(1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre IV. Que la critique doit être écrite avec zèle, et par des hommes de talent » pp. 136-215
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(1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre IV. Que la critique doit être écrite avec zèle, et par des hommes de talent » pp. 136-215

Chapitre IV.
Que la critique doit être écrite avec zèle, et par des hommes de talent

Dans cette suite d’études sur Molière, ou dont Molière est le prétexte, je trouve, à cinq ans, à dix ans, à quinze ans de distance l’un de l’autre, trois chapitres à propos de Don Juan ; — c’est en vain que je me donne à moi-même d’excellentes et irrésistibles raisons pour ne pas publier, tout à la fois, ces trois chapitres, il s’élève dans mon esprit et dans ma passion littéraire plusieurs bons motifs qui me poussent à reproduire, en leur ensemble, ces trois chapitres, écrits à des époques si diverses, et parmi des événements si différents. Le premier de ces Don Juan parut aux premiers jours de la révolution de juillet, à l’aurore, aux premières espérances d’un règne heureux, et déjà l’on peut voir, dans ces pages, une profonde sécurité de toutes choses ! On y voit un homme content de la liberté conquise, oublieux de tout ce qui n’est pas l’art qu’il exerce, entièrement dégagé de toute espèce d’ambition, qui étudie à loisir, et qui écrit, en pleine liberté d’allure, les choses qui lui plaisent le plus.

Ceci est le vrai ton de la critique aux heures favorables. Non pas que le public, tout de suite après la révolution de juillet, soit revenu complètement à la critique régulière, mais enfin s’il ne l’aime pas encore, elle ne lui est pas tout à fait insupportable, et l’on commence à comprendre, pour peu que les événements le permettent, que les lecteurs se rencontreront bientôt qui ne de manderont pas mieux que d’oublier, en ces oisives et curieuses recherches, l’oubli de l’agitation de la rue, et des colères du carrefour.

La seconde étude, à propos du Don Juan de Molière, fut publiée au plus beau moment de la révolution de juillet, quand toutes les conjonctions heureuses semblaient promettre à cette paternelle et puissante monarchie un grand avenir, incessamment mêlé de jeunesse, de beauté, de gloire et de liberté. En ces moments choisis, la critique se sait écoutée aussi bien que la poésie ; elle prend toutes ses aises ; elle se rappelle avec une généreuse ardeur, le précepte des maîtres :

« Les hommes14, en se communiquant leurs idées, cherchent aussi à se communiquer leurs passions. C’est par l’éloquence qu’ils y parviennent. Faite pour parler au sentiment, comme la logique et la grammaire parient à l’esprit, elle impose silence à la raison même. — Les hommes sont le premier livre que l’écrivain doive étudier pour réussir, après quoi il étudiera les grands modèles ! » Ainsi, soyez d’abord éloquent, et vous serez bien près d’être ensuite un bon juge. « Il y a dans l’art un point de perfection comme de beauté et de maturité dans la nature. Celui qui le sent et qui l’aime, a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà et au-delà, a le goût défectueux. » C’est du La Bruyère, aux meilleurs passages. Il a donné des règles excellentes de l’art d’écrire.

Nous avions le temps d’étudier les maîtres aux premiers jours du roi Louis-Philippe, et nous avions un grand intérêt à mettre en pratique ces utiles préceptes : « Écrivez pour être entendu ; tâchez d’écrire de belles choses ! Que votre diction soit pure, et cherchez avec soin, par de très belles paroles, les pensées nobles, vives, solides et remplies d’un beau sens ! » — Même on se permettait, en ce temps-là, assez souvent, le style précieux, et les maîtres l’excusaient en disant : « Si l’on affecte une finesse de tour et souvent une trop grande délicatesse, ce n’est que par la bonne opinion que l’on a de ses lecteurs. » Nous avions donc une excellente opinion de nos lecteurs, et c’est pourquoi nous leur portions un grand respect, recherchant, avant tout, l’ornement, la parure et la grâce du discours. — À quoi bon, dira-t-on, et n’est-ce pas là une peine bien placée, écrire avec tant de zèle et tant d’ardeur une feuille éphémère, une chose qui dure à peine une heure et qu’emporte le vent du soir ? Mon Dieu, vous feriez votre tâche d’une façon plus alerte et plus simple, que peut-être elle en vaudrait mieux ; vous y gagneriez une vie à coup sûr plus heureuse, et vos lecteurs y gagneraient une lecture plus facile. Est-ce que j’ai besoin, moi qui vous parle, à mon réveil, de rencontrer de si beau style ? Au contraire, il me semble que plus vous serez simple et uni comme bonjour, jasant avec moi des événements, des accidents et des opinions de la veille, et plus je trouverai que vous êtes un écrivain à ma portée, un narrateur bonhomme, un critique attaché au fait principal.

Quoi de plus ? La chose est bonne, ou elle ne vaut rien ; allez à la pièce nouvelle, ou bien n’y allez pas. Voilà tout ce qu’on vous demande, et non pas des dissertations et de la rhétorique à perdre haleine. Enfin, si je veux lire un livre, il me semble que je n’en manque pas ! En ce moment de la journée, on ne vous demande qu’un journal, c’est-à-dire une page écrite en courant, au courant de la plume, en dehors de toute ambition littéraire ; où en voulez-vous venir, avec tout votre style ? à prouver que vous êtes un écrivain ? Eh bien ! faites vos preuves dans un livre, on vous lira si on a le temps.

Voilà ce qu’ils disent tous, ou presque tous. Ils se débattent contre une force dont ils ne se rendent pas compte ; ils se refusent à un plaisir qui leur devient volontiers une fatigue ; ils sont honteux, au fond de l’âme, de se savoir si peu dignes de tant de soins et d’être servis, mieux qu’ils ne méritent, par ces plumes vaillantes, animées à bien faire, ennemies des barbarismes, jalouses de la forme, en pleine abondance, en pleine énergie, actives à ce point que du jour au lendemain elles ont abordé les questions les plus ardues ; correctes à ce point qu’il serait difficile de rencontrer, dans ce va-et-vient universel de la langue pratique, officielle, intelligente, une faute aux règles les plus difficiles de la grammaire la plus sévère !

Allez, allez toujours dans cette voie, écrivains mes frères, qui êtes l’exemple et l’honneur du journal français, une des gloires de l’Europe moderne ; allez dans cette voie ; on y rencontre, il est vrai, toutes sortes d’intelligences médiocres, toutes sortes de lecteurs imbéciles, et des ignorants, et des niais, et des frivoles, et des beaux esprits de café, et des idiots qui courent après l’aventure, après le hasard, empêtrés dans les fêtes sanglantes de la cour d’assises, dans les événements de la rue, ou dans les émotions du carrefour. Pour ceux-là, certes, ce serait une duperie assez grande de leur prodiguer les grâces du style ; et le tribun qui attaque, et le rhéteur qui s’abandonne à sa violence éloquente, et l’esprit calme en ses raisonnements irrésistibles, et l’ironie aux pieds légers, et la colère en ses déclamations furibondes, et la satire à l’accent aigu, et le pamphlet, — ce capharnaüm de toutes les bonnes et de toutes les mauvaises puissances de la parole ; et la phrase élégante, incisive, indiquant d’un trait la malice ingénieuse, accorte, avenante ; ou bien, d’un trait vif et acéré, immolant sans pitié la renommée honteuse de ce bandit, la gloire usurpée de ce voleur autant de grâces, autant de violences, autant de tonnerres et d’éclairs qui échappent à la vue obtuse, à l’oreille fermée, à l’esprit bouché, à la tête inintelligente, au lecteur ébloui de ces vives et soudaines lumières pour lesquelles il n’est pas fait.

Mes amis, laissez-les dire et se plaindre, ces braves gens qui se plaignent que la mariée est trop belle, et que le journal est trop bien écrit. Laissez-les dire ; ce n’est pas pour eux que vous écrivez. Vous écrivez pour un lecteur d’élite, actif, intelligent, dévoué ; votre lecteur aime, avant tout, l’élégance et la correction, tout comme il aime à son lever, le bain frais et le linge blanc. Il se plaît au beau langage, à la période savante, à la recherche, à l’ornement, et il n’est jamais plus heureux et plus fier que s’il rencontre un grand orateur, à la place même où il ne cherchait qu’un journaliste. Vous rappelez-vous, pour ne citer que les morts, l’éloquence et la conviction de ce grand Armand Carrel, lorsqu’il s’en va, la plume à la main, comme il tiendrait une épée, ameutant ces orgueils, ces vanités, ces colères impuissantes, et tout semblable au sanglier (dans cette chasse racontée par Virgile) qui, tout couvert de flèches acérées, tient tête aux chasseurs et les fait pâlir ? Ou cet autre qui est mort aussi, cette plume imprudente et implacable, quand, au dernier moment, elle se mettait à courir sur ces feuilles remplies d’orages et d’émeutes qu’elle soulevait de son bec rapide, à la façon de l’Eurus déchaîné sur les sables de l’Océan ? Étaient-ce là deux miracles de vengeance impitoyable, d’ironie implacable, des coups de massue où la vieillesse et la gloire de cette monarchie à son penchant, gémissait d’un râle plaintif ? Plumes terribles, semblables aux balistes et aux catapultes du moyen âge, on les peut haïr pour le mal qu’elles ont fait, on les doit admirer pour leur habileté, pour leur génie et leur fureur.

On a dit d’Homère que, dans son poème, « il faisait autant de dieux des hommes qui étaient au siège de Troie15, et qu’en revanche il faisait à peine des hommes, de tous les dieux d’un Olympe créé par lui ». — Ces écrivains dont je parle, ils faisaient de nos plus grands hommes une proie ; ils faisaient de nos dieux une ironie ; ils bouleversaient toutes choses, du haut de cette tribune éclatante, élevée à leur génie. À les entendre, et Dieu sait si elle était attentive à ces éloquences du flot qui monte et du temps qui s’en va, — la France était en doute, et en grand travail ; elle ne savait plus où étaient ses hommes, où étaient ses dieux.

Ce grand art de la parole improvisée est devenu, pour nos voisins, un juste sujet d’envie et d’étonnement. Certes, si l’on veut comparer cette feuille énorme : le Times, la boussole d’Angleterre et du peuple anglais, le Leviathan de chaque jour, qui a pour esclaves la vapeur et le fil électrique, d’un bout du monde à l’autre, le journal français ne fera pas une grande figure ; il sera dévoré par ce feuillet géant, tout chargé des affaires publiques et privées d’un si grand peuple ; oui, mais si vous tenez compte au journal anglais, au journal français du style et de l’esprit qui s’y dépensent chaque jour, aussitôt le plateau de la balance emporte, du côté français, cet amas énorme, incroyable et sans mesure d’événements, de découvertes, d’entreprises, de conquêtes, de mines d’or et d’argent, de voyages lointains, de terres inconnues, de banques et d’armées, de prédications et de menaces, de cultures et d’arsenaux, d’orateurs populaires, de courtisans, de chambellans, de soldats, de mendiants, de dames d’honneur !

Le Times, c’est la montagne en travail ; elle mugit, elle rugit, elle se démène, elle n’accouche guère, pendant que le journal français va droit son chemin et tient le monde attentif, grâce à l’art d’écrire, qui est aussi répandu à Paris que la musique à Milan, la statuaire à Carrare, les eaux des fontaines à Rome, la neige à Moscou, la fumée à Manchester, le fracas des marteaux à Saint-Étienne, la peinture au Louvre, le bruit aux écoles, la gaieté chez les jeunes, l’avarice au vieillard, la douce odeur des roses naissantes dans les jardins fleuris de l’Été !

C’est l’argent, c’est l’ambition, c’est la lutte ardente de la politique des tribunes ennemies, c’est le commerce et ses armées opulentes, c’est le flot de l’Océan, c’est le mouvement des colonies, ce sont, à chaque instant, les variations et les révolutions de la fortune insolente qui donnent le mouvement, la vie et la force au journal anglais. — Chez nous, tout simplement, c’est la forme et c’est l’esprit, mêlé de courage et de probité, qui font vivre un journal ! Le public qui sait lire et qui aime les choses bien faites, s’inquiète assez peu de l’opinion que professe un journal, il s’inquiète, avant tout, du talent qu’on y déploie ; il prend son plaisir aux saines paroles, aux passages éloquents, aux gaietés, aux colères, à l’accent de l’écrivain ; ainsi le journal est bien plus, chez nous, le besoin des esprits que l’intermédiaire obligé de toutes sortes d’affaires dont Paris s’inquiète assez peu, et dont la province ne s’inquiète pas le moins du monde. « Chaque siècle, dit Fontenelle, a pour ainsi dire, un certain ton d’esprit. » C’est justement ce ton d’esprit auquel s’est monté le journal français qui fera juger, plus tard, des lumières du xixe  siècle ; son œuvre accomplie, il devra s’estimer bien haut, notre siècle, s’il peut se rendre à lui-même cette justice d’avoir uni l’exactitude à la vivacité de l’esprit, l’étendue à la finesse, l’élégance à la conviction.

Oui, l’intelligence est une belle chose ; on ne sait pas où elle finit, on ne sait pas où elle commence. M. Arnauld n’entendait rien, dit-on, à la métaphysique du Père Malebranche, et pourtant le Père Malebranche était facilement compris par ses plus naïfs auditeurs. — Une des peines de l’esprit, c’est l’inaction, c’est la lutte qu’il faut soutenir contre les intelligences médiocres.

Une des fêtes de l’esprit, c’est d’aller, de venir, d’être écouté, d’être suivi, d’être obéi, applaudi, d’être débattu, c’est d’apprendre et de savoir, et de montrer ce qu’on sait.

L’esprit aime à changer d’objet et d’action, — à agiter des idées, à faire mettre, à mettre au jour les choses ignorées ; il aime là la vérité, il aime l’erreur ; le mensonge ne lui déplaît pas toujours. — L’esprit est roi, il est le maître, il est maître absolu, il appelle la contradiction, il exècre l’esclavage, il se plaît à frôler les divers écueils où tombe, en s’agitant, la raison humaine ; il recherche avec rage tout ce qui brille, et tout ce qui chante, et tout ce qui se voit au loin ; il est fou de couleurs, fou de lumière et de fracas ; le demi-jour lui sied à merveille ; il ne hait pas le crépuscule ; si la nuit est profonde, il saura tirer parti des ténèbres !

Sachez cependant parler son langage à chacun de ces esprits dont se compose l’esprit universel. Soyez brillant avec les esprits brillants ; soyez sobre avec les esprits bornés ; ayez soin de vêtir convenablement la vérité un peu nue ; aimez à dégager la beauté des voiles qui la gênent. — Un grand esprit a le défaut suprême de ne voir que l’ensemble et de négliger les détails ; un petit esprit a cette grande qualité d’embrasser une quantité d’objets curieux, utiles, bons à étudier, bons à savoir ; l’esprit enjoué, grâce à sa bonne humeur, fait passer bien des choses d’une rude et cruelle digestion. C’est même une des premières recommandations que fait Horace en son Art poétique, d’être plein de réserve et de délicatesse dans l’emploi des mots :

In verbis etiam tenuis cautusque serendis !

Un bon et utile conseil, qui devrait être écrit, en lettres d’or, au frontispice du journal libre ! — Enfin, pas un mortel, pas même Voltaire, n’eut jamais en partage, à lui seul, tous les genres d’esprit ; c’est l’esprit qu’on n’a pas qui gâte celui qu’on a. Donc, contentez-vous d’être un homme de l’esprit que vous avez, si vous êtes un des heureux et des privilégiés de ce bas monde, et sachez vous en servir habilement, honnêtement. C’est la grâce que je vous souhaite et à moi aussi !

Nous voilà, j’imagine, assez loin de Don Juan, revenons-y tout de suite, et sans autre détour. Car pendant que nous apprenions notre humble métier, à l’ombre féconde et libre de ces dix-huit ans de prospérité, sous le règne bienveillant du meilleur de tous les rois, la révolution de 1848, qui faisait sourdement son chemin, éclatait pareille à l’artifice auquel on a mis le feu, la veille, et qui couve au fond de la mine, emportant, avec toutes sortes de malheureux, le rocher qui la recouvre. — Eh bien ! même après la triste révolution, le feuilleton s’occupait des grandes machines de la poésie et des beaux-arts ! — Et tout de suite le feuilleton se rapproche de cette dissertation entre le pauvre et le riche, aussi vieille que le monde, et qui ne finira qu’avec lui :

Car en ceste vie terrestre
Mieux vaut mourir que povre estre,
Et ceulx qui povres apperront
Leurs propres frères les haïront.

C’est un quatrain du Roman de la Rose, une complainte écrite sous le règne de Philippe le Bel !

Ceci dit, (il fallait le dire !) voici mes trois Don Juan.

Le Don Juan en vers. — Thomas Corneille.

Le Théâtre-Français jouait en ce temps-là, Le Festin de Pierre, dont la belle prose a été très agréablement traduite en vers par Thomas Corneille. C’était cependant une entreprise digne du respect que nous portons à Molière, de remplacer les vers de Thomas Corneille par la prose de Molière, qui devait ainsi rentrer dans tous ses droits ; mais la mémoire des comédiens, ce singulier mécanisme que les plus habiles physiologistes n’ont pu expliquer, fut longue à se prêter à cette révolution. On peut dire qu’il n’y a pour les comédiens de ce monde, qu’une seule et même façon de retenir dans leur mémoire, la prose ou le vers. Ce que le premier a déclamé, une fois, les autres le déclameront jusqu’à la consommation des siècles ; c’est l’histoire des moutons de Panurge appliquée au vers et à la prose. Comme depuis tantôt cent cinquante ans la Comédie-Française s’était mise à rimer le dialogue du Festin de Pierre, on pouvait penser que ces rimes étaient ineffaçables. Plus elles vieillissent et plus elles font tache dans ces mémoires obstinées. Un Comédien-Français eût appris plus facilement dix mille vers du premier venu, que Le Festin de Pierre, tel que l’écrivit Molière.

En effet, malgré les plus loyaux efforts, toujours reparaissait sous cette prose élégante et souple, le vers efflanqué de Thomas Corneille. Si bien qu’il résultait de ces tentatives mal combinées la plus singulière cacophonie : l’un disait vers, l’autre disait prose, et c’était à ne plus s’entendre. Voilà comment l’habitude et la routine seront presque toujours plus fortes que les meilleures intentions. Thomas Corneille avait déteint sur Molière. À ces causes, en attendant que revînt l’heure de revoir enfin l’œuvre primitive, il fallait se contenter (et l’on s’en contentait) du Festin de Pierre en vers.

L’histoire de cette comédie est singulière. Les camarades de Molière, qui étaient aussi ses associés, avaient demandé à leur maître une comédie qui sortît enfin de ses admirables peintures du cœur humain, qui reposât quelque peu l’attention fatiguée du public, qui fût fondée, non pas sur les passions du cœur de l’homme, mais tout simplement sur le merveilleux, sur l’impossible. Ces messieurs avaient même trouvé, dans un théâtre voisin le héros de la comédie qu’ils désiraient pour leur théâtre, et ce héros était une statue de pierre, ou de Pierre ! La statue devait agir et marcher ; elle devait se montrer entourée de tous les accessoires terribles de la puissance infernale. Tel était le programme que son théâtre avait donné à Molière. On le traitait, chez lui, à peu près comme le théâtre de la Porte-Saint-Martin traite ses auteurs dramatiques, quand il leur commande un drame pour les lions de Van Amburgh.

Même, à ce sujet, j’ai retrouvé une lettre piquante de l’amie de Molière, mademoiselle de Brie, sa fidèle conseillère, celle qui venait en dernier ressort, après la vieille Laforest. J’ai toujours aimé mademoiselle de Brie, elle a été bonne, fidèle et dévouée à cet illustre génie, dont elle comprenait toute la portée. Aussi le nom de mademoiselle de Brie ne mourra pas ; elle partagera quelque peu l’immortalité de cet homme dont elle était le courage et la consolation. Mademoiselle de Brie et la vieille Laforest, voilà les deux amies de Molière, et ses deux véritables gardes du corps, aussi sont-elles inséparables dans sa vie, et qui veut faire un portrait complet de Molière, le doit représenter entre sa servante et son amie. L’une lui a prêté son gros rire, son bon sens, son admiration naïve, son dévouement de toutes les heures ; l’autre l’a calmé, elle l’a consolé, elle a essuyé ses larmes, elle a rassuré, tant qu’elle a pu, ce pauvre cœur si facile à troubler. Puisque vous vouliez absolument deux femmes pour accompagner la statue de bronze de Molière, prenez donc ces deux-là et vous ferez justice ; — en même temps vous aurez un charmant contraste : la vieille servante et l’élégante comédienne ; ce gros rire et ce fin sourire, ces deux bonnes mains, et ces deux mains si fines ; ce tablier et ces dentelles ; vous aurez, en un mot, un monument qui aura quelque bon sens, ce qui est bien rare dans tous les monuments de l’univers.

Voici cependant cette lettre que mademoiselle de Brie écrivait probablement à une amie, dont elle ne dit pas le nom : « Je vous ai raconté que la troupe était très abandonnée et ne gagnait pas d’argent depuis longtemps ; que le parterre n’applaudissait plus que Scaramouche, et qu’enfin, sur les représentations de mademoiselle du Parc et de mademoiselle Molière, celui-ci avait promis d’écrire une comédie sur le patron d’une pièce espagnole qu’on lui a racontée. Hier donc, 16 janvier (1665), Molière, la troupe étant réunie, nous a lu cette comédie intitulée Le Festin de Pierre. Dans mon petit entendement, la pièce est belle. Le rôle principal, don Juan, est un grand coureur de filles et de femmes, et pourtant, en dépit de ces scélératesses coupables, on l’aime, quoi qu’on en ait. Il s’en faut que le reste de la troupe soit de mon avis. Elle a trouvé que Molière n’y avait pas mis assez du sien, et qu’il s’était peu servi de la statue que l’on ne voit que deux ou trois fois, et laquelle prononce à peine quelques paroles. Du Croisy, qui comptait avoir le rôle de la statue, et qui était tout fait pour ce rôle, n’en a plus voulu, et il s’est trouvé heureux de jouer un petit rôle de marchand. Les Comédiens voulaient mettre un char de feu et des diables a dans la pièce, mais Molière a déclaré qu’on ne la jouerait plutôt pas. Je vous écris ceci étant bien triste, car j’ai peur que toutes les beautés de cet ouvrage ne disparaissent sous tant de a mauvais vouloir. C’est La Grange qui remplit le rôle de don Juan ; madame Béjard joue le rôle d’Elvire ; Armande, sa fille, joue un rôle de paysanne, et moi aussi. Molière s’est réservé le rôle de Sganarelle, qui est des plus plaisants. Dieu veuille que ce mois-ci finisse mieux qu’il a commencé ! »

Il est fâcheux que ce procès-verbal de la première lecture du Festin de Pierre ne soit pas plus complet. Véritablement je me figure Molière, poussé à bout par sa troupe avide, et se mettant à l’œuvre tout exprès pour faire une pièce où l’intérêt l’emporte sur tout le reste. Cette idée d’une statue qui parle et qui marche lui a paru en effet bien digne d’être exploitée, mais à peine s’est-il mis à l’œuvre, que déjà il a embrassé, d’un coup d’œil, l’étendue et la magnificence de son sujet. Cette fois, tous les rôles sont changés dans la vie humaine. Les femmes, jusqu’à présent souveraines maîtresses, ne vont plus être que les très humbles esclaves de l’amour. On les a si longtemps abordées le cœur troublé, le chapeau bas ! Voici Don Juan qui les prend par la main et qui les mène où il veut, sauf à les planter là, au milieu du chemin, à la merci du premier qui passe. Don Juan, c’est le grand seigneur émancipé. Tous les liens du devoir, de l’autorité, de l’ordre, il les a brisés en se jouant. Il a commencé par renier son père et sa mère, il finira par renier son Dieu.

Je suis bien étonné que Molière, pendant que son héros était en train d’impiétés de tout genre, ne lui ait pas fait insulter la majesté royale elle-même. Mais le poète n’aura pas osé en tant faire. En ce temps-là on croyait déjà que toutes les impiétés étaient possibles, excepté celle-là. Souvenez-vous que Bossuet lui-même, en pleine chaire et faisant l’oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, n’a pas osé prononcer le nom de Cromwell ! Donc, moins cela, Don Juan ose tout. Il rit tout haut et de toutes choses : de la vertu des hommes, de la pudeur des femmes, de l’honneur des maris, de la chasteté des religieuses ; il profane le couvent, il souille l’autel, il insulte les morts dans leur tombeau ; il promène son libertinage dans les bois, dans les villes, sur le bord des fleuves, fatigué quelquefois, jamais assouvi. C’est le diable ! c’est mieux que le diable ; il est cent fois plus dangereux ; il a en partage l’esprit, la grâce, la repartie, le courage, l’épée, la main blanche, l’ironie, la générosité, le sang-froid uni à la passion. Pourvu qu’il souille en son chemin toutes les femmes, pourvu qu’il effeuille toutes les roses, il sera, tant que vous le voudrez, un bon gentilhomme, et tout prêt à se faire tuer pour un mot dit de travers.

Cet homme, sensualiste comme un Italien, amoureux comme un Espagnol, est tour à tour, et selon la position présente, un poète, un soldat, un philosophe, un paysan, un bretteur, un dévot, un médecin, un esprit fort, un hypocrite ; il ne devient un hypocrite qu’à la fin du drame, et quand il faut absolument pousser jusqu’au bout, par cet exemple, la perversité humaine.

Certes Molière a dû frémir quand, une fois évoqué, il aura vu se dresser devant lui ce fantôme, et si peu semblable à ces innocents petits seigneurs qui posaient devant le poète pour amuser Louis XIV ! Cette fois, le vice l’emportait sur le ridicule, le vice était poussé jusqu’à l’horrible. Il y avait dans ce rire des grincements de dents, des douleurs infinies, les larmes des filles pleurant sur le sein de leur mère… ce que la fille de Jephté pleurait sur la montagne ; le déshonneur des vieillards, le désespoir des amants. Il y avait toute une société éperdue qui appelait vainement les lois à son aide ; il y avait tous les délires des sens, de la tête et du cœur. Oui, quelque chose de pareil s’agitait et se démenait, au fond de cet abîme intitulé : Tartuffe, et l’on eût vu les mêmes Larves, les mêmes Lamies, et les mêmes Lémures dans cette comédie commencée en riant, pour complaire à des comédiens, pour amuser quelque peu les badauds de Paris en leur montrant une statue qui boit, qui mange, qui marche et qui parle comme un bourgeois en colère ; oui, j’en suis sûr, quand Don Juan parut devant Molière au milieu de cette odeur de musc et de soufre, et quand il dit au poète, de sa voix stridente ;

— Me voilà, que me veux-tu ? Molière eut bien peur !

Mais une fois lancé dans une œuvre, il n’était pas homme à reculer. Surpris pour ainsi dire à l’improviste, par révocation de son Don Juan, et rencontrant un vrai démon, à la place de quelque méchant petit marquis de l’Œil-de-Bœuf, le grand poète ne dit pas au démon : — « Va-t’en ! je n’ai que faire de toi ! Rentre dans l’abîme d’où je t’ai maladroitement évoqué ! Ma conjuration se sera mal faite ; j’aurai pris une parole pour une autre, j’aurai tracé mon cercle de gauche à droite, au lieu de le tracer de droite à gauche. Va-t’en, encore une fois, tu me fais peur. Je suis à bout de ma tâche contre des monstres. Il y a un an, à peine, qu’à cette même heure de la nuit, et sous la même constellation funeste, j’ai évoqué un monstre pire que toi, un abominable démon venu du fond de l’abîme, le démon de l’hypocrisie, et je l’ai terrassé, et je l’ai maintenu dans mon cercle de feu ! Mais à cette heure, je ne veux pas de toi, tu me fais peur, tu as trop de vices sérieux à ta suite ; il y a dans ton regard quelque chose de funeste ; tu es trop méchant pour que de toi, l’on rie, et tu es trop damné pour qu’on te sauve ; malheureux qui a dépassé même le doute, en ton esprit perverti ; malheureuse victime de tes désirs impuissants ! Va-t’en ! va-t’en ! pauvre diable mal venu au monde, horrible avorton dont je ne sais que faire. — Va-t’en, Don Juan, frère cadet de Tartuffe. C’est bien assez d’avoir mis au monde Tartuffe ton frère, l’an passé ! »

Sans nul doute, ainsi aurait pu dire Molière à ce nouveau héros qui le narguait. Sans nul doute, il aurait pu le renvoyer dans le domaine nébuleux des êtres impossibles. Mais encore une fois, plus la difficulté était grande pour Molière, et plus il y devait tenir. Plus ce Don Juan était un être impossible, et plus il devenait digne de cette adoption du poète. Tartuffe ne pouvait pas avoir un plus digne auxiliaire. À ce compte, les deux années, l’an 1664, l’année de Tartuffe, et l’an 1665, l’année du Festin de Pierre, me paraissent deux années d’une lutte terrible, d’un travail acharné, d’une audace accomplie ; pour supporter ainsi toutes ces inventions accumulées, il fallait être bien fort.

Mais cependant le poète se met à l’œuvre. Il lâche son démon dans le monde épouvanté, et son démon lâché il lui laisse la bride sur le cou. Ce même homme qui a écrit Le Misanthrope, qui vous a montré les plus beaux esprits et les plus grands seigneurs de Versailles, tenus en respect par une coquette nommée Célimène, maintenant il va vous montrer un libertin, dans la double acception du mot, abusant sans pitié et sans respect de toutes les femmes qu’il rencontre, quelle que soit leur condition. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ou de trop froid pour lui. Ce terrible vagabondage ne s’arrête qu’à l’abîme. L’homme en question n’a peur de rien et de personne. Il insulte même son père dans un temps où rien n’égale la puissance paternelle. Voilà pour le libertinage des sens. Quant au libertinage de l’esprit, ce Don Juan est le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté.

« Un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni ciel, ni saint, ni Dieu ; un loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute ; un pourceau d’Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu’on lui peut faire. »

Molière n’a dissimulé aucun des mauvais penchants de cette nature indomptable. Bossuet, lui-même, n’a pas de plus vives peintures, quand il s’écrie :

« Ne me dites rien des libertins ; je les connais ; tous les jours je les entends discourir, et je ne remarque dans tous leurs dis cours qu’une fausse capacité, ou, pour parler franchement, une vanité toute pure ; et pour fond, des passions indomptables, qui, de peur d’être réprimées par une trop grande autorité, attaquent l’autorité de la loi de Dieu, que, par une erreur naturelle à l’esprit humain, ils croient avoir renversé à force de le désirer. »

Don Juan n’a jamais été mieux représenté que dans ces paroles ; il est bien dans le nombre de ces impies qui blasphèment ce qu’ils ignorent, qui se corrompent dans ce qu’ils savent. Gens longtemps redoutés et redoutables, dont le philosophe s’est occupé aussi bien que le romancier, dont le poète comique a fait sa pâture tout autant que l’orateur chrétien dans sa chaire, et qui ont cependant fini par être discrédités, comme tout le reste, par la raison que dit encore Bossuet « que les libertins et les esprits forts passeront, parce qu’un jour viendra où tout sera tenu dans l’indifférence, excepté les affaires et les plaisirs ».

Remarquez cependant, une fois que son héros est lâché dans ce monde trop étroit pour ses vastes désirs, comment s’y prend Molière pour le suivre, afin que ce bandit ne cause pas trop de ravages ; comment il muselle cette bête fauve ; comment enfin il parvient à faire une comédie véritable, de la biographie ardente de ce fatal Don Juan. C’est que, pour suivre jusqu’à la fin ce héros vagabond, Molière a pris tout simplement la plus douce, la plus allante et la plus capricieuse des montures. Il s’est mis à cheval sur cet âne immortel que montait Sancho Pança de son vivant ; heureux âne qui porte dans sa besace cent fois plus de philosophie qu’Aristote n’en portait dans sa tête. Le Sganarelle du Don Juan, qu’est-il autre chose que le Sancho du Don Quichotte ?

C’est le même bon sens, le même naturel, la même sagacité cachée sous l’enveloppe grossière ; c’est la même patience surtout. Ils procèdent l’un et l’autre, Sancho et Sganarelle, par les mêmes ruses, par les mêmes métaphores insidieuses, par la même envie de rester dans le vrai, pendant que leur maître patauge incessamment dans le mensonge et dans l’absurde. Sganarelle est tout aussi bien le pendant inévitable de Don Juan, que Sancho Pança est l’indispensable compagnon du chevalier de la triste figure. Séparez Don Quichotte de son écuyer, vous n’avez plus qu’un fou inutile qui se perd dans les espaces imaginaires, et qui reste brisé sans que nul le relève, sous l’aile du moulin à vent ; séparez Don Juan de Sganarelle, vous n’avez plus qu’un libertin obscur qui se cache dans l’ombre, qui fait tous ses coups à la sourdine, que rien n’explique et qui s’en va au hasard, apportant aux premières venues, son éternelle proposition de mariage.

Il faut bien du génie, savez-vous ? dans des œuvres si compliquées, pour déplacer ainsi l’action et le drame, et pour faire reposer l’intérêt, non pas sur le héros principal, mais sur quelque subalterne tout boursouflé de ridicule et de bon sens ! On admire beaucoup certains duos de la musique de Rossini, où l’un chante pendant que l’autre pleure, où celui-ci accompagne l’orchestre avec sa voix, pendant que l’orchestre déclame l’air que le chanteur devrait chanter ; mais combien cela n’est-il pas plus difficile de transposer ainsi, de Don Quichotte à Sancho, de Don Juan à Sganarelle, du maître au valet, du fait à l’idée, les plus excellentes qualités de la comédie, à savoir le rire et la leçon ?

Tel a été l’aide tout-puissant dont s’est servi Molière pour tirer parti d’un pareil héros, plus difficile à remuer que Tartuffe en personne. Quant à monter dignement l’âne de Sancho Pança, ce Pégase aux longues oreilles, que pas un poète n’a osé monter depuis Cervantès, et qui eût brisé le cou à Rabelais lui-même, vous pouvez bien croire que Molière le monta d’emblée ; ainsi monté, l’orgueilleux baudet hennit de plaisir en sentant sur sa croupe un double poids, comme qui eût dit Sancho Pança portant en croupe son maître Don Quichotte. Une fois Molière en selle, il fut le maître du grison, et il ne s’avisa pas de s’écrier : Holà ! comme il fit un jour en plein théâtre. Ce jour-là, Molière représentait en effet Sancho Pança dans une pièce de madame Béjart, intitulée : Don Quichotte. Il était déjà en selle et il attendait sa réplique lorsque l’âne voulut marcher ; en vain il le retenait par le licou, le baudet allait toujours. — Holà ! s’écria Molière, Baron, Laforest, à moi, ce maudit âne veut entrer ! Et il fallut bien que l’âne entrât, en effet ; — Molière se retint à une branche, et l’âne entra tout seul, ce qui vous prouve bien que ce n’était pas l’âne véritable de Sancho Pança.

On a beaucoup parlé, de nos jours, et, Dieu merci, on n’en parle plus, de la liberté que s’était donnée le drame moderne, de cet admirable vagabondage de la poésie dramatique qui ne connaît plus d’obstacles ; les poètes se sont tendrement embrassés les uns les autres, en l’honneur de ce prétendu affranchissement de la comédie ; on a crié bien haut que les unités étaient réduites au silence, et chacun de se féliciter comme s’il avait inventé Shakespeare ! Mais relisez donc cette comédie de Molière, Le Festin de Pierre, et vous verrez que jamais Shakespeare lui-même ne s’est donné plus d’espace, avec moins de respect pour la première, la seconde et la troisième unité.

À voir l’auteur du Misanthrope marcher ainsi, le nez au vent et sans manteau, ne diriez-vous pas que vous avez affaire à l’auteur du Roi Lear ? Prenez toutes les pièces de Shakespeare, et dans pas une de ces tragédies, qui embrassent le ciel et la terre, vous ne trouverez plus d’espaces, et plus convenablement remplis par la passion, par le rire et par la terreur. Si j’avais le temps, je comparerais l’Hamlet de Shakespeare au Don Juan de Molière.

Hamlet est un philosophe dans son genre, comme Don Juan ; Hamlet est un philosophe triste, Don Juan est un philosophe gai ; l’un et l’autre ils doutent ; — ils font plus que douter, ils ne croient pas ; et de ce doute, qui leur pèse, ils veulent se rassurer par les mêmes moyens. Seulement, Hamlet a peur de ce grand peut-être qu’il affronte ; Don Juan, au contraire, se rassure derrière le faible abri de sa raison à laquelle il a bien soin de ne pas adresser de question impertinente. — Voilà la question ! De cette différence entre les deux héros l’explication est bien simple : l’un est un honnête homme amoureux à la façon des honnêtes amours ; l’autre est un scélérat et un égoïste. Cependant ils s’en vont l’un et l’autre, au hasard, courant, celui-ci après son unique amour qui l’appelle, celui-là après toutes ses amours qui s’enfuient — colombes épouvantées par le vautour !

À tout prendre, et malgré les fleurs, — malgré les fortunes dont elle est semée, la route que parcourt Don Juan est aussi triste que la route que parcourt Hamlet, encombrée de frimas et de neiges : c’est que, dans l’une et l’autre route, est semé le doute, cette épine amère, cette ronce fatale que nulle main ne peut arracher. Quand Hamlet s’écrie : — Le vent est rude et coupe le visage, il fait très froid ! il nous paraît moins digne de pitié que Don Juan, quand il s’écrie, sous ces beaux arbres si doucement agités par le zéphyr printanier : — « Je crois que deux et deux a sont quatre, et que quatre et quatre sont huit. » Pour ce qui est de la partie bouffonne des deux drames, elle n’est pas moindre dans l’Hamlet que dans le Don Juan. Le prince de Danemark s’entoure de comédiens et de comédiennes à qui il enseigne les premiers éléments de leur art, qu’ils ignorent ; il est à lui-même son propre bouffon ; il rit aux éclats de cette parodie qu’il joue tout bas et qui sera sanglante. Pas n’est besoin de vous faire remarquer que Shakespeare, pour l’unité de son drame, aussi bien que Molière, a recours à un mort qui revient au monde, et qui raconte aux vivants ce qu’il a vu chez les morts.

Dans l’une et dans l’autre comédie, un poète immense vous montre la même figure blafarde qui passe et qui repasse incessamment, comme un grain de sable qui tomberait dans l’œil de l’âme, pour troubler la vision. Seulement, je trouve que le spectre qui frappe le prince Hamlet est plus touchant, car il est encore plus silencieux que celui qui avertit Don Juan. Le spectre du Nord habite une nature mieux faite pour les fantômes ; il doit se plaire dans la brume épaisse et mélancolique des montagnes.

Hamlet pour le moins est aussi fort que Don Juan ; — il est naturellement plus mécontent de l’esprit humain, et il pense comme un misanthrope. Il est loyal, mais à sa façon, en dissimulant ce qu’il a dans l’âme. — Don Juan est un fourbe d’autant plus dangereux qu’il a toujours l’air de mettre son jeu à découvert. Pour les bien juger, voyez-les l’un et l’autre dans le dernier asile des vivants et des morts, jusqu’alors respecté par les poètes dramatiques ; voyez-les, ces chevaliers errants de la fantaisie, entrer dans le cimetière, un lieu sacré, que Molière et Shakespeare ont envahi par droit de conquête et par droit de naissance. Chacun d’eux, Hamlet et don Juan, dans ce lieu respecté, se montre enfin à nous tel qu’il est. — Quand Hamlet pénètre dans le cimetière, il a perdu toute sa gaieté, et telle est la tristesse dont son âme est pleine, que la terre, cette belle création, lui semble un promontoire stérile : « l’homme ne lui plaît plus, ni la femme ».

Eh bien ! à peine a-t-il promené sa mélancolie à travers les tombes ouvertes ou fermées, soudain sa gaieté lui revient à fouler ces ossements épars. En ce moment il n’est plus seul ; il lui semble qu’il a retrouvé une famille ; il est courageux et fort, il n’a jamais été si éloquent, il n’a jamais prodigué davantage l’ironie et le sarcasme ; il pèse les grandeurs humaines dans sa main fébrile, il sème aux vents toute cette poussière mortelle comme une mauvaise ivraie ; il fait rire même le fossoyeur ; il est impitoyable pour tous ces morts, il n’a un peu de pitié que pour ce pauvre Yorick, ce garçon d’une gaieté infinie et d’une imagination charmante ; hélas ! pardonnez au pauvre Hamlet tout ce délire ! Il respecte la mort, sans la craindre ; vous allez entendre, tout à l’heure, comme il va pleurer Ophélia.

Don Juan, tout au rebours ; il méprise la mort, mais il la redoute. Il ne craint que la mort dans ce monde ouvert à ses caprices. Ce n’est pas lui, certes, qui entrerait volontairement en cette terre consacrée. Non, mais par hasard il passe devant la tombe du Commandeur ; il s’arrête, encore tout chaud du combat qu’il vient de livrer, et très heureux d’avoir un nouveau rendez-vous d’amour pour le soir. Soit caprice, oisiveté, — soit que l’heure de la vengeance divine sonne enfin, la fantaisie lui prend d’interroger cette statue qui le regarde. Ô surprise ! ô terreur ! la statue a fait un geste, elle a dit : oui ! de sa tête penchée en riant, et relevée inflexible. À ce seul geste, et sans qu’il ait songé à s’expliquer à lui-même l’étrange vision, aussitôt — vanité de ces courages à l’épée et au premier sang ! vanité de ces railleries qu’un souffle emporte ! — aussitôt s’en va tout le courage de notre héros ; il chancelle, il hésite, il aurait peur si Sganarelle n’était pas là, il s’écrie : — Allons, sortons d’ici ! C’est bien ce que disait Bossuet tout à l’heure : une vanité toute pure.

Qu’eût-ce été si le spectre s’était fait voir, dès le premier acte, comme le voulaient, pour produire plus d’effet, les compagnons de Molière ? Don Juan, dès qu’il a vu le spectre, a perdu la moitié de sa valeur ; Hamlet, au contraire, il s’appuie sur le fantôme, et l’un et l’autre, Hamlet et le fantôme, ils s’en vont, les pieds dans l’abîme et la tête dans le nuage ! Quoi d’étrange ? Don Juan ne voit le fantôme du Commandeur qu’avec les yeux de la chair ; Hamlet voit le fantôme de son père avec l’œil de son esprit !

Si, dès le premier acte, le fantôme de Pierre avait paru, toute la comédie de Molière prenait aussitôt une teinte sinistre ; les pas du fantôme restaient empreints sur le sable de ces jardins ; ces eaux limpides devenaient des eaux bouillantes ; ces beaux arbres se dépouillaient de leurs feuilles ; ces jeunesses, au front pur, au teint frais, perdaient soudain le bel incarnat de la vingtième année. Alors toute cette joie, et ce luxe, et ces amours, tout cet esprit mêlé à ces scandales parés à la mode des dernières chevaleries célébrées par Cervantès, s’en vont à la suite du spectre. Au fantôme de Molière, au fantôme de Shakespeare, le spectateur ajoute toute croyance. Son imagination lui parle plus haut que sa raison. Le spectateur croit au fantôme, par la raison que dit saint Thomas quelque part : —  Credo quia absurdum ; j’y crois parce que c’est absurde  ; et c’est là tout à fait une excellente, une admirable, une irrésistible raison.

Il faut donc placer Le Festin de Pierre parmi les chefs-d’œuvre de Molière. Cette comédie, ainsi faite avec tout le génie de l’auteur, n’eut aucun succès et ne devait en avoir aucun. — C’était une œuvre beaucoup trop avancée pour cette époque aux fermes et solides croyances. À représenter cette œuvre, et à l’entendre, les spectateurs se trouvaient aussi désappointés que les comédiens eux-mêmes. Les uns et les autres, ils s’attendaient à un drame fantastique (le fantastique, tout comme le burlesque, est de tous les temps), et ils se voyaient en présence d’une immense comédie, où rien n’était sacrifié à l’amusement vulgaire et au plaisir des yeux. Pourtant, et ceci finira convenablement mon parallèle entre Hamlet et Don Juan, cette comédie de Molière, si maltraitée de son vivant, devait, reconquérir (voilà le malheur de nos vices !) les droits de l’histoire, dans ce royaume de France, livré à toutes les corruptions de l’esprit et des sens.

Laissez venir seulement ces deux corrupteurs de la morale et de l’innocence, laissez venir Louis XV et Voltaire, alors Don Juan le scélérat, ne sera plus qu’un homme à bonnes fortunes, un philosophe ; il s’appellera M. le duc de Richelieu, pendant qu’en Angleterre, dans la patrie d’Hamlet, on verra ce même personnage de don Juan changer de nom, de costume, et s’appeler Lovelace !

De cet élégant et corrompu Lovelace est sortie toute une race abominable, autant qu’élégante de gentilshommes anglais les plus pervers et les plus pervertis de tous les hommes. Natures mauvaises et perfides que lord Byron lui-même n’a pas pu relever de la haine et du mépris qu’elles inspirent. Lovelace est le type odieux et blafard des plus malhonnêtes gens qui aient déshonoré le caractère du peuple anglais. — Les uns et les autres, de Lovelace à Brummel, ils ne se doutent pas qu’ils ont pour aïeul… Don Juan !

Le Festin de Pierre, comédie en prose

Le Tartuffe n’avait pas encore vu le jour, la protection du roi lui-même avait été vaincue par les clameurs des dévots, des vrais dévots aussi bien que des faux dévots, comme dit La Bruyère ; tout le xviie  siècle était en suspens, dans l’attente du chef-d’œuvre qui allait venir, bref, on ne savait rien de Tartuffe, sinon dans les salons de mademoiselle de Lenclos, ce grand philosophe, à l’esprit si net, au cœur si tendre, lorsque tout d’un coup, dans les folles journées du carnaval de 1665, Molière fit représenter une comédie intitulée : Don Juan. — Au premier abord, on devait s’attendre à quelqu’une de ces farces admirables par lesquelles le grand poète comique faisait soutenir ses chefs-d’œuvre, Le Malade imaginaire, par exemple, ou bien Le Bourgeois gentilhomme.

Aussitôt qu’il a touché février, le mois du carnaval, le Parisien veut rire à tout prix ; mais cette fois, ce Don Juan, ce nouveau venu dans le domaine de la comédie, n’est pas et tant s’en faut, Le Bourgeois gentilhomme ou Le Malade imaginaire. Au contraire, c’est la fine fleur des grands seigneurs pour l’esprit, pour le tact, pour l’éloquence, pour la grâce, le courage et le bon goût. — Au contraire, en fait de malades, jamais vous n’avez rencontré une maladie plus violente, plus sérieuse, plus désespérée de la terre et du ciel, que la fièvre de Don Juan.

Dans celle comédie, faite pour les jours gras, vous allez assister au débat le plus solennel qui se soit jamais agité, je ne dis pas sur un théâtre profane, mais dans une chaire chrétienne ; vous allez entendre des éclats de rire et des grincements de dents. — Il ne s’agit plus, cette fois, des petits vices de chaque jour, des petits ridicules qui obéissent à Paris, qui commandent à Versailles ; il s’agit des plus chers intérêts de la conscience, il s’agit, non pas de cette vie terrestre, mais de la vie éternelle.

Aussi pouvez-vous juger du désappointement des bourgeois de Paris, lorsqu’il leur fallut écouter, d’un bout à l’autre, ces paroles austères, ce drame sérieux, aux lieu et place de la bouffonnerie qu’ils attendaient. — Il arriva que Don Juan fit peur à ces timorés et timides esprits. Ils étaient venus au théâtre tout exprès pour y voir une statue qui causait, qui riait, qui buvait, qui mangeait, qui s’abîmait dans les flammes, et voici qu’on leur montrait le Don Juan foulant d’un pied sacrilège, toutes les lois divines et humaines ! — Et quant à la merveille, à la magie, à la statue, à peine si elle paraissait, deux ou trois fois, pour prononcer quelques rares et terribles paroles qui produisaient l’effet du tonnerre. — Ma foi ! se disaient les bonnes gens, Poquelin n’est pas en belle humeur aujourd’hui ; tant pis pour lui ; nous serons, dans trois jours, à la semaine sainte, et nous irons au sermon tout à notre aise. En attendant, rentrons au logis, faisons grand feu et grande chère, et vive la joie ! Voilà comment parlaient les bourgeois de 1665 ; car en 1665 il y avait déjà des bourgeois lettrés tout autant que messieurs les bourgeois de l’an de grâce 1852.

Ce n’est pas de ceux-là qu’on peut dire qu’ils ont un génie à part, et qui les élève au-dessus du reste des humains. Extra omnem aleam ingenii positus. C’est un mot de Pline l’ancien.

Aussi le Don Juan de Molière fut-il à peine représenté, quinze fois, en tout un hiver. C’est qu’en effet, lorsqu’il jeta dans le monde ce nouveau héros, Don Juan, rien n’était prêt pour le recevoir. Molière lui-même recula épouvanté devant cet être singulier de sa création. Lui aussi, quand il se mit à cette œuvre diabolique, il se figurait qu’il écrivait une pièce de carnaval. Heureusement il ne pouvait faire, en dépit de sa volonté, que des œuvres sérieuses. En vain, il veut être bouffon jusqu’à être trivial ; du fond même de sa bouffonnerie, la comédie s’élève glorieuse et triomphante. Le Malade imaginaire est une comédie excellente, et pourtant dans la pensée de l’auteur c’était tout au plus une parade ! Le Bourgeois gentilhomme, fait pour les tréteaux, est un des chefs-d’œuvre du théâtre. Tout ainsi, Le Festin de Pierre, commandé par le machiniste, devient le plus grand drame et le plus formidable de la scène française. Chose étrange ! la statue du Commandeur, aussi puissante, aussi terrible que le fantôme d’Hamlet !

Il est donc très facile d’expliquer comment ce Don Juan, qui a fait peur à son poète d’abord, au bourgeois de Paris ensuite, fut bientôt abandonné et par le poète et par le bourgeois. D’ailleurs, Molière avait à produire sa plus terrible comédie, son Tartuffe. Il savait très bien que c’était son œuvre et son chef-d’œuvre, que c’était là son grand coup à porter, et que, ceci fait, il allait se placer un peu plus haut que Pascal, et tout simplement à côté de Bossuet. Tartuffe ! Écraser l’hypocrite ! prendre sa revanche sur ce monde catholique qui a proscrit la comédie ! venir les chercher, jusqu’au pied de l’autel, ces hommes noirs, et les vouer à l’exécration publique ! Forcer le roi Louis XIV (qui sera le sujet de madame de Maintenon) à dire son terrible : Je le veux ! pour que la comédie de son comédien ordinaire soit représentée en plein théâtre, et pour tout dire, atteindre enfin au comble de l’art qui ne peut ni s’expliquer ni s’apprendre : « Quod tamen unum tradi arte non potest » telle était l’ambition de Molière, son ardente et infatigable ambition ; si bien qu’il est mort sans songer, — ô Dieu ! — sans songer que ce Don Juan était sa plus vivante création ; que ce Don Juan sceptique allait remplir tout le xviiie  siècle ; que ce Don Juan amoureux allait devenir le type élégant et licencieux de toute la nation de Shakespeare, et aussi que Mozart, d’un côté, lord Byron d’autre part, et la jeunesse de notre siècle, éperdue, hors de sa voie, impuissante à reproduire même ses rêves, n’auraient pas d’autre héros que Don Juan.

Don Juan ! il est le dieu d’un siècle qui ne croit plus qu’à l’épée et à l’habit du gentilhomme ! Il est le rêve des femmes oisives à qui tout a manqué, même la séduction et la haine ! On en a tant abusé chez les Anglais, qu’il s’appelle Lovelace ; on s’en est tant servi parmi nous, qu’il s’est appelé Robert Macaire. Ô vengeance et profanation !

Oui, certes, brave Don Juan, de ton épée on a fait un poignard ; de ton manteau brodé, on a fait une guenille ! Il n’y a pas jusqu’à ce brave, loyal et tremblant serviteur Sganarelle, qui ne soit devenu : juste ciel ! Bertrand, l’ami de Macaire ! Histoire de toutes les grandes origines ! Ainsi a fini plus d’une monarchie en plein abîme, en plein argot ; tant il est difficile de se tenir longtemps à la majesté du drame, à la hauteur du discours ! Quanta ad rem tanta ad orationem fuit.

Don Juan disparut de l’affiche à l’instant même où l’affiche allait supporter ce grand nom : Tartuffe. — Le bruit de Tartuffe dure encore ; la révolution qu’il a faite, sans cesse achevée et sans cesse renaissante a subi toutes les chances diverses de l’hypocrisie ! Toutefois, quand Molière fut mort à son poste, quand sa veuve, femme indigne d’un si illustre et si excellent homme, eut brûlé les papiers de son mari, le Théâtre-Français eut enfin cette admirable idée qu’il fallait remettre en lumière, non pas le Don Juan, mais Le Festin de Pierre. En effet, disaient ces amis de Molière, où le maître a-t-il pris cette prose solennelle et sépulcrale, et que voulait-il que nous fissions de ce drame sans fin ? Rétrécissons cette comédie et la mettons en vers, alors on verra comme quoi Molière s’est trompé en donnant cette vaste étendue à son drame ; on comprendra, grâce à Thomas Corneille, qu’il n’y avait pas le plus petit mot pour rire dans ce trop sérieux Don Juan, et qu’enfin cette prose éloquente nuisait au plaisir du spectateur.

Ce qui fut dit fut fait. Thomas Corneille fut humblement supplié de venir en aide à l’esprit, à la prose de ce pauvre Molière : rapetissez-nous ce Don Juan ; faites qu’il soit moins bouillant, moins fougueux et moins terrible. — C’est un torrent qui traverse et qui renverse toutes choses ; faites-en un petit ruisseau coquet et jaseur ! Enfin nous voulons que votre remaniement soit écrit en vers ; la rime fera de cette comédie une chose plus légère, et nous aurons moins peur du fantôme. Malheureux comédiens ! c’est ainsi Qu’ils ont raisonné ! ils n’ont pas vu que dans ce grand drame qu’ils défaisaient à plaisir, il s’agissait de la conscience, cet inévitable châtiment du coupable ! Ainsi, pendant que Thomas Corneille arrangeait ses rimes ingénieuses sur cette prose éloquente et forte, messieurs les comédiens ouvraient une trappe deux fois plus large ; ils rapetissaient la comédie, ils agrandissaient le spectre ; ils soufflaient sur l’esprit de Molière, ils doublaient les torches du dénouement final. On ôtait au vrai Don Juan ses plus belles tirades, en revanche on ajoutera un plat ou deux à la table de Don Juan. Ce n’est pas seulement d’aujourd’hui que l’accessoire est inventé ; à l’accessoire on a sacrifié même l’esprit de Molière : jugez donc !

Il faut le dire, ce travail de Thomas Corneille est d’une habileté déplorable. Il a brisé, sans que son esprit en fût troublé le moins du monde, cette grande prose du Don Juan, et de ces nobles parcelles il a fabriqué toutes sortes de rimes et d’hémistiches. C’est ainsi que d’un chêne centenaire, l’honneur des forêts, les fabricants d’allumettes vous fabriquent toutes sortes de petits morceaux de bois soufrés qui jetteront, chacun de son côté, sa petite lueur d’un instant. — Non, certes, toute la traduction de Thomas Corneille, ce n’est plus là le Don Juan amoureux, intrépide, grand seigneur, foulant d’un pied hardi et dédaigneux toutes les lois divines et humaines ; non, certes, ce n’est plus le hardi sceptique qui brise l’autel du dieu, ne pouvant pas renverser le trône du roi.

Regardez le Don Juan de Molière, et vous allez pressentir le xviiie  siècle. Il y a quelque chose de voltairien dans son sourire. Candide ne marche pas autrement dans ces sentiers semés de doutes, de vices, d’ironies et d’épines de tout genre. Quels blasphèmes ! jamais le xviie  siècle n’en avait entendu de pareils ! Jamais cette société si réglée et si correcte n’aurait pensé que seraient débitées, en sa présence, de si énormes maximes ! Et l’amour, comme ce Don Juan mène l’amour ! Quoi ! le roi Louis XIV est tremblant devant sa maîtresse, implorant un regard qu’il n’obtient pas toujours ; — quoi ! la tragédie de Racine enseigne aux plus grands seigneurs de cette monarchie, les timidités, les sciences, les élégances, les politesses de l’amour, et voici ce damné Don Juan qui mène, tambour battant et haut la main, les duchesses et les bergères ! Tout comme les autres arrivent à leurs fins amoureuses, par le dévouement, par l’abnégation, par les petites délicatesses du cœur, celui-là gagne sa cause par le mensonge, par l’adultère, par la violence ; puis, une fois la fille séduite, à la bonne heure : — moi et Sganarelle, nous passons à une autre perfidie. Patrocle et moi ! disait Achille, et cependant qui pourrait compter, à cette heure, les conquêtes de Sganarelle et de Don Juan :

Egregiam vero laudam et spolia ampla refertis
Tu que puer que tuus.

En un mot, rien n’était plus étrange et plus inattendu dans ce siècle, qu’un drame pareil accompli à l’aide d’un pareil héros. On comprend donc très facilement que Thomas Corneille ait été appelé à jeter la cendre de sa poésie sur ce feu allumé, qu’il ait été convié à débarrasser ce terrible Don Juan de ses plus hardis paradoxes ; mais au xixe  siècle, en pleine révolution de toutes choses, quand Don Juan s’appelle Robert Macaire, et quand ses plus hardis paradoxes ont été mille fois dépassés, quand le doute, l’ironie, le blasphème, le parjure, débordent de toutes parts dans nos livres et dans nos mœurs, s’en tenir au Don Juan de Thomas Corneille, laisser dans cette ombre funeste un des chefs-d’œuvre de Molière, nous priver de cette grande prose qui rappelle la prose des Provinciales dans son ampleur et dans sa majesté, voilà, certes, ce qui ne saurait se comprendre. — En présence de cette profanation, de cette impertinence et de cet incroyable oubli de tout ce qui est l’art sérieux, on se demandait à quoi donc pouvait servir le Théâtre-Français ?

À ces causes, le Théâtre-Français poussé par la critique, et peut-être aussi, par le remords, remit enfin le Don Juan de Molière en grand honneur ; il remplaça les vers de Thomas Corneille, par le dialogue primitif, et le succès fut si grand que vous n’avez jamais rencontré, nulle part, un succès moins contesté que le succès de ce Don Juan et de la prose de Molière ! On prêtait une oreille attentive et charmée à ce dialogue solennel où sont débattues tant de questions importantes. On accueillait avec enthousiasme ces héros grandis de vingt coudées. On saluait avec amour, avec terreur, ce Don Juan dont Thomas Corneille avait fait un mannequin pour les marchandes de modes ; on saluait du geste et du cœur ce Sganarelle, cet honnête valet d’un maître égoïste, ce brave homme un peu faible, un peu niais, grotesque, mal élevé, et cependant sublime quelquefois, à force de probité, de croyance et de bon sens.

À la fin donc ce beau drame était retrouvé tout entier ! À la fin il se montrait à nous dans toute sa sévère et sombre physionomie. À la fin, nous le tenions tel qu’il est sorti des mains ou plutôt des griffes de Molière, ce magnifique damné dont le nom est immortel ! Les comédiens eux-mêmes étaient étonnés de toutes ces sympathies ; ils se regardaient de temps à autre comme pour voir le fantôme qui les poussait. Dans la salle, la stupeur était générale. Nous autres de la génération nouvelle, qui avons été élevés dans une estime médiocre pour les doctrines de l’école voltairienne, nous nous regardions tout étonnés de ces violences dans le sarcasme. Cette poétique du doute si hardiment développée, et développée à haute voix, en plein théâtre, nous causait une espèce d’épouvante dont nous n’avions jamais eu la pensée ! — Et quand nous passions du sceptique à l’amoureux, notre étonnement redoublait.

— Quoi donc, dans une époque comme la nôtre, toute remplie de petits sentiments, de petites adorations, de quintessences infinies, que pouvons-nous faire de ce bandit nous racontant à sa façon : que tout le plaisir de l’amour est dans le changement, par la raison que les inclinations naissantes ont des charmes inexprimables ; — que lorsqu’on est maître une fois, il n’y a plus rien à dire et plus rien à souhaiter, que tout le feu de la passion est fini et qu’on s’endort dans la tranquillité d’un tel amour. Mais, direz-vous, à tout prendre, Thomas Corneille disait les mêmes choses ! Oui, mais sa parole n’avait rien de sérieux, rien de solennel, rien qui partît de l’âme, de l’esprit et du cœur. Pendant que Molière croit à Don Juan, à son impiété, à ses crimes, à son châtiment dans les flammes éternelles, Thomas Corneille joue avec le feu éternel ; il croyait en Molière, et toute sa croyance s’arrêtait là.

Surtout, ce qui nous a bouleversé jusqu’au fond de l’âme, c’est l’apparition du pauvre dans cette forêt écartée, à ce carrefour désert. On dirait que le souffle shakespearien a passé sur cette scène imposante. Déjà quelque chose s’est dérangé dans la fortune de Don Juan. Dona Elvire, en habit de campagne, lui a fait de sombres menaces, la mer a voulu l’engloutir, deux jolies filles de la campagne, deux alouettes au doux plumage qu’il avait prises à la glue, Charlotte et Mathurine, ont échappé à l’ardent amoureux ; il s’en va dans la campagne cherchant l’odeur de la chair fraîche, lorsqu’il fait la rencontre de ce vieillard.

Ah le pauvre ! Il sera, si vous le voulez, le second avertissement sérieux donné à Don Juan. Il ne s’agit plus de séduire Charlotte et Mathurine et de leur baiser les deux mains lavées avec du son, il s’agit de regarder face à face ce crâne pelé, cet œil éteint, cette barbe blanchie, ce dos voûté, toute la décrépitude de ce mendiant. — Et pourtant, telle est la force de la vertu, que ce mendiant, tout à l’heure, dans sa misère et dans son abandon, nous paraîtra plus grand que Don Juan.

Don Juan : « Ah ! ah ! je m’en vais tout à l’heure te donner un louis d’or, pourvu que tu veuilles jurer. » Le pauvre : « Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim ! » À cette réponse touchante, un homme moins endurci rentrerait en lui-même, et resterait pensif à ce cri énergique d’une conscience honnête. La chose était arrivée à Molière. Il était bien amoureux et bien jaloux, il était au plus fort de sa gloire et de sa passion ; — il rencontre un pauvre, il lui donne un louis d’or. — Monsieur, vous vous trompez, dit le pauvre, et Molière, inquiet de l’aventure : Où diable, a-t-il dit, la vertu va-t-elle se nicher ?

À coup sûr, Don Juan n’est pas assez honnête homme pour faire la même réflexion que Molière ; il faudrait d’abord commencer par reconnaître la vertu. Mais en revanche, Don Juan est trop bon gentilhomme pour avoir donné à ce pauvre un vain espoir. — Tiens, lui dit-il, prends ce louis d’or ; je te le donne au nom de l’humanité. — L’humanité à la place de Dieu ! L’humanité, déjà, en plein xviie  siècle ! Terrible Don Juan ! Il pouvait se sauver peut-être en donnant cette obole au nom de Dieu ! Mais qu’aurait pensé Sganarelle, et qu’aurait pensé et qu’aurait dit le pauvre de cette subite conversion ?

Plus on écoute cette scène admirable, et plus on se demande pourquoi Molière lui-même l’avait supprimée à la seconde représentation ? Pas une scène de ce drame n’explique mieux le caractère de notre héros ; enfin, savez-vous une façon plus nette et plus vive de préparer l’entrée de Don Juan dans la tombe du Commandeur et la terrible péripétie qui va venir ?

In flammas et in arma feror.

Pourtant, en dépit de tous ces obstacles aux fureurs de Don Juan, le véritable avertissement lui vient du fantôme ; une fois que le fantôme pénètre dans le drame, aussitôt le drame change de face ; la passion grandit avec la terreur ; l’impiété remplace la luxure ; le blasphème anéantit les tendres paroles ; les chansons, les intrigues, les fillettes sont supprimées, on comprend que le dénouement approche, un dénouement terrible et solennel ! M. Dimanche lui-même, dont le poète a tiré le parti le plus plaisant du monde, est un avertissement.

M. Dimanche, qui dans cette maison envahie attend son créancier des heures entières, cela veut dire : Allons, monseigneur, la dette, à son tour, monte et menace de tout engloutir ! Allons, voici l’heure ou votre crédit d’argent est mort aussi bien que votre bonne renommée ! Plus de crédit, plus de fortune, plus de riches habits, plus de fêles somptueuses, et plus d’argent dans votre bourse, seigneur Don Juan. L’argument est si direct, que tout à l’heure, à se rappeler qu’il a été obligé de flatter M. Dimanche, et de lui demander des nouvelles de madame Dimanche, du petit Dimanche et du petit chien Brisquet, notre galant seigneur aimera mieux se réconcilier avec son père, que de rester soumis à l’obstination, au mauvais vouloir et à l’impatience de ses créanciers.

Ainsi, dès le troisième acte, tout change de face dans cette érotique et sceptique biographie. L’éclat de rire devient plus rare, il prend même quelque chose de funèbre. À peine si Don Juan, revoyant Elvire dans ses longs habits de deuil, trouve en lui-même quelques petits restes d’un feu éteint. — Ce festin des morts et de ceux qui doivent mourir, est d’un effet terrible. Le poète a poussé si loin l’enquête de ces crimes, de ce vice et de ce libertinage, il a chargé son héros de tant d’injustices, qu’à défaut de la loi qui se tait, il faut bien invoquer le juge d’en-haut.

D’autre part, on est si fort persuadé que rien ne peut atteindre ce damné Don Juan, — ni la colère des maris poussés à bout, ni l’épée des frères déshonorés, ni les larmes des femmes au désespoir, ni les prières d’un père épouvanté, qu’il faut bien que la justice divine intervienne enfin ! D’où il suit qu’affaiblir les crimes et le libertinage de Don Juan, c’était détruire l’effet terrible de cette statue vivante. Comme aussi amener, au cinquième acte, cette petite Léonore que personne ne pouvait attendre à cette heure, pas même Don Juan, c’était là non seulement diminuer la péripétie imposante de ce grand drame, mais encore c’est la détruire entièrement. La vengeance est proche ; l’heure fatale va sonner ; Don Juan est à bout de ses crimes ; il vient de faire profession publique d’hypocrisie religieuse, il vient même de refuser un duel, et vous voulez nous faire croire qu’il va courir après la petite Léonore !

Molière est plus juste pour Don Juan ; il le connaît trop bien pour nous le montrer occupé jusqu’à la fin de ces billevesées. Don Juan veut, à cette heure, payer ses dettes, rétablir son crédit, apaiser son père par un faux repentir, éloigner la justice humaine, qui ne peut manquer d’intervenir, et enfin tirer un bon parti de Don Carlos, qui veut le tuer :

« Le Ciel me défend ce duel. — Prenez-vous-en au ciel ! — Le ciel le souhaite comme cela ! — Vous savez cependant que je ne manque pas de cœur, et que je sais me servir de mon épée. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent Et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui arrivera ! » Un jésuite des Provinciales n’eût pas si bien fait, il n’eut pas mieux dit.

Enfin il n’y a pas jusqu’à la dernière exclamation de Sganarelle, dans la pièce en vers et dans la pièce en prose, qui ne soit tout à fait à l’avantage de Molière. Ici même vous comprendrez, par un très petit exemple, ce que c’est que le génie. Après avoir affaibli, tant qu’il a pu l’affaiblir, le féroce caractère de Don Juan, Thomas Corneille devient tout d’un coup grave, sentencieux, moral, et il s’écrie, dans son épouvante, par la bouche de Sganarelle :

…… Je veux me rendre ermite.
L’exemple est étonnant pour tous les scélérats,
Malheur à qui le voit et n’en profite pas !

Voilà donc la bouffonnerie qui devient un sermon. — Molière, tout au rebours : il a été grave, sérieux, austère pendant tout le cours de la pièce ; il a oublié bien souvent qu’il nous avait promis une comédie, et maintenant que justice est faite, que le scélérat est englouti, Molière se souvient qu’il a voulu en effet écrire une comédie, et qu’il doit, tout au moins, nous laisser sur un trait plaisant ; hé bien, ce trait plaisant, au milieu du souffre qui brûle encore, il le tire du trembleur Sganarelle. Le Sganarelle de Molière ne songe guère à se faire ermite, et savez-vous à quoi il, pense, le bonhomme ? Il pense… à ses gages ! — « Ah ! mes gages ! mes gages !. Voilà par sa mort un chacun satisfait, il n’y a que moi seul de malheureux, mes gages ! mes gages ! mes gages ! » C’est bien le même Sganarelle qui disait naguère au mendiant de la forêt : — Jure un peu !

C’est bien aussi le Molière qui a trouvé le moyen d’introduire une certaine gaieté dans le dernier acte de Tartuffe. Mais quelle préface pour Tartuffe, Don Juan ! — Cet homme-là faisait les préfaces tout aussi bien que les postfaces. Quelle postface, La Critique de l’École des femmes !

Le Pauvre de Don Juan. — M. Proudhon. — La Propriété c’est le vol.

C’était le 11 décembre 1848, — la France venait d’entrer dans une nouvelle fièvre électorale, et naturellement le feuilleton se plaignait en son patois, de ces changements de chaque jour, quand toute chose est remise en question :

« À quoi bon, disait-il, la poésie ? À quoi peuvent servir les Belles-Lettres et comment voulez-vous que nous fassions une œuvre littéraire à l’heure où nous cherchons encore, les uns et les autres, le nouveau souverain qu’il nous faudra aimer pendant quatre années ; au bout de ces quatre années : — Vous avez été un bon et sage prince, dira la France reconnaissante, et c’est pourquoi nous vous prions de céder la place à un autre ! Hélas ! nous cherchons le souverain comme le cherchait Olivier Cromwell. Cromwell, il est vrai, n’en trouva pas d’autre que lui-même. Puis, quand il eut fait son temps : — Comment va le lord Protecteur ? disait un Anglais à un autre Anglais. L’Anglais, prudent : — Les uns, répondit-il, disent qu’il va bien, et je ne le crois pas ; les autres, qu’il va mal, et je ne le crois pas ! »

C’est ainsi qu’entre le oui et le non de la France, entre le zist et le zest de notre directeur suprême, on peut encore placer un tout petit feuilleton. Quand tout sera fait et conclu, aussitôt la France redeviendra sérieuse et calme ; elle ne parlera que des grandes choses, et non plus des futiles ! C’est pour le coup, ami feuilleton, qu’il te faudra briser ta plume : « Frange, miser, calamos ! Jouis de ton reste, en attendant. »

Notre reste se composait de la reprise de Don Juan en prose, du vrai Don Juan du vrai Molière. C’est une belle œuvre, et plus grande même que le poète ne l’avait rêvée, mais singulièrement triste, désolée et désolante. Cette farce de carnaval, quand vivait le roi Louis XIV, quand la société française paraissait immobile sur des bases qui semblaient éternelles, est devenue avec le temps et les révolutions que le temps entraîne avec lui, quelque chose de plus qu’une comédie où le rire, mêlé aux plaisirs des sens, se rabat, en fin de compte, sur un dénouement impossible. — Cette comédie, faite tout exprès pour nous montrer un fantôme, est devenue une tragédie véritable ; le fantôme est un être réel, l’abîme existe et chacun de nous peut en sonder la profondeur. Don Juan, c’est le monde tel qu’il était ; c’est le grand seigneur au-dessus des lois humaines et divines, qui se dit à lui-même : Dieu y regardera à deux fois avant de damner un homme de ma sorte ! Sganarelle, c’est l’enfant du peuple, homme timoré et de bon sens, croyant et crédule, honnête dans le fond, quelque peu fourbe dans la forme, qui pour gagner sa vie, beaucoup par curiosité, et un peu parce que le spectacle et le langage du vice lui plaisent et l’amusent, suit son seigneur et maître dans ce hardi et merveilleux sentier d’esprit, d’orgies, de doute, de libertinage et de débauche. Sganarelle glane pour son propre compte dans le gaspillage de don Juan ! Mon maître, a perdu tant d’honnêtes femmes que je puis bien avoir une inclination !

Mon maître, dit-il encore, a commandé tant de manteaux brodés à M. Dimanche, je puis bien me passer la fantaisie d’un pourpoint non payé. La table de mon maître est surchargée de vins et de viandes, pourquoi ne pas m’enivrer un peu ? Ainsi pense Don Sganarelle, ainsi il agit, tremblant, timide et timoré contrefacteur des grands crimes de son seigneur et maître… Si Don Juan est le seigneur, Sganarelle sera le bourgeois bientôt ; l’un marche devant, l’autre suit à la trace ; puis quand l’un et l’autre ils rencontrent… le pauvre, c’est-à-dire le troisième personnage de l’humanité, Don Juan et Sganarelle détournent la tête ! Le pauvre dérange celui-là et celui-ci, dans leur existence de bonnes fortunes, de bombance et d’aventures.

Le pauvre ! qu’est-ce que cela, le pauvre ? Cela, c’est un obstacle imprévu ? D’où vient cette montagne qui soudain s’oppose à nos voluptés passagères ? Don Juan s’étonne autant de cette rencontre qu’il s’étonnera, tout à l’heure, de la statue du Commandeur.

Cependant le pauvre insiste, il se montre, il se révèle par ses humbles prières ! Alors Don Juan, habitué à tourner tous les obstacles, veut encore tourner celui-là. — Tu vas te parjurer, s’écrie-t-il, tu vas me dire, ici même, qu’il n’y a pas de Dieu, et je te donne cette pièce d’or ! À ce moment Don Juan triomphe ! Le sang revient à sa joue pâlie ; le feu à son regard ! Ah ! Don Juan, imprudent seigneur que vous êtes, est-ce donc ainsi que vous affrontez ces montagnes ? Vous voulez que le pauvre se parjure, et qu’il soit damné pour votre amusement d’un instant.

— Bon ! reprend Don Juan, est-ce que ce mendiant est à craindre ? Insensé, qui fait le calcul d’un insensé ! Don Juan, seigneur du mont et de la plaine, qui avez haute et basse justice sur vos possessions féodales, ce n’est pas, à vous, à enseigner au pauvre qu’il n’y a pas de Dieu ! Un temps viendra où d’autres seigneurs, des catéchistes plus hardis, lui enseigneront la grande formule, « la propriété c’est le vol » et alors, en effet, malheur à vous, seigneur Don Juan !

Malheur à vous et malheur à nous qui avions besoin de la paix du monde et de la paix de nos consciences ! Malheur à nous, quand le pauvre ne sera plus secouru qu’au nom de l’humanité, c’est-à-dire quand la charité chrétienne aura disparu de cette terre, pour remonter au ciel, sa patrie ! Don Juan ! si, vous et les vôtres, vous avez encore régné et vécu pendant tout un siècle, depuis votre première rencontre avec le pauvre, c’est justement parce que le pauvre croyait en Dieu, parce qu’il n’a pas voulu se parjurer pour gagner votre pièce d’or !

Vraiment, je le répète, c’est une chose incroyable, la scène du pauvre effacée, le second jour, de sa comédie, par Molière lui-même, la scène du pauvre qui reste effacée pendant deux siècles ! En vain La Bruyère l’a replacée dans un des coins les plus vifs et les mieux éclairés de son immense comédie ; en vain, de temps à autre, par un soin littéraire qui se retrouve à toutes les époques, a-t-on voulu rétablir la scène du pauvre, j’ai presque dit la scène du monstre (pour parler comme l’affiche de l’Opéra), telle qu’elle fut jouée à la première représentation… La tentative était inutile ; Don Juan et Sganarelle furent respectés, le pauvre disparut pour toujours ; pour toujours, on le croyait, on le disait du moins, car le texte même de Molière, le texte du Don Juan original, avait été remplacé par l’improvisation du second Corneille ; qui se garda bien de nous ramener ce mendiant qui était le si mal venu dans ce drame de joie, de duels, de dettes non payées, d’enfants railleurs, de filles abusées, de pères conspués ; un drame où tout abonde de ce qui est le vice, l’ironie, la grâce, l’éloquence, l’art, la passion, le plaisir, la fête, le bon goût, la parodie des choses divines, le mépris de l’autorité humaine, jusqu’à ce qu’enfin, de péril en péril, de folies en paradoxes, de cruautés en trahisons, le héros merveilleux de cette fantaisie abominable et charmante tombe, la tête la première, dans son dernier abîme, dans le dernier de tous les abîmes, l’hypocrisie.

Il n’était que Don Juan, il est Tartuffe, et voilà un châtiment ! Oui Don Juan change de nom, il s’appelle Tartuffe ; le peu de noble sang qui restait précieusement et audacieusement enfoui dans les veines de cet homme, est devenu un mélange bâtard d’encens frelaté et d’eau mal bénite. Quand il est à ce point, dégradé, que Sganarelle lui-même l’accable d’outrages, c’est le moment, le bon moment pour voir ce vil fantôme d’un gentilhomme perdu de vices, de dettes et de débauches, aux pieds de marbre de la grande statue du Commandeur ! Ô Commandeur ! image terrible ! ô vengeance ! Grande voix qui va tout briser !

Si pourtant Molière, le poète ami du peuple, n’eût pas tenu si fort à nous montrer dans cet appareil funèbre, la statue absurde et sublime, elle pouvait rester fort paisiblement à cheval sur son tombeau ! La moralité du drame pouvait se passer de tout cet appareil. La vengeance arrivait d’un pas lent, d’un pas sûr… le pauvre ! Le pauvre, déchaîné par les violences même de Don Juan, suffisait au châtiment de ce fameux pervers. Le pauvre, corrompu par les violences et les lâchetés de ses flatteurs ! Le pauvre qui ne voulait pas, tantôt, nier Dieu dans le ciel, et qui le renie à présent, sur la terre ! Le pauvre ! le pauvre ! Le pauvre à qui la faim monte de l’estomac à la tête, pendant que les Don Juan s’enivrent et blasphèment dans le giron soyeux de leurs maîtresses, ivres d’amour ! Quant à Sganarelle, il ne sait pas ce que c’est que le pauvre… Le pauvre ! Il est le véritable Commandeur ! Voilà la voix sépulcrale qui s’écrie :  « Don Juan ! je vous invite à venir souper demain avec moi ! En aurez-vous le courage ?… Donnez-moi la main ! » Souper funeste dans les menaces, dans les flammes, dans les regrets, dans les remords ! Le pauvre, il est père de Danton, de Robespierre et de Marat ! C’est lui qui signera l’arrêt de mort du roi de France, qui traînera la reine à l’échafaud, qui tuera à coups de pieds dans le ventre, l’orphelin de tous les rois de la maison de Bourbon ! Don Juan, c’est votre crime, tout ce désordre, et voilà votre paiement d’avoir corrompu et déshonoré l’honnête et innocente misère de ce porte-besace ! Ainsi la justice divine a châtié, à la longue, tous les coupables ! Don Juan, par son exemple et par ses conseils, ôtait au pauvre l’honnêteté et l’espérance… le pauvre entraîne Don Juan dans son abîme : quoi de plus justement providentiel ? — Si Molière avait osé, vous aviez le festin de Pierre sans la statue ; oui, mais il faut répéter qu’en l’an de grâce 1665, la statue a tout fait passer.

Toujours est-il qu’on ne rit pas à cette comédie de Don Juan ; en vain l’esprit, l’ironie, la licence et le bon sens se heurtent et s’entrechoquent, à chaque scène, pour arriver à la plaisanterie et au bon mot… nous admirons, comme au premier jour, cette verve entraînante, mais toute cette verve nous laisse froids et impassibles. C’est qu’en effet quelque chose gémit et se plaint au fond de cette gaieté ; c’est qu’une lamentation immense a traversé, sans fin et sans cesse cette raillerie de l’esprit, cet orgueil des sens, cette seigneurie impitoyable et qui va à l’abîme.

Vous riez, Monseigneur l’inflexible, vous chantez ; vous trompez des duchesses, vous trahissez de pauvres innocentes qui n’en peuvent mais ; vous allez d’Elvire à Mathurine, c’est très bien fait ; mais à travers toutes ces gaietés funèbres, je comprends le vide et la tristesse de votre cœur, où la plainte se mêle au bruit des baisers ; dans vos folies je vois la ruine de votre maison ; M. Dimanche lui-même me fait peur et m’épouvante pour votre propre compte, Monseigneur ! Oui, ce même M. Dimanche, qui vous présente un bon à payer de dix ans, comme si c’était une dette de la veille, ce M. Dimanche-là ne nous dit rien qui vaille, Monseigneur. Quand l’heure aura sonné, M, Dimanche arrivera avant le pauvre ; le premier il viendra pour vous dépouiller de vos habits d’emprunt, pour troubler vos fêtes de la nuit, pour renverser vos tables somptueuses, pour vous montrer à la multitude tel que vous ont fait vos vices et vos crimes, seul, pauvre et nu. — Prenez garde à M. Dimanche, Monseigneur ; quand il s’en ira, les mains dans vos poches, le pauvre ne sera pas loin ; et le pauvre, trouvant votre défroque sur le dos de M. Dimanche, voudra savoir, à son tour, ce que pèse votre manteau royal ! Alors il dépouillera le bourgeois paré des dépouilles de son seigneur. Mais quelle folie inutile ! Avertir de sa ruine, Don Juan qui se perd !

Il est donc facile d’expliquer cette tristesse profonde, immense, irrésistible d’une comédie que Molière avait faite tout exprès pour amuser les folles joies du carnaval ! Don Juan et la société française ont vieilli en même temps ; ils ont supporté l’un et l’autre les mêmes destinées, et à cette heure ils se trouvent face à face à l’orifice du même volcan ! — On n’a pas voulu me croire, s’écrie Sganarelle, qui depuis s’est payé de ses gages sur la succession de son maître… C’est vrai, on n’a pas voulu te croire, ami Sganarelle, parce que tes discours n’ont pas été d’accord avec tes actions ; parce que, tout en déclamant contre Don Juan, tu es resté dans son frivole voisinage de vices et de mensonges !

On n’a pas voulu te croire ; il est vrai que tu n’as pas parlé assez haut et d’une voix assez ferme ; enfin, toi aussi, tu as passé devant le pauvre, sais lui rien donner ! — Ami Sganarelle, tu n’as que ce que tu mérites, et pourtant ce n’est pas le bon sens, ce n’est pas la prévoyance qui t’ont manqué.

« L’homme est en ce bas monde un oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles ! » Sganarelle, tu parles bien, tu agis mal. Grand conseiller, malgré tes conseils, la flamme vengeresse a dévoré Don Juan, et maintenant voici que tu fais comme le sauvage qui renverse l’arbre pour avoir le fruit ; tu as renversé l’arbre auquel tenait la branche sur laquelle l’oiseau chantait sa chanson matinale. Tant pis pour toi, Sganarelle, te voilà tombé, à ton tour, de la mode dans la fantaisie. « En ce moment même tu expies ta dernière fantaisie, tu cherches qui te gouverne à cette heure, toi qui avais pris un prince, pour pouvoir te passer d’un maître. Pauvre Sganarelle, tu auras un maître demain ; mais qui te rendra cette reine, la bienfaisance en personne, cette sainte ici-bas, qui restera le digne objet de tes souvenirs, de ta reconnaissance et de tes respects16 ? »

Le Plutus d’Aristophane. — L’Argent, comédie de M. Bulwer

De Don Juan à cette comédie d’Aristophane, Plutus, la distance n’est pas infranchissable. Certes nous n’aimons pas, plus qu’il ne les faut aimer les transitions tirées par les cheveux, et le plus simple passage nous suffit pour indiquer, à nos lecteurs, que nous changeons de parabole. Mais avez-vous lu, ami lecteur, cette charmante satire d’Aristophane, Plutus ? C’est déjà l’histoire d’une société qui se perd ; c’est déjà le pauvre de Don Juan qui nous apparaît dans les haillons primitifs. Ce pauvre est rencontré dans une rue déserte par un citoyen d’Athènes ; l’Athénien, à l’aspect de ce bonhomme, vieux, aveugle, infirme, en besace, prend pitié de tant de misères, et le pauvre, en revanche, enrichit son bienfaiteur, car ce mendiant c’est le dieu même de la fortune ! — Du dieu Plutus les Athéniens font alors leur dieu de prédilection, et ils chassent Jupiter de son temple… voilà toute cette comédie.

Le détail est digne du sujet ; quand, après cette belle étude d’un chef-d’œuvre très rare, on se retourne vers la comédie que M. Bulwer a osé intituler : L’Argent, on se demande comment il se fait que ces pages athéniennes, d’un atticisme si pur, car c’est là de l’Aristophane élégant, ont pu échapper si complètement à M. Bulwer ? — Mais, me direz-vous, M. Bulwer a tant d’esprit ! M. Bulwer a tant d’invention ! C’est un homme d’un goût si fin et si habile ce M. Bulwer !

Donc Chremyle, citoyen d’Athènes, s’inquiète fort de la fortune inexplicable des sacrilèges, des rhéteurs, des délateurs, de tant de scélérats inopinément enrichis, et il s’en va à l’oracle, pour demander où se tient la Fortune ? — Tu vas suivre le premier aveugle que tu rencontreras en ton chemin, répond l’oracle, et il te conduira ! Aussitôt dit, aussitôt fait. L’aveugle passe, on lui demande son nom ; il dit tout de suite qu’il est le dieu des richesses, qu’il s’appelle Plutus ; qu’il sort de chez un avare, si avare, qu’on ne l’a jamais vu au bain. — Mais, lui dit-on, pourquoi t’arrêter chez un pareil gueux ? — Parce que je suis aveugle, répond l’argent. — Et si on te rendait la vue, ami Plutus ? — Je tâcherais de trouver un honnête homme et de m’arrêter chez lui ! — Allons, dit le bourgeois, voilà qui va bien pour moi ; en effet, comme je suis le plus honnête homme que je connaisse, tu vas me prendre pour ton hôte. — Je le veux bien, dit Plutus ; mais crois-moi, nous n’aurons pas vécu ensemble, deux ou trois jours, que tu ne vaudras pas grand-chose ! — Essayons, dit le bourgeois, tu es si puissant ! — Moins puissant que Jupiter, répond l’Argent. — Jupiter ! Jupiter ! voilà un pauvre dieu, sur ma parole, ami Plutus ! C’est l’Argent qui a créé Jupiter. Si les hommes sacrifient aux autels de Jupiter, c’est pour avoir de l’argent. Chez les courtisanes de Corinthe, à qui les portes s’ouvrent-elles ? À l’Argent ! Pour qui ce beau cheval ? cette meute, pour qui ? Pour toi, Plutus, et non pas pour Jupiter. Ce marchand à son comptoir, cet usurier sur son coffre ils invoquent… l’Argent ! Nos poètes, nos capitaines, nos magistrats, nos pontifes… adorateurs de l’Argent !

On se lasse de tout en ce bas monde : l’homme se lasse du pain frais, le savant de l’étude, l’enfant de la bouillie ; le roi même se lasse de son trône : il n’y a que l’Argent qui nous trouve insatiables. — Tu possèdes treize talents, tu en veux seize ! D’où je conclus, ô Plutus ! que tu es le plus puissant des Dieux !

Vous voyez d’ici l’esprit, l’ironie et la grâce, et l’abondance de cette comédie allégorique ! Ce n’est pas d’hier, grands dieux ! que l’Argent est le sujet des satires et des injures de ceux qui n’en n’ont guère, et même de ceux qui en ont beaucoup, témoin Sénèque ; au contraire, on le calomnie et on l’insulte, ce pauvre Argent, depuis les derniers jours de l’âge d’or. C’est convenu, l’argent est un fléau, c’est une trahison, c’est un meurtre, c’est un crime ; l’Argent, c’est tout à la fois le vol, le volé et le voleur. Vive Lacenaire ! À bas l’Argent ! C’était l’opinion des moralistes anciens, tout aussi bien que des moralistes modernes ; mais les Grecs, ces hommes presque divins, redoutaient la déclamation et l’emphase plus qu’ils ne redoutaient la famine et la peste17. L’art avant tout, pour les hommes athéniens, et quand enfin les devoirs et les droits de l’art étaient sauvés, venait la leçon qui n’était que plus profitable pour être assaisonnée de gaieté, de bienveillance, de grâce, d’enjouement. Il y a dans ce Plutus un chœur… L’ami Proudhon, ce terrible et inintelligent fantôme qui a fait tant de mal, cet innovateur abominable d’un paradoxe plein d’embûches, ce destructeur de nos plus chères libertés, ce mal venu qui a fait reculer trente-deux millions d’hommes, le mauvais citoyen que l’exécration publique ne saurait châtier, d’un châtiment trop honteux, cet énergumène imbécile qui se figure que le bonheur du genre humain peut sortir d’une déclamation, comme sort la tempête de l’outre d’Éole, ne sera pas fâché de lire ce chœur d’Aristophane où la venue du communisme était prédite, il y a tantôt trois mille ans.

Proudhon (ou Carion) et les villageois.

Proudhon. Mes amis ! mes amis ! rudes enfants du travail, jusqu’à ce jour c’est à peine si votre maître vous a prêté sa gousse d’ail pour frotter votre pain ; venez, accourez tous ; notre affaire est au point où vous pourrez nous être d’un grand secours.

Le Chœur. Nous allons ! nous allons ! Mais le travail et l’âge retardent nos pas, et d’ailleurs, pour que nous allions plus vite, que nous veux-tu ?

Proudhon. Ce que je veux ? Êtes-vous sourds ? Je viens vous dire et je vous répète que je viens changer votre misère en opulence, votre travail en repos, votre pain dur en noces et festins.

Le Chœur. Que dis-tu là, et que signifient ces promesses d’or ?

Proudhon. Oui ! j’ai rencontré un certain vieillard hideux à voir, sale au possible ; un affreux bossu, édenté, à peine un homme…, et j’en vais tirer des monceaux d’or.

Le Chœur. Ah ! ah ! la bonne aventure ! Et tu crois que nous te croyons ? Et tu penses que nous portons pour rien un bâton ferré ? Vraiment, c’est être bien osé que de se moquer de nous à ce point-là !

Proudhon. Amis ! pourquoi ce courroux ? Pensez-vous donc que je sois naturellement si méchant, et que je vous dise des sornettes pour me menacer ainsi ?

Le Chœur. Que me veut cet échappé de prison ? Prends garde ! tu as l’esprit malin, nous le savons, mais prends garde, nous avons tout quitté pour t’entendre, et même une grande quantité de beaux oignons qui étaient l’espoir de notre dîner.

Proudhon. Mais quand je vous dis que ce porte-besace, c’est Plutus en personne ; laissez-vous faire, vous allez être riches…

Le Chœur. Comme Midas ?

Proudhon. Comme Midas ! et si vous m’échauffez les oreilles, vous aurez les oreilles de Midas.

Le Chœur. Ô bonheur ! ô fortune ! ô grand Proudhon !

Proudhon. Suivez-moi donc, car je prétends, pour ma peine, marcher le premier, quand vous devriez me pousser à grands coups de pied ! Hâtez-vous, mes enfants, haussez le ton, faisons autant de bruit que le Cyclope qui bat le fer quand le fer est chaud. Allons ! allons !…

Ici je cesse de traduire, tout le reste est intraduisible, ou du moins il faudrait, par politesse, le laisser sur le compte de Carion. Proudhon et les villageois se mettent en marche, en chantant un cantique d’actions de grâces et… Ici s’arrêtent les strophes du chœur, le reste du chœur s’est perdu ; point de conclusion à tant de belles promesses que faisait Plutus à ces braves villageois qui doutent du nouveau prophète… Quelle étai£ la conclusion de ce chœur ? On peut la deviner, tant c’était un homme de bon sens, cet Aristophane, mais enfin on ne dit pas ce que deviennent les partageux de cette comédie ; on n’a que le commencement de leur cantique et il faut bien s’en contenter ; seulement, à l’acte suivant, on voit que le poète comique a repris le dessus et qu’il accable, de son ironie et de son mépris, le grand système !

C’est ainsi qu’Aristophane se moque du grand système par la bouche de Chremyle le bourgeois. — Ô surprise ! Chremyle est riche. Oui, mais Chremyle tremble ; il a peur comme s’il avait volé son or dans le temple de quelque dieu ! Chremyle est riche, il achète tout ce qui est à vendre… Survient alors l’éternelle entrave, l’éternel remords, la pauvreté, le pauvre de Don Juan, les yeux hagards et pleins de fureur ! La pauvreté se plaint…

« De quoi se plaint-elle ? dit l’enrichi… on lui a laissé l’abîme18 ! » À ce propos qu’il nous soit permis d’entourer, de nos hommages sans réserve, ce grand poète Aristophane, ce libre penseur, ce merveilleux conseiller, cet ennemi de la déclamation ; austère et vigilant comme Démosthène19, et comme lui populaire à force d’austérité et de vertu20 ; car à peine a-t-il évoqué la pauvreté, comme Molière évoque la statue du Commandeur, Aristophane tire de l’âme de son fantôme décharné, non pas des lamentations sociales et des blasphèmes, mais le conseil et l’espérance.

Oui, dit-elle en relevant fièrement la tête, oui, je suis la pauvreté, et je m’en fais gloire ! En même temps, la voilà qui chante son hymne de triomphe ! « Ôtez la pauvreté de ce monde, laissez le monde à Plutus… soudain, plus de poètes, plus d’artisans, plus d’artistes ! Faites des hommes autant de riches, quel mortel consentira à forger le fer, à construire les légers navires, à demander à Cérès les fruits de la terre ? Soudain vous n’êtes plus qu’une race de lâches et de paresseux21 ! Supprimez la pauvreté sainte, vous vous condamnez à labourer, à bêcher, à faire les habits, à les laver à la fontaine. Plus de lits pour le sommeil ! plus de tapis pour le repos ! plus de pourpre et plus de vin pour les noces ! Respect à la pauvreté ! Maîtresse habile et ménagère, elle est la fortune, elle est la force, elle est la gloire ; d’elle seule vient le charme du foyer domestique ; elle donne la puissance, le sang-froid, la bonté, l’élégance ; elle protège le riche contre le gueux, elle défend le mendiant contre le riche.

— Ô vil Plutus ! tu défigures les hommes, tu les accables de goutte et d’infirmités, tu leur ôtes la force et l’élégance ; moi, la Pauvreté, je les laisse jeunes, prestes, sobres, honnêtes, éloquents ! Vous disiez tout à l’heure que Jupiter était riche : il est pauvre, et voilà pourquoi il est un Dieu ! Quelle est la récompense suprême de Jupiter, sur la terre des héros ? — une couronne d’or ? — Non ! non ! une branche de laurier sauvage ! »

C’est merveilleux à entendre tout ce passage, et l’on se demande ce que veut dire ce mot : Progrès ! quand après tant et tant données, tant et tant de siècles, de révolutions, de religions, de croyances, l’humanité se retrouve si loin, si loin de ces idées justes, saines, consolantes, sociales, honnêtes ?…

Après la louange de la pauvreté arrivent les ennuis de l’abondance : — À quoi bon ces coffres pleins d’or, ces cruches remplies d’encens, ce puits d’huile, et ces tonneaux de vin ? La pauvreté passe son chemin en compagnie du travail, dédaignant les sycophantes qui ne croient ni à la pauvreté, ni à son camarade le travail ; le pauvre d’Aristophane aurait honte de s’engraisser en se mêlant des affaires des autres. Enfin, et ceci est la conclusion du Plutus : « riche ou pauvre, qu’importe ? c’est pour si peu de temps ! » La vieillesse arrive en psalmodiant le proverbe : Les Milésiens étaient braves jadis ! Ce proverbe est un oracle, un oracle qui sert, depuis la quatre-vingt-seizième olympiade. Que de nations oubliées, après leurs jours glorieux, ont pu inscrire, sur leur tombeau : Les Milésiens étaient braves, jadis !

À cette comédie de Plutus, il y a un sixième acte, ou, si vous aimez mieux, un cinquième acte, plus un tableau, comme cela se passait au ci-devant Théâtre-Historique dans la pièce de M. Bulwer, intitulée : L’Argent. Dans le dernier tableau, les dieux se plaignent d’être négligés par les hommes, depuis que la Fortune s’est répandue çà et là comme l’eau des fontaines : l’encens ne fume plus sur les autels déserts ; on n’y traîne plus les victimes sanglantes. L’Olympe est abandonné à qui veut le prendre, et, pour le remplir, les dieux vaincus poussent, au sommet de l’Olympe, le mendiant, l’aveugle, le besacier du premier acte, le dieu Plutus !

M. Bulwer (nous l’avons vu à l’œuvre, qui insultait mademoiselle de La Vallière) n’est pas Aristophane, non, pas plus qu’il n’est Walter Scott ou lord Byron. Sa plaisanterie est triste, sa gaieté est grossière ; il remplace l’esprit par le bruit, le bon mot par le grognement ; il grogne pour le parterre, Comme on grognait pour O’Connell. En vain le traducteur ou les traducteurs, à force de tact et de politesse, ont habilement atténué l’accent, la gentillesse, le dialogue et le goût du terroir, il reste encor assez de cette composition tudesque, de cette plaisanterie normande-saxonne, pour témoigner à chaque passage, à chaque mot, de son origine étrangère. Croyez-moi, mes chers confrères, quand vous voudrez rester dans les bornes légitimes du goût, du style, des convenances, de l’imagination et de l’esprit, soit que M. Bulwer fasse des comédies, soit qu’il écrive des tragédies, soit qu’il invente des romans…, ne vous adressez ni aux comédies, ni aux tragédies ni aux romans, ni aux poèmes, ni à l’esprit, ni au génie de M. Bulwer.

Les Fêtes de Versailles. — Lulli, Molière et Quinault. — L’Amour médecin. — Le Bourgeois gentilhomme. — Anniversaire de la naissance de Molière

Ces divertissements, ces ballets, ces fêtes, ces cadeaux, ces longues sérénades apportées d’Italie, la Seine traversée par des barques chargées de fleurs et de mélodies, et toute semblable à l’Arno qui coule à Florence, ce récit galant que nous fait le magnifique Menteur de Corneille, splendidè mendax , ces couplets satiriques et ces chansons à boire, ces menuets, ces sarabandes et ces chaconnes, qui donc anime soudain ces fêtes de la poésie et de la jeunesse, au plus beau moment de Louis XIV et de son règne ?

Quel Amphion a construit la comédie à machines, afin que les plus beaux rêves amoureux d’un roi de vingt ans soient réalisés sur un théâtre ? — Quelle vie nouvelle ajoutée à la poésie de Quinault, à la prose de Molière, et quelle est la voix puissante qui sait chanter, d’une façon si lamentable, les héros de ce siècle, apportés à Notre-Dame de Paris, sous un sarcophage d’or et de velours ? Vous l’avez dit, vous l’avez nommé, l’enchanteur de Versailles naissant, le vrai poète de ces poésies, le collaborateur de ces grands poètes, l’homme le plus populaire et le plus aimé de cette cour qui s’abandonne à tous les enivrements de l’amour et de la gloire, c’est Lulli ! C’est ce méchant petit Italien, arrivé on ne sait d’où, dans les cuisines de la grande Mademoiselle, et qui déjà se faisait remarquer par le bruit harmonieux qu’il savait rencontrer dans le choc de deux casseroles de cuivre et de leurs deux couvercles ! Ce singe effronté et malin inventait la musique du grand siècle, comme Racine a inventé la tragédie.

Il avait — ce vil bouffon — la verve ingénieuse de ces Italiens enfants de la mélodie, qui chantent comme l’oiseau chante, et sans plus de préparation. Il était vif, mélodieux, câlin, railleur, avide d’argent et de renommée, dormant peu, ne rêvant jamais, composant toujours, et aussi content de trouver une idée, par la toute-puissance du hasard qui est le vrai dieu des musiciens, que de la rencontrer dans sa passion ou dans son génie. Il a été toute sa vie le maître de son art ; il a été le seul et sans partage ; il a tenu à ses gages, assez minces, un des plus grands poètes de la France, nommé Quinault, et peu s’en est fallu qu’il ne fît, de La Fontaine lui-même, un poète à sa suite ! Heureusement que le bonhomme se révolta contre les prétentions de Baptiste (on l’appelait ainsi, à la cour), et que ce métier de librettiste lui fit horreur.

On ne sait plus aujourd’hui (et tant mieux !) ce qu’était un divertissement de la cour, et comment s’arrangeait un ballet dansé devant Leurs Majestés, par Monsieur, par Mademoiselle, par le Roi enfin. Ce serait toute une histoire, l’histoire de ces divertissements dans lesquels se divertissent, en effet, pour leur propre compte, et sans souci du qu’en dira-t-on, ces jeunes gens et ces jeunes demoiselles, sous les regards de la reine-mère, de M. le cardinal ou de la reine de France, pas un ne s’inquiétant, parmi les acteurs ou les spectateurs, de ces fêtes de l’île enchantée, de l’opinion de la foule, au-delà de la cour. Le plaisir, c’est la grande affaire. Que les jeunes gens soient bien faits, que les princesses soient belles, que, les uns et les autres, ils soient brillants comme autant d’étoiles qui servent de cortège au soleil, voilà tout ce qu’on demande. Le reste ne vaut pas la peine qu’on s’en inquiète. D’art et de goût, de vérité et même de décence, il en est à peine question.

Tous les patois, et tous les baragouins, et toutes les pointes, et tous les mots à double sens sont parfaitement admis dans ces folies des soirées royales, où chacun lutte à qui fera sourire le maître de céans, que le maître s’appelle Richelieu ou bien Louis XIV. D’abord on se déguise en mille habits plus étranges celui-ci que celle-là ; plus l’habit prête à une obscénité, et plus il est recherché ; — le balayeur, son balai à la main, demande à balayer des cabinets pleins d’appas ; le marchand de poules se vante de faire tout ce que peut faire un bon coq ; la hotteuse aux provisions dit des gueulées avec le joueur de bâtons à deux bouts, pendant que la servante à tortillon se moque du secrétaire de saint Innocent. Vous avez aussi l’Éveillé et l’Arracheur de dents, le Joueur de luth et les Batteurs de fusil, la Demoiselle jouant de la basse et le Vendeur de vieilles ferrailles, autant de marchands et de colporteurs d’équivoques plus ou moins ordurières, et qui eussent cruellement scandalisé les bourgeois de la rue Saint-Denis ! Ces choses-là s’appelaient tantôt la Vallée de Misère, tantôt les Plaisirs de la Jeunesse, et parmi ces plaisirs, le gros Rieux et la belle Pâtissière, la Dame de pique et la Dame de carreau : dames, écoliers, pages, chevaliers.

On passait ensuite à la Mascarade du Mardi-Gras, où le paysan et la paysanne plaidaient la Cause grasse, et leurs discours étaient un peu gras de saupiqué. Puis, venait dame Poucette, qui chantait une chanson restée à la mode :

Poucette n’aime pas le son,
Si ce n’est le son des pistoles !

Le cabaretier, l’afficheur des comédiens, le capitan, le veilleur et l’ivrogne avaient leur tour. — Une fois, c’était la mascarade de la foire Saint-Germain, le balayeur (encore le balayeur !) était représenté par M. Séguier… M. le chancelier trente ans plus tard. Et M. Séguier (un futur garde des sceaux de France !) son balai à la main, disait des choses… — Il y avait le crilleur de sorts, représenté par mademoiselle de Morfontaine, et une Égyptienne sous les beaux traits de mademoiselle de Lorge.

Les mauvais garçons, les jardiniers, et chose étrange, la rue en action, jouant son rôle, et portant sur sa robe fleurdelisée, son nom de baptême : la rue Constant-Vilain, des Lavandières, de la Savatterie, Geoffroy-l’Anier, des Bons-Enfants, des Marmousets, les pimpantes, les gaillardes et les chante-fleuries — sans oublier son excellence le Pont-Neuf qui chantait des chansons aux belles dames ! La fantaisie a-t-elle jamais rien produit de plus curieux et de plus étrange que ces fêtes dans lesquelles toute cette jeunesse, qui allait être le grand siècle, jouait son rôle d’esprit, de bonne humeur et de bonne grâce ? Sur ces programmes, je retrouve tous les grands noms des champs de bataille et de l’histoire : le duc d’Enghien, le comte d’Harcourt, le comte de La Roche-Guyon, les ducs de Luynes et de Coislin, le marquis de Brézé et la liste entière de l’incorruptible d’Hosier.

Parmi les danseuses du divertissement, les mêmes noms se retrouvent, mêlés aux noms des artistes suivant la cour ; ceux-là, danseurs et danseuses par métier, restaient chargés des grands rôles, des railleries, des bruits, des chansons et des belles danses en dehors de la danse noble. Quand donc on dit : « ballet dansé par le Roi », cela veut dire que le jeune roi, semblable à un roi d’Asie dans toute la splendeur de la beauté, de la puissance et de la jeunesse, s’est montré à sa cour, au milieu d’une fête, entre les gloires, les batailles, les compliments, dans ce magnificat perpétuel et bruyant qui a rempli la première moitié de son règne.

Au premier abord, et quand on se souvient de ce mot : politesse, et de cet autre mot : urbanité, qui ont été le fond de cette langue française, « dont les moindres syllabes nous sont chères, disait un académicien, parce qu’elles nous servent à glorifier le Roi », on se figure que, plus tard, après Richelieu et Mazarin, les ballets dansés par Louis XIV ont perdu quelque peu de leur entrain et de leur gaieté, pour ne pas dire pis. Eh bien ! non ; c’est la même fête qui se mène sous les ombrages touffus, au bruit de ces eaux jaillissantes, à la lueur de ces flambeaux, aux sons mélodieux de ces vingt-quatre violons et de ces quarante petits violons (tout un orchestre) conduits par Lully, dans cette foule de toutes les grandeurs de la noblesse, de la fortune, de l’amour et du génie.

Ce qu’on appelait les mascarades du Palais-Cardinal, cette résurrection des temps passés, ces modes d’autrefois, remises en lumière, ces Valois et ces Carlovingiens un instant ressuscités… tout ce que peut faire le jeune roi, maître de sa personne et de son royaume, c’est de lutter avec ces magnificences au milieu de ce palais d’Armide où règnent en souveraines les beautés de la cour : mademoiselle de Bourbon, madame de Longueville, madame de Montbazon, mesdames de La Valette, de Retz, de Mortemart, mesdemoiselles de Rohan, de Liancourt, de Sénécé, de La Fayette, de Sévigné (en amazone, avec deux tetons ! remarquait Bensérade), ce fut de ne pas rester trop au-dessous des mascarades du Palais-Cardinal. Lui-même, le roi-soleil, le plus roi des rois, disait Leibnitz, en habit d’émeraudes et de perles, il lui fallait se défendre contre tant de jeunes gens, ses rivaux légitimes, chargés de représenter à ses côtés les héros du poème et les dieux de l’Olympe : Lycée, Yolas, Alceste, Télamon et le berger Endymion dans sa grotte du mont Lathmos. En ce moment, tous les colibris de Versailles chantaient la chanson des oiseaux de Lesbie : Je suis un Dieu !

Vous étiez dieux aussi, jeunes gens, mêlés aux déesses joyeuses : Saint-Aignan, La Meilleraye, Maulevrier, Langeron, Thémines, Sillery, Fiesque, Coligny, Richelieu, danseurs choisis de Clio et de Melpomène, de Thalie et de Calliope, et autres cruautés aimables, mademoiselle de Praslin, et les trois Mazarins, suivies de tout le corps de la musique.

Voyez le beau recueil de ces divines choses !

Que de ballets pour célébrer la jeune reine ! et bientôt mademoiselle de La Vallière ! et plus tard madame de Montespan ! et la naissance de M. le Dauphin !

Courage, bons buveurs, nous avons un Dauphin !

Quand le mot mascarade n’était pas assez fort, on appelait cela une bouffonnerie. J’ai sous les yeux la bouffonnerie du Point du Jour, écrite et composée sous l’invocation du Père Liber, étrange Dieu, accompagné de soixante-quatre voix, vingt-huit violes et quatorze luths ! Voilà donc comment se passait la vie à Versailles. « Le roi, comme un autre Godefroy, assis sur son trône, disparaissait dans l’éclat des pierreries ! et pas un seul des Français ne se lassait de bénir la gentillesse de son roi et de s’étonner comment la majesté, qui semble contraire à de a telles actions, était toujours au-devant de ses pas. »

De ces fêtes de la toute-puissance, Molière et Lulli étaient les suprêmes ordonnateurs ; ils inventaient, ils disposaient ces mascarades, ils instruisaient les acteurs ; eux-mêmes, ils se chargeaient des rôles les plus difficiles, et pour récompense ils voyaient leurs noms, imprimés sur les programmes, à côté des plus grands noms de la monarchie. « Le jeune roi, dit Saint-Simon, élevé dans une cour brillante où la règle et la grandeur se voyaient avec distinction, et où le commerce continuel des dames, de la reine-mère et des auteurs de la cour l’avait enhardi et façonné de bonne heure, avait primé et goûté ces sortes de fêtes et d’amusements parmi une troupe de jeunes gens des deux sexes, qui tous portaient et avaient le droit de s’appeler des dames et des seigneurs, et où il ne se trouvait que bien peu, ou même point de mélange, parce qu’on ne peut appeler ainsi trois ou quatre peut-être de médiocre étoffe, qui n’y étaient admis, visiblement, que pour être la force et la parure du ballet par la grâce de leur figure et l’excellence de leur danse, avec quelques maîtres de danse pour y donner le ton. »

À ce compte, Molière et Lulli, son compère, étaient lisiblement et uniquement admis, en cette illustre compagnie de jeunes gens et de jeunes dames : « Formés à la grâce, à l’adresse, à tous les exercices, au respect, à la politesse proportionnée et délicate, à la fine et honnête galanterie », parce que, sans le poète et sans le musicien, il n’y avait pas vraiment de divertissement qui fût possible. Avec une bonne grâce assez rare, M. le duc de Saint-Simon en convient, et il faut lui tenir compte de l’aveu, quand on songe que Molière était un comédien, un excommunié, quand on songe que Lulli avait été marmiton chez la grande Mademoiselle, et bien en prit au jeune apprenti cuisinier de rencontrer une maîtresse si disposée à lui pardonner ses polissonneries : « J’aimais fort à danser, dit-elle dans ses Mémoires, et celle qui l’aimait autant que moi, était mademoiselle de Longueville. Nous avions, elle et moi, l’habitude de nous moquer de tout le monde, quoiqu’il eût été fort aisé de nous le rendre : nous étions habillées aussi ridiculement qu’on le pouvait être, et il n’y a grimace au monde que nous ne fissions. » Je le crois bien, quand on est jeune, qu’on veut être reine de France et qu’on danse pour son plaisir.

Entre Molière et Lulli, pour n’oublier personne, il faut placer le vrai héraut de ces amours, le jeune poète Quinault, le poète de Renaud et d’Armide. Celui-ci, à l’heure où son musicien tournait la broche, avait, la main à la pâle dans le pétrin de monsieur son père, et déjà il essayait ses chansons dans la boulangerie paternelle, pendant que l’autre essayait son violon dans les cuisines de la princesse. — À eux trois, ces grands amuseurs, ils se furent bien vite emparés de Versailles, et de ses amours ; à eux trois, ils se mirent à célébrer les dieux nouveaux de cet Olympe : La Paix, la Sûreté, la Joie et la Concorde ! — On les retrouve à chaque instant dans ce recueil aux armes royales, intitulé : Ballets dansés par le Roy. — On les trouve même comme acteurs dans les ballets qu’ils n’ont pas composés : tantôt les délices de l’Île heureuse et inaccessible, tantôt le ballet royal de la Raillerie, de l’Impatience, enfin le ballet des Saisons dans les agréables déserts de Fontainebleau !

Si le ballet n’était que joli et amusant, si les danses n’étaient que plaisantes, si le dialogue, improvisé sur un banc de gazon, n’était que suffisant à l’heureuse disposition du moment, la chose restait enfouie au milieu des ballets dansés par le Roy, et tout le monde était content. Henriette d’Angleterre, en attendant l’oraison funèbre où elle éclate en ce grand deuil éternel, avait représenté la Flore du printemps, et le roi avait dit qu’elle était charmante ! Mademoiselle de La Vallière avait chanté les louanges de l’Été, il est vrai que le roi représentait Cérès, Flava Ceres, la tête couronnée d’une couronne d’épis d’or ; Molière était changé en vieux berger maussade et grognon, Lulli lui-même était le chef des moissonneurs, il menait la bande heureuse à travers ces moissons enchantées, pendant que les Nymphes des chœurs, armées de faucilles et parées de bluets, mademoiselle de Comminges, mademoiselle de Lamothe-Houdancourt, mademoiselle de Salmes et mademoiselle de Laval (une Montmorency !) chantaient de leurs voix fraîches et d’un bel accent :

Toute la gloire et la fleur du hameau.

Oui, mais parfois il arrivait que ces fêtes improvisées, ces paroles écrites en courant dans les allées des grands jardins, ces chansons que dictaient aux poètes les jeunes cœurs amoureux, survivaient aux heures de folie. — Ainsi fut improvisé, au mois de mai 1665, L’Amour médecin, qui a l’honneur d’être compté parmi les comédies de Molière. « Ceci est un simple crayon, dit-il, un petit impromptu dont le roi a voulu se faire un divertissement. — Ce divertissement est le plus précipité de tous ceux que Sa Majesté m’ait commandés ; il a été proposé, fait et, appris en cinq jours… » Ainsi, le roi ne se gênait avec personne, pas même avec le génie ! Il commandait un divertissement à Molière comme il eût commandé au prince de Condé de lui prendre une bicoque. Il fallait que la chose fût prête dans cinq jours ; la chose était prête, et si, par bonheur, la première scène commence par un mot qui est devenu proverbe : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse » ; si la scène des quatre médecins est un chef-d’œuvre de gaieté, eh bien ! tant mieux, le roi ne se fâchera pas pour si peu ! Les voilà donc lancés, le roi, le poète, le musicien ; les chanteurs et les danseurs ordinaires sont à leur poste ; les gentilshommes désignés pour prendre part à cette mascarade sont déjà à leur réplique ; le divertissement est prêt ; la comédie, la musique et le ballet descendent de leur gloire pour chanter le prologue :

Unissons-nous tous trois, d’une ardeur sans seconde,
Pour donner du plaisir au plus grand roi du monde.

Ce n’est donc pas une comédie que vous avez sous les yeux, c’est le canevas d’une comédie, — une façon de menuet, dialogué et parlé ; cherchez-y… Louis XIV et un peu Molière ; quant à Lulli, il s’est évanoui avec les années, comme ferait le parfum d’un flacon débouché depuis deux siècles ! Cet Amour médecin tient donc peu de place dans la gloire et la popularité de Molière ; écoutez le poète, il vous dira lui-même « que ces sortes d’ouvrages se devraient montrer toujours avec les ornements qui les accompagnent chez le roi » ! Sinon, non. Un ballet, en effet, n’est pas une comédie que l’on peut lire à tête reposée, étudier dans le livre même, et méditer à ses heures. Un ballet veut être vu.

Même, quand on le joue, il perd la moitié de son charme, car le ballet est fait surtout pour être représenté, c’est-à-dire chanté, mimé, dansé, paré, en grand habit. — Quand il improvisait, en trois jours, les trois actes de L’Amour médecin, Molière se mettait au niveau des maîtres qui avaient inventé Les Noces de Village, mascarade ridicule pour le château de Vincennes ; il se rappelait que lui-même il avait fait le ballet du Mariage forcé dans lequel ballet il avait créé le rôle de Sganarelle, entre mademoiselle Béjart, mademoiselle de Brie et mademoiselle du Parc, assistées du comte d’Armagnac, du marquis de Villeroy, du duc de Luynes et du duc de Saint-Aignan.

Ainsi L’Amour médecin est une comédie-ballet ou un ballet-comédie à volonté ; une suite des Amours déguisés, par exemple ; Amours déguisés en forgerons, — Amours déguisés en compagnons de Proserpine, — même L’Amour déguisé en comtesse de Soissons ; à celui-là, certes, on pouvait dire : je te connais beau masque !

Et. dans ces yeux romains, peut-être
L’amour n’est pas si bien caché
Qu’il ne soit facile à connaître
Et qu’on n’en puisse être touché.
                             Le petit ballet de L’Amour médecin.

Le petit ballet de L’Amour médecin a été remis en lumière une seule fois de nos jours, pour célébrer un des anniversaires de la naissance de Molière. — « L’amour médecin, disait l’affiche, arrangé par un metteur en scène » et ce metteur en scène n’était rien moins que M. Alexandre Dumas, qui voulut bien, pour cette fois seulement, venir en aide à l’esprit de Molière.

Cette mise en scène ne fut pas heureuse ; — M. Alexandre Dumas avait imaginé d’encadrer l’intermède de Molière dans un intermède de la composition de l’auteur d’Antony, et il arriva, chose étrange et chose incroyable, et toute à la louange du poète moderne, que cet habile et intelligent auditoire du Théâtre-Français confondit d’un bout à l’autre, de ces trois petits actes, beaucoup trop allongés, le principal et l’accessoire, la comédie et la mise en scène, la sauce et le poisson ! Inde mali labes  ; de cette confusion vint tout le mal, car, pour ce coup-là, il n’y avait pas à crier : À la profanation ! Aussi peu il est permis de toucher à Tartuffe, aussi fort peut-on toucher à L’Amour médecin.

Le crime n’est pas d’y avoir ajouté ces folies, le crime c’était que ces folies furent de tristes folies, et qu’à toutes ces adjonctions il n’y eut pas le plus petit mot pour rire. À propos de ces machines manquées, il ne s’agit pas de se couvrir de cendres et de crier : Ô Molière ! ô Molière ! Il s’agit de bien inventer quand on invente, de bien arranger quand on arrange. Voici, par exemple, le ballet du Bourgeois gentilhomme, dans lequel s’est rencontrée par bonheur, une adorable comédie ! Eh bien ! un homme de talent viendrait aujourd’hui qui arrangerait, de bonne sorte, les divertissements du Bourgeois gentilhomme ; il apporterait plus de grâce dans la danse, plus de variété dans le chant ; il trouverait une cérémonie un peu moins grotesque, un Mupti plus gai, même il pousserait l’audace jusqu’à nous délivrer du baragouin :

Se ti sabir
Ti respondir !

On irait plus loin, on retrouverait, chemin faisant, quelques idées que Molière lui-même avait indiquées dans ce ballet joué à Chambord : bourgeois babillards, pages éventés, filles coquettes, Suisses, Gascons, Importuns, Espagnols, Poitevins, Trivelins et Scaramouches, et pour couronner tant d’efforts, on finirait par compléter la musique de Lulli, que le théâtre serait tout à fait dans son droit.

Au temps du Bourgeois gentilhomme et de L’Amour médecin, on riait plus facilement que de nos jours. Le Roi Louis XIV et sa jeune cour, au milieu des enivrements et des prospérités les plus incroyables de la fortune, s’amusaient volontiers de ces détails de médecine et de pharmacie qui nous sont devenus nauséabonds ; une seringue ne leur faisait guère plus de peur qu’une épée, et les poètes les servaient à leur goût. Notre goût est ailleurs, et vraiment il n’y a pas de quoi s’arracher les cheveux.

Ce qui était digne de blâme, dans les choses ajoutées à L’Amour médecin, par les metteurs en scène du Théâtre-Français, c’est que le metteur en scène, qui savait son métier à merveille, avait trop oublié le ton, l’accent, j’ai presque dit la gloire de Molière lui-même, lorsque Molière met en œuvre ses comédiens et sa comédie. Relisez L’Impromptu de Versailles, dans lequel Molière et Brécourt, de La Grange et du Croisy, mademoiselle de Brie et mademoiselle Molière jouent leur rôle ; est-il possible de parler un meilleur langage, qui sente plus, en même temps, son théâtre et la bonne compagnie ?

Même dans leur négligé, on sent que ces messieurs et ces dames se rappellent qu’ils sont à Versailles et qu’ils sont les hôtes du Roi. — C’est surtout, par ce genre de vérité et d’observations, que nous nous intéressons aux accessoires de la comédie, et non pas parce que vous aurez remplacé le gaz par les chandelles !

Nous n’insistons pas ! Au reste, le public n’avait rien compris aux meilleures plaisanteries de ce nouvel intermède. Il a grogné pendant toute la représentation, et plus d’une fois il a sifflé même Molière ! À qui la faute ? au public ? Non pas ! Il n’est pas forcé de savoir par cœur L’Amour médecin ! Il n’est pas forcé de deviner ce qui appartient à la comédie et ce qui appartient au ballet. En général, il ne faut pas trop compter sur le parterre ; Molière lui-même, qui l’avait formé, s’y est trouvé pris plusieurs fois ; le parterre de Molière a applaudi sérieusement le sonnet d’Oronte ! Le public de 1850 a sifflé, de très bonne foi, le marchand d’orviétan de Molière. Tant pis pour Molière ! Et voilà ce qu’il ne fallait pas démontrer, le jour de sa fête surtout.

La morale de tout ceci, c’est qu’il faut laisser Molière comme il est ! L’admirable avantage, cependant, qui a été donné au poète-comédien sur toutes les grandeurs dont il fut entouré dans sa vie ! À peine mort, il devint le sujet de louanges sans fin… le héros de mille apothéoses ! — On a même imprimé, dans ses œuvres, à sa louange, une élégie intitulée L’Ombre de Molière ! Et depuis ce temps, pas une année ne se passe qui ne rapporte à ce grand homme son tribut solennel de couronnes.

Et quand on songe que lui seul, Molière, parmi tous les artistes du monde français, se trouve entouré de ces souvenirs perpétuels, on s« prend à se demander si la postérité a été juste, quand elle n’a accordé qu’à celui-là, cette louange éternelle ? Quoi donc ! les rois ont oublié de fêter la naissance de Louis XIV, le patriarche des Rois, disait le grand Frédéric ; quoi donc ! les évêques de France ont négligé d’instituer la plus petite cérémonie à la mémoire du grand Bossuet, et c’est à peine si les sacristies se souviennent que ce grand homme est né à Dijon le 27 septembre 1627 ! Eh ! mon Dieu ! quels honneurs ont suivi Montesquieu dans sa tombe ? À peine si l’oraison funèbre du prince de Condé s’apprend encore dans les collèges ! Bien plus, ô misère ! ô honte des nations ! nous avons effacé, de nos annales et de nos remords ce jour de malédiction et de misère, ce jour de notre honte éternelle, ce jour où le triomphe fut un crime, où le supplice fut suivi d’une récompense éternelle, le deuil honteux, le deuil des nations libres et des peuples intelligents, le deuil abominable du 24 janvier !

Le bruit de ces fêtes, le bruit de ces amours expiées, ces improvisations de Molière et de Lulli, son camarade, et non moins que le souvenir de ces fêtes, ces aimables et chers souvenirs de l’histoire de Versailles : La Vallière, Montespan, dont le nom se mêle encore aux souvenirs poétiques du grand siècle, nous ramènent aux drames sans fin dont les amours de Louis XIV ont été le sujet, et parmi ces drames (car il faut que l’on sache de quelle façon ces royales amours ont été traitées), j’en choisis deux, un drame de la Gaîté, c’est-à-dire un drame quasi-français, et un drame anglais, écrit en anglais, par un bel esprit célèbre de l’Angleterre, M. Bulwer. Vous verrez par la comparaison de ces compositions anglaise et française que le sens commun ne peut être suppléé ni par le talent, ni par l’invention. Ici donc les faiseurs de l’Ambigu se trouvent tout à fait au niveau d’un homme qui est généralement reconnu pour un bel esprit, et vous chercheriez en vain à distinguer M. Benjamin de M. Bulwer. Au reste, ce chapitre sur la tragédie historique de M. Bulwer, le poète anglais me l’a fait cruellement expier ; ce fut en effet à dater de ce moment que M. Bulwer prit l’habitude d’écrire en note, au bas de ses livres, des aménités pareilles à celles-ci : « La France qui a produit Cartouche et Jules Janin, la France qui a produit la Saint-Barthélemy et L’Âne mort. »

Voici, pour commencer, le drame de l’Ambigu-Comique. On dirait que l’Ambigu-Comique avait vu le siècle de Louis XIV, par la lorgnette de M. Bulwer :

Mademoiselle de La Vallière au boulevard

Un monsieur vêtu de rouge, grimpe, au moyen d’une échelle, aux mansardes du château de Versailles ; la sentinelle crie : Qui vive ? le monsieur ne répond pas, il se précipite, au péril de ses jours, dans la chambre d’une petite fille qui l’aime. Ce qui va vous étonner, c’est que le jeune homme, exposé à ce coup de feu n’est rien moins que Louis XIV, le grand roi, le maître du pompeux Versailles, l’élégant amoureux de tant de beautés fameuses, dont le nom est arrivé jusqu’à nous, presque chaste, tant il y avait de poésie et de grâce dans ces amoureuses faiblesses ; le voilà, dans un drame vulgaire, qui court sur les toits pour faire l’amour, à peu près, comme l’écolier du Diable boiteux.

Une fois entré chez sa belle, Louis XIV fait du sentiment à la façon d’un héros du Gymnase. En grimpant, le roi a mis le palais en rumeur ; on accourt, une voix crie à mademoiselle de La Beaume (mademoiselle de La Vallière plus tard) : « Fermez votre porte ! éteignez votre bougie ! » À quoi la jeune demoiselle d’honneur : — « Je vais me mettre au lit », répond-elle. Alors la voix grondeuse s’éloigne, et c’est le roi qui éteint la bougie en se jetant aux pieds de la jeune personne à demi pâmée ; ici la toile tombe, heureusement, pour les chastes regards.

Ne vous étonnez donc plus que la pièce soit intitulée, par une nouveauté toute républicaine, La Vallière et Montespan, sans aucune de ces formules polies que les Français n’avaient pas même refusées à Ninon de Lenclos, qui s’appelait mademoiselle de Lenclos. Pauvre et jeune madame de La Vallière, si aimante, si jolie et si bonne, on l’a tout d’abord dépouillée de son duché qui lui avait coûté si cher ; aujourd’hui on l’appelle tout simplement La Vallière, comme on disait autrefois la Champmeslé. Le Vaudeville, quoique théâtre national, est mieux élevé et plus poli que l’Ambigu-Comique, il a imprimé, soixante fois de suite, sur son affiche élégante : Madame Dubarry, en toutes lettres, et sa politesse ne lui a pas gâté sa recette, d’un écu de six francs.

Étrange destinée de madame la duchesse de La Vallière ! Il se trouve qu’elle aime le roi, qu’elle aime en lui le beau jeune homme, l’habile danseur, le grand seigneur accompli, et elle ne songe pas qu’il est tout-puissant ; elle parle du roi comme mademoiselle de Coëtlogon parlera de Cavoye. Un soir, le roi entend la jeune fille qui parle d’amour ; à ces propos d’amour son nom est mêlé, et lorsqu’à la dérobée il jette un coup d’œil sur cette jeunesse si bien emparlée et si tendre, il reconnaît la belle personne dont le portrait l’a frappé chez le surintendant Fouquet ; aussitôt ce roi égoïste se sent ému jusqu’au fond de l’âme ; c’est quelque chose de mieux que les sens, c’est presque le cœur qui lui parle, et de ce jour qui la devait plonger, vivante, dans un abîme de supplices et de repentirs, madame de La Vallière préside à ces fêtes, à ces spectacles, à ces miracles de la poésie et de la peinture, à ce beau siècle, à ce théâtre ou Molière et Lulli semblent lutter à qui produira les amusements les plus aimables.

C’est par ce qu’elle était à cette œuvre, que le nom de La Vallière est resté, en nos souvenirs et dans nos respects, le mot d’ordre de tant de grandes choses dont se compose le grand siècle. — Elle a entendu les premiers bruits du Versailles naissant ; elle a vu fleurir les premières fleurs de ce jardin des Hespérides ; elle a vu s’élancer dans les airs rafraîchis, les premières eaux de ces bassins amenées de si loin, par la volonté d’un seul, pour le plaisir de tous. Elle était l’inspiration des poètes, elle était la muse, elle était le sourire, elle était la grâce et la récompense.

Elle a été le bon génie, elle a été le sincère amour de ce roi gâté par toutes les obéissances et par tous les encens. Chaque fois que son amant la quitte et l’abandonne, aussitôt elle se réfugie au pied de la croix ; échevelée, pleurante, le sein nu, chargée de deuil, alors encore une fois le roi la trouve belle et revient la disputer aux autels, alors aussi, — tant elle a de peine à briser ces liens si charmants, — elle cède à cette volonté implacable, et elle rentre en pleurant à cette cour témoin de ses larmes…

Vain espoir ! inutile pardon ! Le cœur de son amant est desséché pour elle ; alors enfin, elle dit adieu au monde ; elle part… mais cette fois Louis n’ira plus la chercher ; alors il faut que Bossuet s’en mêle ; il faut que l’éloquence chrétienne descende dans l’âme de cette pauvre femme, afin d’en remplir le vide. Enfin, enfin, quand la mesure est comblée de ces humiliations et de ces désespoirs, la maîtresse royale se fait carmélite ; elle se plonge dans ces austérités atroces, avec la même passion qu’elle s’est plongée dans les molles voluptés de ce siècle amoureux et dévot, puis elfe meurt comme une sainte, laissant une mémoire respectée, et se plaçant, par la vérité de son amour, à côté de cette maîtresse royale qui fut une femme courageuse et de bon conseil, Agnès Sorel !

Dans la vie de la sainte recluse il y eut encore bien des agitations ; la mort de son enfant, les désordres du roi, qui lui était toujours si cher, et enfin la visite, qu’elle reçut dans son cloître, de madame de Montespan, son adultère rivale, cette fière et insultante beauté que le dépit poussait au cloître, comme l’amour y avait précipité sœur de la Miséricorde, et qui dut verser bien des pleurs de rage quand elle se vit remplacée dans ce poste éminent par une de ses protégées, (grâces pleurez ! pleurez amours) ! par la veuve du bonhomme Scarron !

Alors se renouvela, en France, la coutume des maîtresses royales, interrompue depuis Henri IV, par deux cardinaux ministres, et certes ce fut une grande chute quand nous fûmes tombés de madame de La Vallière et de madame de Maintenon, à madame Dubarry. C’est alors que la France comprit combien elle devait de reconnaissance aux deux maîtresses de Louis XIV ; aussi ne furent-elles jamais insultées, que je sache, ni dans les histoires, ni dans les salons, ni dans les livres, ni au théâtre, et le duc de Saint-Simon lui-même en parle avec toute la considération que peut avoir un grand seigneur pour des faiblesses si permises ; il était réservé au théâtre de l’Ambigu-Comique d’être plus sévère et plus moral que le xviie  siècle et le siècle suivant, et de faire justice de La Maintenon, de La Vallière et de La Montespan.

Après l’acte du boudoir, le roi part pour ses victoires de Flandres, avec cette armée brodée, en manchettes et en galons, que nous avons vue dans les Mémoires du chevalier de Grammont. Le roi est absent, mademoiselle de La Vallière, assise sur les marches de ce trône adultère, semble gouverner à la royale, et ses fidèles sujets les poètes, les musiciens, les artistes, composent pour la jeune duchesse, un de ces divertissements qui amusaient tant cette jeune cour. Le ballet qui se danse en ce moment est intitulé : Le Passage du Rhin. J’avoue que pour ma part ce ballet m’a fort amusé ; on y voit les rivières que l’armée a passées ; le Rhin, ce Rhin qui fut à nous, se repose sur son urne, et rappelle la belle description de Despréaux ; des guerriers se battent en dansant un menuet ; les violons jouent comme ils jouaient encore au temps des frères Francœur ; puis tout à coup le roi arrive, le roi vainqueur, La Vallière (je veux dire mademoiselle de La Vallière) court au-devant de son royal amant ; Louis XIV évite ses regards, sa figure est mécontente ; la pauvre femme revient chez elle et s’évanouit cette fois pour tout de bon, ainsi les deux premiers actes finissent par un évanouissement ; mais quelle différence, grand Dieu !

Il faut vous dire que pour donner à leur drame la couleur de cette brillante époque, les auteurs ont eu la malencontreuse idée de ressusciter Roquelaure, ce bouffon dont les Anas ont recueilli les gravelures ; l’on voit donc au troisième acte ce Roquelaure apocryphe qui s’amuse à jouer avec les dames de la cour, à parler de l’enfant que le roi a fait à la duchesse de Roquelaure : il est duc et père, et voilà sa chaussure couverte de terre d’Espagne ! Plaisanteries de bon goût qui ne se conçoivent guère dans cette éclatante et spirituelle maison. Arrive le roi : Sa Majesté revient du Parlement, les auteurs lui ont mis, à la main, le fouet qu’il avait (enfant), la première fois qu’il entra en son Parlement, indigne sujet de flatterie dont on ne s’est servi que trop souvent, et que les admirateurs du grand roi ne lui pardonnent qu’en faveur de sa grande jeunesse. Ce fouet, à la main du roi qui revient de sa conquête, est un misérable anachronisme, et pour le préparer quelque peu, les auteurs ont appelé à leur secours un autre anachronisme, ils ont fait donner à Louis XIV des leçons de Constitution, et cette étrange leçon ils l’ont mise qui le croirait ? dans la bouche du duc de Lauzun !

Cependant la duchesse de La Vallière s’est enfuie en un coin où elle pleure. Elle trouve dans son appartement des tablettes du roi à madame de Montespan, et ses larmes redoublent. Le rôle de madame de Montespan est beaucoup trop odieux dans ce drame ; on fait une trop méchante femme de cette reine altière, et voisine de la Majesté. Quoi qu’il en soit, madame de La Vallière pleure encore, quand tout à coup entre un jeune militaire qu’elle a dû épouser autrefois. Le jeune homme revient de l’armée et il ignore (l’innocent qu’il est !) que sa prétendue est la maîtresse du prince. À cette nouvelle, notre officier se désole, il tire son épée, il la brise et il sort.

Puis, madame de La Vallière, entendant le roi qui monte, se jette entre les bras de la supérieure du couvent des Carmélites. Louis XIV tend les bras à la coulisse, il embrasse un ombre… alors enfin madame de Montespan triomphe, et le troisième acte est fini.

Après le troisième acte, il y a un épilogue. La décoration, qui est fort belle et d’un très pittoresque effet (quelle somme d’argent représenteraient ces magnifiques décorations qui remplacent, si misérablement et si chèrement, par le stérile plaisir des yeux, les impérissables plaisir de l’esprit) ! représente l’intérieur de ce couvent des Carmélites de Chaillot où vinrent expirer tant de haines, où furent expiées, si cruellement, tant d’ambitions et tant d’amour. La cellule est étroite, le lit est de pierre, et l’on voit circuler, dans cette tombe anticipée, les victimes infortunées d’un crime si digne d’excuse et de pardon ! Rien de plus funèbre que ce dénouement d’une histoire d’amour, depuis l’histoire d’Héloïse et d’Abeilard ! La cloche sonne comme elle sonnerait pour les morts, Louise de la Miséricorde va mourir, on n’attend plus que l’absolution du prêtre. Le prêtre arrive, il bénit la sainte fille…

Et ceci dit, tout est dit ; et ceci fait, tout est fait. Et voilà de quels respects nous entourons notre propre histoire ! Alors de quel droit nous fâcher contre la tragédie anglaise, et même de quel droit nous en moquer ?

Mais quoi ! nous avons renoncé à tant de droits qu’il nous est bien permis d’en usurper quelques-uns. D’ailleurs ce drame anglais est si complètement et si curieusement bouffon, que toute excuse nous est assurée à l’avance. Il est impossible, en effet, d’insulter plus sérieusement et plus innocemment la gloire et les amours du plus grand roi qui ait honoré un trône. L’auteur de cette œuvre sans nom est d’ailleurs en son pays ce qu’on appelle une célébrité ; nous savons déjà qu’il s’appelle M. Bulwer ; il a écrit grand nombre de romans ; et comme il s’agit ici du plus grand siècle de notre histoire, il m’a semblé qu’il ne serait pas hors de propos, de parler de la pièce de M. Bulwer.

Mademoiselle de La Vallière et Madame de Montespan. — Bossuet

Cette pièce de M. Bulwer se compose de préfaces, prologue, épilogue, romances, additions, suppressions, dédicace, notes : elle est dédiée à Macready. « pour sa science et pour son génie, qui peuvent enseigner aux artistes, quelle que soit leur profession, que : l’art et la poésie de la nature expriment le vrai au travers du prisme de l’idéal ».

Dans sa préface nº 1, M. Bulwer se plaint que jusqu’à présent Louis XIV ait échappé à la résurrection du théâtre, et il promet de ressusciter Louis XIV : avec son égoïsme somptueux et royal, son besoin maladif d’amusement, les propriétés de son tempérament susceptible, malgré sa froideur, aux énergies dorlotées, aux ressources sans culture, « et cætera ».

Dans une préface nº 2, M. Bulwer nous raconte qu’il avait commencé par présenter sa pièce au directeur de Drury-Lane, et que ce directeur malappris n’avait pas voulu représenter la pièce, sans la lire. Alors il arriva que « l’auteur se refusa à une condition telle qu’aucun auteur d’une certaine réputation ne l’accorderait à un éditeur ». Le théâtre d’Hay-Market, il est vrai, consentit très volontiers à jouer la pièce sans la lire, mais une difficulté sur le choix des acteurs obligea M. Bulwer à rompre la négociation ; enfin le théâtre de Covent-Garden, plus aveugle et plus complaisant que les deux autres, non seulement accepta ce chef-d’œuvre les yeux fermés, mais encore il fut assez heureux pour complaire en tout point à l’auteur de la duchesse de La Vallière.

La préface nº 3 nous prévient que l’auteur a fait à son œuvre des changements et des suppressions qui « tout en retirant de l’effet général la finesse et la subtilité de l’intrigue de cour, ont été très favorablement reçus ». Il fallait donc que cette finesse fût bien subtile pour avoir été si peu regrettée.

Dans une préface nº 4, l’auteur se plaint des comédiens, race inintelligente et mal apprise, qui n’ont pas assez indiqué ses intentions.

Quant au prologue, le prologue de M. Bulwer est dans son genre un petit chef-d’œuvre de vanité, de seigneurie et de pathos : « Peindre le passé ; mais dans le passé tracer des bornes qui puissent vaguement prédire l’actualité. — Trouver parmi tous les fleuves brillants de l’art, la source obscure de la nature, le cœur silencieux de la femme. — Sur la surface tumultueuse de l’esprit reposé laisser l’empreinte des vérités les plus simples : faire des affections les prédications de l’âme », et tant d’autres belles choses à la Schiller, tel est le tableau courageusement entrepris par l’auteur. Avouez que vous avez rencontré, rarement, un poète de cette force ! Ah ! l’aimable idiot ! quelle langue, et quel style ! et quelles idées ! — Nous possédons à Charenton des poètes de cette force ; ils écriraient et ils penseraient plus sagement. La pièce est cligne de ces préfaces et de ce prologue.

La première scène du premier acte se passe dans le jardin de mademoiselle de La Vallière. La jeune fille part demain pour la cour et elle fait ses adieux à sa mère, aux vignes, aux bois, aux cloches lointaines, aux oiseaux, à tout le monde, excepté au pauvre Bragelone. Mademoiselle de La Vallière n’a pas l’air de savoir ce que vaut Bragelone. « Ce rôle, dit M. Bulwer, renferme dans ma pièce tout ce qui prétend à l’héroïque. » Il avoue même « que, dans ce caractère, il a pris, lui, M. Bulwer, la liberté d’idéaliser la réalité ». C’est comme s’il nous disait : j’ai pris la liberté d’être sublime ! Et sans ajouter : Excusez de la liberté grande ! — Quoi qu’il en soit, Bragelone, est depuis longtemps le fiancé de mademoiselle de La Vallière :

« Louise, dit-il dans son langage simple et sans art, ton père nous fiança dès ton enfance ; Je t’ai veillé, bourgeon, du printemps virginal, et dans ta jeunesse il me semblait thésauriser la mienne. — La lumière purpurine qu’Hébé de son urne verse sur la froide terre, m’est revenue dès que je t’ai aimée. » Et comme ce malheureux Bragelone se trouve fort ridicule de parler ainsi, il ajoute : « C’est l’amour qui m’a d’abord enseigné les mots dorés sous l’effigie desquels les cœurs honnêtes frappent, eux aussi, leur métal massif. » Je ne sais pas si c’est là du métal massif, c’est de la lourde poésie à coup sûr.

La scène change et représente (ici le Schiller anglais se rappelle à plaisir les descriptions du château d’Otrante) ! un vieil arsenal de la lourde architecture française qui précède l’époque de François Ier . Bragelone est rentré dans sa maison pour prendre ses armes, et il s’entretient avec Bertrand, son écuyer.

Bragelone dit à Bertrand : « Ordonnez qu’on fasse monter le chèvrefeuille tout à l’entour du bâtiment de l’est ! » Puis il sort, car il a entendu hennir son cheval de bataille, qui flaire de loin les glorieuses fanfares de la guerre ! Le vieux Bertrand, resté seul, se dit à lui-même : « Le cœur d’un tourtereau bat sous cette poitrine de lion ! »

Scène III. — Le théâtre représente les jardins de Fontainebleau illuminés en verres de couleur. Entrent Lauzun et Grammont. J’ai besoin de vous avertir que c’est ici le même Lauzun qui fut le plus brillant cavalier et le plus aimé de la cour de Louis XIV ; que c’est le même chevalier de Grammont un bel esprit à la Voltaire dont Hamilton a fait son charmant héros. Hélas ! vous allez voir comment M. Bulwer les a ressuscités !

Dans la pièce anglaise Lauzun est un marquis de bas étage, un triste ricaneur sans esprit, sans beauté, sans jeunesse, qui ne parle que de ses créanciers, comme ferait un des chevaliers de Regnard. Grammont est un pauvre hère qui donne la réplique à Lauzun, et qui n’a pas un mot à répondre à personne.

— Grammont : « Sa Majesté est froide ; elle tient plus d’Auguste que d’Ovide.

Lauzun. — « Un roi doit avoir une maîtresse. Quand le roi vit chastement, il nous pille, il nous vole quatre-vingt-dix-neuf pour cent. — Les temps sont bien changés. Nos pères, comme de vrais bouchers, assouvissaient leur ambition à coups d’épée, à coups de lance ; pour nous, l’esprit est notre lance, l’intrigue notre armure, l’antichambre notre champ de bataille, et le plus grand héros est le plus grand coquin ! »

Entre alors le roi ; il a vu mademoiselle de La Vallière à sa cour, il l’aime et il dit à Lauzun :

« Tu as vu, mon Lauzun, la nouvelle et la plus belle fleurette de notre cour — la suave La Vallière ? »

Lauzun (à part) : Je crois que mes créanciers se réjouiront de l’aventure de cette nuit.

Le roi, Lauzun et Grammont, cachés dans un bosquet, prêtent l’oreille pendant que mademoiselle de La Vallière, non moins emphatique que Bragelone, déclame ces beaux vers :

« Qui a parlé d’amour ? l’héliotrope, regardant le soleil, ne lui demande que sa lumière pour briller ! — La présence même de la grandeur de Louis élève l’âme au-dessus d’une vile tentation. Il semble venir sur la terre pour élever et pacifier nos pensées éparses en les concentrant sur lui-même. »

À ce beau discours « de cette jeune Diane qu’accompagnent des caprices de vestale » comme dit Lauzun, le roi ne se sent pas de joie et il s’écrie : — «  Charmante La Vallière ! » Rentre alors toute la cour. C’est l’heure de tirer les billets gagnants à la loterie royale. Le roi gagne un bracelet de diamants dont chaque pierre vaut un duché ! et il le donne à mademoiselle de La Vallière.

Lauzun : — « Bravo ! — Bien joué ! — Dans ce jeu si singulier nommé femme, les diamants sont toujours à-tout sur les cœurs. »

Ce qui est une triste, une maussade, une méchante plaisanterie et, pour le dire en passant, tout à fait déplacée à propos de mademoiselle de La Vallière.

Au second acte, Bragelone, inquiet pour sa fiancée, s’en vient dans les jardins de Fontainebleau pour savoir quelques nouvelles ; en ce moment le lion est encore un tourtereau, jusqu’à ce qu’il soit un chat tigre, et ce sera bientôt fait !

Bragelone. — « On m’a dit à Dunkerque, que le roi aimait une certaine jeune personne, la fille du brave La Vallière.

Lauzun. — « À l’heure qu’il est, mon cher, nos laquais ont usé ce caquet jusqu’à la corde.

Bragelone. — « Tu mens ! »

À ce : Tu mens ! nos deux coqs-plumets tirent leur épée.

Ils se battent ; Lauzun est désarmé, il ramasse son épée et il s’en va avec son démenti, en disant : — « Voilà ce qu’on gagne à parler à des gens qui ignorent le ton de la bonne compagnie. »

La scène suivante, entre mademoiselle de La Vallière et Bragelone, n’est guère de meilleure compagnie.

Bragelone. — « Vous avez appris le métier de bonne heure.

Mademoiselle de La Val l ière. — « Le métier ! Vous m’insultez, Monsieur.

Bragelone. — « Des reproches ! N’avez-vous pas honte de cette ruse de fille de joie (Harlot’s trick ?) »

Et plus bas, quand Bragelone s’est attendri : « Je ne t’aimais pas, Louise, comme aiment les galants ! Tu m’étais la pensée de cette vie remplissant l’univers d’amour et de sainteté, et revêtant de poésie la beauté humaine, etc. » Bragelone devrait bien dire à mademoiselle de La Vallière ce qu’il disait tout à l’heure à M. de Lauzun : — « Pardonnez-moi cette phrase de mauvais goût. »

Et enfin il entraîne mademoiselle de La Vallière au couvent.

Grammont (à Lauzun). — « Je n’ai jamais ouï parler de filles d’honneur fuyant des rois.

Lauzun. — « Si vous aviez été fille, vous auriez été bien aimable, vous, polisson ! »

La belle compagnie !

Acte III. — Intérieur d’une chapelle, le tonnerre, les éclairs, la nuit, etc.

Mademoiselle de La Val l ière. — « Dans les ténèbres le cœur glisse. (Tonnerre). Roule, roule, char funèbre des orages dont les roues sont le tonnerre ! (La cloche sonne). Voici le glas de la nuit ; langage du temps nous ordonnant de méditer ces paroles : Au lit ! au lit ! Aux larmes ! Au lit ! au lit ! »

N’est-ce pas, je vous prie, une chose étrange, qu’un poète anglais se permette de faire agir et parler, comme une folle, une des plus grandes dames de l’histoire de France, et comme la chose est bien trouvée : Au lit ! au lit ! au lit ! J’aime autant ce brave homme qui entendit les cloches de Londres lui réciter un jour : « Tu seras lord-maire, Wirgtington ! » Avec un peu de zèle, de respect et de bonne volonté, M. Bulwer se pouvait faire instruire de l’époque et des personnages de son drame. Il eût trouvé, dans les œuvres mêmes de Bossuet, parmi les lettres de ce père de l’Église, plusieurs passages qui lui eussent montré les combats, les obstacles, l’hésitation de madame de La Vallière avant de quitter, à tout jamais, ce monde où elle brillait de toutes les grandeurs de la beauté, de la jeunesse et de la passion. Dans ses lettres à M. le maréchal de Bellefonds, l’évêque de Meaux raconte d’un style attristé, grave et touché tout ensemble, ce drame caché dont M. Bulwer et ses complices ont fait une parodie. Ces pages chrétiennes exhalent les angoisses et les douleurs de cette âme en peine, et l’on se sent plus attendri, voyant cette illustre personne hésiter, que si elle se jetait, comme on nous la montre au théâtre, au beau milieu de l’abîme, la tête la première ! « J’ai vu plusieurs fois madame la duchesse de La Vallière, je la trouve dans de très bonnes dispositions qui auront leur effet, je l’espère. Un naturel un peu plus fort que le sien aurait déjà fait plus d’un pas, mais il ne faut pas l’engager à plus qu’elle ne saurait soutenir… »

Certes, nous voilà bien loin de la hâte et de la précipitation de M. Bulwer. On ne quittait pas Louis XIV, quand on s’appelait madame la duchesse de Vaujours, et qu’on était trois fois mère, avec aussi peu de sans-gêne que si l’on eût été une comédienne à la mode, en puissance de quelque duc et pair ! On prenait son temps, on choisissait son heure et l’heure du roi. On a la disposition prochaine, la grâce, oui, mais il faut entretenir ces saintes dispositions. « Et si je trouve quelque occasion d’avancer les choses, je ne la manquerai pas ! » C’est Bossuet qui parle, il ajoute (et voilà le drame) ! « Madame de La Vallière m’a obligé de traiter le chapitre de sa vocation avec madame de Montespan ! » Juste ciel qu’est-ce à dire ? madame de Montespan mêlée à la conversion de mademoiselle de La Vallière ! Ah ! dramaturges, race ignorante ; ils n’ont pas su tirer parti de cet aveu de Bossuet ! Madame de Montespan consultée à l’occasion de cette prise de voile, et disant que les Carmélites lui font peur ! Les Carmélites lui font peur, et elle en rit !

« On a couvert, ajoute Bossuet, autant qu’on a pu cette résolution d’un grand ridicule. » (16 janvier 1671).

Rions donc, et que madame de Montespan soit contente, avant peu cette repentie et cette repentante ira, en effet, en dépit de ce grand ridicule, au couvent des Carmélites, et toute la cour sera édifiée et étonnée de sa tranquillité et de sa joie !

« En vérité, ses sentiments ont quelque chose de si divin, que je ne puis y penser sans être en de continuelles actions de grâces, et la marque du doigt de Dieu, c’est la force et l’humilité qui accompagne toutes ses pensées, c’est l’ouvrage du Saint-Esprit. Ses affaires se sont disposées avec une facilité merveilleuse ; elle ne respire plus que la pénitence, et sans être effrayée de l’austérité de la vie qu’elle est prête d’embrasser, elle en regarde la fin avec une consolation qui ne lui permet pas d’en craindre la peine ! »

Ô l’admirable et touchante éloquence, à propos de cette femme insultée à plaisir par ce malheureux M. Bulwer ! Et que serait-ce donc si nous assistions à ce fameux sermon pour la prise de voile de madame de La Vallière, en présence de cette reine de France qui a pardonné à cette femme, en ce moment couverte de la cendre des morts ! (4 juin 1675.)

Soyons charitables, épargnons cette humiliante comparaison à M. Bulwer, détournons nos regards de tout ce qui brille, de tout ce qui rit aux yeux, de tout ce qui nous paraît grand et magnifique autour de ce monarque dont on fait un tyran de comédie, autour de cette femme illustre et sainte, devenue un jouet dans la main de M. Bulwer. Cet homme est naturellement boursouflé ; il ne comprendra jamais ce qui est simple et naïf. Cet homme est un hâbleur de fausse éloquence ; il ressemble à cette femme ambitieuse et vaine dont parle Bossuet pour s’en moquer : « Elle croit valoir beaucoup parce qu’elle s’est chargée d’or, de pierreries et de mille autres ornements. Pour la parer, la nature s’épuise, tous les arts suent, toute l’industrie se consume. »

À quoi bon ? vous n’avez sous ces ajustements qu’un vieux corps, une âme vide, un pauvre esprit, un fantôme, un mensonge, un copiste, un faux Shakespeare, un faux Schiller ! J’ai pitié de M. Bulwer, mais il a fait représenter cette ignoble pièce, il la subira jusqu’au bout ; nous allons donc, s’il vous plaît, entrer dans ce couvent des Carmélites22 à la suite du roi et de M. de Lauzun. Écoutez maintenant comment M. Bulwer fait parler la mère Agnès qu’il appelle l’abbesse, car il n’a pas voulu se donner la peine de savoir le nom de ce collaborateur de Bossuet :

Entre, dans le couvent, le roi suivi de Lauzun.

L’abbesse. — « Quel tumulte souille la demeure de Dieu !

Lauzun. — « Le roi, Madame.

L’abbesse. — « Le roi ! Vous plaisantez, Monsieur ! »

J’avoue franchement que je doute fort qu’en pareille circonstance la mère Agnès ait répondu : — Vous plaisantez, Monsieur !

Le roi qui ne plaisante pas, « s’avance avec passion, s’arrête, puis dit, avec dignité :Abbesse, sans vouloir vous offenser, nous n’ignorons pas que souvent des motifs non avoués excitent votre zèle pour les conversions. »

Et moi, je vous réponds que le roi Louis XIV n’a jamais tenu un pareil langage à une abbesse, dans son propre couvent, et qu’en tout cas, si jamais le roi eût tenu ce discours, il ne l’aurait pas tenu avec dignité !

Alors le roi, sans plus de préparation enlève mademoiselle de La Vallière et la ramène à la cour.

Il y avait, dans ce troisième acte, des choses encore plus extraordinaires, s’il est possible. Par exemple, on voyait arriver Lauzun et madame de Montespan ; madame de Montespan disait à Lauzun : « Je suis fatiguée de plaisirs, il me semble que la terre soit gazonnée d’écarlate, sans un seul coin vert. »

Après quoi Lauzun disait à madame de Montespan : « Votre esprit est réellement un esprit de cour, assez lumineux pour échauffer et ne jamais brûler. Vous avez beaucoup de cette énergie qui ressemble au sentiment, etc. » Madame de Montespan répondait à Lauzun : « Je sais que tu as été l’architecte de ma puissance. »On voyait ensuite Louis XIV jouant aux échecs avec mademoiselle de La Vallière.

Le roi (à mademoiselle de La Vallière). — « Pourquoi si peu de gaîté ? pourquoi ne pas sourire ? — L’amour se croit offensé si le chagrin jette ses ombres sur le cœur qu’il cherche à remplir d’un soleil sans nuages. »

Et un peu plus bas ce roi gentilhomme, si plein de tact et de goût, s’oubliait jusqu’à dire à mademoiselle de La Vallière : — « Madame, ai-je mérité le muet reproche de votre chagrin ? Je ne veux pas de ce jargon de femme-de-chambre à propos de la vertu perdue ! »

Enfin Louis, resté seul, se dit à lui-même : « Je verrai Lauzun ; son esprit me convient, j’aime presque sa fourberie ; elle ne nous fait jamais bâiller comme les vertus collet-monté ! » Songez à cela ! Le roi Louis XIV qui dit d’un fourbe : Son esprit me convient !

Arrivait ensuite le marquis de Montespan, avec une brillante chaussure écarlate, et Lauzun lui disait : « Cher marquis, vous êtes le reflet de la mode. Grand Dieu ! Quels bas ! Vous parcourez la terre en Cupidon monté sur une paire de torches. »

Le roi (au marquis de Montespan). — « Le décorum exige votre bannissement ; laissez votre femme en paix et vivez seul. — Allez ! Et, pour votre maison séparée, qui nécessite un surcroît de dépense, notre trésorier vous comptera cent mille couronnes.

M. de Montespan (avec ravissement). — « Cent mille couronnes ! »

Eh bien ! c’est là encore mentir à l’histoire et avilir à plaisir et sans aucune nécessité dramatique, le noble caractère de M. le marquis de Montespan.

Accablé de cette misère, il s’en revint chez lui en grand deuil ; il s’enferma dans un vieux château, non loin de Toulouse, et quand ses enfants lui demandaient des nouvelles de leur mère : — Elle est morte, répondait M. de Montespan. Une scène auparavant, quand madame de Montespan rencontrait Louis XIV, elle lui faisait à haute et intelligible voix et à brûle-pourpoint, l’aimable déclaration que voici :

Madame de Montespan. — « Quel ravissement ce doit être, de pouvoir seulement contenter un atome du divin Louis ; que serait-ce de remplir son âme entière ?… Perdre ton amour (c’est la première fois qu’elle lui parle !) doit être, non pas du chagrin, mais quelque chose comme le désespoir sublime de ce Romain, qui sentait qu’il perdait un monde… Se savoir à lui ! quel orgueil, quelle gloire, même quand toute la terre crierait : Honte ! La terre ne pourrait assourdir à son cœur la trompette qui, de sa voix sonore et triomphante, lui dirait que la terre n’est que l’esclave de Louis ! » Et cette folle, qu’on fait parler ainsi trois pages durant, c’est madame de Montespan, cette superbe dont parle Racine dans Esther, et dont l’orgueil humilia même l’orgueil de Louis XIV ! C’est ainsi que M. Bulwer prétend ressusciter le xviie  siècle, dont on peut dire ce que disait Bossuet23 d’Alexandre le Grand : « Il vit dans la bouche de tous les hommes sans que sa gloire soit effacée ou diminuée depuis tant d’années. »

Mais si madame de Montespan parle comme une bacchante à jeun, Louis XIV, de son côté, lui répond comme le vieux célibataire ne répondrait pas à sa servante Babet : « Belle dame quand tu parles, je rêve ce que devrait être l’amour. Tu viens implorante et tu restes juge ; oh ! je m’agenouille devant toi, pour te demander espérance et merci ! »

Toutes ces burlesques inventions se terminaient par un très inutile affront que faisait le roi, en pleine cour et chez la reine, à mademoiselle de La Vallière.

Enfin au quatrième acte, il y avait encore entre Lauzun et madame de Montespan, la plus incroyable scène qui se puisse imaginer. — « Athénaïs, disait Lauzun à madame de Montespan : Maîtresse du roi, avez-vous demandé au roi la place que vous aviez désiré de me faire obtenir ? Mes créanciers me pressent. »

Madame de Montespan, impatientée, finissait par répondre à Lauzun : — « Insolent ! vous paierez cela ! » — Lauzun, en vrai compère de mélodrame, regardait madame de Montespan et disait : — « Tisse bien la toile, tisse ; la plus forte araignée dévorera l’autre ; un de nous deux doit succomber. »

Il paraît que dès le premier jour de ce triste drame, toutes ces belles inventions furent vivement répudiées par la saine partie du public anglais. — Il y a de beaux et justes esprits au sommet de cette nation qui ne pouvaient pas tolérer ces abominables mensonges, et ces honteux démentis donnés à la majesté de l’histoire ! Certes le public anglais est trop versé dans les choses historiques et trop habitué à respecter la véritable grandeur, pour ne pas prendre en main la défense d’un roi pareil et d’une pareille époque. C’est pourquoi les plaisanteries de M. Bulwer parurent, à la première représentation de sa pièce, si insipides et si déplacées, qu’on eut honte de les avoir entendues ; nul ne voulut être complice d’une comédie où le roi Louis XIV parlait comme un valet de chambre, où M. de Lauzun se conduisait comme un escroc, M. le chevalier de Grammont comme un niais, M. le marquis de Montespan comme un infâme, et madame de Montespan comme une fille. Il fallut, bon gré mal gré, « réduire aux proportions d’une esquisse le rôle de Lauzun, le rôle le plus intellectuel, et que j’avais le plus travaillé, dit l’auteur. (Parturient montes.) ».

Au quatrième acte (notez bien que voici tantôt sept ans que dure cette pénible intrigue), nous nous trouvons encore une fois dans les jardins de Versailles. Dans ces jardins de Versailles, nous retrouvons cette esquisse beaucoup trop travaillée, qu’on appelle Lauzun. Lauzun raconte au chevalier de Grammont qui arrive d’Angleterre, de la cour de ce brillant et futile Charles II, spirituel et licencieux copiste de Louis XIV, « que l’amour brûlant de Louis pour mademoiselle de La Vallière est tombé de son cœur comme un fruit mûr ; que le roi, désirant calmer sa conscience, permet à lui Lauzun, de demander la main de La Vallière. — La dot est digne du prince » ajoute Lauzun :

« Et si j’obtiens la main de cette riche duchesse, je sais, plus d’un honnête juif d’Israël qui seraient bien les gaillards les plus heureux de Paris. »La plaisanterie n’est pas nouvelle et voici tantôt six ans que M. de Lauzun nous parle de ses créanciers.

Les plaintes de mademoiselle de La Vallière, ainsi outragée, sont naturellement sans noblesse et sans charme. Une fois que vous soumettez cette pauvre créature à des outrages impossibles, il lui est impossible à elle d’égaler vos outrages par sa douleur. Vous l’appelez femme-de-chambre, fille de joie, vous voulez la marier, elle, la duchesse de Vaujours, à un fripon. Que voulez-vous qu’elle réponde ? Vous lui parlez un langage qu’elle n’entend pas, vous lui faites des menaces qu’elle ne saurait comprendre !

Dans tous les arts, mais surtout dans l’art dramatique, les sentiments et les passions se tiennent. — Mettez une insolence dans la question que fait un de vos personnages, à coup sûr l’autre personnage répondra, tout au moins, à cette insolence, par une bêtise. L’emphase appelle l’emphase, le faux appelle le faux. Dans la pièce de M. Bulwer, Louis XIV traite mademoiselle de La Vallière comme un crocheteur ne traiterait pas sa maîtresse, il est de toute nécessité que mademoiselle de La Vallière se désole et se lamente comme ferait une femme de la halle.

« Hélas ! hélas ! que je hais ce monde ! L’amour est mort, excepté dans mon cœur, et cet amour, amour survivant, se transforme et devient désespoir ! — Fi ! toi Lauzun, gentilhomme de haute naissance, d’éclat et de scepticisme (scepticisme ! le mot n’était pas inventé, heureusement pour le xviie  siècle), tu accepterais le rebut d’un roi ! Fi ! tu n’as pas de cœur ! »

Mademoiselle de La Vallière parler ainsi ! Voilà pourtant où mène l’ignorance de toutes choses ! — Si M. Bulwer eût seulement lu une seule des tragédies de Racine, il eût appris comment pleuraient, comment s’enveloppaient dans leur chaste douleur, comment mouraient les femmes de Louis XIV ; il se fût dit que toutes les femmes de Racine étaient faites à l’image de mademoiselle de La Vallière et de quelques âmes d’élite qui ont honoré ce siècle, afin que rien ne manquât à sa beauté, comme rien ne manque à son génie ; il eût respecté à la fois Louis XIV et mademoiselle de La Vallière, et comme tout respect bien placé porte sa récompense, M. Bulwer n’eût pas fait ce drame déshonorant pour son esprit.

Tout ce qui se passe après la demande en mariage de Lauzun est, comme tout le reste, parfaitement absurde. À l’instant même où mademoiselle de La Vallière est le plus désolée, un moine se présente chez elle ; ce moine c’est Bragelone. Bragelone, en habit de moine, rapporte à mademoiselle de La Vallière une vieille écharpe qu’elle lui a donnée il y a huit ans ; la première personne que rencontre le moine chez la duchesse, c’est le roi, qui vient voir comment vont les amours de Lauzun ? Alors, voilà Bragelone qui se dit tout bas : « Comme ma chair frémit ! Éloigne-toi, Satan ! tentateur, retire-toi ! » Or, le tentateur ne s’en va guère, car Bragelone insulte le roi de toutes les façons.

Il parle ni plus ni moins, comme les plus acharnés pamphlétaires ont parlé de Louis XIV depuis sa mort. Il lui reproche d’avoir dévoré le peuple et d’avoir bu ses sueurs. : « Un million de soldats ont versé leur sang pour payer vos lauriers, un million de paysans sont morts à la peine pour vous bâtir Versailles. »Il lui reproche ses peintres, ses poètes, ses prêtres, ses architectes ; il finit par lui prédire très clairement la révocation de l’Édit de Nantes, et le règne de madame de Maintenon.

Et que répond le roi à ces injures ? Le roi répond par trois bêtises insupportables :

Première bêtise. — On le dirait inspiré ! Ce qui veut dire : — Voilà un moine qui a bien lu les mémoires que se prépare à écrire le duc de Saint-Simon.

Deuxième bêtise. — Le roi (au moine) : « On n’a jamais dit que Louis XIV, à l’heure de son plus grand orgueil, n’ait pas abaissé son sceptre devant la crosse de l’Église. » Mais, au contraire, ce fut là une des gloires de Louis XIV, de faire respecter sa puissance royale, même par le souverain pontife. Avant de mettre une pareille phrase dans la bouche du grand roi, M. Bulwer aurait bien dû interroger le premier écolier venu ; celui-ci lui eût rappelé la conduite du roi, quand M. de Créqui, notre ambassadeur à Rome, fut insulté par la populace. Le roi exigea une réparation complète ; en vain le pape appela à son aide l’Allemagne et l’Espagne, il fallut que la tiare s’inclinât devant la couronne !

« Il fut forcé, dit Voltaire, d’exiler de Rome son propre frère, d’envoyer à Versailles son neveu, le cardinal Chighi, faire satisfaction à Sa Majesté, de casser la garde corse, qui avait tiré sur notre ambassadeur, et d’élever une pyramide qui contenait l’injure avec la réparation. » Voilà un poète anglais bien venu à faire dire à Louis XIV : On n’a jamais dit que Louis XIV n’eût pas abaissé son sceptre devant la crosse de l’Église.

Troisième bêtise, qui n’est pas la dernière. — Quand le roi de France, c’est-à-dire le roi de M. Bulwer, a été bel et bien écrasé par les déclamations et les prédications furibondes de ce moine, que pensez-vous que fasse le roi pour se remettre d’une alarme si chaude ? Je vous le donne en cent à deviner. Le roi appelle un des gens de madame de La Vallière, et il demande — « Du vin !… C’est bien, cela nous remet. » Et le roi boit !

Le cinquième acte est digne des quatre autres : rien ne marche et rien n’avance ; c’est toujours La Vallière qui pleure, toujours Lauzun qui rit, toujours Louis XIV qui s’ennuie. L’auteur n’entend guère plus les passions qu’il ne sait l’histoire, et il se perd lui-même dans un chaos d’événements.

Au couvent des Carmélites arrivent, à la suite l’un de l’autre le moine Bragelone, mademoiselle de La Vallière, le roi, l’inévitable Lauzun, madame de Montespan. Lauzun donne son congé à madame de Montespan, de la part du roi : — « Notre gracieux roi vous permet de quitter Versailles. » Bragelone déclame contre les vanités de la vie et de l’amour : — « Quel grand philosophe que la vie ! » Il est sur le point de ramasser un gant de mademoiselle de La Vallière, mais il s’arrête en se disant : — C’est un péché ! Ce Bragelone est toujours le même ; il faisait planter du chèvrefeuille au premier acte, il n’ose pas toucher aux reliques de sa maîtresse !

Au dernier acte, Mademoiselle de La Vallière arrive aux sons de la musique, pour prononcer ses vœux ; au pied de la croix, le roi l’arrête, en s’écriant : — « Tu es rendue à l’amour. — Ne m’appelle pas sire ; reviens à ces heures délicieuses où je n’étais que ton amant. — Où tu étais mon oiseau, ma belle fleur, ma violette ! — La convoitise insensée du changement m’a entraîné ! » Ces amoureux petits discours, si jolis et si bien placés dans cette chapelle des carmélites et dans une circonstance si solennelle, ne touchent pas, le moins du monde, la sœur Louise de la Miséricorde. Le roi s’en va en disant : — « Je ne veux pas t’entendre, — Ne me touche pas ! Ne me parle pas ! Vois ! — Vois ! — Je suffoque ! Ces larmes !… qu’elles parlent pour moi ! Maintenant, maintenant ta main ! Ô mon Dieu ! — Adieu pour toujours24 ! »

Ainsi finit ce malheureux drame. — Je me trompe ; il n’y avait que le marquis de Montespan qui pût le finir dignement et de manière que le dernier couplet fût à la hauteur de tous les autres. Quand donc mademoiselle de La Vallière a pris le voile ; « quand elle fit cette action25, comme elle a fait toutes les autres, c’est-à-dire d’une façon charmante », M. de Montespan s’avance sur le devant du théâtre, et il remplit l’office du clown anglais en récitant, à propos de mademoiselle de La Vallière, qui vient d’entrer aux Carmélites, une longue plaisanterie industrielle, dont voici quelques passages :

« À dire vrai, Messieurs, il y a eu de singuliers changements depuis que Louis et sa gloire ont disparu de la scène des vivants. Dans ma jeunesse, quand les ducs désiraient sortir, — six chevaux les menaient à près d’un demi-mille de chez eux ; mais aujourd’hui un duc prend ses promenades vers la lune26 et fait son demi-mille en ballon ! De mon temps, les honnêtes gens qui, comme moi, pouvaient soutirer à l’État une aisance, vivaient tranquilles. Aujourd’hui tout le monde, quelle que soit sa position, court après ce qu’on nomme spéculations tentantes ! Dites-moi, mes amis (cela me tourmente), comment placer ma pension le plus profitablement ? La terre ne me convient pas — on n’en retire jamais sa rente. Les fonds publics ? — qui, diable, peut vivre avec 2 pour 100 ? Mais, Dieu merci ! il y a pour se consoler quelques spéculations fameuses… dans les journaux ! (Il en prend un.) Premières des façons nombreuses de lever le vent. “Quarante pour cent — nouveaux cabriolets à neuf roues !” — “Chemin de fer de Gretna-Green, dix milles à la minute, cent-vingt-cinq francs l’action !” Mettez-m’y ! Grande Compagnie de Caoutchouc ! (des mots durs pour attraper les badauds) pour faire des portes en gomme indiennes. Nouvelles banques qui vous paient trois pour cent. — Je vois ce que c’est. — Elles empochent vos cents et vous rendent trois ! Tout cela s’appelle des compagnies — toutes demandent de l’argent comptant, et toutes font boule, si elles font du gâchis. Et quand vous les avez toutes parcourues, il vous reste encore votre corps à assurer ; et une nouvelle compagnie enterre vos os dans ce jardin charmant — le cimetière de Londres ! C’est bien ! c’est bien ! Que les autres mouches se laissent prendre au miel, ces attrape-nigauds n’auront pas mon argent ! — bien que le vent soit vif, je vais lever l’ancre, et, pardieu ! je laisserai ma pension chez mon banquier.

« Comme je bavarde ! — Excusez tout ce radotage, mais les pensions sont aujourd’hui quelque chose de si embarrassant ! Vous me semblez des personnes charmantes, je le déclare ; revenez, je vous en prie — ne nous réduisez pas au désespoir ! Et quoique le couvent nous ait pris notre duchesse, pardonnez-lui ses fautes et elle sera enchantée, ravie. »

L’analyse de Don Juan. — Madame la duchesse de Montpensier

Vraiment l’on peut dire que Don Juan a fait bruire mes fuseaux, car je m’aperçois qu’il y avait encore à faire, — après tant de discours, — l’analyse du chef-d’œuvre, et justement la veille du jour où la révolution de février allait éclater, dans cette salle admirablement réparée aux frais du roi qui est parti et qui est mort, sans qu’il lui ait été permis d’assister au résultat de ces dépenses royales, en présence des jeunes princes accourus à cette fête, — la dernière fête de la monarchie expirante, — entre mademoiselle Augustine Brohan, l’esprit et la grâce en personne, — le charme, — et mademoiselle Rachel qui, dans huit jours de là, allait chanter La Marseillaise, une très belle représentation du Don Juan copié sur l’édition de 1682, délivré de ses ratures et de ses cartons, fut donnée en l’honneur du deux cent vingt-cinquième anniversaire de la naissance de Molière. Hélas ! jamais la réunion des esprits, des beautés et des puissances de la grande cité parisienne n’avait été plus complète, au milieu d’une salle plus éblouissante de pourpre et d’or, non pas même le jour illustre où dans Versailles ressuscité, dans la salle hardiment et royalement réparée, on vit représenter Tartuffe, sous les auspices réunis du roi Louis-Philippe et de mademoiselle Mars.

Même ce jour-là, on eût joué une comédie inédite, un chef-d’œuvre heureusement retrouvé, par exemple, on eût annoncé ce drame immense et qui ne fut jamais fait, cette comédie de l’Ambitieux à laquelle songeait Molière quand il est mort, cette comédie qui eût été le pendant de Tartuffe, et que personne n’a osé écrire — elle n’eût pas amené, sous ces voûtes rajeunies, une plus belle réunion. Surtout, parmi ces hommes et ces femmes, les ornements vivants et glorieux de ces fêtes de la poésie, celle qui attirait l’attention, les regards et les respects, la jeune femme applaudie à son entrée comme si elle eût été la reine, c’était madame la duchesse de Montpensier ! — Véritable fille de l’Espagne, élégante jeunesse, visage charmant et brun, éclairé par ces deux grands yeux bienveillants et étonné ? ! À la voir, ainsi parée à la mode de son pays, la dentelle mêlée à la soie, le corail mêlé aux diamants, on eût dit une apparition de l’ancienne Espagne, quand toutes les Espagnes frémissantes battaient des mains à ce fier gentilhomme, à cet ardent amoureux, à cet impétueux duelliste, à ce chercheur d’aventures amoureuses, à ce damné Don Juan.

Ce Don Juan est une œuvre à mille faces ; on le peut admirer à outrance, on le peut critiquer sans pitié, et même on ne voit pas à quel point l’on pourrait soutenir, sans quelque danger, que cette très sérieuse comédie, établie sur un fond si noir, et dans laquelle se montrent à nu les plus honteuses passions du cœur de l’homme : le vice sans frein, l’ironie sans respect, le doute sans examen, l’athéisme sans motif ; un drame où le héros, qui insulte Dieu, ne sait pas même rendre à son père des respects apparents, soit en effet une comédie irréprochable. Au contraire, il semblerait que ce Don Juan soit le seul des êtres évoqués par Molière qui ne fasse pas rire le parterre. Le parterre a ri aux malheurs du Misanthrope, il a ri aux malheurs de M. Orgon, à la profonde misère de George Dandin… le parterre reste sérieux et pensif à la verve étincelante et railleuse de Don Juan.

Cet homme étonne et il afflige : il n’a pas d’excuse et il n’a pas d’espérance ; son châtiment même a quelque chose de si incroyable, qu’on ne le trouve pas assez châtié ; un peu de mépris pour cette belle Célimène, l’horreur profonde pour Tartuffe, le profond dégoût que nous inspirent M. et madame de Sotenville et leur digne fille, voilà des êtres plus sévèrement châtiés et plus complètement punis que Don Juan lui-même dans ces flammes qui viennent de l’enfer. Eh quoi ! ce damné meurt sans avoir crié : Grâce ! pitié ! merci ! Il meurt sans avoir courbé la tête ou fléchi le genou ! L’abîme l’emporte, mais au fond de l’abîme son orgueil triomphe encore ! Non, pour un parterre français, cet homme-là n’est pas assez châtié.

Il faut dire aussi que si l’on veut soumettre ce drame même à la critique, la critique aura beaucoup à reprendre. Ce drame de Don Juan manque d’unité, non pas cette unité de temps et de lieu dont il faut faire assez bon marché, ce me semble, mais cette unité de passion, de caractère, d’intérêt qui seule peut donner, dans une suite non interrompue de surprises, d’étonnements, de leçons, un seul et même enseignement, très actif, très varié, très compliqué. Peut-être bien ce défaut-là vient-il justement de cette louange que nous donnions tout à l’heure à la fantaisie ! La fantaisie ne tient compte ni du temps, ni du lieu, ni des distances, ni des caractères ; elle va son chemin au hasard ; tantôt elle court à perdre haleine ; tantôt elle s’arrête sans dire pourquoi ; ou bien elle attend les événements sans rien faire, pour les tourner au drame et aux coups de théâtre.

Notez bien que chacun de ces cinq actes de Molière, si vous le prenez à part, est un chef-d’œuvre, écrit avec tant de soin, ou, ce qui revient au même, avec tant de bonheur, que l’on dirait de temps à autre la langue même des Provinciales, cette langue correcte, incisive, railleuse, qui parle comme parle la comédie, quand la comédie le prend sur le ton le plus élevé27. Dès la première scène, Sganarelle est charmant, et comme on ne sait pas encore à quel abominable service ce brave homme est attaché, on rit franchement et de bon cœur.

Dès que paraît Don Juan, le rire s’arrête ; ce séducteur n’a rien qui séduise, même au premier abord : froid sourire, méchant regard, tête insolente, sa raillerie est la raillerie méprisante d’un homme fatigué qui obéit, même à ses vices, plutôt par habitude que par plaisir. Non, non, ce n’est pas là un marquis des petits appartements, un Lauzun aimé des princesses ; Don Juan n’est même pas un jeune homme, si jamais il a été jeune ; ce n’est pas là un homme amoureux, c’est un homme ennuyé ; pour suffire à ces conquêtes nombreuses, sitôt faites et sitôt oubliées, cet homme n’a plus qu’une seule ruse à son service, le faux mariage. Quand il a dit à sa victime : Je vous épouse ! il a tout dit ; vienne un accident qui mette quelque bâton dans la roue de ses projets, aussitôt il s’en console, et la première venue, pourvu qu’elle le veuille épouser, lui fait oublier ce malheur. Il ne tient ni à la naissance, ni au nom, ni même à l’âge, fort peu même à la beauté ; tout lui convient, pourvu que cela soit vite fait. Ce n’est pas celui-là qui passerait des nuits et des jours à la porte de la maison où repose la femme qu’il lui faut absolument, seule entre toutes les femmes de la création28 !

Bref, ce vagabondage ou plutôt cette fantaisie qui ne s’arrête sur rien et sur personne, jette dans toute la pièce je ne sais quoi de décousu que Molière lui-même avait pressenti quand il a voulu faire de dona Elvire le nœud de sa lugubre comédie ; mais faute d’un peu d’amour dans l’âme de Don Juan, cette Dona Elvire, elle-même, par un privilège dont elle jouit seule, a beau paraître deux fois, au commencement et à la fin du drame, rien n’empêche qu’elle ne soit un personnage épisodique ; pas une de ces femmes, aimées ou perdues par Don Juan, ne tient à l’action principale.

Le séducteur est seul, il marche seul, il vit seul, il aime seul, il parle seul ; — à Sganarelle lui-même, si Don Juan répond parfois, Don Juan répond comme un homme qui ne sait pas ce qu’on lui a dit, et si même on lui a parlé.

Vous traversez donc tout ce premier acte, en le trouvant un peu vide, un peu silencieux : un valet poltron et rusé, un seigneur oisif et perdu de débauches, une fille séduite qui est encore plus humiliée qu’elle n’est amoureuse, et tout est dit.

Le second acte commence par une scène charmante, charmante justement parce que Don Juan n’est pas là. Il s’agit de cette idylle en prose, que l’on prendrait pour du Théocrite brouillé avec du Fontenelle, tant cela est simple et spirituel à la fois. Ici Charlotte, plus loin Pierrot ; pour ces deux êtres, ce sont vraiment deux êtres réels, bien naïfs, bien vrais ; naïve celle-ci dans sa coquetterie, naïf celui-là dans sa rusticité villageoise. Ajoutez que ce Molière parle un patois vif, alerte et vrai ; même il parle tous les genres de patois, comme un digne enfant des Halles :

Tout lui va, le patois de la ville et celui du village, le patois des provinces, la vraie langue des franches natures, la langue qu’il nous faut protéger contre Despréaux, ce dédaigneux qui posait l’Art poétique comme la borne qui ne veut pas qu’on aille plus haut, ou plus loin. Cette charmante scène de Pierrot et de Charlotte, lestement enlevée par cet excellent Régnier et mademoiselle Brohan, la digne fille de sa mère, une vive, une railleuse, une piquante, a causé dans toute l’assemblée une vraie joie ; on se reposait déjà de ce Don Juan, on se reposait de ses bonnes fortunes en écoutant les pénibles amours de Pierrot.

Parlez-moi de Pierrot le séducteur ! En voilà un qui se donne toutes les peines imaginables ! En voilà un qui est jaloux, qui est triste, qui est gai, qui est pensif, qui est amoureux pour tout dire ! Si bien que, lorsque reparaît Don Juan, on trouve qu’il revient trop vite. C’est dommage ! Pierrot attaquait si bien, et Charlotte se défendait si bien contre Pierrot !

La scène suivante, quand vient Charlotte, est encore d’une grâce achevée ; mais le beau rôle, à qui est-il ? Le beau rôle appartient à ces deux jeunes filles qui se défendent avec leur amour, avec leur bon sens, avec leur honnêteté naturelle, et qui se sauvent, en fin de compte, des griffes de ce bandit. Pauvre Don Juan ! la journée sera mauvaise pour lui. Il serrait, et de très près, une jeune mariée, et crac ! peu s’en faut qu’il ne se noie ; il allait son petit train avec Charlotte, et voilà Mathurine qui lui coupe l’herbe sous le pied. Mathurine, de son côté, est sauvée par Sganarelle… Séducteur malencontreux, ce Don Juan !

À l’acte suivant, nous retombons dans cette fantaisie un peu solennelle qui désormais ne nous quittera plus, en dépit même des efforts du poète pour arriver à la gaieté. Nous errons toujours dans cette campagne de Sicile, non plus sur le bord de la mer bruyante, mais dans la forêt profonde, car en ce moment Don Juan se cache pour éviter des hommes qui le cherchent ; Sganarelle, sous la robe d’un médecin, s’abandonne à ses lazzis ; sur le devant du théâtre s’élève une tombe. — Si tout ce détail est triste, le dialogue n’a rien de trop réjouissant. En effet, le maître et le valet se disputent sur la question : Être ou n’être pas ! C’est-à-dire que Don Juan, qui n’est pas un docteur, qui ne dispute avec personne, parce que le faux et le vrai, le juste et l’injuste, tout lui est égal, laisse parler Sganarelle avec ce dédain mêlé d’indifférence qui a inspiré à M. de Lamennais un si beau livre. J’avoue très volontiers que cette suite de raisonnements, de proverbes, de choses vraies, de choses fausses, d’inductions naïves que Molière place dans la bouche de ce digne Sganarelle me conviennent moins que le monologue d’Hamlet, ce rêve d’un esprit éveillé, cette suite de conséquences logiques, ce grand : peut-être 29 ! poursuivi dans ses derniers retranchements par une raison inflexible et lumineuse. Ces questions souveraines de la conscience, ce débat d’une âme qui s’agite entre Dieu et le néant, valent la peine, selon nous, que le rire s’arrête quand elles commencent ; Molière lui-même ne parviendra jamais à nous faire rire de la démonstration de l’existence de Dieu.

Quand le pauvre a passé, faites silence ! En ce moment les événements sont graves : le cliquetis des épées fait tressaillir Don Juan qui court au danger, l’épée haute, car au moins faut-il, pour que cet homme soit supportable, qu’il ne tienne ni à son argent, ni à sa vie, les deux choses que les hommes estiment le plus. De même qu’il a donné son louis d’or au nom de l’humanité, de même Don Juan peut se faire tuer pour le premier venu, au nom de ce point d’honneur qui remplace tous les genres de vertus, pour ces mauvaises et élégantes natures. — Arrive alors la scène du tombeau. Le Commandeur repose dans sa chapelle funèbre, son marbre se montre à la clarté des lampes, l’orchestre joue doucement quelque lamentation de Mozart. L’effet est grand, et par conséquent terrible ; Don Juan lui-même s’éloigne épouvanté ; mais, encore une fois, la singulière comédie de carnaval, et comme Molière aura été emporté loin de son but !

L’acte suivant, ou, pour mieux dire, la comédie suivante, serait un vrai sermon, si M. Dimanche, dont le nom est devenu un proverbe (le rôle est bien joué par Provost), n’égayait pas quelque peu cette lugubre méditation. Savez-vous, dans notre langue, un plus beau passage que la plainte de ce vieillard déshonoré par son fils, mais en même temps savez-vous une création plus amusante que M. Dimanche ? C’est là tout à fait le marchand de Paris, quand il y avait à Paris de grands seigneurs qui se faisaient gloire de ne pas payer les marchands, et des marchands tout glorieux de se ruiner pour ces grands seigneurs. M. Dimanche est le proche parent de M. Jourdain, l’un vaut l’autre ; celui-ci berné par un fripon et par une drôlesse, celui-là berné par Don Juan… que dis-je ? berné par Sganarelle !

Ainsi nous allons d’avertissements en leçons, et si Don Juan se perd, ce ne sera pas faute d’avoir été prévenu à temps. Seigneur Don Juan, comptez vos pertes de cette journée seulement : vous avez perdu cette belle fille que vous poursuiviez dans votre barque fragile, vous avez perdu deux jolies filles de la campagne sicilienne, deux alouettes au beau plumage que vous aviez prises à la glu de votre déclamation : le mendiant du chemin vous a trouvé sans réplique, une statue de pierre vous a frappé d’épouvante, et maintenant voici que Dona Elvire, une dernière fois, vient chez vous, et, chose étrange, vous la trouvez belle à ce point que vous voudriez la retenir, mais elle s’enfuit et elle vous laisse à votre abîme ; enfin M. Dimanche lui-même, le dernier bonhomme qui ait foi en votre crédit, vous venez de le perdre, et avec M. Dimanche vous perdez vos beaux habits, vos riches dentelles, vos broderies, vos élégances ; plus de fêtes, plus de serviteurs, plus d’argent dans votre bourse, seigneur Don Juan !

Tout ceci posé, et quand ce père infortuné s’est éloigné de cette maison maudite, en maudissant monsieur son fils, que nous fait la statue du Commandeur ? Elle n’est plus qu’un vain spectacle. Ne savons-nous pas en effet qu’il faut absolument que Don Juan soit châtié, et comme rien ne peut l’atteindre, ni la colère des maris poussés à bout, ni l’épée des frères déshonorés, ni les larmes des femmes au désespoir, ni les prières de son propre père parlant au nom d’une mère qui se meurt, nous sommes sûrs que la vengeance divine ne peut pas tarder davantage !

Une invention qui ne réussit guère le jour dont je parle, ce fut, au prologue de cette reprise, de nous montrer Molière également placé entre la comédie sérieuse, mademoiselle Rachel, et la comédie légère, mademoiselle Brohan. De grâce, ne séparons pas ce que Molière a réuni, laissons le rire à côté des larmes, la pitié non loin de l’ironie. En vain mademoiselle Brohan et mademoiselle Rachel ont récité, celle-ci de sa voix grave, et celle-là de sa voix enjouée, une louange, une nénie à la gloire de Molière ! On a pas goûté ce prologue en mal d’enfant ! Le poète était trop jeune pour la circonstance ! C’est un des privilèges de la jeunesse, ou tout au moins, est-ce un de ses défauts les plus charmants de ne pas savoir le premier mot de sa plus difficile entreprise ; elle ignore surtout le plus difficile de tous les arts, l’art par excellence de s’arrêter à temps, de commander à la rime cette esclave révoltée, le grand art de placer sous l’harmonie sonore d’un vers bien fait, une idée, un sentiment, un peu de bon sens. Il ne fallait pas déranger pour si peu de leur piédestal, les deux statues de Pradier, la Comédie sérieuse que l’on prendrait, aux belles lignes de son manteau et de son front, pour la Melpomène antique, la Comédie légère, au fin sourire, au gai regard, aux bras charmants, à la ceinture d’or, que l’on prendrait pour la fille aînée de M. Scribe ou de Marivaux.

Ces deux échos d’une poésie plus remplie d’idées que d’images ont été bien étonnés de n’avoir rien à dire en tant de grands vers, et, charmantes l’une et l’autre, elles sont restées, comme on dit, le bec dans l’eau, sans doute pour mieux ressembler aux deux statues de la fontaine Molière.