(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. M. DE BEAUMARCHAIS. » pp. 442-462
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVI. M. DE BEAUMARCHAIS. » pp. 442-462

CHAPITRE XVI.
M. DE BEAUMARCHAIS.

Mis à côté de Scarron, de M. Darnaud de Baculard, de Thomas Corneille, de Boisrobert, & de Moliere, &c.

EUGÉNIE, Drame en cinq actes & en prose.

Nous avons déja beaucoup parlé de cette piece dans le premier volume de cet ouvrage, Chapitre XVI, de l’entr’acte ; il nous suffira donc d’en donner un précis bien rapide, pour faire voir à quoi elle ressemble, & nous séparerons l’intrigue en deux parties pour ne pas confondre les traits de ressemblance.

Premiere partie de l’intrigue d’Eugénie.

Le Baron Hartley a deux enfants ; il croit Sir Charles son fils à l’armée, & part avec Eugénie sa fille pour Londres. Le Lord Clarandon l’a séduite en feignant de l’épouser secrètement. Il a un rendez-vous la nuit dans l’appartement de la belle : il y va, quand il rencontre un jeune homme prêt à périr sous les coups de plusieurs assassins, le défend, le conduit avec lui chez Eugénie, le laisse dans une chambre voisine de celle où il entre. Le Baron arrive, veut aller chez sa fille ; le jeune homme l’arrête : ils mettent l’épée à la main : on apporte des flambeaux ; le Baron reconnoît son fils dans son adversaire : Sir Charles voit avec le dernier étonnement qu’il a mis l’épée à la main contre son pere. Le Baron l’instruit de l’affront fait à sa famille par le Lord : on le sait chez Eugénie : on veut le faire assassiner : Sir Charles se souvient qu’il lui doit la vie, la lui rend en le délivrant des assassins armés contre lui, & jure de se venger plus noblement ; mais le Lord, reconnoissant ses torts, épouse solemnellement Eugénie.

Cette portion d’intrigue ressemble beaucoup à celle de l’Ecolier de Salamanque, ou les Généreux Ennemis, par Scarron : il n’en est pas l’inventeur, puisque les Espagnols l’ont insérée dans dix romans au moins, dans autant de comédies, & que Thomas Corneille ainsi que Boisrobert l’avoient mise sur notre scene avant le Poëte burlesque, mais d’une façon encore plus imparfaite que lui. On sera sans doute bien aise de voir comme, une fois parvenue en France, elle a perdu par degrés une partie de ses invraisemblances & du fatras espagnol.

LES ILLUSTRES ENNEMIS,
Comédie en cinq actes & en vers, par Thomas Corneille.

Acte I. Enrique accuse fort légérement Don Sanche, respectable vieillard, d’avoir tenu des propos contre sa famille, & le fait maltraiter dans l’obscurité par des lâches à ses gages. Alonse lui reproche cette violence. Enrique, loin d’en être fâché, veut la faire servir pour traverser l’amour que D. Lope son frere a pour Jacinthe fille de Don Sanche. Il prie Alonse de persuader au vieillard offensé que Don Lope lui-même a fait l’offense. Alonse, quoiqu’indigné de la proposition d’Enrique, feint cependant de vouloir seconder ses desseins, & projette de servir la tendresse de Don Lope.

(La scene change & représente l’appartement de Jacinthe.)

Don Lope ayant appris l’affront fait à Don Sanche, vient offrir son bras à son amante. Si ton frere vivoit, lui dit-il, ce seroit lui qui vengeroit son pere : il est mort, c’est à moi de tenir sa place. On entend du bruit, on le fait cacher. Alonse paroît en disant à Don Sanche qu’il est chargé par son offenseur de lui demander excuse d’un affront fait par méprise ; il offre, dit-il, de le réparer en donnant la main à votre fille, & ne veut se nommer qu’après la parole donnée. Jacinthe presse son pere d’accepter cette réparation. Il sort pour consulter sa famille. Don Lope reproche à Jacinthe sa légéreté : mais c’est à tort, puisqu’elle n’accorde sa main qu’afin de pouvoir poignarder son indigne époux.

(La scene se passe chez Don Lope.)

Acte II. Don Lope raconte à Cassandre sa sœur la résolution que Jacinthe a prise, lorsqu’elle vient elle-même dire à son amant qu’elle a changé d’avis, puisqu’il est l’offenseur de son pere & qu’elle ne sauroit le poignarder. Don Lope s’excuse, mais conseille à Jacinthe de ne pas désabuser Don Sanche, leur union devant naître de son erreur : elle ne veut pas d’un bonheur qui terniroit la gloire de l’un & de l’autre, & qui la rendroit indigne de son amant : elle lui ordonne de se montrer innocent en découvrant quel est le coupable. Il sort pour lui obéir. Cassandre console son amie & dit qu’elle est plus à plaindre qu’elle, puisque la mort lui a ravi l’amant qu’elle adoroit, & qu’on veut l’obliger d’épouser un homme qu’elle hait. Cette idée l’afflige au point qu’elle se trouve mal : dans ce temps l’amant qu’elle regrette paroît, elle le prend long-temps pour son esprit : mais elle reconnoît Don Alvar lui-même en qui Jacinthe retrouve son frere.

Acte III. Don Sanche apprend que son fils n’est pas mort ; il change alors de dessein, ne veut plus donner sa fille à celui qui l’offensa, veut charger son fils d’une vengeance que sa vieillesse l’empêche de prendre lui-même ; il lui écrit de se rendre bien vîte auprès de lui. Don Alvar est avec Cassandre, lorsqu’Enrique paroît. Elle se trouble, prie Don Alvar d’empêcher qu’elle ne soit suivie par le cavalier qui vient. Don Alvar exécute ses ordres : Enrique indigné lui fait mettre l’épée à la main : Alvar le blesse, est poursuivi par trois braves 50 : il alloit être accablé par le nombre, lorsque Don Lope le défend & apprend un moment après qu’il a secouru le meurtrier de son frere.

Acte IV. Don Alvar & Don Lope se rencontrent : ce dernier veut venger la mort de son frere : l’autre le prie de permettre qu’il soit digne de se mesurer avec lui, & de souffrir qu’il se lave auparavant d’un affront fait à sa famille. Dans ce temps-là on vient dire à Don Lope que Jacinthe l’attend chez elle : il a tout à craindre dans la maison d’un homme qui se croit déshonoré par lui. Son généreux ennemi offre de l’accompagner : il le suit en effet, & l’attend dans une chambre voisine de celle où se passe le rendez-vous. Son pere paroît, ils se reconnoissent. Don Alvar se souvient que Don Lope lui a sauvé la vie, il facilite sa fuite ; son pere lui raconte ensuite que Don Lope l’a fait insulter par des lâches, & que pour modeler la réparation sur l’offense, il vient d’aposter des assassins, qui le délivreront de son ennemi. Don Alvar vole au secours de Don Lope.

Acte V. Don Lope avoue qu’il doit la vie au meurtrier de son frere. Don Alvar vient lui dire que s’il tient de lui la vie, il lui a rendu le même service ; qu’ils ne se doivent plus rien de ce côté-là, mais qu’ils sont obligés présentement de se battre, l’un pour venger la mort d’un frere, l’autre pour laver l’affront fait à son pere. Heureusement pour eux Enrique a confessé avant de mourir qu’il avoit fait insulter Don Sanche, & qu’il méritoit la mort pour avoir attaqué Don Alvar avec l’avantage du nombre. Don Lope épouse Jacinthe, & Don Alvar s’unit à Cassandre.

 

Voyons le même sujet remanié par Boisrobert. Il ne nous dit pas s’il a prétendu faire une Tragédie ou une Comédie. On n’avoit pas encore imaginé de donner le titre de Drame aux pieces amphibies.

LES GÉNÉREUX ENNEMIS,
Comédie en cinq actes, de Boisrobert.

(La scene est à Lisbonne.)

Acte I. Léonore est amoureuse du Comte de Bellefleur ; elle l’introduit dans sa chambre & le fait ensuite cacher dans le balcon, parcequ’elle entend Timandre son pere qui déplore son sort. Léonore croit son intrigue découverte : mais son pere ne se plaint que des prodigalités de Don Pedre son fils qui a joué à Cascaye l’argent de sa pension. Phlipin excuse son jeune maître, reçoit du vieillard deux cents ducats & feint de repartir bien vîte pour Cascaye : mais il annonce tout bas que Don Pedre est secrètement à Lisbonne. Léonore est tout-à-fait rassurée, lorsque son pere ayant oublié de dire quelque chose à Phlipin, ouvre le balcon pour l’appeller, y trouve le Comte, se doute qu’il est là pour sa fille, crie au secours & veut le retenir ; le Comte le repousse, le fait tomber & prend la fuite : le vieillard projette d’écrire à son fils pour qu’il vienne bien vîte punir l’insolent qui les déshonore.

Acte II. Don Pedre est incognito à Lisbonne, parcequ’il est amoureux de Constance sœur du Comte & d’Arnest : ce dernier découvre son intrigue, l’attend avec quatre braves & son valet Orcame, lui fait mettre l’épée à la main, & reçoit un coup qui le jette à terre. Ses braves veulent le venger : le Comte indigné de voir cinq hommes contre un, fait prendre la fuite aux assassins, & engage Don Pedre à se réfugier chez lui. Dans l’instant même le Commissaire frappe à sa porte, lui apprend qu’Arnest vient d’être tué, & que le meurtrier est dans sa maison : le Comte apprend à Don Pedre qu’il a donné la mort à son frere, qu’il n’a pas voulu le livrer à la justice, mais qu’ils doivent se battre pour venger le sang d’Arnest. Don Pedre voudroit ne pas se couper la gorge avec son libérateur : son valet lui porte les deux cents ducats que son pere lui envoie avec une lettre que le bon vieillard lui a fait remettre ; ils quittent la scene pour la lire.

Acte III. Le Comte ne manque point d’affaires. Léonore lui a donné un rendez-vous chez elle : il veut venger la mort de son frere : & un Florentin nommé Octavien, à qui il a jadis donné un soufflet, est arrivé pour l’en punir. Don Pedre lui communique la lettre de son pere, & le prie de lui laisser venger l’affront fait à sa famille avant de l’obliger à se battre contre lui : le Comte le loue de sa délicatesse, lui dit à son tour qu’il a un rendez-vous & qu’il y court quelques dangers : Don Pedre offre de l’accompagner. (La scene change & représente l’appartement de Léonore.) Léonore croit le Comte parjure & lui a écrit de se rendre chez elle pour fournir à son pere une vengeance plus facile : l’amour la fait bien vîte changer de sentiment ; elle souhaite qu’il ne vienne point, quand il arrive. Don Pedre reconnoît sa maison, voit que le Comte est l’amant de sa sœur. Le pere paroît, loue la diligence de son fils, lui ordonne de fondre avec lui sur leur ennemi commun : Don Pedre défend au contraire le Comte, favorise sa fuite, lui sauve à son tour la vie : ils projettent de se voir ailleurs.

Acte IV. Don Pedre allant au lieu indiqué pour se battre avec le Comte, est arrêté & conduit en prison ainsi que son valet Phlipin : il est confronté avec Orcame valet d’Arnest ; mais Orcame, né gentilhomme & rempli d’honneur, feint de ne pas le connoître, signe sa décharge & lui apprend qu’un Florentin doit attirer le Comte dans un endroit écarté sous prétexte de s’y battre avec lui, & le faire assassiner par des coquins apostés. Don Pedre & Orcame projettent de s’opposer à cet assassinat, s’ils peuvent sortir de prison. Constance rend visite à son amant & lui apprend qu’Arnest n’est pas mort : elle fuit à l’approche du Comte qui vient d’obtenir l’élargissement de Don Pedre : ils remettent leur duel au lendemain, parceque le Comte veut ce jour-là satisfaire le Florentin ; ils s’embrassent précisément dans le temps que Timandre arrive : ce dernier accable son fils de reproches, le taxe de lâcheté, ne veut plus le voir. Don Pedre ordonne à Phlipin de suivre le Comte & de l’instruire de toutes ses démarches.

Acte V. Phlipin annonce à son maître que le combat du Comte ne sera pas sanglant, puisqu’il est tête à tête avec Léonore derriere une Eglise. Don Pedre, furieux, y court : Léonore prend la fuite ; son frere veut que le Comte mette sur-le-champ l’épée à la main : celui-ci lui rappelle que leur duel est fixé au lendemain & qu’il doit auparavant satisfaire le Florentin. La scene change & fait voir le Florentin exerçant ses braves armés de poignards & de fusils : ils se cachent à l’arrivée du Comte & l’entourent ensuite : mais Don Pedre & Phlipin, masqués, les mettent en fuite : le Florentin est obligé de se battre à armes égales ; il est tué par le Comte. Don Pedre se démasque : le Comte admire sa générosité ; ils vont se battre pour vuider leur différent, quand Orcame survient, les sépare, leur assure qu’Arnest ne mourra pas. Le Comte offre d’épouser Léonore : Don Pedre demande la main de Constance, & l’obtient.

 

Il n’est pas nécessaire, je pense, de marquer les changements légers que Boisrobert a faits ; le lecteur les apperçoit assez.

L’ÉCOLIER DE SALAMANQUE,
ou les Généreux Ennemis,
Tragi-comédie de Scarron en cinq actes & en vers.

Il est encore inutile de donner un extrait bien étendu de cette piece, puisque nous ne pourrions le faire sans répéter en plusieurs endroits ce que nous avons dit des Généreux Ennemis par Boisrobert. Indiquons seulement ce qui rapproche Scarron de M. de Beaumarchais. L’Ecolier, délivré de ses assassins par le Comte, l’escorte généreusement au rendez-vous qu’on lui a donné, sans se douter qu’il le conduit auprès de sa sœur. Le pere de l’Ecolier veut entrer chez sa fille, trouve un homme qui s’oppose à son passage.

Acte III. Scene IV.

DON FÉLIX, DON PEDRE.

D. Félix entre sans lumiere.

Je ne me trompe pas,
Je viens d’ouir du bruit, des paroles, des pas,
Je veux m’en éclaircir. . . . . . .
A ce bruit que j’entends, si j’en crois ma colere,
Si le fer à la main je cours où j’ois du bruit....
On se sauve aisément à l’aide de la nuit :
Ayons de la lumiere.

D. Pedre.

En toute cette rue,
Que j’ai cent & cent fois visitée & courue,
Il ne logea jamais Dame de qualité,
Ni fille de mérite ou de rare beauté,
Qui méritât d’un Comte être galantisée.
L’aventure est pourtant suspecte & mal-aisée,
Puisqu’un homme de Cour y trouve du danger,
Et se munit ainsi d’un secours étranger.
Un homme vient à moi l’épée toute nue.
Défendons notre poste.... Arrête, ou je te tue.

D. Félix.

Tu mourras le premier.

D. Pedre

C’est mon pere !

D. Félix.

Est-ce toi,
Don Pedre, mon cher fils ?

D. Pedre.

Ah ! qu’est-ce que je vois !
Mon pere ici !

D. Félix.

Mon fils, qui t’a dit ma demeure ?
Et comment as-tu pu la trouver à telle heure ?

D. Pedre.

O que non sans sujet ce discours me fait peur !

D. Félix.

Il faut mourir, Don Pedre, ou venger mon honneur.
Mais, mon fils, je te vois l’ame toute interdite,
Et tu me parois froid alors que je t’excite.
Sais-tu déja par où notre honneur est taché,
Car un pareil malheur n’est pas long-temps caché :
Où ton bras, punissant une vie ennemie,
Auroit-il pu déja venger notre infamie ?

D. Pedre.

Venger votre infamie !

D. Félix.

Oui, mon fils, la venger :
Au prix de notre mal c’est un fardeau léger.
Venge-moi, venge-toi.

D. Pedre.

Ne sachant pas l’offense...

D. Félix.

Tu la sauras trop tôt, courons à la vengeance :
C’est par ce seul moyen que notre honneur perdu,
Ou le sera sans honte, ou nous sera rendu.
Mais, mon fils, sans rougir te puis-je rendre compte
Du commun déplaisir qui nous couvre de honte ?
Epargne-moi, mon fils, la honte & le regret
De révéler moi-même un si fâcheux secret :
Dispense-moi, mon fils, d’un récit si funeste.
Va-t’en trouver ta sœur, apprends d’elle le reste :
Mais si tu m’aimes bien parle-lui doucement,
Parle-lui de pardon plus que de châtiment ;
En apprenant son mal, apprends-lui son remede ;
Car enfin, dans mon cœur, mon sang pour elle plaide :
Et souviens-toi qu’elle est & ma fille & ta sœur.

D. Pedre.

Je sers mon ennemi contre mon propre honneur.
O Dieu ! que de malheurs sur moi le Ciel assemble !

D. Félix.

Don Pedre, faisons mieux, allons la voir ensemble,
Et flattant sa douleur, tâchons de lui montrer...

D. Pedre.

Non, mon pere, attendez, vous n’y pouvez entrer.

D. Félix.

Moi, je n’y puis entrer !

D. Pedre.

Je vous dis vrai, mon pere,
Vous n’y pouvez entrer moi vivant.

D. Félix.

Quel mystere
Ou quelle extravagance ? Es-tu dans ton bon sens ?
Et pourquoi ces soupirs & ces yeux languissants
Ote-toi.

D. Pedre.

N’entrez pas, je garde cette porte.

D. Félix.

Résister à son pere & parler de la sorte !
Il ne me manquoit donc pour combler mon malheur,
Que ta raison blessée autant que mon honneur !

D. Pedre.

Mon pere, ma raison ne fut jamais plus saine :
Mais un juste sujet....

D. Félix.

Ne crains-tu point ma haine.
Fils ingrat ?

Scene V.

LÉONORE, LE COMTE, D. PEDRE, D. FÉLIX.

Léonore, derriere le théâtre.

C’est en vain, tu ne sortiras pas.

Le Comte, derriere le théâtre.

Madame, ouvrez la porte, ou je la mets à bas.

D. Félix.

Un homme chez ma fille ! ô Dieu !

D. Pedre.

Contre son pere.
Défendre un ennemi !

Léonore, entrant sur le théâtre.

Quoi ! mon pere, & mon frere !

Le Comte.

Don Pedre, à vos côtés je viens vaincre ou mourir.

Léonore.

Cher Comte, à tes côtés je suis prête à périr.

D. Félix.

Mon fils, c’est l’ennemi qui nous perd & nous brave.

Le Comte.

Il le nomme son fils !

D. Félix.

Il faut que son sang lave
Notre commune offense ; il faut que notre honneur
Revive dans la mort d’un lâche suborneur.

D. Pedre.

Je n’ai point à choisir, il faut sauver le Comte.
Manquer à sa parole est la derniere honte.
. . . . . . . . . .
. . . . . . . . . .
Comte, tu te vois seul & connois aisément
Que plusieurs nous pouvons te perdre en un moment,
Puisque je le pourrois seul & sans avantage.
Mais je dois pour le moins t’égaler en courage.
Tu sais que perdre un frere & perdre son honneur,
N’est pas perte pareille entre les gens de cœur.
Ma générosité surpasse donc la tienne,
D’autant que ton offense est moindre que la mienne.
Je paie avec usure un bien que tu m’as fait ;
Mais ce n’est pas assez que tu sois satisfait :
Il faut que je le sois, ta mort seule est capable,
Si ton crime envers nous peut être réparable,
De mettre mon honneur en son premier éclat.
Sors donc, mais pour entrer tôt après au combat.
Un combat satisfait les manes de ton frere :
Ta mort satisfera, moi, ma sœur & mon pere.
Etant homme de cœur tu la disputeras :
Mais le Ciel est injuste, ou bien tu périras.

Le Comte.

La chose gît en fait. Où te faut-il attendre ?

D. Pedre.

Dans la place, où je vais tout à l’heure me rendre.

Le Comte.

Je n’attends pas long-temps.

D. Pedre.

J’ai hâte plus que toi
De te voir seul à seul aux mains avecque moi.
Va-t’en donc.

Nous allons voir les mêmes situations, le même mouvement dans la piece de M. de Beaumarchais. Sir Charles, secouru par Milord dans le temps qu’on alloit l’assassiner, l’accompagne au rendez-vous que Madame Murer lui a fait donner de la part d’Eugénie.

Acte IV. Scene XIV.

LE BARON, SIR CHARLES.

Le Baron.

Le projet de ma sœur m’inquiete. Clarandon seroit-il ici ?

Sir Charles tire son épée, &, marchant fiérement au Baron, lui met la pointe sur le cœur.

Qui que vous soyez, n’avancez pas.

Le Baron, portant la main à la garde de son épée.

Quel est donc l’insolent ?...

Sir Charles.

N’avance pas, ou tu es mort.

Scene XV.

(Des valets entrent précipitamment avec des flambeaux allumés.)

Le Baron.

Mon fils !

Sir Charles.

O Ciel ! mon pere !

Le Baron.

Par quel bonheur es-tu chez moi à cette heure ?

Sir Charles.

Chez vous ! Eh ! quel est donc cet appartement ? (montrant celui où il a vu entrer le Comte.)

Le Baron.

C’est celui de ta sœur.

Sir Charles.

Ah ! grands Dieux ! quelle indignité !

Scene XVI.

MADAME MURER, LE BARON, SIR CHARLES, LES GENS ARMÉS.

Mad. Murer.

Sir Charles !... C’est le Ciel qui nous l’envoie.

Sir Charles.

Affreux événement ! je n’ai plus que le choix d’être ingrat ou déshonoré.

Mad. Murer.

Il va sortir.

Sir Charles.

Ma sœur ! mon libérateur ! je suis épouvanté de ma situation.

Mad. Murer.

Osez-vous balancer ?

Sir Charles, les dents serrées.

Balancer !... Non, je suis décidé.

Mad. Murer, aux valets.

Approchez tous.

Scene XVII.

Les précédents, EUGÉNIE, LE COMTE.

Eugénie, retenant le Comte.

Ils sont armés ! ô Dieux ! ne sortez pas.

Le Comte, la repoussant.

Je suis trahi... Mon ami, donnez-moi mon épée.

Eugénie.

C’est mon frere.

Le Comte.

Son frere !

Sir Charles.

Oui, son frere.

. . . . . . . . . . .

Mad. Murer, aux valets.

Saisissez-le.

Sir Charles se jette entre le Comte & les valets.

Arrêtez. . . . . . . . . . . . . . . . Le premier qui fait un pas...

Le Baron.

Laissez faire, mon fils.

Sir Charles, au Comte.

Ma présence vous rend ici, Milord, ce que vous avez fait pour moi : nous sommes quittes. Les moyens qu’on emploie contre vous sont indignes des gens de notre état. Voilà votre épée ; c’est désormais contre moi seul que vous en ferez usage. Vous êtes libre, Milord, sortez. Je vais assurer votre retraite : nous nous verrons demain.

Moliere, avant M. de Beaumarchais, avoit fait entrer dans son Festin de Pierre quelques-unes des idées imitées de l’espagnol par Thomas Corneille, Boisrobert & Scarron. D. Juan a séduit Elvire sur la foi d’un feint mariage, & l’a quittée ensuite : D. Carlos & D. Alonse, freres d’Elvire, courent après le scélérat pour venger l’affront fait à leur famille, ou forcer D. Juan à s’unir avec leur sœur. D. Carlos & D. Alonse se séparent dans un bois ; des voleurs attaquent le premier, & sont près de l’assassiner, quand il est délivré par D. Juan. Il remercie son libérateur. Son frere arrive.

Acte III. Scene VI.

D. Alonse.

O Ciel ! que vois-je ici ? Quoi ! mon frere, vous voilà avec notre ennemi mortel ?

D. Carlos.

Notre ennemi mortel !

D. Juan, mettant la main sur la garde de son épée.

Oui, je suis Don Juan, & l’avantage du nombre ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom.

D. Alonse, mettant l’épée à la main.

Ah ! traître, il faut que tu périsses, &c...

(Sganarelle court se cacher.)

D. Carlos.

Ah ! mon frere, arrêtez. Je lui suis redevable de la vie, & sans le secours de son bras, j’aurois été tué par des voleurs que j’ai trouvés.

D. Alonse.

Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance ? Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d’aucun mérite pour engager notre ame ; & s’il faut mesurer l’obligation à l’injure, votre reconnoissance, mon frere, est ici ridicule ; & comme l’honneur est infiniment préférable à la vie, c’est ne devoir rien proprement, que d’être redevable de la vie à qui nous a ôté l’honneur.

D. Carlos.

Je sais la différence, mon frere, qu’un Gentilhomme doit toujours mettre entre l’un & l’autre, & la reconnoissance de l’obligation n’efface point en moi le ressentiment de l’injure : mais souffrez que je lui rende ici ce qu’il m’a prêté, & que je m’acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois, par un délai de notre vengeance, & lui laisse la liberté de jouir cependant du fruit de son bienfait.

D. Alonse.

Non, non, c’est hasarder notre vengeance que de la reculer, & l’occasion de la prendre peut ne plus revenir. Le Ciel nous l’offre ici, c’est à nous d’en profiter. Lorsque l’honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures ; & si vous répugnez à prêter votre bas à cette action, vous n’avez qu’à vous retirer, & laisser à ma main la gloire d’un tel sacrifice.

D. Carlos.

De grace, mon frere...

D. Alonse.

Tous ces discours sont superflus, il faut qu’il meure.

D. Carlos.

Arrêtez, vous dis-je, mon frere. Je ne souffrirai point du tout qu’on attaque ses jours ; & je jure le Ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, & je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu’il a sauvée ; & pour adresser vos coups il faudra que vous me perciez.

D. Alonse.

Quoi ! vous prenez le parti de notre ennemi contre moi ; & loin d’être saisi à son aspect des mêmes transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur !

D. Carlos.

Mon frere, montrons de la modération dans une occasion légitime ; & ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, & qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, & non point par le mouvement d’une aveugle colere. Je ne veux point, mon frere, demeurer redevable à mon ennemi, & je lui ai une obligation dont il faut que je m’acquitte avant toutes choses. Notre vengeance, pour être différée, n’en sera pas moins éclatante ; au contraire, elle en tirera de l’avantage, & cette occasion de l’avoir pu prendre, la fera paroître plus juste aux yeux de tout le monde.

Seconde Partie de l’intrigue d’Eugénie.

Le Lord Clarandon devient épris d’Eugénie ; elle est trop vertueuse pour qu’il puisse se flatter de l’avoir en qualité de maîtresse : il lui propose un hymen secret, afin de ménager, dit-il, un oncle qui s’indigneroit d’un mariage trop inégal. L’intendant du perfide est métamorphosé en Ministre : Eugénie se croit unie à son amant par des liens sacrés, devient enceinte, découvre que son hymen n’est que simulé, apprend que le Lord, cédant aux instances de son oncle, va faire un riche mariage : elle s’évanouit : son pere indigné veut s’aller jetter aux pieds du Roi. Le Lord, touché de la vertu d’Eugénie, attendri sur le sort de la malheureuse victime qu’elle porte dans son sein, se repent d’avoir plongé dans le chagrin une honnête famille, demande pardon à sa chere Eugénie, & devient solemnellement son époux.

PRÉCIS DE FANNI,
ou de l’Heureux Repentir.

Le Lord Thatley est dans cet âge que l’on peut appeller l’orage des passions : il se promene dans son parc après avoir fait un dîner agréable avec ses amis, entre chez un de ses fermiers nommé Adams, est frappé d’une figure céleste. Fanni, fille d’Adams, est un ange descendu sur la terre : elle parle ; chaque mot va se lancer en trait de feu dans le cœur de Thatley. Un de ses amis, nommé Thoward, rit de sa passion, propose au Fermier de céder sa fille au Lord moyennant une somme : le pere frémit d’indignation : le Lord désavoue son indigne ami : sa tendresse prend de nouvelles forces : il ne peut vivre s’il ne possede Fanni, il la demande au vertueux Adams qui lui oppose la distance qu’il y a de son maître à sa fille. Thatley insiste, & demande seulement que le mariage soit secret jusqu’à la mort du Lord Dirton, son oncle, dont il attend des biens considérables. Ses amis, informés de son dessein, le raillent. Thowart trouve, dit-il, un bon expédient pour accorder l’honneur de son ami avec la jouissance de Fanni : il lui conseille de ne faire avec elle qu’un mariage simulé, qu’il pourra rendre plus valable si sa passion subsiste après le bonheur. Thatley frémit d’abord d’une pareille perfidie : peu-à-peu il se familiarise avec elle, il devient heureux, autant qu’on peut l’être quand on sent des remords. Bientôt il est entraîné dans le tourbillon des plaisirs tumultueux de Londres. Son oncle l’engage à s’unir avec Miss Bari, le fait nommer Envoyé dans une des Cours de l’Europe les plus éloignées de l’Angleterre, se charge d’appaiser Adams & Fanni, leur envoie un billet de deux mille livres sterlings qui est refusé. Adams voudroit se jetter aux pieds du Roi, mais le crédit du Lord l’éloigne du trône, & il passe sept ans dans les larmes, la douleur & la plus affreuse misere. Thatley devient veuf. Un honnête homme lui reproche ses indignes procédés pour Fanni : ils la cherchent ensemble, ils voient sur un chemin écarté un enfant de sept ans, beau comme le jour, qui, la larme à l’œil, leur peint ses besoins, ceux de sa mere & de son grand papa : ils le suivent ; le Lord reconnoît Fanni, se jette à ses pieds, lui demande pardon : elle lui présente son fils & le conduit vers le lit de son pere. Tous versent de ces larmes délicieuses, l’expression du sentiment. Fanni montée au rang des Ladis leur sert de modele.