(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [74, p. 108-114] »
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(1801) Moliérana « [Anecdotes] — [74, p. 108-114] »

[74, p. 108-114]

1705, Grimarest, p. 126-130

Un jeune homme de vingt-deux ans, d’une belle figure et bien fait, vint un jour trouver Molière ; après les compliments ordinaires, il lui découvrit qu’étant né avec toutes les dispositions nécessaires pour le théâtre, il n’avait point d’autre passion plus forte que de s’y attacher ; qu’il venait le prier de lui en procurer les moyens, et lui faire connaître que ce qu’il avançait était véritable. Il déclama quelques scènes détachées, sérieuses et comiques, devant Molière, qui fut surpris de l’art avec lequel ce jeune homme faisait sentir les endroits touchants. Il semblait qu’il eût travaillé vingt années, tant il était assuré dans ses tons ; ses gestes étaient ménagés avec esprit, de sorte que Molière vit bien que ce jeune homme avait reçu une excellente éducation. Il lui demanda comment il avait appris la déclamation. Après avoir satisfait à cette question et à plusieurs autres qui lui furent faites, Molière lui demanda : avez-vous du bien ? ― Mon père est un avocat qui possède une fortune assez honnête. ― « Eh bien ! lui répliqua l’auteur du Misanthrope, je vous conseille de prendre sa profession. La nôtre ne vous convient point : c’est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des jeunes gens déréglés, qui veulent se soustraire au travail. D’ailleurs c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents, que de monter sur le théâtre ; vous en avez les raisons : je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille ; et, je vous avoue que si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut-être qu’elle a ses agréments ; vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands seigneurs, mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs, et c’est la plus triste de toutes les situations que d’être l’esclave de leurs fantaisies. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Ainsi, monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services, mais je ne vous le cache point ; je vous serais plutôt un obstacle ».

Le jeune homme donnait quelques raisons pour persister dans sa résolution, quand Chapelle* entra, un peu pris de vin. Molière fit déclamer ce jeune homme devant lui. Chapelle* en fut aussi étonné que son ami. Ce serait, lui dit-il, un excellent comédien ! On ne vous consulte pas sur cela, répondit Molière à Chapelle*. « Représentez-vous, ajouta-t-il, en s’adressant au jeune homme, la peine que nous avons ; incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous sommes souvent accablés de chagrin ; à souffrir les grossièretés de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d’un public qui est en droit de nous gourmander261 pour son argent. Non, monsieur, croyez-moi encore une fois, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez formé ; faites-vous avocat, je vous réponds du succès ».

Avocat ! dit Chapelle*, et fi ! Il a trop de mérite pour brailler à un barreau ; et c’est un vol qu’il fait au public, s’il ne se fait prédicateur ou comédien. En vérité, lui répondit Molière, il faut que vous soyez bien ivre pour parler de la sorte, et vous avez mauvaise grâce de plaisanter sur une affaire aussi sérieuse que celle-ci, où il est question de l’honneur et de l’établissement de monsieur. Ah ! Puisque nous sommes sur le sérieux, répliqua Chapelle*, je vais le prendre tout de bon. Aimez-vous le plaisir, dit-il au jeune homme ? ― Je ne serai pas fâché de goûter celui qui peut m’être permis, répondit le fils de l’avocat. ― Eh bien donc, répliqua Chapelle*, mettez-vous dans la tête que malgré tout ce que Molière vous a dit, vous en aurez plus en six moins de théâtre qu’en six années de barreau. Molière qui n’avait en vue que de détourner ce jeune homme de la profession de comédien, redoubla ses raisons pour le faire ; et enfin il lui fit perdre la pensée de paraître sur les planches. Oh ! Voilà mon harangueur qui triomphe, s’écria Chapelle* ; mais morbleu vous répondrez du peu de succès que monsieur fera dans le parti que vous lui faites embrasser.(I)262

(I) Voltaire adressa un pareil discours au fameux Lekain, lorsque ce dernier lui fit part du dessein qu’il avait de monter sur le théâtre. Lekain n’écouta point Voltaire et s’en trouva bien, et le public aussi.

Aujourd’hui le préjugé qui flétrissait la profession de comédie, est anéanti, et Molière, dans ce temps-ci, eût tenu un tout autre langage.