(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVII. M. DORAT. » pp. 463-467
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XVII. M. DORAT. » pp. 463-467

CHAPITRE XVII.
M. DORAT.

Les deux Reines, Drame héroïque en cinq actes & en prose, mis à côté de l’Histoire de Sainte Genevieve de Brabant, & d’une piece italienne, &c.

Rien de plus singulier que les burlesques rivalités auxquelles on est exposé sur le Parnasse, surtout lorsqu’on travaille d’après un fonds connu. L’Auteur minutieux en est indigné ; l’homme de génie en rit. Promenez-vous sur les boulevards, vous y verrez dans une parade Arlequin Enfant prodigue mangeant du son avec les pourceaux qu’il garde : passez sur le Pont-neuf, vous entendrez nos chantres en plein vent faire l’admiration de la populace en détonnant avec emphase le cantique de l’Enfant prodigue : lisez l’Enfant prodigue du Pere du Cerceau, vous bâillerez : allez à la Comédie Françoise, vous vous attendrirez avec les gens de goût à la représentation de l’Enfant prodigue de M. de Voltaire, & vous verrez que malgré les beautés de ce dernier ouvrage, & l’ennui ou la bêtise qui caractérise les autres, il leur reste toujours un air de ressemblance. Que conclure de là ? Le voici. C’est que sans louer & sans critiquer les productions d’un Auteur, on peut leur trouver quelque rapport avec les chefs-d’œuvre du génie ou de la sottise. Il en est des ouvrages comme des physionomies ; les uns ressemblent en beau, les autres en laid.

 

J’ai cru remarquer quelques ressemblances dans l’avant-scene des deux Reines : je puis me tromper : voyons si le lecteur sera de mon avis.

Avant-scene racontée par l’une des héroïnes.

ACTE I. Scene VI.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Eumélie.

Je vivois à la Cour de mon pere dans le calme de l’innocence & les délices de la grandeur. Margiste, cette Margiste que vous allez connoître, avoit élevé mon enfance ; j’étois soumise à ses conseils comme aux ordres de ma mere. Son adresse avoit si bien séduit ma raison, que je croyois m’égarer si je faisois un pas sans elle. La perfide ! à quel point elle abusa de ma crédulité ! Elle avoit une fille qu’on appelloit Alise ; c’est celle qui regne aujourd’hui sous le nom d’Adélaïde qui est le mien. La ressemblance de nos traits trompoit l’œil même de ma mere. Elle ne nous distinguoit qu’à une marque insensible pour tout autre. Cette ressemblance commença notre union qui s’acheva bientôt par la sympathie de nos caracteres. Il sembloit que la nature, par ces rapports, voulût encore rapprocher deux amies. Je l’associois à mes jeux, je lui ouvrois mon cœur. Mes foibles attraits, l’éclat d’une alliance utile, tournerent vers moi les vœux de plusieurs Princes. Pepin se présenta, demanda ma main, & fut écouté ; vous savez tous les titres qu’il avoit pour l’obtenir. Il fallut quitter mes parents, ma patrie, une Cour dont j’étois l’idole : &, si quelque chose pouvoit me consoler, c’étoit d’emmener Alise. Margiste saisit ce moment pour la dérober à tous les yeux & faire courir le bruit de sa mort. Je connus la douleur, & mes larmes coulerent pour l’amitié. Le jour de mon départ me parut le dernier de mes jours. Quel vuide autour de moi, quand je vis fuir le rivage où j’étois née & où j’avois été si long-temps heureuse ! J’appellois Alise ; Alise, hélas ! ne pouvoit plus me répondre. J’approche, les tours de votre capitale se découvrent. Pepin vient à ma rencontre ; il me reçoit près des lieux où les Rois François ont choisi leur sépulture ; il me conduit au Temple, le serment de l’hymen nous unit, je suis à lui. Le jour finissoit alors. On marche vers Paris, on arrive, on entre dans le Palais. Je ne vous peindrai point les fêtes de cette soirée si brillante & si cruelle. Quand le temps de se retirer fut venu, Margiste demande de m’accompagner seule dans l’appartement qui m’étoit destiné. Voici le moment du crime ; le souvenir m’en glace encore d’effroi. La barbare ! Elle avoit tout préparé pour son abominable complot. A peine suis-je seule avec elle, elle gémit, pleure, sanglote, & feint le plus affreux désespoir. Je me jette dans ses bras, je l’interroge avec la plus tendre inquiétude : sa douleur, ma curiosité, augmentent ; la terreur me saisit. J’exige qu’elle s’explique, elle insiste ; je la presse, elle finit par s’écrier avec des torrents de larmes : O ma Maîtresse ! c’est sur vous que je pleure ; cette nuit est la derniere pour Adélaïde. Pepin... Si vous saviez !... Il est le plus fourbe, le plus cruel de tous les hommes. Ah ! Ciel ! vous périrez ! — Que devins-je à ces mots, ô mon cher Ricomer ! Simple, sans expérience, pleine d’une confiance aveugle en cette femme qui ne m’avoit jamais abusée, je crus tout. Mon courage m’abandonne, je tremble, je veux fuir, & retombe sans force aux pieds de cette furie. On me fait voir alors un poignard sous le chevet de Pepin, on me présente des spectres, on trouble mon imagination ; la fourberie est jointe à l’atrocité. Qu’on m’arrache d’ici, m’écriai-je ; qu’on m’entraîne, n’importe en quel lieu. Eh bien, me dit cette infame Margiste, mon cœur s’est vaincu, mon devoir est de m’immoler ; mon zele, mes serments, l’amour de mes anciens maîtres, tout me crie d’étouffer pour vous la voix de la nature. Alise respire encore ; sa vie m’étoit nécessaire pour sauver la vôtre : je vais profiter de la ressemblance que le Ciel a mise entre elle & vous ; elle entrera dans le lit de Pepin & y recevra la mort. D’un mot je pouvois la confondre ; mais elle n’avoit que trop compté sur mon trouble & mon effroi. Mes cheveux se dressoient sur ma tête : l’horreur de ce qu’on me proposoit m’empêcha de sentir la joie de savoir Alise vivante. Tant de coups redoublés suspendirent toutes les facultés de mon ame ; je demeurai sans mouvement, sans connoissance ; c’est dans ce moment que tout s’exécuta. Alise, qui sans doute n’étoit pas si mourante que moi, fut traînée au lit de Pepin ; & moi, je fus livrée à deux parents de Margiste qui m’enleverent & me conduisirent dans une forêt où ils devoient me massacrer pour détruire les traces du crime. Mais, là, ces deux scélérats furent touchés de mon sort. Mes pleurs, ma beauté, mon âge, ce spectacle attendrissant d’une jeune Reine qui leur tendoit les bras, firent tomber les poignards de leurs mains. Je leur parus si infortunée qu’ils n’oserent attenter à mes jours.

Ces spectres que la Gouvernante peint à l’imagination de la Princesse, ce poignard qu’elle lui fait voir sous le chevet du lit, afin de lui persuader que le Roi l’a épousée pour la tuer la premiere nuit de ses noces, tout cela ne nous rappelle-t-il pas ces contes d’Ogre 51 avec lesquels les Bonnes amusent ou endorment les petits enfants ? Eumélie, abandonnée dans le bois aux deux parents de Margiste qui doivent la tuer, ressemble beaucoup à Sainte Genevieve de Brabant livrée à deux hommes chargés de la conduire dans une forêt pour la poignarder. Ce n’est pas tout ; les conducteurs d’Eumélie ressemblent encore à ceux de Sainte Genevieve, qui sont également attendris par les charmes de la Princesse, & l’abandonnent dans la forêt sans la faire mourir. Témoin ce sublime couplet :

Se regardant, l’un dit : Qu’allons-nous faire ?
Quoi ! un massacre ! Je n’en ferai rien.
Faire mourir notre belle maîtresse,
Peut-être un jour elle nous fra du bien.
  Sauvez-vous, Dame
  Pleine de charmes,
   Dans la forêt :
 Qu’on ne vous voye jamais.

La même situation est dans une farce italienne intitulée l’Oracle accompli. On charge Arlequin de conduire une jeune Princesse dans la forêt voisine, & de l’y poignarder. Il est touché de ses charmes & de sa jeunesse ; il la prie de ne le pas regarder, parcequ’il n’auroit jamais le courage de la faire mourir : il finit par tuer un mouton dont il porte le cœur à son maître, en lui disant que c’est celui de la Princesse, & en faisant bée : ce qui rend la chose burlesquement touchante.

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux
Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.

Boileau.