(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XII. M. COLLÉ. » pp. 354-380
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XII. M. COLLÉ. » pp. 354-380

CHAPITRE XII.
M. COLLÉ.

Dupuis et Desronais, Comédie, mise à côté d’une histoire des Illustres Françoises ; la Partie de chasse, à côté du Roi & du Meûnier, Piece Angloise ; & le Galant Escroc, mis à côté d’un Conte de La Fontaine.

DUPUIS ET DESRONAIS,
Comédie en trois actes & en vers libres.

L’Auteur annonça sur l’affiche, aux premieres représentations, que la piece étoit tirée d’une histoire insérée dans les Illustres Françoises, Roman de M. de Challes. Comme cette histoire a plus de cent pages, nous allons l’extraire.

Précis de l’Histoire de M. Desronais & de Mademoiselle Dupuis.

Dupuis, homme d’épée, plein d’esprit, franc, sincere, reçoit, au siege de Charenton, trois coups dans le corps : tous les Sacrements lui sont administrés, après une confession générale de ses péchés, dont il n’obtient l’absolution qu’en promettant de changer de vie, & d’épouser une femme avec laquelle il vit, & qui est enceinte.

Dupuis guérit, devient veuf : sa femme ne lui laisse qu’une fille fort belle. Desronais la voit, & l’aime ; la jeune Demoiselle est sensible à son tour, & le lui apprend en refusant de nommer un enfant avec lui, parcequ’elle entend dire que les mariages entre compere & commere ne sont pas heureux.

Desronais la demande à son pere : celui-ci répond qu’il est vieux, infirme, fort peu riche ; qu’il a fait sortir sa fille du Couvent pour qu’elle le serve, & qu’il ne veut pas la faire passer avec son bien entre les mains d’un étranger. On a beau le prier, lui faire parler par son Confesseur, rien ne le fait changer de résolution. S’il est un moment vaincu par les larmes des amants, la crainte de se voir négligé par eux-mêmes, après leur mariage, le ramene bientôt à son sentiment. Cependant il veut avoir l’air d’être fondé dans ses refus : en conséquence, il joue un tour de vieux renard. Il apprend qu’un jeune homme, nommé Dupont, benêt s’il en fut jamais dans la bonne ville de Paris, recherche sa fille. Il dit à Desronais qu’il faut se défier des femmes, que leur cœur est changeant ; lui fait naître des soupçons sur la constance de son amante, & lui promet de la lui accorder, si elle y consent. Desronais court annoncer cette nouvelle à Mademoiselle Dupuis. Pendant ce temps-là Dupuis envoie chercher l’autre amant avec son pere, & prend des engagements formels. Au moment même arrivent Mademoiselle Dupuis & Desronais, fort surpris de rencontrer les Messieurs Dupont. La Demoiselle se déclare en faveur de Desronais : Desronais s’emporte ; Dupont le fils est plus sot qu’à l’ordinaire. Dupuis dit malignement à sa fille que ne pouvant accorder ses deux amants, il ne veut faire du tort à aucun, & qu’elle restera fille jusqu’à ce qu’elle puisse disposer de sa main par elle-même. Il triomphe : mais Dupont le pere dit qu’il ne veut pas gêner les inclinations de Mademoiselle Dupuis, que son fils renonce à toutes ses prétentions : il fait plus, il prie son ami de couronner les vœux des deux amants. Dupuis, déconcerté, est obligé de convenir qu’il ne veut pas marier sa fille : il a cependant une grande amitié pour Desronais : il lui offre sa table : il lui prête de l’argent pour acheter une charge, & pour calmer une fille à laquelle il a fait un enfant ; il le regarde enfin comme son gendre : mais ce n’est qu’à son dernier moment qu’il veut l’unir à sa fille. Mademoiselle Dupuis devient infidelle. Le reste de l’histoire n’a aucun rapport avec la comédie.

Extrait de la Piece.

Acte I. M. Dupuis a fait prier Desronais de descendre chez lui : mais, obligé de sortir pour une affaire, il recommande que Desronais l’attende. Celui-ci voudroit parler à Mariane, fille de M. Dupuis : elle est à sa toilette. Il demande si M. Clénard, ancien Précepteur d’un neveu de M. Dupuis, est dans la maison : on va l’avertir.

Desronais réfléchit sur ce que M. Dupuis peut vouloir. Si c’étoit pour m’unir à Mariane, dit-il ! Mais non, il differe toujours : il prend pour prétexte des galanteries qu’il me suppose.

Ciel ! qu’arriveroit-il s’il savoit ma foiblesse,
La seule qui soit vraie & qui m’a tourmenté,
 Ma sotte intrigue avec cette Comtesse ?
Dieu veuille qu’elle échappe à sa sagacité !

M. Clénard arrive : Desronais voudroit savoir de lui pourquoi M. Dupuis l’a fait appeller si matin, & sur-tout la raison pour laquelle il differe de l’unir avec Mariane. Clénard ne sait rien. Il soupçonne pourtant que M. Dupuis, trompé jadis par ses amis, sa femme, ses parents, est devenu défiant, & qu’il est peut-être alarmé par la galanterie de Desronais.

Desronais, seul, se reproche son aventure avec la Comtesse, & jure qu’il n’a pas cessé d’adorer Mariane.

Mariane est surprise de voir Desronais si matin ; elle sait que son pere a mandé un Notaire, elle espere que c’est pour leur contrat de mariage. Desronais l’exhorte, si cela n’est pas, à faire valoir ses droits : elle déclare qu’elle n’en a point : elle apprend à son amant qu’elle est née avant le mariage de sa mere & de son pere, qui ne subit le joug de l’hymen que pour lui faire un sort. Ils reviennent au projet de leur mariage, & s’occupent des égards qu’ils auront après leur union pour leur pere commun.

Dupuis paroît au fond du théâtre avec un Notaire auquel il ordonne d’aller dans son cabinet dresser un contrat. Mariane & Desronais ne doutent plus que ce contrat ne soit celui qui doit les rendre heureux.

Dupuis annonce à Desronais qu’il se défait en sa faveur de sa charge, & lui dit d’aller remercier le Ministre qui a bien voulu donner son agrément. Desronais sort dans la plus grande joie, parceque Dupuis, en lui cédant sa charge, semble lui annoncer qu’il lui donne sa fille.

Dupuis feint d’être surpris de la joie que montre Desronais pour une charge : Mariane dit que ce n’en est pas là le sujet, & dévoile la véritable cause de ses transports. Alors Dupuis annonce que le mariage est encore loin ; il cherche à donner des alarmes à sa fille sur la légéreté de Desronais : elle le croit fidele, & sort pénétrée du chagrin que Desronais va ressentir à son retour.

Dupuis, seul, est quelque temps attendri par le sort malheureux des deux amants : mais il ajoute avec fermeté que l’hymen une fois fait il seroit abandonné, & qu’il ne veut pas se rendre infortuné pour faire le bonheur des autres.

Acte II. Dupuis est fâché que sa fille ne croie pas à l’inconstance de Desronais : il fait appeller Clénard.

Dupuis demande à Clénard s’il ne connoîtroit pas quelque intrigue secrete à Desronais, ou le nom de quelqu’une de ses maîtresses. Clénard fâche Dupuis en lui disant qu’il ne sait rien.

On apporte à Dupuis un paquet de lettres, il en trouve une cruellement ambrée, elle étoit destinée à Desronais. On s’est trompé en mettant l’adresse : au lieu d’écrire à M. Desronais chez M. Dupuis, on a mis à M. Dupuis, chez M. Desronais. M. Dupuis lit, & voit qu’une grande Dame donne un rendez-vous à Desronais pour le jeudi prochain : il triomphe. Desronais vient se plaindre à M. Dupuis, en présence de Mariane, des bruits qu’il fait courir sur sa galanterie, des soupçons qu’il veut faire naître dans le cœur de sa fille. Dupuis feint de se laisser fléchir, il veut prendre jour pour le mariage ; on choisit le jeudi. Dupuis dit à Desronais qu’il est un étourdi, qu’il n’est pas libre ce jour-là, montre la lettre de la Comtesse : Desronais est anéanti ; Mariane sent la plus vive douleur : Dupuis est enchanté ; mais Mariane, touchée des remords de Desronais, lui pardonne. Le pere, autant embarrassé qu’il l’étoit avant d’avoir reçu la lettre, dit que Desronais sera l’époux de sa fille, mais qu’il lui faut des preuves d’une conduite plus réguliere, & sort.

Desronais veut se jetter aux pieds de Mariane : elle desire d’être seule un moment, & le prie de la laisser.

Desronais, seul, va chercher le moyen de faire éclater toute la pureté de son amour.

Acte III. Desronais a écrit une lettre à la Comtesse pour rompre avec elle : il la fait voir à Mariane.

Mariane lit la lettre, veut faire adoucir quelques expressions, & finit par la déchirer. Desronais projette de faire un dernier effort auprès de Dupuis : il prie Mariane de rester dans la galerie prochaine, & de venir le seconder quand il en sera temps : il sort pour donner un ordre à la Brie, & reviendra dans un instant.

Dupuis est fâché de voir la paix loin de sa maison. Si on le persécute encore, il dira nettement sa façon de penser.

Desronais vient en effet demander un éclaircissement à Dupuis. Celui-ci, après plusieurs faux-fuyants, déclare qu’il se défie de tous les hommes, & que le mariage ne se fera qu’après sa mort.

Mariane accourt, demande à son pere s’il veut qu’elle attende le bonheur à sa mort. Les amants attaquent ensemble Dupuis : il les combat vigoureusement, en leur peignant le chagrin d’un vieillard délaissé par ce qu’il a de plus cher ; mais il cede enfin à leur amour, à leurs transports, & à leurs tendres protestations d’être toujours dignes de leur pere.

LA PARTIE DE CHASSE DE HENRI IV,
Comedie en trois actes & en prose.

Cette comédie, de l’aveu de l’Auteur, est imitée d’une piece Angloise traduite sous ce titre : Le Roi & le Meûnier de Mansfield, Conte dramatique. En faisant l’extrait de cette derniere piece, j’aurai soin de transcrire les détails qui ne sont point dans la Françoise, & qui peignent le génie Anglois.

Extrait de la Piece Angloise.

(Le théâtre représente la forêt de Sherword.)

Quatre Seigneurs égarés entrent sur la scene, se plaignent des fatigues de la chasse, trouvent qu’une biche apprivoisée de Londres est plus amusante à poursuivre que les biches sauvages des bois ; songent à se tirer d’embarras comme de bons Courtisans, sans s’embarrasser de ce que deviendra leur Maître ; déclament contre l’obscurité.

Le premier Seigneur.

Ma foi, c’est une chose terrible que d’être perdu dans l’obscurité.

Le second Seigneur.

Sans doute, & pourtant c’est quelque chose de si commun, qu’on auroit peine à croire que cela dût avoir rien d’affreux. En effet, est-il un seul jour de notre vie, où nous ne soyons perdus dans l’obscurité ? Les fourbes nous y tiennent par leurs subtiles inventions, les sots par leur ignorance, les Théologiens39 par leurs mysteres, les Avocats par leurs chicanes, les gens d’Etat par leurs intrigues. Que dis-je ? cette raison même que nous vantons si fort, qu’est-ce autre chose qu’une lanterne obscure, qui nous sert peut-être quelquefois à nous empêcher de nous casser le nez contre un poteau, mais qui, dans le fond, n’est pas plus capable de nous guider hors des brouillards épais de l’erreur & de l’ignorance, que ne le seroit un feu follet de nous conduire hors de ce bois.

Ils s’enfoncent dans le bois.

Le Roi, seul, dit :

Non, non : ce ne peut être ici une route publique ; cela est certain. Je suis perdu, tout-à-fait perdu. De quel avantage peut m’être à présent ma Royauté ? La nuit n’a pour moi aucun égard : je ne puis voir mieux que le moindre paysan, ni marcher aussi bien que lui. Qu’est-ce qu’un Roi ? N’est-il pas plus éclairé qu’un autre homme ? Non, à moins qu’il n’ait son Conseil avec lui ; c’est ce que je vois à merveille. N’est-il pas plus puissant ? On me l’a dit sans doute bien des fois ; mais maintenant à quoi peut me servir mon pouvoir ? N’est-il pas plus grand, plus magnifique ? Il le peut croire, lorsqu’assis sur son trône il est entouré de sa Cour & de ses Flatteurs ; mais perdu dans un bois, hélas ! qu’a-t-il au dessus de l’homme ordinaire ? Sa sagesse ne peut lui apprendre à distinguer le nord d’avec le midi. Sa puissance n’empêche point le chien d’un mendiant d’aboyer après lui, & le mendiant lui-même ne salueroit pas sa grandeur. Cependant combien de fois nous enflons-nous de ces faux attributs ! Graces au Ciel, en perdant le Monarque, j’ai trouvé l’homme. (On entend un coup de fusil.) Ah ! il y a ici quelque voleur. Que faut-il que je fasse ? Ma Majesté me défendra-t-elle ? Non ; laissons-la de côté, & que l’homme seul agisse.

Le Meûnier court au bruit du coup de fusil, saisit le Roi au collet, le prend pour le braconnier qui a tiré, le traite de coquin, de menteur, lui demande son nom. Le Roi, qui n’est pas accoutumé, ni à de pareilles épithetes, ni à de pareilles questions, lui dit qu’il est de la suite du Roi, & qu’il ne ment jamais. Le Meûnier est surpris qu’il soit courtisan & qu’il ne mente point, il l’emmene chez lui.

(La scene change & représente la ville de Mansfield.)

Richard, fils du Meûnier, lit cette lettre.

« Mon cher Richard, je suis convaincue, quoique trop tard pour mon malheur, de l’injure affreuse que nous a fait à tous deux ce vil Seigneur, dont les séductions m’ont portée à vous croire perfide. Il avoit forgé les lettres que je vous envoie, pour me persuader que vous étiez sur le point de vous marier à une autre ; c’est cette pensée que je n’ai pu soutenir avec patience, & qui, m’excitant à me venger de vous, m’a fait consentir à ma propre ruine. Pour l’amour de vous-même revenez ici, je vous en conjure ; j’ai tout lieu d’espérer qu’il ne me sera pas impossible de vous faire quelque sorte de réparation. C’est la seule joie que puisse goûter dans son affliction votre désolée, mais toujours tendre & affectionnée Peggy ».

(La scene représente une chambre dans une maison de Mansfield.)

Phébé exhorte Peggy à ne pas se désoler, & lui promet qu’elle sera vengée du perfide Lord qui l’a séduite.

Peggy ne peut se consoler après avoir perdu la fleur d’innocence que Richard estimoit tant, & qu’il regarde comme la plus grande beauté du sexe.

Richard arrive, se tient quelque temps sur la porte sans rien dire, regarde son amante : elle pleure, & s’excuse sur les fourberies du Lord. Il ne s’est pas contenté de lui persuader que Richard étoit infidele, il a engagé une de ses anciennes maîtresses à dire qu’elle étoit enceinte de Richard, & à le faire arrêter. Richard s’est vu contraint à fuir la maison paternelle. Les amants projettent de demander vengeance au Roi la premiere fois qu’il chassera dans ce canton. Richard part pour se rendre chez son pere. Peggy promet de l’y joindre.

(La scene représente le moulin.)

Marguerite, femme du Meûnier, & Catherine sa fille, tricottent en faisant des contes de lutins, d’esprits. On frappe, elles ont peur, n’osent aller ouvrir. Richard se fait entendre : elles craignent que ce ne soit un esprit.

Richard embrasse sa mere, sa sœur, demande des nouvelles de son pere. On a entendu tirer, lui dit-on ; il est sorti pour arrêter le coquin.

Le Meûnier arrive avec le Roi qu’il croit toujours un Seigneur de la Cour, le présente en cette qualité à sa femme ; ordonne qu’on tue deux volailles, & qu’on aille tirer de la petite biere pour le régaler. Il voit son fils, lui saute au cou, & lui demande des nouvelles de son voyage.

Eh bien, Richard, que dis-tu de Londres ? Viens-çà ; dis-nous ce que tu as vu.

Richard.

Ce que j’ai vu ? J’ai vu la terre de promesse.

Le Meunier.

La terre de promesse ! Que veux-tu dire par-là ?

Richard.

La Cour, mon pere.

Le Meunier.

Tu ne cesseras jamais de gausser ?

Richard.

Eh bien, pour parler sérieusement, je me suis vu trompé dans mon attente & dans mes espérances. N’est-ce pas là plus qu’on ne voudroit en voir ?

Le Meunier.

Comment donc ! Est-ce que le Milord à qui tu étois recommandé, n’a rien fait pour toi ?

Richard.

Si fait, si fait ; il a bien voulu me promettre jusqu’au dernier moment.

Le Meunier.

Palsambleu ! les Courtisans croient-ils que leurs protégés ne mangent que des promesses ?

Richard.

Eh ! mon Dieu ! c’est là le moindre de leurs soucis, de savoir si vous mangez, ou non. Voilà déja plusieurs années que je me tiens auprès de mon protecteur, vivant sans cesse dans l’attente de ce qu’il me faisoit espérer. Cette année on me promet un poste ; la seconde, un autre poste ; la troisieme, on me donne l’espérance sure & certaine... & de quoi ? d’un refus. Une place vient à vaquer... elle étoit déja promise. Une seconde ; j’arrive précisément trop tard d’une demi-heure. Une troisieme ; elle appaise la faim d’un créancier. Une quatrieme ; elle paie les gages d’un flatteur. Une cinquieme ; cela corrompt une voix40. Une sixieme enfin ; l’on continue à me promettre. Mais après avoir ainsi dormi toute l’année, j’ai vu finir mon rêve, & je me suis apperçu que Milord, bien loin d’être en état de me donner un poste, avoit été occupé tout ce temps-là à en demander un pour lui-même.

Le Meunier.

Pauvre Richard ! La probité pure & simple ne peut donc jamais servir à la Cour de recommandation ?

Richard.

Elle peut vous en servir pour être valet-de-chambre, peut-être ; mais rien de plus, rien de plus en vérité. Si vous portez vos vues plus haut, munissez-vous d’autres qualités. Il vous faut apprendre à dire à propos oui & non, à courir à propos, à vous arrêter de même, à porter & à rapporter, à faire mille singeries au moindre commandement : il faut se faire passer maître dans les arts pervers de flatterie, d’insinuation, de dissimulation, & savoir donner habilement, là... vous m’entendez, si vous avez quelque espérance de réussir.

Le Roi.

Vous ne songez guere que je suis Courtisan, à ce que je puis voir.

Richard.

Moi, Monsieur, ce ne sont pas là mes affaires. Si le portrait général que je fais de la Cour se trouve vrai, & qu’il vous déplaise, ce n’est point ma faute. J’avoue qu’il y a des exceptions particulieres à faire, & je veux croire que vous en êtes la preuve.

Le Roi.

Passons, passons : je n’aime point à être flatté. La premiere fois que vous reviendrez à Londres, je vous promets plus de succès.

Richard.

Très obligé : je n’ai point envie d’y retourner si-tôt.

Le Meunier.

Non, non, Richard, crois-moi : au lieu de t’attendre aux promesses des Seigneurs, ne compte que sur le travail de tes propres mains : n’espere jamais que ce que tu pourras te procurer, & tu ne compteras jamais sans ton hôte. Mais, écoute : il me faut une description de Londres. Tu ne nous as rien dit encore de ce que tu as vu.

Richard.

Londres ! oh ! c’est une ville charmante ! J’ai vu de grandes maisons & très peu d’hospitalité ; de grands hommes faire de petites actions, de belles Dames ne rien faire qui vaille. J’ai vu les honnêtes Avocats de Westminster, & les vertueux habitants de la Bourse, les fous politiques des cafés, & les graves Législateurs de Bedlam41. J’ai vu des tragédies plaisantes, & des comédies lugubres, de la dévotion à un opéra, de la gaieté à un sermon. J’ai vu des beaux habits à S. James42, & de longs mémoires à Ludgate-hill43. J’ai vu de la grandeur pauvre, & de la pauvreté riche ; de hautes dignités avec une basse flatterie ; beaucoup d’orgueil, point de mérite. Enfin j’ai vu des sots titrés, des coquins pensionnés, & l’honnête homme vêtu de bure. Je vous prie, comment trouvez-vous Londres ?

Le Meunier.

Est-ce là la meilleure description que tu puisses nous faire ?

Richard.

Oui, mon pere.

Le Roi.

Comment, Richard, vous êtes satyrique, à ce que je vois.

Richard.

Moi, Monsieur, j’aime à dire la vérité : s’il arrive par-là que je satyrise, je ne sais qu’y faire.

Le Meunier.

Fort bien : si c’est là Londres, qu’on me laisse ma chaumiere : ma maison n’est point une grande maison ; mais telle qu’elle est, elle m’appartient, & je puis en montrer le contrat. Mais sortons, Monsieur ; notre souper est prêt, à ce que j’imagine. Il n’étoit préparé que pour nous ; mais, si vous vous en contentez, je vous l’offre de tout mon cœur.

(La scene représente la forêt de Scherword.)

Plusieurs Gardes entrent sur la scene, ils ont entendu le coup de fusil, ils courent pour arrêter celui qui a tiré.

Les Courtisans égarés reviennent sur le théâtre.

Le premier Courtisan.

Ne venez-vous pas d’entendre quelqu’un ? Ma foi, je commence à avoir peur que nous ne rencontrions ce soir quelque mauvaise aventure.

Le second Courtisan.

Oui-dà, si l’on nous prend ce que nous avons, nous aurons fait de jolie besogne !

Le troisieme Courtisa.

Qu’on nous le prenne si l’on veut ; je suis si excédé de fatigue, que je ne me défendrai guere.

(Les Gardes sautent sur eux.)

Le second Garde.

Ah ! ah ! coquins ! bandits ! scélérats ! Vous l’avez donc, n’est-ce pas ?

Le second Courtisan.

En vérité, nous n’avons que très peu de chose ; mais nous vous l’abandonnons volontiers, si vous consentez seulement à nous traiter avec douceur.

Le premier Garde.

Oh ! oui, avec grande douceur ! Vous méritez, à coup sûr, d’être traités fort honnêtement !

Le quatrieme Courtisan.

Comment ! Qu’avons-nous fait qui nous en empêche ?

Le premier Garde.

Allons, allons : point de temps perdu ; qu’on se rende.

Le premier Courtisan.

Je n’ai que trois écus sur moi.

Le second Courtisan.

En voici quatre pour vous, Messieurs.

Le troisieme Courtisan.

Voici ma montre : il ne me reste pas un sol.

Le quatrieme Courtisan.

D’honneur, je n’ai rien dans ma poche que ma tabatiere.

Le quatrieme Garde.

Comment diable ! Je crois que les drôles veulent nous corrompre ! Plaît-il ? Non, non, marauds : vous irez devant la Justice demain matin : comptez là-dessus.

Le quatrieme Courtisan.

Devant la Justice ! Comment ! Pour avoir été volés ?

Le premier Garde.

Pour avoir été volés ! Que voulez-vous dire ? Qui diantre vous a volés ?

Le quatrieme Courtisan.

Fort bien, Messieurs : ne venez-vous pas de nous demander nos bourses ?

Le second Garde.

Oh ! les bandits ! Ils jureront demain que nous les avons volés, je parie.

Le quatrieme Courtisan.

Sans contredit, nous le ferons.

Le premier Garde.

Non, non, marauds ; nous ne vous avons point demandé votre argent : nous n’en voulons qu’à la bête que vous avez tuée.

Le quatrieme Courtisan.

Que le diable emporte la bête ! nous l’avons chassée six mortelles heures sans pouvoir la joindre.

Les Gardes les arrêtent & les emmenent.

(La scene est dans le moulin.)

Le Roi est à table avec toute la famille du Meûnier, on boit à la santé du Roi : la Meûniere fait des façons que le Meûnier désapprouve : le Roi est de son avis, & dit :

Je pense comme vous. Les compliments dans le commerce de la vie ressemblent aux cérémonies dans la Religion. Celles-ci détruisent l’esprit de la vraie piété ; ceux-là, toute sincérité & toute bonne foi.

Le Roi enchanté se livre à la joie avec ses hôtes, & demande une chanson : on fait venir un valet nommé Joseph qui a une voix admirable.

Joseph paroît, & chante plusieurs couplets.

I. Que l’état de Meûnier est heureux ! il ne se soucie pas de devenir plus grand, il ne craint pas d’être plus petit. Il n’attend le soutien de sa vie que de ses bras & de son moulin. Cela ne vaut-il pas mieux que de ramper à la Cour ?

II. Qu’importe qu’il soit plein de poussiere, & qu’il ait le visage tout enfariné ? Plus il a la tête couverte de poudre, plus il ressemble aux gens du bel air. Un Paysan dans cet habit peut se conduire bien plus honnêtement que le Milord altier qui se quarre avec sa Jarretiere.

III. Quoique ses mains soient si sales qu’elles ne sont pas faites pour être vues, celles des gens au-dessus de lui ne sont guere plus propres que les siennes. L’or qui poisse leurs mains, s’attache comme le miel aux doigts de ceux qui le touchent.

IV. Quelquefois, il est vrai, lorsqu’il manque de pouding pour son dîner, il en dérobe du sac de son camarade : mais il suit en cela l’exemple des grands, qui empruntent librement les uns des autres, dans le dessein de ne point rendre.

V. Lorsqu’il lui prend envie d’amasser quelque chose, il imite encore les Ministres d’Etat. On dit que tout leur but est de remplir leur coffre. Le sien est de faire venir la farine dans son moulin.

VI. Il mange quand il a faim, il boit quand il a soif : quand il est las, il se couche à terre & dort sans inquiétude ; il se releve ensuite gai comme un pinson, & court en chantant se remettre à l’ouvrage. Puisqu’un Meûnier est si heureux, qui diantre voudroit être Roi ?

 

Peggy arrive ; le Meûnier est surpris : elle & Richard racontent tout ce que le Lord leur a fait ; ils demandent à leur hôte sa protection auprès du Roi, qui la leur promet.

Les Gardes ont pris, disent-ils, des coquins : le Roi reconnoît ses Courtisans, rit du titre qu’on leur donne. Les Courtisans le reconnoissent à leur tour : le Meûnier & toute sa famille restent dans l’étonnement. Le Roi dit à Milord Lurewell, qu’il est charmé de le voir, que Richard lui fait l’affront de lui imputer un crime, qu’il le lui livre & qu’il n’a qu’à le condamner : Lurewell exige que Richard lui demande pardon, & qu’il épouse la créature au sujet de laquelle il l’a calomnié. Richard demande la permission de faire paroître un témoin irrévocable. Peggy se montre, fait voir au Roi les lettres que Milord lui a écrites pour la séduire, & la promesse de mariage qu’il lui a faite : Milord traite tout cela de petite affaire de galanterie.

Le Roi.

Une petite affaire, Milord ! dites une affaire basse & indigne. Ce que vous appellez galanterie, je l’appelle infamie. Pensez-vous, Milord, que la grandeur doive servir à la méchanceté, ou que ce soit la prérogative des Grands d’être injustes & inhumains ? Vous vous rappellez la sentence que vous avez prononcée vous-même contre ce jeune homme, quoiqu’innocent : vous ne devez pas trouver trop dur que je vous la fasse subir, puisque vous êtes le coupable.

Lurewell.

J’espere, Sire, que Votre Majesté considérera mon rang, & ne m’obligera point à l’épouser.

Le Roi.

Votre rang, Milord ! La grandeur qui s’abaisse à des actions aussi viles, perd son rang & se dépouille de tous ses honneurs. D’où la tirez-vous cette grandeur que vous me vantez ? De votre équipage fastueux & de vos riches habits ? couvrez votre dernier valet de ce vain attirail, & le voilà aussi grand que vous. De vos richesses & de vos terres ? le scélérat qui vous en dépouilleroit, seroit donc alors aussi grand que vous. Non Milord, non, le véritable grand homme est celui qui fait de grandes actions. Je crois donc que vous devez, par justice, épouser celle que vous avez injuriée.

Peggy, aux genoux du Roi.

Que mes larmes, Sire, soient mes seuls remerciements. Mais, hélas ! je craindrois d’épouser ce jeune Seigneur, cela ne feroit que lui donner le droit de me traiter encore plus mal, & qu’augmenter ma misere. Je supplie donc Votre Majesté de ne lui point donner un pareil ordre.

Le Roi.

Levez-vous, & écoutez-moi. Milord, vous voyez à quel degré de bassesse les actions infames réduisent les plus grands Seigneurs. Voici une promesse absolue de mariage que vous avez signée vous-même à cette jeune fille. Sa prudence l’engage à ne rien exiger par la connoissance qu’elle a de votre caractere. Je ne veux donc point insister là-dessus : mais je vous commande, sous peine d’encourir mon indignation, de lui donner sur le champ un contrat annuel de trois cents livres sterling.

Peggy.

Daigne le juste Ciel récompenser un Prince aussi bon ! Vous en faites trop pour moi, Sire ; mais si Votre Majesté le juge à propos, faites passer le contrat à ce jeune homme qui a bien plus souffert que moi : puisse-t-il regarder ce présent comme une légere satisfaction des torts que j’ai eus vis-à-vis de lui ! Pour moi je n’ai cherché qu’à prouver l’innocence de celui que j’ai aimé & que j’ai rendu malheureux. Il ne me reste plus qu’à me cacher loin du monde, & qu’à mourir dans l’oubli.

Richard.

Cette action noble & généreuse répare tous tes torts : viens dans mes bras, ma chere Peggy, & laisse-moi reprendre mon premier amour.

Peggy.

Non, vous ne devez point, vous ne pouvez point me pardonner.

Richard.

Je le dois, je le puis. Je veux t’acquérir pour toujours.

Peggy.

Malheureuse que je suis ! faut-il que j’aie offensé un amour si généreux !

Le Meûnier se prosterne aux genoux du Roi pour le remercier ; le Roi lui fait présent de son épée, le nomme Sir, & lui donne un revenu de mille marcs d’argent : le Meûnier reçoit les faveurs du Roi avec plaisir, parcequ’il n’a fait aucune bassesse pour les obtenir.

Extrait de la Piece françoise.

(La scene est à Fontainebleau, dans la Galerie des Réformés, au bout de laquelle est l’antichambre du Roi.)

Acte I. Dans cet acte l’Auteur peint au naturel l’ame de Henri IV, celle d’un Ministre digne de lui, & les cabales auxquelles les plus grands hommes sont exposés. Rien dans la piece angloise qui ressemble à cela.

(Le Théâtre représente l’entrée de la Forêt de Sénart, du côté de Lieursain.)

Acte II. On entend donner du cor dans l’éloignement : Lucas & Cateau courent pour voir la chasse, se rencontrent, ont ensemble de petites querelles d’amants. Cateau finit la dispute en jettant galamment son bouquet au nez de Lucas, & fuit : Lucas réfléchit sur la maniere gentille avec laquelle Cateau lui donne son bouquet, lorsqu’il voit venir Agathe, une perfide, dit-il, qui a trahi Richard, frere de Cateau, pour suivre un Marquis. Elle lui jure qu’elle est innocente, que le Marquis l’a fait enlever, qu’elle s’est évadée en attachant les rideaux de son lit à la fenêtre : elle prie Lucas de remettre une lettre à Richard, & sort. Lucas, surpris de s’être laissé toucher par cette mijaurée, apperçoit Richard, court à lui, le trouve bien chagrin de n’avoir pu se jetter aux pieds du Roi, comme il l’avoit projetté, pour lui demander justice contre le Marquis de Concini. Lucas lui donne la lettre d’Agathe, elle est pleine de tendresse & de protestations d’amour : mais Lucas remarque que la mijaurée a passé six semaines chez le Marquis, & que bonnement on ne doit pas l’épouser ; après cela Richard au désespoir va se reposer chez Lucas. Le Duc de Bellegarde, le Marquis de Concini, le Duc de Sully, leur succedent sur la scene ; ils se sont égarés, il est nuit. Sully tremble pour le Roi : Concini est piqué de ne pouvoir aller mettre fin à son aventure avec Agathe, comme il l’avoit projetté. Ils rencontrent un Bûcheron qui les prend pour des voleurs, se jette à genoux, leur demande la vie, & leur sert ensuite de guide pour les conduire à Lieursain. Henri arrive, se détermine à passer la nuit dans le bois, dit qu’il en a passé de plus mauvaises, n’est inquiet que pour Sully qui va s’alarmer : il met la main sur la garde de son épée, parcequ’il entend un coup de fusil : les Braconniers qui ont tiré prennent la fuite dès qu’il parle. Le Meûnier Michaud accourt, prend le Roi pour un Braconnier, l’arrête, le traite de coquin, de menteur : Henri cache son cordon bleu, répond à toutes les questions du paysan, avec cette bonhommie qui lui gagna tous les cœurs ; se dit un petit Officier de la suite du Roi, lui demande une retraite pour la nuit. Michaud le trouve bon compagnon : ils partent.

(Le Théâtre représente l’intérieur de la maison du Meûnier.)

Acte III. Cateau & sa mere Margot ont mis le couvert & préparé le souper : elles font des contes d’esprits en attendant Michaud. Richard se fait entendre, elles tremblent que ce ne soit son esprit ; il entre, les embrasse, & bien-tôt le Meûnier arrive avec son hôte qu’on fait rafraîchir en attendant le souper. Le bon Henri est enchanté de se voir traité comme un homme ordinaire : il aide à préparer tout ce qu’il faut pour le couvert ; il trouve Cateau gentille, lui dit des douceurs : il délibere à part, si pour abréger les formalités il lui dira ce qu’il est ; mais il rejette cette idée & respecte les droits de l’hospitalité. On se met à table, on boit à la santé du Roi, on chante des couplets qui lui peignent l’amour de ses sujets : il répand des larmes de joie. Agathe vient raconter chez Michaud la violence que lui a faite le Marquis de Concini : il arrive précisément dans ce temps-là avec Sully & Bellegarde : ils nomment le Roi, aux pieds duquel le Meûnier tombe avec toute sa famille. Henri releve tout le monde avec bonté : il jette un regard menaçant sur Concini, lui montre Agathe, lui reproche son crime. Le Marquis avoue qu’Agathe est vertueuse : le Roi le condamne à faire une rente de deux cents écus d’or à cette fille : elle n’en veut point, se croiroit déshonorée si elle acceptoit des bienfaits qui laisseroient des soupçons sur son compte. Alors le bon Henri se charge de la dette de Concini, donne dix mille francs à Richard & à Agathe, autant pour Lucas & Cateau : Sully applaudit à cette générosité : le Roi veut rester l’ami de Michaud : tout le monde bénit un si grand Prince44.

A FEMME AVARE, GALANT ESCROC,

Nouvelle tirée de Bocace.

Qu’un homme soit plumé par des coquettes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort : plus d’amours sans payer :
En beaux louis se comptent les fleurettes.
Ce que je dis, des coquettes s’entend.
Pour notre honneur, si me faut-il pourtant
Montrer qu’on peut, nonobstant leur adresse,
En attraper au moins une entre cent,
Et lui jouer quelque tour de souplesse.
Je choisirai pour exemple Gulphar.
Le drôle fit un trait de franc soudar :
Car aux faveurs d’une belle il eut part
Sans débourser, escroquant la chrétienne.
Ceci notez, & qu’il vous en souvienne,
Galants d’épée ; encor bien que ce tour
Pour vous styler soit fort peu nécessaire.
Je trouverois maintenant à la Cour
Plus d’un Gulphar si j’en avois affaire.
Celui-ci donc chez sire Gasparin
Tant fréquenta, qu’il devint à la fin
De son épouse amoureux sans mesure.
Elle étoit jeune & belle créature ;
Plaisoit beaucoup, fors un point qui gâtoit
Toute l’affaire, & qui seul rebutoit
Les plus ardents ; c’est qu’elle étoit avare.
Ce n’est pas chose en ce siecle fort rare.
Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.
Celui-là parle une langue barbare,
Qui l’or en main n’explique ses desirs.
Le jeu, la jupe & l’amour des plaisirs
Sont les ressorts que Cupidon emploie :
De leur boutique il sort chez les François
Plus de cocus, que du cheval de Troie
Il ne sortit de héros autrefois.
Pour revenir à l’humeur de la belle,
Le compagnon ne put rien tirer d’elle
Qu’il ne parlât. Chacun sait ce que c’est
Que de parler : le lecteur, s’il lui plaît,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, & si bien qu’il propose
Deux cents écus. La belle l’écouta,
Et Gasparin à Gulphar les prêta,
Ce fut le bon, puis aux champs s’en alla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en présence des gens :
Voilà, dit-il, deux cents écus comptants,
Qu’à votre époux vous donnerez, Madame.
La belle crut qu’il avoit dit cela
Par politique & pour jouer son rôle.
Le lendemain elle le régala
Tout de son mieux en femme de parole.
Le drôle en prit le jour & les suivants
Pour son argent, & même avec usure :
A bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retour des champs,
Gulphar lui dit, son épouse présente :
J’ai votre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avois cru :
Déchargez-en votre livre, de grace.
A ce propos, aussi froide que glace,
Notre galante avoua le reçu.
Qu’eût-elle fait ? On eût prouvé la chose.
Son regret fut d’avoir enflé la dose
De ses faveurs : c’est ce qui la fâchoit.
Voyez un peu la perte que c’étoit !
En la quittant, Gulphar alla tout droit
Conter ce cas, le corner par la ville,
Le publier, le prêcher sur les toits.
De l’en blâmer il seroit inutile :
Ainsi vit-on chez nous autres François.

Extrait du Galant Escroc.

Avant-Scene. Madame Gasparin, femme de M. Gasparin, Financier, a une niece nommée Sophie. Cette derniere est amoureuse du Chevalier : mais la tante ne trouve pas le Chevalier assez riche, & ne veut pas unir les amants. On a pourtant besoin de son consentement, puisqu’un parent de Sophie a remis en mourant à Madame Gasparin deux cents mille livres pour donner à Sophie le jour de son mariage, à condition qu’elle prendra un époux de sa main. Le caractere intéressé de Madame Gasparin paroît non seulement dans l’opposition qu’elle met à l’union des amants, elle est avare jusques dans ses amours même.

Le Comte de Gulphar, parent du Chevalier, a du goût pour la Dame : elle s’en apperçoit, lui écrit une lettre fort tendre, & lui donne un rendez-vous, en le priant de lui prêter deux cents louis qu’elle a perdus au jeu. Le Comte se doute bien que la perte n’est que feinte, & arrive de la campagne pour terminer cette aventure.

 

Action. Le Comte réfléchit sur la prétendue perte de Madame Gasparin. Il ne sait à qui emprunter les deux cents louis. Le Chevalier paroît, & lui assure que la Dame n’a point perdu au jeu. Le Comte lui demande où il en est de ses amours avec Sophie ; s’il a la petite. Le Chevalier rejette bien loin une pareille idée. Le Comte le persiffle sur sa discrétion, lui reproche d’être amoureux comme un roman 45, & veut le marier pour l’en punir. Il le renvoie en lui disant qu’il lui vient une idée excellente : il projette d’avoir Madame Gasparin, en lui jouant un tour sanglant, & de se venger de M. Gasparin, qui, à force d’argent, lui a ravi la petite Souris de l’Opéra. Il emprunte en conséquence les deux cents louis au mari, pour avoir, lui dit-il, une honnête citoyenne, les donne ensuite à la femme en présence du Chevalier & de Sophie, en lui disant : Tenez, Madame, voilà deux cents louis que vous aurez la bonté de remettre à Monsieur votre mari. La Dame croit que le Comte a voulu donner le change à sa niece & au Chevalier : elle répond au Comte qu’il lui faut sans doute une petite reconnoissance, & lui propose d’entrer dans un cabinet : il la suit en disant aux amants qu’il va travailler pour eux. Ceux-ci parlent, en attendant, de leurs amours : Sophie fait entendre qu’elle a tout accordé au Chevalier : il est honnête homme, & n’en desire que plus d’être uni à sa généreuse amante ; il se jette à ses pieds pour l’en assurer. M. Gasparin arrive, leur dit qu’ils sont des imprudents, les félicite de n’avoir pas été surpris par sa femme qui est une honesta, & promet de s’intéresser pour eux. Le Comte reparoît avec Madame Gasparin : les deux amants esperent qu’il aura fait de la bonne besogne, parcequ’on lui trouve un air riant qui annonce son succès. M. Gasparin lui demande des nouvelles de son aventure : le Comte lui dit qu’elle est terminée, lui détaille tous les charmes de sa femme qui est présente, & bien embarrassée pour imposer silence au Comte. M. Gasparin lui représente qu’elle ne doit pas être jalouse d’entendre louer dans une autre ce qu’elle possede, à l’exception pourtant de la vivacité. Enfin le Galant Escroc dit au mari que la Dame, enchantée de son mérite, n’a pas voulu de ses deux cents louis, & qu’il les a remis à Madame Gasparin. Le mari exige qu’elle les lui rende. La Dame regarde le Comte comme un monstre, surtout lorsqu’il la menace de publier son aventure & de montrer sa lettre, si elle ne consent au mariage du Chevalier avec Sophie. Elle envoie chercher le Notaire, & M. Gasparin fait présent des deux cents louis à Sophie.

 

Je ne parlerai pas de l’art avec lequel le Conte est mis en action, puisque nous nous sommes interdit tout éloge ; mais j’ai cité le Galant Escroc exprès pour faire sentir les différentes nuances qu’il doit y avoir entre une Piece destinée au Théâtre public ou à un Théâtre particulier, pour conseiller aux Auteurs d’imiter M. Collé dans son respect pour la Nation assemblée. Il n’a jamais livré qu’aux Théâtres de société les Pieces dans lesquelles il s’est permis des saillies un peu vives. Il est affreux qu’un Auteur s’expose à se faire dire en pleine assemblée par un Comédien : Monsieur, votre Piece peche contre les mœurs, je n’y jouerai point.