(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX & dernier. Des causes de la décadence du Théâtre, & des moyens de le faire refleurir. » pp. 480-499
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(1772) De l’art de la comédie. Livre quatrième. Des imitateurs modernes (1re éd.) [graphies originales] « CHAPITRE XIX & dernier. Des causes de la décadence du Théâtre, & des moyens de le faire refleurir. » pp. 480-499

CHAPITRE XIX & dernier.
Des causes de la décadence du Théâtre, & des moyens de le faire refleurir.

Le théatre françois, ce théâtre élevé sur les ruines de tous les autres ; ce théâtre, l’objet de l’admiration & de la jalousie de toutes les nations policées ; ce théâtre qui a si bien contribué à porter la langue françoise dans tous les pays où l’on sait lire ; ce théâtre enfin que les peuples instruits veulent voir chez eux, ou qu’ils tâchent d’imiter, est aujourd’hui sacrifié au mauvais goût dans le sein de cette même capitale où il prit naissance, & qu’il couvrit de gloire.

Nos voisins, corrigés par nos bons modeles, & riches des traductions ou des imitations de nos meilleures pieces, sont honteux pour nous de nous voir ramasser chez eux avec soin les rapsodies, les extravagances que nos anciens chefs-d’œuvre les instruisirent à mépriser. Nous seuls ne rougissons point de notre avilissement. A la place de ces traits mâles, vrais, vigoureux, qui démasquent le cœur humain, qui agrandissent l’ame, qui nous initient dans la connoissance si nécessaire de nous-mêmes, qui nous développent enfin la nature, nous substituons hardiment des colifichets, des enluminures, des situations traînées dans les plus misérables romans, des pieces qui ne décelent pas la moindre connoissance du cœur humain, & qui annonceroient aussi peu d’imagination si elles n’étoient remplies de caracteres imaginaires.

Veut-on une preuve bien convaincante de l’état déplorable où notre scene est réduite ? voyons Poinsinet 53 se faire regarder, avec une petite piece décousue & pillée çà & là, comme l’espoir de la scene françoise.

La décadence de notre théâtre est si claire, si visible, que nous sommes forcés de l’avouer nous-mêmes, malgré notre orgueil ; on le dit hautement dans tous les cercles, au spectacle même, sur tout aux représentations des nouveautés. Les Auteurs écrivent que c’est la faute des Comédiens & du Public ; de son côté le Public en accuse les Auteurs & les Comédiens ; ceux-ci ne manquent pas de s’en prendre aux premiers. Disons mieux, tous sont victimes de la décadence du théâtre, tous y contribuent ; mais tous y sont entraînés par une cause premiere. Nous la développerons bientôt : il est bon auparavant de détruire une idée très fausse qu’on a sur ce sujet.

« La nature épuisée n’enfante plus, dit-on, de grands hommes ». Quelle erreur ! La nature toujours également féconde, toujours également bonne mere, se plaît à faire naître dans chaque siecle un certain nombre de talents dans tous les genres, & chacun de ces talents languit ou produit des fleurs & des fruits en abondance selon qu’il est plus ou moins secondé par les circonstances. Elles seules étouffent les talents dans leur berceau, ralentissent leurs progrès, ou les poussent au grand. Cette vérité est si bien accréditée parmi les personnes instruites, qu’il suffit d’indiquer en passant ce qui fit fleurir les arts dans ces jours heureux où ils enfanterent des merveilles.

Du temps de Philippe, la Grece ne craignant plus d’être envahie par des barbares, ses citoyens pouvoient s’occuper de leurs plaisirs, & donner aux gens à talent cette attention qui les encourage avec tant de succès. Le titre d’homme illustre égaloit l’homme sans naissance à ce qu’il y avoit de plus grand & de plus important dans l’Etat. Jugeons de l’empressement des Artistes à perfectionner des talents auxquels ils devoient la considération, par l’ardeur que nous remarquons dans nos contemporains pour amasser cet or qui la donne si bien aujourd’hui.

Quand Virgile, Horace, Tibulle, firent tant d’honneur à Rome, cette capitale étoit florissante & goûtoit les douceurs du repos sous le gouvernement d’un Prince qui aimoit le mérite. D’ailleurs Auguste vouloit faire un bon usage de son autorité naissante ; les richesses, les honneurs & les distinctions voloient au-devant des gens à talent.

Nous avons vu sous deux Papes consécutifs les arts en vigueur, parceque ces deux Souverains desiroient de laisser des monuments illustres de leur pontificat, & qu’ils étoient par conséquent forcés de rechercher dans tous les genres des Artistes qui voulussent les immortaliser en s’immortalisant eux-mêmes.

François I, Charles-Quint, Henri VIII furent jaloux de leur réputation ; & leur émulation passa dans l’ame des Savants & des Artistes fameux qu’ils favoriserent.

Le regne de Louis XIV fut un temps de prospérité pour les Arts & les Lettres, parceque ce Prince fit les établissements les plus favorables aux hommes de génie, & que Colbert s’attachoit à récompenser les personnes qui servoient bien son maître, préférablement à celles qui lui faisoient une cour servile. Il offroit sa protection au vrai mérite, lui enlevoit la honte de la mendier, & sur-tout celle d’avoir pour concurrents des rivaux indignes de cet honneur : le talent étoit alors un patrimoine.

Jettons un coup d’œil impartial sur notre siecle ; nous y verrons une infinité de grands hommes ne sortir de la foule commune, ne s’élever au sublime de leur art que par les bontés du meilleur des Princes. La postérité comptera parmi nous dix Peintres fameux, autant de Sculpteurs, autant d’Architectes illustres, & dira : « Tant d’Artistes distingués n’ont pu faire des progrès, qu’au sein d’un pays où les talents naissants trouvent des ressources gratuites chez des Maîtres entretenus par la générosité du Monarque ; tant d’Artistes distingués n’ont pu se perfectionner, que dans un pays où l’Eleve, parvenu au point de laisser entrevoir la moindre étincelle de génie, est envoyé à grands frais dans l’ancienne patrie des beaux arts, peut s’y enrichir des plus belles connoissances, & revenir, précédé de sa réputation, dans la capitale pour être accueilli dans le palais des Rois. »

Qui pourroit ne pas voir toute l’utilité du plus respectable des établissements, de cette Ecole d’honneur, de bravoure, dans laquelle est admis quiconque puise dans un sang noble l’ardeur de défendre sa patrie ? Nos ennemis éprouveront ce que peuvent les marques de distinction imaginées par un Ministre éclairé pour rapprocher le dernier des Soldats du premier des Officiers, pour lui assurer l’avantage de prouver qu’il fut utile à son pays, qu’il a marché long-temps dans le sentier de la gloire. Un cœur françois ne voit pas de récompense plus flatteuse. Toutes les sciences, depuis les plus abstraites jusqu’aux plus faciles, ont chez nous des Ecoles gratuites & des récompenses ; les arts de pur agrément y sont même accueillis avec la plus grande distinction, couronnés des mains de la fortune : soyons donc justement étonnés d’y voir les Lettres dédaignées : soyons surpris sur-tout que l’art dramatique54, le plus beau sans contredit, le plus difficile, le plus propre à former l’ame & les mœurs des citoyens, & le plus sûr de donner l’immortalité à ses protecteurs, ait été négligé au point de plonger dans le découragement ceux qui l’exercent, & de les soumettre à des démarches avilissantes, si quelque chose au monde pouvoit avilir un homme à talent qui se respecte.

Thalie & Melpomene languissent : pourquoi ? « Parceque mille abus se sont glissés à la comédie, me répondra-t-on, parceque les ouvrages dans le mauvais genre y sont seuls en crédit, parceque la cabale, la protection y tiennent lieu de mérite ». Tout cela précipite en effet la décadence & la chûte du théâtre ; mais rien de tout cela n’en est la primitive cause : la voici. C’est le privilege exclusif accordé à une seule troupe sur les choses les plus libres, les plus franches, les plus respectées chez toutes le nations, c’est-à-dire, le plaisir du public, les talents & le génie.

Ce que j’avance paroît-il un paradoxe ? il est aisé de faire voir le contraire. Loin de nous la pitoyable affectation de déclamer avec humeur contre les Comédiens : loin de nous sur-tout la plus petite envie de dégrader leur profession ; elle est estimable comme toutes les autres, quand on y porte des sentiments honnêtes & du talent. Ne disons donc que ce que nous voyons journellement, ce que nous éprouvons, ce dont conviennent les vrais Comédiens, c’est-à-dire, ceux qui, voués au public par le desir de se faire un nom, s’écrient journellement : « Ah ! pauvre Comédie ! pauvre Comédie ! que deviens-tu ? qu’es-tu devenue » ? gémissent de voir l’esprit de parti, la haine, la trahison regner dans une carriere où la gloire devroit seule enfanter une honnête rivalité ; ceux enfin qui désespérant de pouvoir arrêter le désordre, tombent dans l’indifférence si funeste aux talents, & achevent nonchalamment leur carriere en comptant par leurs doigts, non les couronnes qu’ils ont encore à cueillir, mais les désagréments qu’ils ont à essuyer.

Une troupe munie d’un privilege exclusif peut malheureusement dire à la France entiere : « Nous ne voulons vous donner dans le courant de cette année, qu’une ou deux nouveautés, encore serez-vous forcée de les prendre dans le genre qu’il nous plaira d’adopter. Si vous voulez rire, nous prétendons que vous pleuriez ; desirez-vous pleurer, nous vous forcerons à rire. N’est-il pas en notre pouvoir de jouer ce que nous voulons, de recevoir les mauvaises pieces, de condamner à l’oubli les bonnes, de favoriser les Auteurs médiocres, de dégoûter ceux qui pourroient soutenir la scene » ? Une troupe qui jouit d’un privilege exclusif, peut enchaîner le génie, lui arracher ses ailes, & lui dire : « Il n’est plus question de prendre l’essor, & de t’élever à ton gré dans les nues : il faut te modeler à notre taille, à nos gestes. Sois notre esclave. Si tu te glisses dans le sanctuaire des arts, que ce soit sous nos auspices ; ou, loin de nous, loin du théâtre, ton audace infructueuse55. »

Il suffit de penser, pour sentir qu’un pouvoir aussi illimité, aussi despotique, n’a pu que détruire le théâtre. Je crois que le moyen le plus facile, le plus prompt, ajoutons, le seul propre à rétablir sa gloire, seroit une seconde troupe françoise. Parcourons rapidement l’histoire de toutes les pieces depuis l’instant où elles sont offertes aux Comédiens jusqu’après leur représentation ; les preuves de ce que j’avance s’accumuleront naturellement, & deviendront, je pense, très convaincantes.

Vous lisez les ouvrages des anciens : le desir de vous illustrer sur la scene s’empare de votre cœur ; il vous dévore ; vous lui sacrifiez vos veilles : elles ne sont pas infructueuses ; vous enfantez une piece ; vous la présentez ; vous demandez une lecture ; souvent vous attendez la réponse pendant quatre ans ; l’impatience vous prend ; vous renoncez à une carriere si désagréable, ou bien l’incertitude vous tient long-temps dans l’oisiveté. Admettons une seconde troupe : vous allez la prier de décider votre sort ; que dis-je ? la premiere, moins occupée ou plus empressée, ne vous fait pas languir.

Les Comédiens, avant de s’assembler, veulent savoir si la piece est digne d’être lue à l’assemblée générale. Rien n’est plus juste. On charge un Comédien de l’examiner : c’est dans ses mains que votre sort est remis ; il peut à son gré vous fermer ou vous ouvrir les premieres avenues du temple de mémoire : reste à savoir s’il est assez éclairé pour juger de l’effet que la piece peut produire au théâtre ; si elle est dans le genre qu’il aime ou qu’il protege ; s’il est lui-même votre ami ou votre ennemi ; s’il ne voudra pas favoriser un autre Auteur. Que de choses n’avez-vous pas à craindre, sur-tout quand vous vous rappellez que le Glorieux a resté pendant trois ans sur le ciel du lit de Dufresne, que la Métromanie n’auroit jamais été lue sans la protection d’un Ministre ! Admettons une seconde troupe, vos craintes disparoissent. La premiere a grand soin de nommer un juge aussi connoisseur qu’impartial ; ce juge craint lui-même que votre piece, s’il la condamne, ne soit jugée différemment par l’autre troupe, & que sa mauvaise foi ou son ignorance ne paroisse au grand jour.

Vous êtes admis à la lecture ; vous la faites en tremblant. Malheur à vous si vous n’avez pas eu soin de vous ménager un parti en promettant les meilleurs rôles, si vous avez dédaigné de faire votre cour à Marton, si vous avez riposté aux épigrammes d’Amarinthe, si vous n’avez pas composé de petits vers pour Angélique, si vous n’avez pas constamment applaudi Dorimene ! que sais-je ? malheur encore à vous si vous n’avez pas une jolie figure ! il va peut-être vous en coûter le fruit de quatre mille veilles. On vous juge, vous frémissez : on recueille les voix, une seule fait pencher la balance ; la piece est rejettée. Vous avez beau dire que rien n’est plus ridicule que cette diversité de sentiments si opposés les uns aux autres : vous avez beau faire voir combien il est absurde qu’un ouvrage de génie, sur lequel les gens de l’art peuvent à peine prononcer après l’avoir examiné à tête reposée, soit condamné à l’oubli sur une simple lecture faite en l’air dans une assemblée tumultueuse : vous avez beau vous écrier que vous ne comprenez pas comment des personnes, fort aimables d’ailleurs, mais qui étoient avant-hier occupées de toute autre chose que de la comédie, peuvent aujourd’hui, moyennant leur ordre de réception, avoir acquis tout de suite la connoissance nécessaire pour juger les productions de l’art le plus compliqué & le plus étonnant56 : vous avez beau représenter modestement que vous pouvez avoir mal lu, que vos juges peuvent s’être trompés comme ceux qui refuserent jadis la Mélanide de la Chaussée, l’Œdipe de M. de Voltaire, & quantité de nos meilleures pieces ; tout cela est inutile, si vous n’avez les plus grandes protections. Admettons une seconde troupe ; la premiere ne regardera plus comme une chose de peu de conséquence qu’un ouvrage soit refusé ou reçu : les petites haines, les raisons particulieres ne l’emporteront plus sur l’intérêt général devenu très pressant : on écoutera attentivement, & l’on réfléchira avant de rejetter un poëme qui peut attirer la foule à un autre théâtre.

Supposons que le sénat comique vous soit favorable, vous n’aspirez plus qu’au moment d’être joué. Quand viendra-t-il ? Vous l’attendez souvent en vain pendant plusieurs années. Il arrive enfin ; mais une piece tombée des nues passe avant la vôtre, parceque l’Auteur est titré, ou parcequ’il abandonne le produit des représentations. Soyez surpris, avec raison, de voir la qualité & l’intérêt s’établir des privileges dans le sanctuaire des arts : dites-vous à vous-même qu’au théâtre les vrais nobles, les vrais riches, sont ceux qui ont hérité de Moliere, de Corneille, & qui les approchent de plus près : gémissez en secret ; mais gardez-vous d’insister si vous desirez qu’on vous joue par grace dans les petits jours, ou pendant les chaleurs de l’été57, encore serez-vous très heureux. Je connois des pieces reçues qui attendent depuis cinq ans les honneurs de la scene. Les Comédiens ont-ils trop de pieces, dispersez-les entre deux troupes. Y a-t-il de la part de la premiere de l’humeur, de l’indolence, vous immole-t-elle à la protection ; portez votre ouvrage à une autre, ayez du succès, & vous voilà vengé.

On indique une répétition : un Acteur est fâché de n’avoir pas de tirades à débiter ; l’autre desire une imprécation, un songe : celui-ci exige tel changement ; celui-là est d’avis que la piece trop languissante a besoin d’être réduite en un acte. Tous peuvent avoir raison ; mais tous peuvent avoir tort. Vous sentez qu’en resserrant votre ouvrage, qu’en retranchant ses développements, vous allez l’étrangler ; n’importe, vous êtes réduit à mutiler impitoyablement votre enfant chéri si vous voulez le voir paroître au grand jour. Admettons un second théâtre, vous aurez du moins le plaisir d’y voir vos productions, & non celles de Crispin, de Damis, d’Alexandre, qui vouloient vous forcer à mettre leurs idées sur la scene, au risque de vous faire essuyer pour eux une bordée de huées. N’est-il pas juste que chacun soit sifflé pour son propre compte ?

Enfin vous obtenez les honneurs de la représentation : mais l’un des Acteurs est mécontent de son rôle, ou peut-être ne le sent-il point ; en conséquence il le rend mal, n’y fait aucune sensation ; la piece déplaît, & le public vous attribue votre chûte. Quelle ressource vous reste-t-il pour le détromper ? Aucune, puisqu’une de ses inconséquences est de ne lire que les pieces représentées avec fracas. Admettons un second théâtre, donnez-y votre ouvrage sous un autre titre, un jugement nouveau appréciera son juste mérite. Si nos Comédiens Italiens n’eussent pas eu une petite troupe françoise du temps de Dalainval, de Legrand, de Boissi, de Marivaux, ces Auteurs auroient souvent essuyé des jugements définitifs très injustes. Un de leurs drames ne réussissoit-il pas sur un théâtre, ils le portoient à l’autre ; & le plus grand succès les a plusieurs fois consolés d’une honte passagere qu’ils ne méritoient pas.

Je ne trace aux yeux de mes lecteurs que la plus foible partie des désagréments auxquels est en bute tout Auteur dramatique. Il est à parier que si Moliere les eût éprouvés, il auroit cédé aux bontés du Grand Condé qui vouloit se l’attacher.

Je demande présentement si de cent jeunes gens qui s’élancent dans la carriere, la plus grande partie, effrayée du temps qu’il faut perdre, des démarches rebutantes qu’il faut faire, n’est pas dégoûtée dès les premiers pas. L’un entreprend des ouvrages moins difficiles ; l’autre est détourné du plus pénible des sentiers par un pere tendre justement alarmé sur l’avenir que son fils s’y prépare. Il frémit. Il n’ignore point qu’entre mille audacieux qui veulent se faire un nom à la suite des peres de la comédie & de la tragédie, un seul y réussit à peine, & que les autres, après avoir consumé leur santé dans des travaux inutiles, traînent une vieillesse prématurée. Quel portrait effrayant pour un pere sensible ! Il fait voir à son fils la fortune & les plaisirs à la suite de mille états bien moins pénibles. Le jeune homme, encore dans cet âge où l’on n’a pas un sentiment à soi, cede à l’attrait flatteur qu’on lui présente, & quitte la route qui l’auroit peut-être conduit à l’immortalité. La nature le destinoit à illustrer sa patrie : le discrédit des Lettres, les privileges tyranniques d’une seule troupe en font quelquefois une des sangsues de l’Etat, ou du moins un homme inutile.

Tout veut qu’on élargisse la carriere de l’immortalité58. Quand une troupe adoptera des monstres dramatiques, l’autre, toujours ferme dans le bon genre, empêchera le goût de se corrompre, ou nous ramenera au vrai beau. Une rapsodie protégée ne forcera plus les étrangers à ne voir qu’elle pendant tout un hiver ; le public se réchauffera en voyant multiplier sous ses yeux le nombre des athletes ; les Auteurs pouvant donner la préférence à ceux des Comédiens qui leur plairont davantage, & qui auront de meilleurs procédés, ceux-ci leur sauront gré du choix ; les soins, les égards, la politesse, succéderont à des tracasseries, à des haines si peu faites pour les gens à talent, & qui font autant la honte & l’opprobre des uns que le malheur des autres.

J’entends plusieurs personnes s’écrier qu’il faut protéger le théâtre de la nation, lui conserver ses droits, le faire jouir d’une magnificence, d’une supériorité, d’une pompe imposante. Que veut-on dire par le théâtre de la nation ? Parle-t-on de vingt Comédiens qui, malgré leurs grands talents, se succedent & se font oublier mutuellement ? Ou bien le Tartufe, Cinna, Phedre, le Joueur, Rhadamiste, le Glorieux, Mahomet, la Métromanie, tous ces ouvrages immortels, tous ces monuments éternels du génie françois, quoique joués par différentes troupes, ne composent-ils pas bien plus essentiellement le vrai théâtre de la nation, même lorsqu’ils sont représentés dans les pays les plus lointains ?

« Mais, ajoutera-t-on, si vous admettez deux troupes, celle que nous avons gagnera moins ». C’est encore une erreur. A Paris une seconde troupe françoise ne sauroit faire aucun tort aux autres Comédiens. Au contraire, tirez-les de leur léthargie, piquez leur émulation, vous verrez leur réputation & leur fortune s’accroître. Le peuple François prodigue l’or & les applaudissements à qui sait lui procurer des plaisirs variés ; témoin l’empressement avec lequel, las de voir toujours les mêmes pieces & les mêmes Acteurs sur nos grands théâtres, il court entendre criailler à l’Ambigu comique, & voir des sauts périlleux chez Nicolet. Sachez l’amuser, il vous donnera la préférence, & le goût triomphera sans peine de la futilité la plus déshonorante pour la nation59.

Enfin, s’il est vrai qu’un Empire soit plus ou moins illustre à mesure qu’il produit plus ou moins d’hommes de génie, d’hommes immortels, pourquoi ne pas admettre le seul moyen qui peut nous rapprocher de ce temps fameux où les Corneille, les Moliere, les Racine, s’immortalisoient chacun sur un théâtre différent ? Quel dommage, grand Dieu ! si ce siecle n’eût eu qu’une seule troupe ! L’un des génies que nous venons de nommer l’auroit occupée ; les autres se seroient découragés, & la France eût perdu cent chefs-d’œuvre qui lui feront à jamais le plus grand honneur60.

Quels ennemis de nos plaisirs & de notre gloire pourroient donc contrarier l’établissement d’un second théâtre ? Ce ne sera pas certainement un public toujours avide de nouveautés, ni les Auteurs qui n’ont plus rien à espérer sans cet heureux changement ; encore moins MM. les Gentilshommes de la Chambre, puisqu’un théâtre de plus leur fournit un double moyen de faire des heureux, de placer des gens à talent, de s’assurer l’immortalité en protégeant les Muses qui la donnent, & leur facilite des ressources pour varier les fêtes de la Cour, ou pour les rendre plus brillantes, soit en y appellant les deux troupes séparément, soit en réunissant l’élite de l’une & de l’autre61. Quant à nos Comédiens actuels, je suis sûr que les trois quarts & demi gémissent de la chûte du théâtre ; qu’ils donneroient tout au monde pour le voir dans son ancienne gloire, & qu’on peut leur reprocher tout au plus cette foiblesse, cette indolence avec laquelle ils souffrent que deux ou trois esprits remuants profitent des abus anciens pour en glisser de nouveaux, qu’ils en imposent à leurs supérieurs trop occupés d’affaires plus importantes, qu’ils bouleversent les anciens réglements62, ou s’en fassent à leur guise pour persécuter leurs camarades & rebuter les Auteurs.

Qu’on accumule les bienfaits sur les Comédiens estimables, qu’on les enrichisse, qu’on leur dresse des statues, rien n’est plus juste, ils servent le public : mais qu’on ôte aux mal-intentionnés les moyens de déshonorer leur profession, & de la perdre en coupant à la racine les rejettons qui doivent en faire le principal ornement & lui donner une nouvelle vie. Où peuvent-ils avoir puisé la basse & folle jalousie qui les anime contre les Poëtes dramatiques ? eux qui se font un plaisir de les chanter dans leurs préfaces, dans leurs épîtres, qui conservent leurs noms à la postérité, qui, pour prix de leurs travaux, ne demandent qu’à partager avec eux les honneurs de la scene. Quelle chose au monde devroit être plus intéressante pour un Comédien, que les gens de Lettres ? n’ont-ils pas travaillé bien efficacement pour faire disparoître la honte dont le public a couvert pendant long-temps ceux qui l’amusoient au théâtre ? Un Comédien qui chercheroit à mettre ses bienfaiteurs à la place d’où ils l’ont tiré, qui voudroit les plonger dans l’avilissement, n’auroit-il pas une ame de boue, ne seroit-il pas un monstre ?

Il est certain que notre théâtre, réduit au point où il est, ne peut qu’être incessamment culbuté par le mauvais goût, ou reprendre une forme nouvelle plus favorable. Mais nous avons tout lieu d’espérer que la derniere de ces révolutions s’opérera bientôt : à la Cour, Jupiter, Hébé, les Graces veulent rire à la comédie, & pleurer à la tragédie : à la Ville les drames ont désormais besoin de s’étayer de la musique & de toutes les contorsions d’une pantomime ridicule. Deux Poëtes couronnés des mains de la Muse tragique viennent d’être honorés des bienfaits63 du maître : les Comédiens ont ordre de ne plus confier aux doubles64 les pieces de Moliere : encore un pas, & nous pourrons revoir les beaux jours de Thalie & de Melpomene.