(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [29, p. 54-59] »
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(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [29, p. 54-59] »

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1705, Grimarest, p. 82-89

Sur la fin de ses jours, Molière ne vivait que de lait ; mais lorsqu’il allait à sa maison d’Auteuil, il engageait Chapelle à faire les honneurs de sa table, et lui laissait le choix des convives. Molière s’étant couché un jour de bonne heure, laissa ses amis à table. La conversation tomba insensiblement, vers les trois heures du matin. Que notre vie est peu de chose, dit Chapelle ! qu’elle est remplie de traverses ! nous sommes à l’affût pendant trente ou quarante ans, pour jouir d’un moment de plaisir que nous ne trouvons jamais. Notre jeunesse est harcelée par de maudits parents qui veulent que nous nous mettions un tas de fariboles dans la tête. Je me soucie morbleu bien que la terre ou le soleil tourne ! que ce fou de Descartes ait raison, ou cet extravagant Aristote ! J’avais pourtant un enragé précepteur qui me rebattait toujours de ces fadaises-là, et qui me faisait retomber sans cesse sur son Épicure ; encore passe pour ce philosophe-là, c’était lui qui avait le plus de raison. Nous ne sommes pas débarrassés de ces fous-là, qu’on nous étourdit les oreilles d’un établissement. Toutes les femmes sont des animaux, ennemis jurés de notre repos. Oui, morbleu ! chagrins, injustices, malheurs de tous côtés dans cette vie-ci. Tu as parbleu raison ! Mon cher ami, répondit J… en l’embrassant ; la vie est un pauvre partage : quittons-la, pour ne point séparer d’aussi bons amis que nous le sommes ; allons nous noyer de compagnie ; la rivière est à notre portée. Cela est vrai, dit N*** nous ne pouvons mieux prendre notre temps pour mourir bons amis et dans la joie : notre mort fera du bruit. Ainsi ce glorieux dessein fut approuvé tout d’une voix. Ces ivrognes se lèvent et vont gaîment à la rivière. Baron courut avertir du monde et éveiller Molière, qui fut effrayé de cet extravagant projet, parce qu’il connaissait le vin de ses amis. Pendant qu’il se levait, la troupe avait gagné le rivière, et ils s’étaient déjà saisis d’un bateau pour prendre le large, et se noyer en plus grande eau. Des domestiques et des gens du lieu furent promptement à ces débauchés, qui étaient déjà dans l’eau, et les repêchèrent. Indignés du secours qu’on venait de leur donner, ils mettent l’épée à la main, courent sur leurs ennemis, les poursuivent jusques dans Auteuil, et les voulaient tuer. Ces pauvres gens se sauvent la plupart chez Molière, qui, voyant ce vacarme, dit à ces furieux : Qu’est-ce 186 donc que ces coquins-là vous ont fait, messieurs ? Comment ! Ventrebleu, dit J… qui était le plus opiniâtre à se noyer, ces malheureux nous empêchent de nous noyer ! Écoute, mon cher Molière, tu as de l’esprit ; vois si nous avons tort : fatigués des peines de ce monde-ci, nous avons résolu de passer en l’autre : la rivière nous a paru le plus court chemin pour nous y rendre, ces marauds187 nous l’ont fermé. Pouvons-nous faire moins que de les punir ? Comment ! Vous avez raison, répondit Molière. Sortez d’ici, coquins ! que je ne vous assomme, dit-il à ces pauvres gens, paraissant en colère ; je vous trouve bien hardis de vous opposer à de si belles actions. Ils se retirèrent marqués de quelques coups d’épée. Comment, messieurs, poursuit Molière, que vous ai-je fait pour former un si beau projet sans m’en faire part ? Je vous croyais plus de mes amis. Il a parbleu raison, dit Chapelle ; c’est une injustice que nous lui faisons. Viens donc te noyer avec nous. Oh ! doucement, répondit Moliere : ce n’est point ici une affaire à entreprendre mal-à-propos ; c’est la dernière action de la vie, il n’en faut pas manquer le mérite. On serait assez malin pour lui donner un mauvais jour : si nous nous noyons à l’heure qu’il est, on dirait, à coup sûr, que nous l’aurions fait la nuit comme des désespérés, ou comme des gens ivres. Saisissons le moment qui nous fasse le plus d’honneur ; sur les huit à neuf heures du matin, bien à jeun, et devant tout le monde, nous irons nous jeter dans la rivière, la tête la première. J’approuve ses raisons, dit N… il n’y a pas le mot à dire. Morbleu ! j’enrage, dit L… ; Molière a toujours cent fois plus d’esprit que nous. Voilà qui est fait, remettons la partie à demain, et allons nous coucher, car je m’endors. La présence d’esprit de Molière prévint quelques malheurs : tous ces messieurs étaient ivres, et animés contre ceux qui les avaient empêchés de se noyer.