(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIII. M. ROCHON DE CHABANNES. » pp. 381-412
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIII. M. ROCHON DE CHABANNES. » pp. 381-412

CHAPITRE XIII.
M. ROCHON DE CHABANNES.

Mis à côté de M. de Marmontel, de Dalainval, de Cerou, de Riccoboni ou de Joli, de Pierre Bassecourt ou de Guarini, &c.

HEUREUSEMENT,
Comédie en un Acte & en Vers.

Caractere des Personnages.

Portrait de Lindor.

Mad. Lisban.

Marton, l’aimable enfant !
Toujours dansant, chantant, sautant, gesticulant,
Rêvant, imaginant cent tours d’espiéglerie ;
Riant, riant sans cesse à vous en faire envie ;
Parlant sans raisonner, mais déraisonnant bien,
Disant avec esprit une fadaise, un rien :
Ah ! Marton, à seize ans, & doué sans partage
Des agréments divins qui parent ce bel âge,
Que tout cela sied bien !... Oh ! je rafolle, moi,
De ce petit frippon.

Marton.

Moi de même, ma foi.
Mais pour ma sureté, lorsque je l’envisage,
Je voudrois lui trouver un air un peu plus sage.

Mad. Lisban.

Cela le gâteroit ; il est charmant, Marton.

Marton.

Il ne le sait que trop, le dangereux frippon.

Mad. Lisban.

J’en conviens ; mais il mêle à cet enfantillage
Des sentiments si fiers d’honneur & de courage,
Que tout cela, Marton, le rend intéressant.

Marton.

C’est un vrai polisson, un polisson charmant.
Il s’aime, il se contemple, il court dans une glace
Admirer de son port l’élégance & l’audace ;
Il nous fait remarquer sa jambe, son mollet :
« S’ils étoient emportés, dit-il, par un boulet,
La... sérieusement ce seroit bien dommage :
Eh bien, j’aurois la croix, oui la croix à mon âge.
La croix pour une jambe ! ah ! de bon cœur, ma foi,
Je les sacrifierois toutes deux pour le Roi ».
Il tire son épée, & bravant nos alarmes,
« Une, deux, trois, à vous, & rendez-moi les armes, »
Nous dit-il. Un fusil vient à frapper ses yeux,
Il le met sur l’épaule, & fait le merveilleux,
Enfonce fiérement son chapeau sur la tête,
Va de droite & de gauche, avance un pas, arrête,
Nous ajuste, fait feu, s’amuse de nos cris,
Et vole dans nos bras pour calmer nos esprits.

Portrait de Mr Lisban.

Mad. Lisban.

Monsieur Lisban, Marton, n’est pas un homme aimable,
Je le sais.

Marton.

Lui, Madame, il se croit adorable.

Mad. Lisban.

Je connois là-dessus sa sotte vanité.

Marton.

De son petit mérite il est fort entêté.

Mad. Lisban.

Il vise à la finesse, à la plaisanterie.

Marton.

C’est ce qui met le comble à sa maussaderie.
Avant que d’entreprendre un récit ennuyeux,
Il dit qu’il fera rire, & l’on bâille à ses yeux.
Il croit rendre rêveur un objet qu’il ennuie.
Quand on se rit de lui, c’est une agacerie,
Le sexe se l’arrache & le trouve charmant.

Mad. Lisban.

Il m’aime par bonté, comme on aime un enfant ;
Et, sans rendre justice à ma délicatesse,
Il ne fait qu’à lui seul honneur de ma sagesse.
Nos âges par malheur ne se rapportent point.

Marton.

Il n’entend pas raison, entre nous, sur ce point.
Il est frais & gaillard, il s’admire sans cesse,
Et pense valoir mieux que toute la jeunesse.

Les caracteres de Marton & de Madame Lisban sont peints en détail dans l’action.

Extrait de la Piece.

Madame Lisban a la migraine, & ne veut pas accompagner son époux chez Dormene : elle est surprise de n’avoir pas encore vu de la journée Lindor son petit-cousin : elle le trouve charmant : Marton ne le trouve pas moins aimable, il lui en conte : elle demande à sa maîtresse si elle n’est pas alarmée du goût qu’elle ressent pour Lindor, & de l’indifférence qu’elle a pour son époux : Madame Lisban répond qu’elle aime Lindor comme un enfant, & qu’on est sage quand on le veut. Marton se connoît mieux, & dit qu’on est sage quand on le peut : sa vertu a couru de grands risques ; &, si elle a triomphé, c’est de si peu de chose, qu’elle ne doit pas en être vaine.

M. Lisban vient railler sa femme sur sa migraine, sur le refus qu’elle fait de souper chez Dormene, & la croit jalouse de cette Dame. Il annonce que tous les Officiers ont ordre de partir pour l’armée : Madame Lisban se trouble, & demande si Lindor doit partir aussi : M. Lisban rit des alarmes de sa femme : que seroit-ce, lui dit-il, si ton époux étoit d’épée ? Il ne donne pas le bon soir à sa femme, il le lui garde : il sort.

Marton se confirme dans l’idée où elle étoit que sa maîtresse aime Lindor.

Pasquin demande, de la part de Lindor son maître, la permission de voir Madame Lisban avant son départ. Madame Lisban craint la médisance : Marton la rassure, lui dit de se livrer au conseil que son cœur lui donne. Pasquin part pour rejoindre son maître : Madame Lisban ordonne qu’on la fasse avertir dès qu’il arrivera.

Marton, seule, avoue qu’elle aime Lindor : elle seroit embarrassée de son amour, si l’absence n’en débarrassoit pas avec un militaire.

Lindor paroît, fait admirer son habit d’ordonnance, vante son cheval de bataille, se promet de faire des merveilles à l’armée, & veut embrasser Marton lorsque sa cousine rentre sur la scene.

Lindor dit à sa belle cousine qu’il a formé deux souhaits, celui d’être utile à sa patrie, & de réduire une belle. Il part pour remplir le premier ; il espere qu’à son retour sa belle cousine s’attendrira pour lui, sur-tout s’il revient blessé : s’il meurt, il lui fera remettre ses tablettes dont elle occupe toutes les pages. Ils se mettent à table : Lindor s’émancipe, Marton lui donne un verre d’eau, quand on entend M. Lisban. Marton entraîne Lindor pour le cacher.

M. Lisban se trouve bien bon de venir causer avec sa femme ; il lui demande si elle ne rougit pas de l’aimer si constamment, & de désespérer pour lui tous ses amants : il est vrai qu’il compte moins sur la vertu de sa femme que sur son étoile ; elle ne permet pas qu’on lui fasse des infidélités : il est si sûr de son fait, qu’il offre de sortir, si sa femme a donné rendez-vous à quelqu’un. Madame Lisban rougit, & veut se retirer : son époux offre de l’accompagner dans son appartement : mais avant que d’entrer, il va, dit-il, lui lire un conte intitulé Heureusement, & sort pour le prendre dans sa bibliotheque.

Madame Lisban, voyant aller son époux vers l’endroit où Marton a conduit Lindor, est dans les plus grandes alarmes : elle tombe dans un fauteuil.

M. Lisban accourt en faisant de grands éclats de rire : il a surpris Lindor dans le plus vif tête-à-tête avec Marton : il est venu fort heureusement pour la petite, & souhaite ne pas arriver aussi mal-à-propos, si sa femme a jamais quelque goût frippon. Madame Lisban, connoissant le danger qu’elle a couru, dit à son époux :

Comptez que je prendrai tout le soin nécessaire
Pour sauver ma vertu d’un lâche attachement :
Mais si je me pouvois oublier un moment,
Personne ne sauroit, en ce malheur extrême,
Plus à mon gré, Monsieur, survenir que vous-même.

M. Lisban.

Fort bien. Puissé-je donc, en cas d’événement,
Rentrer comme aujourd’hui toujours heureusement.

On dit dans le monde que cette piece est entiérement imitée d’Heureusement, Conte moral de M. de Marmontel ; on se trompe. Il y a dans le Scrupule, autre Conte du même Auteur, un jeune militaire, nommé Lindor, qui ressemble beaucoup à celui de la comédie.

LE SCRUPULE,
ou l’Amour mécontent de lui-même,
Conte moral.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lindor venoit d’obtenir une Compagnie de Cavalerie, au sortir des Pages. La fraîcheur de la jeunesse, l’impatience du desir, l’étourderie & la légéreté, qui sont des graces à seize ans, & des ridicules à trente, rendirent intéressant aux yeux de Bélise cet enfant bien né, qui avoit l’honneur d’appartenir à la famille de son époux. Lindor s’aimoit beaucoup lui-même, comme de raison ; il savoit qu’il étoit bien fait & d’une figure charmante : il le disoit quelquefois ; mais il rioit de si bon cœur après l’avoir dit, il montroit en riant une bouche si fraîche & des dents si belles, qu’on pardonnoit ces naïvetés à son âge. Il mêloit d’ailleurs des sentiments si fiers & si nobles aux enfantillages de l’amour-propre, que tout cela ensemble n’avoit rien que d’intéressant. Il vouloit avoir une jolie maîtresse, & un excellent cheval de bataille ; il se regardoit dans une glace faisant l’exercice à la Prussienne. Il prioit Bélise de lui prêter le sopha couleur de rose, & lui demandoit si elle avoit lu le Polybe de Folard. Il lui tardoit d’être au printemps pour avoir un habit délicieux en cas de paix, ou pour entrer en campagne s’il y avoit guerre. Ce mêlange de frivolité & d’héroïsme est peut-être ce qu’il y a de plus séduisant pour une femme. Le pressentiment confus de cette jolie petite créature qui badine à une toilette, qui se caresse, qui se mire, qu’elle va peut-être dans deux mois se précipiter à travers les batteries sur un escadron ennemi, ou grimper comme un grenadier sur une breche minée ; ce pressentiment donne aux gentillesses d’un petit-maître un caractere de merveilleux qui étonne & qui attendrit : mais la fatuité ne sied qu’à la jeunesse militaire. C’est un avis que je donne en passant aux petits-maîtres de tous états.

Bélise fut donc sensible aux graces naïves & légeres de Lindor. Il s’étoit passionné pour elle à la premiere visite. Un jeune Page est pressé d’aimer. Ma belle Cousine, lui dit-il un jour (car il la nommoit ainsi à cause de leur alliance), je ne demande au Ciel que deux choses, de faire mes premieres armes contre les Anglois, & avec vous. Vous êtes un étourdi, lui dit-elle, & je vous conseille de ne desirer ni l’un, ni l’autre : l’un n’arrivera peut-être que trop tôt, & l’autre n’arrivera jamais. Cela est bien fort, ma belle Cousine. Mais je m’attendois à cette réponse : elle ne me rebute point. Tenez, je gage qu’avant ma seconde campagne, vous cesserez d’être cruelle. A présent que je n’ai pour moi que mon âge & ma figure, vous me traitez comme un enfant ; mais quand vous aurez entendu dire : Il s’est trouvé à telle affaire, son Régiment a donné dans telle occasion, il s’est distingué, il a pris un poste, il a couru mille dangers : c’est alors que votre petit cœur palpitera de crainte, de plaisir, peut-être d’amour ; que sait-on ? Si j’étois blessé, par exemple. . . Oh ! cela est bien touchant ! Pour moi, si j’étois femme, je voudrois que mon amant eût été blessé à la guerre ; je baiserois ses cicatrices, je trouverois une volupté infinie à les compter. Ma belle Cousine, je vous montrerois les miennes. Vous n’y tiendriez pas. — Allez, jeune fou, faites votre devoir en galant homme, & ne m’affligez point par des présages qui me font trembler. — Voyez-vous si je n’ai pas dit vrai ? Çà, ma belle Cousine, vous pouvez vous fier à moi : ne me donnez-vous point quelque à-compte sur les lauriers que je vais cueillir ? . . . . . . . . . . . . . . .

La guerre vint donner l’alarme aux amours. . . . . . . . . . . . .

Lindor eut à peine le temps de prendre congé de Bélise. Elle s’étoit reproché cent fois les rigueurs qu’elle n’avoit pas. Ce pauvre enfant, disoit-elle, m’aime de toute son ame : rien de plus naturel ni de plus tendre que l’expression de ses sentiments. Il est fait à peindre, il est beau comme le jour : il est étourdi (qui ne l’est pas à son âge ?) ; mais il a le cœur excellent. Il ne tient qu’à lui de s’amuser. Il trouveroit peu de cruelles : cependant il ne voit que moi, il ne respire que pour moi, & je le traite avec une hauteur ! . . . . Je ne sais pas comment il y tient. J’avoue que, si j’étois à sa place, je laisserois bien vîte cette Bélise si sévere s’ennuyer avec sa vertu : car enfin, la sagesse est bonne quelquefois ; mais toujours de la sagesse ! Comme elle faisoit ces réflexions, on vient lui dire que les négociations de la paix étoient rompues, & que les Officiers avoient ordre de rejoindre leurs Corps sans différer d’un seul instant. A cette nouvelle tout son sang se gela dans ses veines. Il va partir ! s’écria-t-elle, le cœur saisi & pénétré. Il va se battre ! Il va mourir peut-être, & je ne le verrai plus ! Lindor arrive en uniforme. Je viens vous dire mes adieux, ma belle Cousine ; je pars ; nous allons nous voir de près avec l’ennemi. La moitié de mes vœux est remplie, & j’espere qu’à mon retour vous remplirez l’autre moitié. Je vous aime bien, ma belle Cousine ; souvenez-vous un peu de votre petit cousin : il reviendra fidele, il vous en donne sa parole. S’il est tué, il ne reviendra pas ; mais on vous remettra sa bague & sa montre. Vous voyez ce petit chien d’émail ? il vous retracera mon image, ma fidélité, ma tendresse, & vous le baiserez quelquefois. En prononçant ces dernieres paroles, il sourioit tendrement, & ses yeux étoient mouillés de larmes. Bélise, qui ne pouvoit plus retenir les siennes, lui dit de l’air du monde le plus affligé : Vous me quittez bien gaiement, Lindor ! Vous me dites que vous m’aimez ; sont-ce là les adieux d’un amant ? Je croyois qu’il étoit affreux de s’éloigner de ce qu’on aime. Mais il n’est pas temps de vous faire des reproches ; venez, embrassez-moi. Lindor transporté usa de cette permission jusqu’à la licence, & elle ne s’en fâcha point. Et à quand votre départ, lui dit-elle ? — Tout à l’heure. — Tout à l’heure ! Quoi ! vous ne soupez point avec moi ? — Cela est impossible. — J’avois mille choses à vous dire. — Dites-les-moi bien vîte : mes chevaux m’attendent. — Vous êtes bien cruel de me refuser une soirée ! — Ah ! ma belle Cousine, je vous donnerois ma vie ! mais il y va de mon honneur : mes heures sont comptées, il faut que j’arrive à la minute. Songez, s’il y avoit une affaire, & que je n’y fusse point, je serois perdu : votre petit cousin ne seroit plus digne de vous. Laissez-moi vous mériter.

Bélise le baisa de nouveau en le baignant de ses larmes. Allez, lui dit-elle, je serois au désespoir de vous attirer un reproche : votre honneur m’est aussi cher que le mien. Soyez sage, ne vous exposez qu’autant que le devoir l’exige, & revenez tel que je vous vois. Vous ne me donnez pas le temps de vous en dire davantage ; mais nous nous écrirons. Adieu. — Adieu, ma belle Cousine. — Adieu, adieu, mon cher enfant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le reste de ce Conte n’a rien de commun avec la piece ; c’est dans le suivant qu’on trouvera les plus grandes ressemblances.

HEUREUSEMENT,
Conte moral.

Non, Madame, disoit l’Abbé de Châteauneuf à la vieille Marquise de Lisban, je ne puis croire que ce qu’on appelle vertu dans une femme soit aussi rare qu’on le dit ; & je gagerois, sans aller plus loin, que vous avez toujours été sage. — Ma foi, mon cher Abbé, peu s’en faut que je ne vous dise comme Agnès : Ne gagez pas. — Perdrois-je ? — Non, vous gagneriez ; mais de si peu, si peu de chose, que, franchement, ce n’est pas la peine de s’en vanter. — C’est-à-dire, Madame, que votre sagesse a couru des risques. — Hélas ! oui : plus d’une fois je l’ai vue au moment de faire naufrage. Heureusement la voilà au port. — Ah ! Marquise, confiez-moi le récit de ces aventures. — Volontiers. Nous sommes dans l’âge où l’on n’a plus rien à dissimuler ; & ma jeunesse est si loin de moi, que j’en puis parler comme d’un beau songe.

Si vous vous rappellez le Marquis de Lisban, c’étoit une de ces figures froidement belles, qui vous disent, Me voilà ; c’étoit une de ces vanités gauches, qui manquent sans cesse leur coup. Il se piquoit de tout, & n’étoit bon à rien ; il prenoit la parole, demandoit le silence, suspendoit l’attention, & disoit une platitude. Il rioit avant de conter, & personne ne rioit de ses contes ; il visoit souvent à être fin, & il tournoit si bien ce qu’il vouloit dire, qu’il ne savoit plus ce qu’il disoit. Quand il ennuyoit les femmes, il croyoit les rendre rêveuses : quand elles s’amusoient de ses ridicules, il prenoit cela pour des agaceries. — Ah ! Madame, l’heureux naturel ! — Nos premiers tête-à-tête furent remplis par le récit de ses bonnes fortunes. Je commençai par l’écouter avec impatience ; je finis par l’entendre avec dégoût ; je pris même la liberté d’avouer à mes parents que cet homme-là m’ennuyoit à l’excès : on me répondit que j’étois une sotte, & qu’un mari étoit fait pour cela. Je l’épousai. On me fit promettre de l’aimer uniquement : ma bouche dit oui, mon cœur non, & ce fut mon cœur qui lui tint parole. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Chevalier de Luzel parut chez moi. Je le traitois d’abord comme un enfant ; & cet empire de ma raison sur la sienne ne laissoit pas d’être flatteur à mon âge ; mais c’étoit à qui me l’enleveroit. Je commençai à en avoir de l’inquiétude. Ses absences me donnoient de l’humeur ; ses liaisons, de la jalousie. J’exigeai des sacrifices, & je voulus imposer des loix.

Ma foi, me dit-il un jour que je lui reprochois sa dissipation, voulez-vous faire un petit miracle ? Rendez-moi sage tout d’un coup ; je ne demande pas mieux. J’entendis bien que pour le rendre sage il falloit cesser de l’être moi-même. Je lui demandai pourtant à quoi tenoit ce petit miracle. — A peu de chose, me dit-il : nous nous aimons, à ce qu’il me semble ; le reste n’est pas mal-aisé. — Si nous nous aimions, comme vous le dites, & comme je ne le crois pas, le miracle seroit opéré : l’amour seul vous eût rendu sage. — Oh non ! Madame, il faut être juste : j’abandonne volontiers tous les cœurs pour le vôtre ; perte ou gain, c’est le sort du jeu, & j’en veux bien courir les risques : mais il y a encore un échange à faire, & en conscience vous ne pouvez pas exiger que je renonce au plaisir. Madame, interrompit encore l’Abbé, le Chevalier n’étoit pas si dépourvu de bon sens que vous le dites, & le voilà qui raisonne assez bien. J’en fus étonnée, dit la Marquise ; mais plus je sentois qu’il avoit raison, plus je tâchois de lui persuader qu’il avoit tort. Je lui dis même, autant qu’il m’en souvient, les plus belles choses du monde sur l’honneur, le devoir, la fidélité conjugale : il n’en tint compte ; il prétendit que l’honneur n’étoit qu’une bienséance, le mariage une cérémonie, & le serment de fidélité, un compliment, une politesse qui, dans le fond, n’engageoit à rien. Tant fut disputé de part & d’autre, que nous nous perdions dans nos idées, quand tout à coup mon mari arriva.

Heureusement, Madame ! — Oh ! très heureusement, je l’avoue : jamais mari ne vint plus à propos. Nous étions troublés ; ma rougeur m’eût trahie ; & sans avoir le temps de réfléchir, je dis au Chevalier : Cachez-vous. Il se sauva dans mon cabinet de toilette. — Retraite dangereuse, Madame la Marquise ! — Il est vrai ; mais ce cabinet avoit une issue, & je fus tranquille sur l’évasion du Chevalier. Madame, dit l’Abbé avec son air réfléchi : je gage que M. le Chevalier est encore dans le cabinet. Patience, reprit la Marquise, nous n’en sommes pas encore au dénouement. Mon mari m’aborda avec cet air content de soi qu’il portoit toujours sur son visage ; & moi, pour lui cacher mon embarras, je courus vîte l’embrasser avec un air de surprise & de joie. Hé bien ! petite folle, me dit-il, te voilà bien contente ! tu me revois ! Je suis bien bon de venir passer la soirée avec cet enfant ! Tu ne rougis donc pas d’aimer ton mari ? Sais-tu bien que cela est ridicule, & qu’on dit dans le monde qu’il faut nous ensevelir ensemble, ou m’exiler d’auprès de toi ; que tu n’es bonne à rien depuis que tu es ma femme ; que tu désoles tous les amants, & que cela crie vengeance ? — Moi, Monsieur, je ne désole personne. Ne me connoissez-vous pas ? Je suis la meilleure femme du monde. — Quel air ingénu ! On l’en croiroit. Ainsi, par exemple, Palmene doit trouver bon que tu n’aies fait avec lui que le rôle d’une coquette ? Le Chevalier doit être content qu’on lui préfere un mari ? Et quel mari encore ! Un ennuyeux, un maussade qui n’a pas le sens commun, n’est-ce pas ? Quelle comparaison avec l’élégant Chevalier ! — Assurément je n’en fais aucune. — Le Chevalier a de l’esprit, de la légéreté, des graces. Que sais-je ? il a peut-être le don des larmes. A-t-il jamais pleuré à tes genoux ? Tu rougis ! C’est presque un aveu. Acheve, conte-moi cela. Finissez, lui dis-je, ou je quitte la place. — Hé quoi ! ne vois-tu pas que je plaisante ? — Cette plaisanterie mériteroit bien... — Comment donc, le dépit s’en mêle ! Tu me menaces ! Tu le peux ; je n’en serai pas moins tranquille. — Vous vous prévalez de ma vertu. — De ta vertu ? Oh ! point du tout : je ne compte que sur mon étoile, qui ne veut pas que je sois un sot. — Et vous croyez à votre étoile ? — J’y crois fort ; j’y compte si bien, que je te défie de la vaincre. Tiens, mon enfant, j’ai connu des femmes sans nombre ; jamais aucune, quoi que j’aie fait, n’a pu se résoudre à m’être infidelle. Ah ! je puis dire sans vanité que quand on m’aime on m’aime bien. Ce n’est pas que je sois mieux qu’un autre : je ne m’en fais pas accroire ; mais c’est un je ne sais quoi, comme dit Moliere, qu’on ne peut expliquer. A ces mots, se mesurant des yeux, il se promenoit devant une glace. Aussi, poursuivit-il, tu vois si je te gêne. Par exemple, ce soir as-tu quelque rendez-vous ? quelque tête-à-tête ? Je me retire. Ce n’est qu’en supposant que tu sois libre, que je viens passer la soirée avec toi. Quoi qu’il en soit, lui dis-je, vous ferez bien de rester. — Pour plus de sureté, n’est-ce pas ? — Peut-être bien. — Je te remercie : je vois qu’il faut que je soupe avec toi. Soupez donc bien vîte, interrompit l’Abbé ; M. le Marquis m’impatiente : il me tarde que vous sortiez de table, que vous soyez retirée dans votre appartement, & que votre mari vous y laisse. — Hé bien ! mon cher Abbé, m’y voilà dans le trouble le plus cruel que j’aie éprouvé de ma vie. L’ame combattue (j’en rougis encore) entre la crainte & le desir, je m’avance à pas tremblants vers le cabinet de toilette, pour voir enfin si mes alarmes étoient fondées : je n’y vois personne, je le crois parti ce perfide Chevalier ; mais heureusement j’entends parler à demi-voix dans la chambre voisine ; j’approche, j’écoute : c’étoit Luzel lui-même avec la plus jeune de mes femmes. Il est vrai, disoit-il, je suis venu pour la Marquise ; mais le hasard me sert mieux que l’amour. Quelle comparaison, & que le sort est injuste ! Ta maîtresse est assez bien ; mais a-t-elle cette taille, cet air leste, cette fraîcheur, cette gentillesse ? Par exemple, c’est cela qui devroit être de qualité ! Il faut qu’une femme soit ou bien modeste, ou bien vaine, pour avoir une suivante de ta figure & de ton visage ! Ma foi, Louison, si les graces sont faites comme toi, Vénus ne doit pas briller à sa toilette. — Réservez, M. le Chevalier, vos galanteries pour Madame, & songez qu’elle va venir. — Hé non ! elle est avec son mari ; ils sont le mieux du monde ensemble ; je crois même, Dieu me pardonne, avoir entendu tantôt qu’ils se disoient des choses tendres. Il seroit plaisant qu’il vînt passer la nuit avec elle ! Quoi qu’il en soit, elle ne me sait point ici, & dès ce moment je n’y suis plus pour elle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

LA MANIE DES ARTS,
ou la Matinée a la mode,
Comédie en un acte & en prose.

Forlise, le héros de la piece, est un de ces prétendus protecteurs qui voudroient avilir les véritables personnes à talent, & s’engouent des originaux qui savent leur en imposer à force d’impudence. Il promet à Dorilas de le prendre chez lui, & le sacrifie ensuite au Gascon qui vient faire la scene suivante.

Scene XII.

FORLISE, LA COMTESSE, DORILAS, UN MAITRE D’HOTEL, UN GASCON.

Le Maitre d’Hôtel.

Allons nous mettre à table.

Le Gascon, l’arrêtant.

Un moment, Mouseu, s’il vous plaît ; un moment, Mouseu. Après avoir eu le bonheur inespéré d’esquiver vos valets, il né séra pas dit qué vous m’échappérez. Jé né vous aurois peut-être pas vu d’aujourd’hui, si j’avois rencontré lé moindre dé vos gens, votre pétit houssard ; car avant qué ces Messieurs s’avisent d’annoncer un galant homme, qué vous leur fassiez réponse, & qu’ils s’avisent dé nous la porter, Dieu mé damne, la Justice feroit vendre les terres d’un Gascon par décret.

Forlise.

Je serois fâché, Monsieur, que leur impertinence m’eût privé du plaisir ...

Le Gascon.

Eh donc ! jé lé crois bien. Jé viens vous rendre un pétit service.

Forlise.

A moi, Monsieur ? Eh ! comment reconnoître....

Le Gascon.

Point dé réconnoissance. J’ai appris dé par lé monde qué vous aviez bésoin d’un Secrétaire.

Forlise.

Il est vrai.

Le Gascon.

Vous êtes un homme dé mérite ; vous avez des talents, des connoissances : jé né suis pas un sot, un ignorant. Eh bien ! jé viens mé présenter.

Forlise.

Vous ?

Le Gascon.

Moi-même ; personne n’est plus en état qué moi dé vous dire à quoi jé suis propre, & cé qué jé vaux.

Forlise.

Mais, Monsieur ......

Le Gascon.

On né sé loue pas ordinairement, jé lé sais ; mais quand on veut sé faire connoître tout d’un coup, il faut bien faire les honneurs de sa personne.

la Comtesse.

Il a quelque raison.

Le Gascon.

Jé n’ai de récommandation qué moi-même, & cé pétit placet dé ma façon, dont jé veux vous régaler.

Forlise.

Madame, qu’en dites-vous ? Monsieur veut vous régaler d’un placet.

Le Gascon.

Jé mé flatte qu’il vous féra plaisir.

La Comtesse.

C’est un fou dont il faut se débarrasser.

Le Gascon.

C’est un placet en vers, Madame.

La Comtesse.

Un placet en vers, Monsieur !

Forlise.

L’idée est neuve !

La Comtesse.

Originale, plaisante !

Dorilas.

L’impudent va leur tourner la tête.

La Comtesse, à Forlise.

Nous pourrions bien en avoir été la dupe. (Au Gascon.) Voyons votre placet, Monsieur, nous vous écoutons.

La Comtesse.

Je suis toute oreille.

Le Gascon.

Jé commence, écoutez :

Jé suis faiseur dé petits vers
Et de bourgeoises comédies ;
Compositeur dé pétits airs,
Dé parade & dé parodies ;
Rieur & bouffon excellent,
Le singe d’une compagnie.
Jé possede l’heureux talent
D’amuser un Grand qui s’ennuie.
J’ai fait rire à temps un Anglois
Qui songeoit à ses funérailles ;
Un Allemand, un Hollandois,
Un Ministre allant à Versailles.
Plaise, de grace, à Monseigneur
Laisser, du haut de sa Grandeur,
Tomber un regard protecteur
Sur son très humble serviteur.

La Comtesse.

A miracle ! voilà qui est charmant, délicieux, divin ! C’est le plus joli placet du monde : qu’en dites-vous, Monsieur Dorilas ?...

Dorilas.

Moi, Madame... Mais je le trouve bien .. (A part.) Adieu mon secrétariat.

Forlise.

On ne sauroit demander mieux.

La Comtesse.

Avec plus d’esprit.

Forlise.

Et à plus de titres. S’il tient tout ce qu’il promet, mais ..... c’est un homme impayable.

Le Gascon.

Jé passe.

La Comtesse.

Voilà mon protégé, moi ; voilà mon protégé. Je veux avoir votre placet ; Monsieur, vous me le copierez.

Le Gascon.

Oui, Madame ; jé ferai plus, j’aurai soin dé vous le noter. Jé l’ai mis en musique.

Forlise.

En musique !

Le Gascon.

Oui, Mouseu.

La Comtesse.

Votre placet en musique ! Oh ! je vais raffoler de vous, mon cher petit Monsieur. Son placet en musique, M. le Marquis, M. Dorilas !... Oh ! il n’y a rien au-dessus de cela. Si vous ne le prenez pas, M. le Marquis, je le prends, moi..... Votre air, mon cher Monsieur ; ne nous faites pas languir.

Le Gascon.

J’en ai justément sur moi les parties copiées, jé vais les distribuer à vos Musiciens, si vous lé trouvez bon, & nous exécutérons ensemble mon pétit placet.

(Il distribue aux Musiciens les parties de son placet.)

Le Maitre d’Hôtel.

Mais, Monsieur le Marquis, votre dîner ?

Forlise.

Le placet, le placet.

Le Gascon chante.

Jé suis faiseur, &c.

La Comtesse.

Bravo ! de mieux en mieux ! l’air surpasse les paroles ! on n’y tient pas !... C’est un homme unique, incomparable ! Hâtez-vous de vous l’attacher : craignez qu’on ne vous l’enleve, qu’on ne vous l’accroche....

Forlise.

Je commence à sentir comme vous tout le prix de cette acquisition.

Dorilas.

Et la bassesse de l’état que j’ambitionnois. Sortons.

(Il sort.)

Le Gascon.

Ce n’est pas tout encore, c’est qué l’air est dansant, & qué j’en ai fait une danse de caractére.

La Comtesse.

Eh ! mais ... voilà qui est d’une folie unique. Voyons, dansons le placet.

Forlise.

Très volontiers, cela sera charmant, allons.

(On avertit qu’on a servi.)

Il y a dans l’Hiver, Comédie en un acte en vers & en prose, par Dallainval, une scene qui ressemble beaucoup à celle que nous venons de rapporter. La voici.

Scene VIII.

COMUS, CRIQUET.

(Criquet est habillé de noir, avec un manteau, une grande perruque sans poudre, & un grand rabat.)

Comus.

  Mais que cherche ici ce visage ?
Seroit-ce encore un Dieu ? Je n’en vis jamais tant,
 Ni de plus sots. Ecoutons-le pourtant.

Criquet.

C’est sans doute ici le Palais du Dieu de l’hiver ?

Comus.

Oui, Monsieur.

Criquet.

Et c’est au Dieu Comus que j’ai apparemment l’honneur de parler ?

Comus.

Oui, Monsieur. Vous suis-je nécessaire ?

Criquet.

Seigneur, j’ai appris que vous cherchiez un nombre de gens pour contribuer par leurs talents aux plaisirs de l’Hiver pendant son séjour en France.

Comus.

Il est vrai.

Criquet.

Avec votre permission, & sauf le meilleur avis de votre Divinité, ne seroit-il pas beaucoup plus avantageux, au lieu de multiplier les êtres à l’infini, de trouver un sujet qui rassemblât en lui tous les divers talents ?

Comus.

 Ce seroit une bonne affaire ;
 Car moins de gens, moins d’ennemis.
 Mais dans quel climat pourroit être
 Un original d’un tel prix ?

Criquet.

Je le connois ; c’est une véritable encyclopédie, id est, l’abrégé de toutes les sciences.

Comus.

Ah ! de grace, Monsieur, faites-le-moi connoître.

Criquet.

J’ai trop de modestie pour vous le nommer : mais voici un petit placet où vous trouverez, avec ses mérites détaillés, ses noms & demeure.

Comus.

  Je le lirai.

Criquet.

Je reviendrai demain matin savoir quel cas vous aurez fait de mon placet. Serviteur, Seigneur, serviteur. (Il fait deux pas, & revient.) Comme vous êtes un Dieu, j’ai mis le placet en votre langage, je l’ai écrit en vers.

Comus.

  Tant mieux,
 Il m’en sera plus précieux.

Criquet.

Si vous me le permettez, j’aurai l’honneur de vous déclamer mon placet.

Comus.

 Très volontiers.

Criquet, déclamant ridiculement.

A Monseigneur
Comus, Dieu de la joie & de la bonne chere,
Et du Dieu de l’Hiver Intendant ordinaire,
 Mais Intendant tout plein d’honneur.
 Monseigneur, humblement supplie
   Hector Criquet,
 Et vous remontre en ce placet,
Qu’il montre l’éloquence & la philosophie,
Les langues, le blason & la géographie,
  La médecine & les loix,
 La marine & l’astrologie,
  La guerre & la magie,
 Et mille autres arts à la fois.
 Ledit Hector Criquet demeure
  Depuis plusieurs saisons
 Auprès des petites-maisons,
  On l’y trouve à toute heure.

Comus.

 Le charmant placet ! les beaux vers !
 Vous savez tous ces arts divers ?

Criquet.

Non, Seigneur ; mais je les enseigne. A demain, Seigneur : serviteur. (Il fait six pas.)

Comus.

 La peste soit du fanatique !

Criquet.

S’il vous plaisoit, je vous chanterois mon placet ; car je l’ai mis en musique.

Comus.

 Voyons un placet en musique.

Criquet.

En quelle musique voulez-vous que je le chante ? Musique italienne, françoise, angloise, allemande, suisse, turque, chinoise ? car je compose en toutes ces musiques, sans les avoir apprises que par les mathématiques46. Oh ! cela fait de beau chant ! Parlez.

Comus.

 Chantez celle qu’il vous plaira.

Criquet.

Vous en êtes pour l’italienne, je le vois : c’est là le grand goût : aussi, qu’est-ce que cette musique françoise ? elle approche trop des paroles.

Comus.

Oui ; mais de ce défaut on la corrigera.

Criquet.

La la la . . . . . . Quelle voix voulez-vous ? car je les ait toutes, haut-dessus, bas-dessus, haute-contre, taille, concordant, discordant, voix entiere, voix claire, basse-taille, basse-contre. Parlez, choisissez.

Comus.

La voix que vous voudrez, il ne m’importe guere.

Criquet.

La la la... Je n’ai pas mis le titre du placet en musique. Si vous vouliez pourtant . . . .

Comus.

 Non, non, il n’est pas nécessaire.

Criquet chante en musique italienne.

Monseigneur, humblement supplie, &c. jusqu’à ces mots, Ledit Ector Criquet.

Comus.

 Je suis enchanté de votre air,
 Et j’en ferai rire l’Hiver.

Criquet.

J’abuse de vos bontés. A demain, Seigneur. Serviteur. (Il fait huit pas.)

Comus.

Fut-il jamais pareille extravagance !

Criquet, revenant.

(Il tire de dessous son manteau un violon qu’il présente à Comus.)

Un Dieu sait toutes choses. Sauriez-vous jouer du violon ?

Comus.

Non, je n’ai pas toute votre science.

Criquet.

C’est que je vous danserois mon placet ; j’ai composé des pas dessus.

Comus.

 Ah ! voyons danser un placet.
 Je n’oublierai jamais ce trait.

Criquet chante, joue du violon, & danse en même temps.

Dans la Matinée à la mode, ou la Manie des arts, Forlise s’est levé avec l’envie de faire une Tragédie. Il donne la derniere main à l’ouvrage, quand Dumont, voyant son maître dans les transports de la composition, sent des démangeaisons d’écrire, se place à l’autre bout du théâtre, & fait des vers pour Philis.

Scene VI.

FORLISE, DUMONT.

Forlise.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voyons, & continuons ce que nous avons si bien commencé. Dumont, ne m’interromps plus, mon démon me saisit, j’entre en verve ; écrivons.

Dumont.

Si je faisois aussi des vers... Qu’est-ce qui m’en empêche ? En les faisant corriger par un autre, cela n’est pas difficile. M. Dorilas aura bien la complaisance de faire pour moi ce qu’il fait pour mon maître . . . Poétisons . . . . . . Mais pour qui ? Comment ! Pour Philis . . . ma maîtresse. Elle a un petit nez troussé, bien capable d’ouvrir la veine.

Forlise.

Quelle rapidité ! quelle foule d’idées ! comment cela se présente !

Dumont.

Voilà une plume, de l’encre, du papier ; il y aura bien du malheur si je ne fais pas des vers avec tout cela. Il faut d’abord se frotter le front, se ronger les ongles, regarder le ciel, fixer les yeux en terre, frapper du pied, battre la muraille de sa tête, marcher à grands pas, s’arrêter tout court, s’asseoir tantôt sur une chaise, tantôt sur une autre. Essayons toutes ces manieres-là. . . . Bon ! je commence à entrevoir quelques idées ; promenons-les, pour les étendre. . . . M’y voilà. . .

De même qu’un taureau . . . .

Mais cette comparaison-là effraiera ma maîtresse . . . . . . Tout coup vaille, écrivons.

Forlise.

Voyons, que j’arrange ma situation, que je mesure un peu l’étendue de la scene pour mon coup de théâtre . . . . Bon . . . il y aura de la place ; l’effet sera merveilleux ! On auroit mis là autrefois du sentiment, le cri de la douleur, du désespoir : mais nous nous y entendons bien mieux aujourd’hui ; une déclamation, un coup d’œil philosophique, voilà tout ce qu’il faut.

Dumont.

De même qu’un taureau bondissant dans les airs . . .

Forlise.

Courage, Forlise !

Dumont.

Courage, Dumont !

Forlise.

Que je suis content de moi !

Dumont.

Que je suis enchanté de ma petite personne ! Je me caresserois, je me baiserois volontiers !

Forlise.

Comment ai-je pu trouver cela ?

Dumont.

Comment l’esprit humain peut-il aller jusques-là ?

Forlise, embrassant son papier.

O trop heureux Forlise !

Dumont, le regardant.

C’est encore apparemment une des cérémonies de la magie. (Faisant comme son maître.) O trop heureux Dumont ! . . . En effet, je sens que cela m’échauffe l’imagination. . . . O trop heureux Dumont !

Forlise.

Voilà de quoi faire tourner la tête à toutes nos femmes.

Dumont.

Je ne sais si la tête en tournera à Philis : mais elle m’en tourne à moi.

Forlise.

Je ne me possede pas . . . je suis dans une ivresse . . .

Dumont.

Et moi je suis comme un homme ivre-mort. Ce que c’est que la poésie !

Forlise.

Si Dumont n’étoit pas si bête . . . .

Dumont.

Si mon maître ne croyoit avoir tant d’esprit . . . .

Forlise.

Je lui lirois ce morceau.

Dumont.

Je lui ferois voir ce petit plat de mon métier.

Forlise.

Mais non, il ne sentira point . . . .

Dumont.

Mais non, il se moquera de moi.

Forlise.

Dumont, te tairas-tu ?

Dumont.

Non, ma Philis, non . . . .

Forlise, se levant.

Comment, non ! . . . maraud !

Dumont.

Monsieur, je parlois à Philis.

Forlise.

Qu’est-ce à dire Philis ?

Dumont.

Ce sont de petits vers.

Forlise.

Je crois, Dieu me pardonne, que le marouffle . . . .

Dumont.

Oui, Monsieur.

Forlise.

Ah ! voyons cela, Monsieur Dumont, voyons cela.

Dumont.

Eh ! mais, cela n’est pas si mauvais que vous vous l’imaginez bien.

Forlise.

Tu te fâches ?

Dumont.

Vous croyez qu’il n’y a que vous qui ayez de l’esprit ; M. Dorilas dit que j’en ai aussi.

Forlise.

Assurément . . . . Voyons donc . . . Mais voici M. Dorilas ; il vient fort à propos pour admirer un chef-d’œuvre.

Il y a dans l’Amant Auteur & Valet, Comédie en un acte de M. Cerou, une scene qui ressemble beaucoup à celle de Forlise & de Dumont. Eraste, jeune Auteur, est secrètement amoureux de Lucinde. Il s’introduit chez elle à titre de valet : il n’ose lui parler de son amour ; mais il peint sa passion dans de petits ouvrages qu’il a soin de faire tomber sous sa main. Il corrige les épreuves d’un roman ; son laquais Frontin, qui les lui porte, ne peut le voir écrire sans avoir envie de barbouiller du papier. Ils sont très occupés l’un & l’autre, quand Lucinde, qui se doute du déguisement d’Eraste, & de son amour, arrive à petit bruit, & se place derriere le fauteuil du maître.

Scene X.

ERASTE, FRONTIN, LUCINDE.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Frontin.

Les doigts me démangent dès que je vois écrire : aussi porté-je toujours avec moi mon ouvrage. Allons, cédons au noble transport qui nous anime ; écrivons, instruisons l’univers . . Trouvons d’abord un titre heureux : Le parfait Domestique. Fort bien ! Ou l’Histoire curieuse & véritable du célebre Frontin. Charmant début ! . . . . . . . . . . . . . .

Lucinde.

Lisette vient de m’étonner. Les sentiments que ce garçon fait paroître annonceroient en lui des inclinations plus relevées. Mais j’ai des soupçons sur sa naissance, que je veux éclaircir. Le voilà, si je ne me trompe, dans quelque occupation sérieuse. Approchons doucement, & sachons ce que ce peut être.

Eraste.

Le désagréable métier que celui de corriger des ouvrages ! Voilà déja plus de dix fautes dans le premier feuillet. Tu lui diras de ma part que je suis tout-à-fait mécontent.

Lucinde.

Je n’y manquerai pas.

Frontin.

Comment diable ! j’écris comme un ange ! Si cela continue, l’ouvrage sera court : je n’en ai fait que trois pages, & me voilà presque à la fin. Eh bien ! il ennuiera moins.

Eraste.

Si tu voulois bien ne pas parler si haut.

Frontin.

Au reste, c’est une belle qualité, & même assez rare, que de savoir être laconique ; mais aussi ne faut-il rien omettre des principales actions de ma vie. Récapitulons un peu. Dans les circonstances de ma naissance, je n’ai rien oublié que le nom de mon pere : mais ce n’est pas ma faute ; que ne s’est-il fait connoître ? Voilà mes campagnes sur mer ; de Toulon à Marseille, & de Marseille à Toulon.

Eraste.

On a bien raison de dire qu’un ouvrage n’est pas encore achevé quand il est entre les mains de l’imprimeur.

Frontin.

Chapitre troisieme. Comme quoi Frontin paroît à la Cour, rend de grands services à un jeune Seigneur, & le met dans le monde au moyen des bonnes connoissances qu’il lui donne.

Lucinde, à part.

Votre style me paroît beau.

Eraste.

Trouvez-vous cela, Monsieur Frontin ? Je suis fort aise qu’il soit de votre goût.

Frontin.

Frontin entre valet de chambre de Monsieur ***. Il faut avoir de la discrétion, & ne point nommer les masques. Il vole son maître qui s’en apperçoit & ne le chasse point. Je connoissois mon homme ; il m’auroit chassé si je l’avois servi fidellement.

Eraste.

Il n’est pas permis de tenir contre tant de sottises. Demande-lui s’il se moque de moi.

Lucinde, à part.

Cela suffit, je lui dirai.

Eraste.

Monsieur Frontin fait l’agréable ; il adoucit sa voix : il en est sans doute à quelque endroit tendre de son roman.

Frontin.

Me voici à l’infidélité de ma coquette. Allons, broyons du noir ; barbouillons-la des plus affreuses couleurs ; que ce tableau effraie tout son sexe ; qu’il soit semé de réflexions ; les réflexions sont la rocambole des romans.

Lucinde, à part.

Son héroïne ne ressemble guere au portrait qu’il en fait.

Frontin.

J’entre dans un bosquet pour rêver à la perfide ; je la trouve sur un lit de gazon, en pet-en-l’air.

Eraste.

Frontin ! Frontin !

Frontin.

Attendez, Monsieur, je n’ai plus qu’un mot à écrire. Je lui jette un coup d’œil assez farouche : elle veut fuir mes reproches ; mais un orage épouvantable inonde tout-à-coup le jardin. Déja le bosquet est entouré d’eau ; ma perfide en a jusqu’à mi-jambe : je ne daigne pas lui donner le moindre secours, & je monte sur un arbre. Quelle magnifique description !

Eraste.

Frontin !

Frontin.

Je suis à vous. . . . Ah ! nous sommes perdus !

(Il tousse, & fait des signes à Eraste en voyant Lucinde.)

Nous avons dit dans le second volume, Chapitre VIII, du genre gracieux, qu’une petite piece de M. Rochon, intitulée Hylas & Silvie, ressembloit à Mylas, Pastorale de Pierre Bassecourt ; que cette Pastorale ressembloit elle-même au Pastor fido de Guarini : ajoutons que dans le Tour du Carnaval, ou les Valets-Maîtres, de M. Rochon, les scenes de jalousie ressemblent beaucoup à deux ou trois scenes de la Moglie gelosa, l’Epouse jalouse, Canevas de Riccoboni, dont M. Joli a tiré sa Femme jalouse. Je trouvai M. Rochon chez Mademoiselle Hus après la premiere représentation de ses Valets-Maîtres, & je lui dis en plaisantant : Je te connois, beau masque. Vous allez donc quelquefois aux Italiens ; vous avez vu l’Epouse jalouse. Il en convint de bonne foi. Un petit esprit eût été piqué contre moi.