attaché à un arbre par les Nymphes qu’il veut surprendre, est en butte à leurs railleries, & il les prie en vain de lui laisser un bras libre, comme le héros de l’histoire : il les menace comme lui de s’endormir, & leur dit que cela ne leur fera pas honneur. Tout cela paroît bien ressemblant, cependant M. de Saint-Foix dit dans sa Préface : « Je finis vîte, en ajoutant que la fable ou l’invention du sujet étant, sans contredit, la partie du théâtre la plus difficile, elle est aussi celle qui peut faire le plus d’honneur. On doit donc, je crois, s’attacher à créer les sujets de ses comédies. J’ai tiré de mon imagination tous ceux que j’ai traités ; je ne les ai pris en aucune historiette ni roman ». Que penser de la déclaration de M. de Saint-Foix & des ressemblances qui se trouvent entre l’historiette rapportée & la piece ? Il faut en conclure que le hasard est bien singulier dans ses jeux.

 

Il existe un petit poëme latin intitulé, Amor crucifixus, l’Amour crucifié ; je me souvìens très bien que plusieurs Nymphes y attachent l’Amour à un arbre, mais je n’ai pu le retrouver. J’ai encore vu une estampe représentant Ovide enchaîné par les Graces : il semble que le graveur ait copié exactement le tableau de la comédie.