(1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre VI » pp. 394-434
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(1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre VI » pp. 394-434

Chapitre VI

C’est ainsi que nous cherchons à relier, l’une à l’autre, ces diverses études de la comédie aux différentes époques de notre histoire, et nous espérons fort, pour peu que le lecteur nous soit en aide, arriver à quelque utile résultat. On n’a jamais fait, que je sache, une histoire complète de l’art dramatique ; autant vaudrait entreprendre l’histoire universelle du genre humain. Les plus savants se sont contentés d’écrire un chapitre ou deux de cet art changeant et varié à l’infini, après quoi ils se sont reposés, plus fatigués d’avoir entrepris l’histoire des marionnettes que celle des Mèdes, des Assyriens ou des Perses.

Parmi les historiens des choses du théâtre, il y en a qui sont des fanatiques, ceux-là veulent tout voir et tout savoir ; ils courent après l’anecdote, et même ils recherchent la plus intime ; ils s’inquiètent de la couleur d’un manteau, de la façon d’un pourpoint ; ils fréquentent le carrefour, la coulisse et le foyer du théâtre ; ils en savent les passions et les vices, ils en savent l’argot… Nous ne sommes pas de ces fanatiques, et cela nous paraîtrait malséant de descendre à ces détails de nouvelles à la main. Nous nous contentons de savoir, de ces choses-là, ce qu’en doivent savoir les honnêtes gens qui ne veulent pas rester étrangers à une science qui tient de si près à la poésie, à la littérature, à la critique, aux mœurs publiques et privées :

                    Docentem
Artes quas deceat quivis
Eques atque senator…

De ces choses-là, c’est un danger d’en trop savoir ; pour peu qu’on ensache causer avec ceux qui en jasent, à la bonne heure ! Même celui qui en sait trop ne sait pas tout. Chaque année, chaque jour amène avec soi sa comédie, et ce qu’on appelle la société, va changer, en vingt-quatre heures de vices et de ridicules, tout comme une habile coquette arrange et dispose, à son gré, les mouches de son visage et les fanfreluches de son habit. « L’homme n’est que d’un jour, le voilà, il n’est plus ; ce n’est que le songe d’une ombre. » À ce compte, la comédie est l’ombre d’une ombre. « Je vois, dit Ulysse dans une tragédie de Sophocle, que nous ne sommes que des images vaines ou des ombres légères. » C’est dans ce sens que disait La Bruyère : « Il n’y a point d’année où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de caractères. » Ajoutez : et de Comédies. « Un volume chaque année, à ce compte, ô Muses, disait Pindare, comment s’y prendre pour être un de vos favoris et pour mener une vie heureuse en faisant des vers. »

Horace a dit aussi, « Celui-là est heureux qui mène une honorable vieillesse, entre la musique et les beaux vers. »

            Nec turpem senectam
Degere nec cithara carentem !

Chaque année un volume de caractères, chaque année une comédie ! Eh ! je vous prie, si ce travail eût été fait, des mille nuances de la vie humaine, seulement à partir d’Aristophane ou seulement à partir de Théophraste, quelle histoire plus variée à la fois et plus charmante, avec un plus grand nombre d’événements, d’enseignements, de héros, de personnages ! « Hélas ! disait un poète en se contemplant lui-même, qu’ai-je fait, malheureux, des vices éclatants de ma jeunesse ? Voici maintenant que je n’ai plus que des vices médiocres, ennuyeux, insipides, plus dignes de pitié que de pardon. »

         Mediocribus aquas
Ignoscos vitiis temor

À ce vice épuisé s’arrête la comédie, elle est comme le roi du proverbe : « Où il n’y a rien, le roi perd ses droits ! » Ce n’est plus que de la rouille. Ærugomera ! le fer est rongé. Heureusement qu’à chaque génération les vices et les ridicules renaissent comme la feuille de l’arbre au printemps, et que la comédie aussitôt recommence, nouvelle avec une génération nouvelle.

On eût fait un livre à noter ces différences, comme on notait, dit Lucien en ses Dialogues, les chansons à danser, carmen saltare , mais non, les historiens de la grande histoire (eh ! nous voilà sur les domaines de M. Monteil !), pour plaire à leurs maîtres qui étaient des soldats, ont laissé la comédie, et la tragédie, et le carmen saltare, et même le carmen seculare, pour raconter uniquement les sièges, les batailles, les villes prises et renversées, les traités violés et rompus.

Ils ont dit mille choses inutiles : ils ont dit comment se battaient les hommes d’autrefois, et non pas comment ils vivaient ; ils se sont préoccupés des violences de l’espèce humaine, ils ont négligé d’en raconter les mœurs, les grâces, les élégances, les ridicules, si bien que c’est en pure perle, ou peu s’en faut, que ces misérables sept mille années que nous comptons depuis qu’il y a des hommes en société, ont été dépensées pour l’histoire des usages et des mœurs de la société civile.

Pendant que le nombre des historiens nous échappe, on sait, à un homme près, le nombre des poètes. Vous ne comptez plus les logiciens, les métaphysiciens, les casuistes, en quatre ou cinq tomes… vous avez la collection complète des moralistes. Dans cette étude des mœurs d’un grand peuple, l’antiquité n’est guère représentée que par Homère et Théophraste, Aristophane, Plaute et Térence, et chez nous Molière et La Bruyère, et puis rien, sinon — tout en bas — des barbouilleurs : Rétif de La Bretonne et Mercier du Tableau de Paris ! Des maîtres dans l’art d’écrire, nous passons aux badigeonneurs du carrefour ! Des rois et des princes nous passons, aux valets de la garde-robe !

Eh bien ! à ces grands faiseurs de silhouettes crayonnées sur les murs de l’antichambre, je préfère encore les satiriques, race acharnée et mal élevée, il est vrai, mais la satire même finit par arriver à je ne sais quelle ressemblance violente, qui ressemble à la comédie ou à l’histoire, comme le bistouri qui sauve ressemble au couteau qui égorge ! Encore vaut-il mieux chercher nos pères dans Le Cabinet satyrique 37, que dans l’histoire de France écrite en très beau latin, par M. le président de Thou.

C’est la loi universelle ; s’il est très vrai de dire que les idées font le tour du monde, et qu’elles aillent, de peuple en peuple et de siècle en siècle, cherchant leur vie jusqu’au jour où elles revêtent définitivement la forme lumineuse qui les fait éternelles, un temps arrive, beaucoup plus rapide, où dans un certain lointain, favorable à la poésie autant qu’à la réalité, les choses humaines vous apparaissent sous un jour tout nouveau. Telle chose était grande alors, qui vous paraît si petite aujourd’hui ! Le géant de l’autre siècle est un nain, à cette heure, pendant que ce pauvre homme oublié, méconnu, méprisé, brille, à cent ans de distance, d’une gloire incontestée. Ésope était esclave, on n’a jamais su le nom de son maître ! Cervantes… on ne dira pas, tout de suite et sans hésiter, le nom du grand Ministre qui menait l’Espagne, au temps de Cervantes. — Ce xixe  siècle, aujourd’hui si fier de sa fortune, de sa naissance et de ses victoires, il vivra parce qu’il a été fécondé, agrandi, fortifié par quelques grands écrivains, l’honneur de la prose et de la poésie, et ces écrivains déjà dans l’ombre, ils seront tout étonnés de se voir au réveil, devenus les égaux (pour le moins) de la gloire même la plus haute et la moins contestée !

Il ne s’agit que d’attendre l’avenir. Imprudent qui s’amuse à déplacer des idées, c’est l’expression même qu’il faut déplacer, l’idée arrive ensuite, obéissante à la parole nouvelle.

On a fait bien des tableaux de Paris… la plus ressemblante de ces images est, à coup sûr, l’image du dessein le plus formé et le plus net. Quoi qu’on fasse à propos de Paris, vous aurez toujours la même ville, avec les différences que le peintre saura voir, et voilà tout le problème. Une ville avide à la fois de louanges et de blasphème ; elle aime à s’entendre dire : je vous hais, et je vous admire. Depuis tant de siècles, elle ne s’est pas encore familiarisée avec elle-même, elle ne se connaît pas, elle se fait peur ; elle est également exposée aux vapeurs de l’orgueil et aux orages de l’envie ; elle se hait, elle se méprise, elle se vante, elle s’adore, elle est la comédie universelle, elle est Je drame sans fin ; elle a l’Univers pour témoin, et le genre humain pour complice ; elle réunit au génie et à l’expression des idées créées, la paresse et la lâcheté des plagiaires ; elle invente avec bonheur, elle copie avec rage ; elle est sublime et elle rampe ! Un aigle… un ver !

Paris, la ville éternelle, non pas par les murailles qu’elle a bâties, mais par les poèmes qu’elle a mis au jour ! Mélange incroyable d’enthousiasme et de mépris, de volontés et d’obéissance ; un assemblage de paradoxes ; une réunion de vérités ; si active à concevoir, si lente à exécuter ce qu’elle a conçu ! Aujourd’hui elle va faire un Louvre d’une chaumière, le lendemain, des marbres et des bronzes du Louvre elle se fera une cabane ! Elle a pour elle, l’éclat de l’histoire et l’éclat du théâtre ; elle a la poésie et le roman ; l’Encyclopédie et l’Évangile, l’opéra-comique et la cathédrale ; elle est en deçà de toute imagination, elle est au-delà de tous les arts, au-dessus de tous les royaumes, au niveau de tous les crimes, au niveau de toutes les grandeurs. Elle porte la blouse à faire peur, et la couronne à faire envie ; un pied sur le trône, un pied sur la barricade, elle règne par le droit de sa naissance, elle règne par le droit de sa conquête ! Foule ! et peuple ! domination ! liberté ! — Soudain toute cette foule et tout ce peuple et cette domination, s’arrêtent, le bonnet, le chapeau, ou la couronne à la main, devant l’opinion d’une douzaine de consciences que rien ne peut fléchir, et qui se dressent au milieu de ces abjections et de ces émeutes, semblables aux monts Apennins si quelque géant Adamastor les transportait sur la lisière de la plaine Saint-Denis ! — Et le voilà, appartenant à qui veut l’écrire, ce livre de morale, d’histoire, et de philosophie où se doit rencontrer, à la longue, le poème universel du genre humain !

Cette image à faire de la ville où fut engendrée la comédie, où la satire a vu le jour, grâce à deux parisiens, c’est à proprement dire, la mer à boire ! Image éternellement changeante, et toujours la même, variable à l’infini, et toujours reconnaissable, une fois qu’on l’a vue. On dira, de Paris, dans cent ans, comme aujourd’hui, de Paris, la ville active, ingénieuse, orageuse et turbulente, qu’elle était la tête d’un corps énorme, et qu’elle absorbait injustement tout un vaste empire. Dans cent ans, comme aujourd’hui, on lui reprochera sa vanité, son imprévoyance, ses colères subites, ses défaillances sans motifs, ses croyances d’un jour, ses enthousiasmes d’un instant, ses répulsions sans cause, et ses adorations au hasard !

Mais quoi ! si l’on peut dire, aujourd’hui, comment Paris sera vu et jugé dans cent ans, nul ne peut savoir de quelle comédie il sera le héros, de quel drame il sera la victime ! Il n’y a même que les plus grands moralistes qui aient le droit de tracer le portrait actuel de cette puissance et de cette force, au-delà de toutes les limites connues. Ainsi fit La Bruyère au temps de Louis XIV ! Il s’occupa de reproduire le modèle incroyable qu’il avait sous les yeux, laissant aux lecteurs à venir, le soin de juger du mérite et de l’intérêt de la ressemblance. Ainsi il fit le portrait de la Ville, il fit aussi le portrait de la Cour. À la ville on s’attend au passage, dans une promenade publique, pour se regarder au visage les uns les autres ; les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe et pour recueillir le prix de leur toilette. Il y a dans la ville, la grande et la petite robe ; il y a les magistrats-petits-maîtres ; il y a les Crispins qui se cotisent, et recueillent dans leur famille jusqu’à six chevaux pour allonger un équipage. À la ville, les Sannions se divisent en deux branches : la branche aînée et la branche cadette ; ils ont avec les Bourbons, sur une même couleur, le même métal. La ville possède encore le bourgeois qui dit :

Ma meute ! le marchand qui donne obscurément des fêtes magnifiques à Élamire. On rencontre à la ville, le beau Narcisse qui se lève le matin pour se coucher le soir ; le nouvelliste dont la présence est aussi essentielle au serment des lignes suisses, que celle du Chancelier et des lignes même ; il y a Théramène qui est très riche, et qui a donc un très grand mérite ; Théramène, la terreur des maris.

Paris, au temps de La Bruyère, est le singe de la Cour. Pour imiter les dames de la cour, les femmes de la ville se ruinent en meubles et en dentelles ; le jour de leurs noces elles restent couchées sur un lit, comme sur un théâtre, — exposées à la curiosité publique et aux quolibets des marquis. Ces gens-là passent leur vie à se chercher sans se rencontrer, ignorants, ils vont plus loin même que leur ignorance. Ainsi, il est de bon ton de ne point distinguer le chêne de l’ormeau, et l’avoine du froment. À la ville, à la cour, au temps de La Bruyère, on se ruinait en chevaux, en équipages, en bougies, en fracas de toutes sortes.

Ceci dit, et le portrait à peine achevé, et tout d’un coup, ce monde éclatant, ce monde éternel, s’en va et disparaît dans l’abîme ! Où se cache-t-il, à cette heure, cet univers d’or, de soie et de cordons bleus ? Comment s’est-il évanoui, et dans quel nuage sanglant, ce type souriant du courtisan éternel, esclave à tout faire et cependant maître absolu de son front, de son regard, de son visage ; infatigable, impénétrable, habile ? Ils sont passés à l’état des fossiles, ces courtisans, la honte de l’espèce humaine. — Ils étaient cependant les maîtres absolus de ce monde en proie à leur caprices ; il en étaient les arbitres, les héros, les demi-dieux, les gardes-du-corps ; ils touchaient, de très près, les Princes Lorrains, les Rohan, les Foix, les Châtillon, les Montmorency — ces dieux !

Ce Paris de Louis XIV ! Il était l’héritier des grandes découvertes du xvie  siècle et il mit à profit ce vaste héritage ! Il a reçu le contrecoup du premier coup de canon qui se soit tiré dans ce bas monde, il a lu le premier livre sorti des presses naissantes du premier imprimeur, il a mangé le premier fruit venu de l’Amérique, il s’est élevé aux écoles de René Descartes et de Despréaux ; il a vu Bossuet face à face, il a souri le premier, aux doctes murmures de Pierre Basyle, il a pleuré, le premier, aux vers du grand Corneille. Ô siècle heureux ! À son tour, il a prodigué la faveur, l’autorité, la grâce et le charme.

Il a rempli l’Univers de ses armes, de sa politique, de sa philosophie et de ses modes nouvelles, de ses comédies et de ses pompons, de sa politique et de ses bons mots ; il a régné au théâtre et dans le salon ; dans la chaire et sur les champs de bataille ; il a vaincu par ses solitaires, autant que par ses capitaines ; la langue universelle il l’a trouvée, plus habile en ceci que Leibnitz qui cherchait à réaliser ce beau rêve, et qui le cherchait, comme si les oreilles n’eussent pas été faites pour entendre ! Elle est restée un des charmes de l’Europe moderne cette langue éloquente et forte, qui suffit à tout dire, à tout comprendre, à tout garder : élégance, politesse, atticisme, urbanité, — habile à parler des choses de la guerre, ingénieuse et savante à parler des choses de l’amour !

De cette Cité du peuple et de Dieu : dont le centre est partout, et la circonférence nulle part, La Bruyère passe à un autre pays, qui était quelque chose, au temps de La Bruyère, il passe ou plutôt il revient à la cour. La cour était un monde à part, où il était nécessaire absolument, si l’on y voulait faire un grand chemin, d’être effronté, insolent, mendiant, avide et menteur ; où l’oubli, la fierté, l’arrogance, la dureté, l’ingratitude, étaient une courante monnaie ; où l’honneur, la vertu, la conscience, étaient des oripeaux passés de mode ; où l’on voyait, c’est toujours La Bruyère qui parle ainsi, « des gens enivrés et comme ensorcelés de la faveur, dégouttant l’orgueil, l’arrogance, la présomption ».

De ce monde à part la comédie était à faire, et si Molière l’a tentée, il ne l’a pas faite ! Il n’a pas voulu… il n’eût pas osé dépasser les petits marquis, ce grain de sable, dont le roi avait dit à Molière : tu n’iras pas plus loin ! et il fallut attendre que le roi fût mort, pour en venir à songer que le roi lui-même, serait quelque jour, un sujet de comédie. — « On peut tout croire, hélas ! depuis que le roi est mort ! » disait un courtisan, le jour où disparut Sa Majesté, dans les profondeurs de Saint-Denis.

C’est bien le plus étrange et le plus incroyable spectacle, cette cour du grand roi ! Les vieillards y sont galants, polis et civils ; les jeunes gens y sont durs, féroces, affranchis de toute politesse, et parfaitement délivrés des belles passions, à l’heure ordinaire où les jeunes gens commencent à savoir ce que c’est que l’amour. Il ne manque, à la débauche de ces vieillards de vingt ans, que de boire de l’eau forte. Les maladroits ! Ils avaient oublié l’art des gradations ! Un jour que ces messieurs étaient de frérie, il arriva que M. de Grammont se mit, au début, à chanter une chanson galante ; à cette chanson galante, M. de Fronsac répondit par des gravelures — « que diable ! disait M. de Conflans à M. de Fronsac, il y a dix bouteilles de vin de Champagne entre ta chanson et celle de Grammont ! » Les imprudents ! ils commençaient, comme leurs pères n’eussent pas osé finir !

Notez bien que les femmes de la ville ne valaient guère mieux que les femmes de la cour. — Dans cet affreux pays, les femmes précipitent le déclin de leur beauté par toutes sortes d’artifices mauvais ; elles chargent, d’un odieux carmin, leurs joues pendantes et leurs lèvres flétries ; elles noircissent leurs cheveux, elles blanchissent leurs épaules, elles étalent, avec leurs bras, leur gorge et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire.

« Ce pays se nomme Versailles ; il est à quelques quarante-huit degrés d’élévation du pôle, à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Pantagons. »

Hélas ! cinquante ans plus tard, dans ce même palais de Versailles qui était la citadelle imprenable de cette royauté d’Asie, le peuple arrivait qui s’emparait du roi et de la reine de France, et qui les emportait eux, leur famille, et la couronne de tant de rois, pour tout briser sur un échafaud sanglant et sous la hache des bourreaux ! — Ainsi s’est perdue en ces tempêtes, la comédie aussi bien que la royauté d’autrefois. Tout s’est évanoui ; tout a disparu, tout est mort ! Ô cendre et poussière ! Ô misère ! ô vanité !

Remarquez cependant que de petites choses du bagage ancien, nous sont restées, plus tenaces que la monarchie ! Elle a disparu, cette maison de Bourbon, qui n’avait pas son égale sous le soleil, au dire de Bossuet, et nous avons gardé ce magasin de phrases toutes faites, et dont on se sert pour se féliciter les uns les autres. Aujourd’hui, comme au temps de La Bruyère, avec cinq ou six termes de l’art on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments, en bonne chère.

Aujourd’hui comme autrefois, nous ne manquons pas de ces gens à qui la fortune tient lieu de politesse et de mérite, qui n’ont pas deux pouces de profondeur, à qui la faveur arrive par accident ; seulement ces fortunes subites qui sont le déshonneur de la Fortune elle-même, arrivent, aujourd’hui, par d’autres moyens que les moyens d’autrefois, elles se produisent, dans des lieux différents, avec des caractères tout nouveaux. Le marquis de Dangeau, ce favori sans mérite, pour quelques vers improvisés, obtient un logement à Versailles ; de nos jours, on a vu le maître absolu d’un journal, vendre son journal à un prix énorme, et planter là, au beau milieu de la rue, à la pluie et au vent de bise, ses collaborateurs, étonnés de tant de grandeur d’âme et d’un si complet désintéressement !

Ah ! les pauvres niais ! Ils ont porté ce pénible fardeau ; ils se sont passionnés, ils se sont irrités, ils se sont dévorés, pour le compte et pour l’illustration de ce grand homme ; ils ont affronté les émeutes, les tempêtes, l’impopularité violente, et les murmures de celui-ci, et les haines de celui-là ! Ils ont dépensé leurs plus belles années, leur plus beau style et leur meilleur esprit, à soutenir, à parer, à décorer, à fortifier la chose de ce monsieur ; ils ont fécondé sa terre, ils ont taillé sa vigne, ils ont mené paître ses troupeaux, ils ont supporté, pendant que le maître dormait, ou batifolait avec ses esclaves, la chaleur de la journée et la fraîcheur du matin ; ils n’ont pas osé être malades sans la permission de ce monsieur ; ils ont regardé dans les yeux de Trajan, pour savoir si Trajan était content ; ils ont été attentifs à sa moindre parole, ils ont interrogé son sourcil de Jupiter Olympien, ils ont flatté même sa cuisinière, la complice de sa toute-puissance ; ils ont ri de son rire, et pleuré de son chagrin ; ils ont sué, ils ont halé, ils ont râlé… et les voilà à la porte de cette maison qu’ils ont bâtie, à la porte de ces jardins qu’ils ont plantés ; et du jour au lendemain, pendant que ce sol qu’ils ont fécondé de leur esprit, de leur talent, de leur labeur, rapporte au maître un intérêt qui serait un capital pour les ouvriers de la vigne, nul ne s’informe du destin de ces ouvriers habiles, actifs, intelligents, dévoués, braves jusqu’à l’audace, hardis jusqu’à l’abnégation ! Ma foi ! tant pis pour eux ; monsieur est riche, il dort, il mange, il se promène, il est content !

Insere nunc Melibœe piros, pone ordine vites !

Voilà, je l’espère, une comédie à faire, une étrange et agréable exploitation de l’homme par l’homme, un nouveau drame où le capital joue, en se moquant, le rôle ingrat 1

Eh bien ! comparez ce chapitre tout nouveau du mérite personnel, avec le même chapitre des mœurs et des caractères de ce siècle ! Dans le chapitre de La Bruyère, il est parlé de la difficulté de se faire un grand nom ; aujourd’hui, le plus petit nom se fait grand, en vingt-quatre heures ! La Bruyère admirait, en son temps, la grande étendue d’esprit qu’il faut aux hommes pour se passer de charges et d’emplois ; aujourd’hui ce sont les maladroits, les modestes et les moins ambitieux qui acceptent les emplois et les charges. Aujourd’hui l’homme habile et qui sait vivre, est une créature à part qui méprise l’ambition comme une fatigue inutile ! Il dit, de la gloire, qu’elle expose ses amoureux à la calomnie, et des plaisirs, qu’ils donnent, trop de peine.

Autrefois il eût fait une exception pour l’amour… il n’en veut plus depuis qu’il s’est enfoncé dans l’âge mûr et que tout le monde s’en mêle. — « Ah ! dit-il (le bon sujet de comédie !), quand je vois ces grossières créatures se mêler d’amour, je suis tenté de m’écrier, de quoi se mêlent ces gens-là ? Est-ce que le jeu, l’ambition, la fortune, la renommée et la gourmandise, ne seraient pas suffisants à cette canaille ? » Et ceci dit, il rentre dans son repos !

Si maintenant nous passons au chapitre inépuisable, au chapitre des femmes, nous trouverons des différences énormes, et que rien ne ressemble moins à cette femme-ci que cette femme-là. Mesurez-les, tant que vous voudrez, de la coiffure à la chaussure, et vous verrez combien de différences : c’est bien le même amour du luxe, de la toilette et de l’ornement ; c’est bien la même mignardise et la même affectation, et le même caprice, tout proche de la beauté dont il est la juste contrefaçon ; oui, c’est bien, au premier abord, la même coquette, et perfide et galante, le même piège et ses dangers, — et pourtant d’un siècle à l’autre. il nous est impossible de reconnaître et de retrouver les modèles de ces portraits.

Où êtes-vous, Gélie, amoureuse tour à tour de Roscius, de Bathylle, du sauteur Cobus ou de Dracon le joueur de flûte ? Qu’a-t-on fait, dans les bonnes maisons de notre siècle, de ce tyran domestique appelé le Directeur, le Confesseur ? Qu’est devenue la fausse dévote, qui veut tromper Dieu et qui se trompe elle-même ? Où remplacer la femme savante « que l’on regarde comme on fait d’une belle arme » ? Il ne faut pas les regretter, il ne faut pas non plus se trop féliciter de ces ridicules oubliés, et de ces vices disparus ; d’autres sont venus à la suite de ceux-ci ; nous n’avons plus Les Femmes savantes de 1666, nous avons les bas-bleus de 1830 et années suivantes. Nous avons les révoltées qui agitaient au-dessus de l’émeute en furie, un mouchoir brodé à leurs armes ; nous avons les énergumènes-femmes de la plume et de la parole, armées jusqu’aux dents des paradoxes les plus furieux ; nous avons eu les Mirabeau déguenillées du Club des Femmes ; la femme libre, amie et enfant de chœur de l’abbé Chatel ; nous avons eu une race à part de Saint-Simoniennes qui réclamaient la pluralité des, femmes dans la petite église d’où sont sortis, à la plus grande gloire de la doctrine, tant d’apôtres réservés aux plus hautes destinées ; nous avons eu la femme découverte par M. de Balzac, La Femme de trente ans, un saule-pleureur tout chargé des guirlandes, des lyres, des sonnets de la jeunesse et des hoquets de la suprême passion ! Ah Bélise ! ah dame Philaminte ! ah comtesse d’Escarbagnas ! ah Cathos ! ah Madelon ! vous êtes des innocentes, des immaculées et des charmantes, comparées à ces Vésuviennes, à ces subtilités en chair et en os !

Pauvres femmes, dont nos pères se moquaient, leurs petits enfants vous ont cruellement regrettées quand ils se sont vus aux prises avec ces infantes prétentieuses, desséchées, hargneuses, un pied sur la tribune, un pied sur le Parnasse, échevelées avec art, mêlant la déclamation à l’enthousiasme, le hoquet au sourire, un œil en pleurs, un regard en gaîté, « cendre usée d’un flambeau allumé par Vénus » ! Ces harpies, ces mégères, ces vanités, ces robes trouées, ces prix de modestie et de vertu !

Ainsi, qui voudrait faire aujourd’hui la comédie : des Précieuses ridicules et des Femmes savantes, irait chercher ses modèles dans un milieu de bas bleus, cent fois plus dangereux, plus nauséabond et plus terrible que le bon Molière au temps de Louis XIV. Il arriverait, le malheureux, non plus à la fille mûre « qui se graisse le museau de blancs d’œufs et de lait virginal », mais à la femme faite, en casquette, en blouse, la pipe à la bouche et le bâton à la main ! Ingrats que nous étions, et sans pitié, de nous moquer avec M. Gorgibus de ces essences, de ces pommades, de ces eaux de senteur… on nous a réduits à des exhalaisons d’ail, de tabac et de vieux fromage ! À peine si mademoiselle Madelon cite Clélie, ou voyage en barque dorée sur le Fleuve de Tendre, et voilà nos déesses en haillons, et nos furies en falbalas qui parlent, sans frémir, la langue horrible du Père Duchêne et de Danton !

Hélas ! même le fameux chapitre des passions du cœur, il n’a pas moins changé que le chapitre de La femme savante. On n’a entendu parler, de nos jours, en fait de passions du cœur, que de la plus triste sorte d’adultères inconnus à nos pères, et dont ils n’ont pas l’air même de se douter ; adultères plus réglés que les mariages, plus réguliers que les justes noces. Il n’est pas le mariage, il n’est pas le célibat, il tient au célibat par ses côtés honteux, il tient au mariage par ses inquiétudes et ses ennuis.

Une parodie à la fois, et une image fidèle du mariage ! Comme le mariage, il a ses fêtes ; il a ses anniversaires ; il a ses deuils ; il a ses billets d’enterrement. — On a vu, de nos jours, un homme d’un grand esprit à qui la mort charitable enlevait sa maîtresse, mariée à un autre homme, et qui faisait imprimer le billet que voici : « Monsieur Myrtil a l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’il vient de faire en la personne de madame Agnès, et vous prie d’assister… » etc. C’est imprimé !

La comédie eût-elle inventé ce billet-là, du temps de Molière ? Elle inventait le billet à La Châtre ; ce bon billet devenait proverbe et passait facilement dans la sagesse des nations.

Il n’y a pas jusqu’à ce mot-là : un riche, qui n’ait tout à fait changé de sens et d’acception. Autrefois était riche celui qui mangeait des entremets, qui faisait peindre alcôves et lambris, qui jouissait d’un palais à la ville et d’un palais à la campagne, et qui finissait par mettre un duc dans sa famille. Est riche aujourd’hui qui joue à la Bourse, qui achète plus de terre qu’il n’en peut cultiver, qui habite au second étage et qui marie à quelque usurier bien connu, sa fille unique ; et bien contente d’épouser un si gros monsieur !

Autrefois, le prêteur d’argent était ours immonde ; il habitait une tanière, il était couvert de haillons ; aujourd’hui, l’ours est un jeune monsieur qui paie des actrices, qui hante l’Opéra et se dandine, en bel habit, aux premières loges du Théâtre-Italien ! La pelure est changée, eh ! la griffe est la même ; aujourd’hui cependant, comme autrefois, « faire sa fortune » est une belle phrase, éloquente et splendide ; — elle a grandi, cette grande phrase ; elle est devenue un Évangile ! Le riche, ah ! le riche ! c’est bien un autre paire de manches que le pauvre de Don Juan !

C’est le riche qui se pique, encore aujourd’hui, d’ouvrir une allée en pleine forêt, d’amener une eau courante à travers les sables en feu, de meubler une ménagerie ; aussi inhabile que les seigneurs d’autrefois, les autres, ceux de La Bruyère, le riche d’aujourd’hui, à rendre une âme contente, à remplir d’une douce joie un cœur blessé, à faire que la pauvreté soit apaisée, heureuse, et que le pauvre puisse mourir en paix.

Après les riches, que dites-vous de nos grands hommes ? Nos grands hommes, autant de marionnettes dont le fil est tenu par des mains déliées et cachées ; héros, tant qu’ils obéissent aux passions populaires, martyrs, s’ils veulent briser cet esclavage !

Ces grandeurs passagères, un rien les crée, un rien les tue ; — aujourd’hui a disparu le héros de la veille, et le lendemain (décoration nouvelle !) où brillait un empire, a surgi un royaume ; où le royaume était florissant, éclate une république, et comptez que de grandeurs nouvelles, que de grandeurs déchues !

Or, ce qui se dit ici des royaumes, des républiques et des empires, exposés à ces changements, à ces variations, à ces insolences de la fortune, on en peut dire autant de ces royaumes en miniatures, qu’on appelle un salon ! — Ce seul mot : la Charte (mot oublié, anéanti : fabulæ que mânes !), avait créé, chez nous, toute une série de mœurs nouvelles, étranges, incroyables, dont les salons du siècle passé ne pouvaient avoir aucune idée, pas plus que nous n’avons l’idée aujourd’hui des salons du vieux Paris, dans lesquels les moralistes ont trouvé les héros de leurs comédies : Alceste, Orgon, Tartuffe et Célimène, M. et madame Jourdain, Sganarelle, Élise, Valère, Marianne ; le distrait Ménalque, Argyre la coquette, Gnathon le glouton, Ruffin le jovial, Antagoras le plaideur, Adraste le libertin et dévot, Tryphile le bel esprit, « bel esprit comme tant d’autres sont charpentiers ou maçons ».

Nous en avons encore, il est vrai, des uns et des autres, mais modifiés, et corrigés ; tantôt moins ridicules, et parfois plus odieux. Il faut dire aussi que cette image épouvantable, ce fantôme, ce crime, signalé, par La Bruyère lui-même, dans nos campagnes dévastées, le paysan esclave et serf, a disparu du monde français38.

« On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil ; attachés à la terre qu’ils fouillent, ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine. — En effet, ils sont des hommes ! » Pis que des hommes, ils étaient des paysans. Grâce à Dieu, grâce au soleil fécondant de 4789, et grâce à la Liberté, l’auguste déesse, cet animal n’existe plus sur le sol de la France, il est devenu tout à fait un homme, et sa voix compte, et sa voix donne l’empire !

Que si le chapitre du cœur humain est à ce point soumis au changement, à l’aventure, que dirons-nous de cet autre chapitre : La Mode ? Au temps de La Bruyère, la viande noire était hors de mode ; aujourd’hui, la mode, qui s’attache à tout, n’oserait s’attacher à la viande. Autrefois, le fleuriste s’attachait aux tulipes, aujourd’hui le camélia ne compte plus ses martyrs ; — Avant-hier les dahlias avaient tous les honneurs de la culture, avant demain les roses sont remises en honneur, c’est le tour des violettes ce matin. En ce temps-là, on était bibliomane ou bibliophile, aujourd’hui, au fond de l’âme, il s’agit toujours de la même passion et du même amateur, mais ce ne sont pas les mêmes livres qu’on recherche, on s’attache à d’autres formats, à d’autres beautés !

Comme aussi je reconnais à certains signes ineffaçables, l’antiquaire acharné dont les filles à peine vêtues se refusent un tour de lit et du linge blanc. — Celui-ci est toujours le premier homme du monde pour les papillons ; celui-là rêve, la veille, par où et comment il pourra se faire remarquer le jour suivant. « Zélie est riche, elle rit aux éclats ; Syrus l’esclave a pris le nom d’un roi, et s’appelle Cyrus » Nous aussi nous avons nos avocats déclamateurs, nos magistrats galants ; nous avons Hermippe, qui a porté si loin la science de l’ameublement et du comfort ! Nous avons nos médecins à spécifiques ; il font de l’homéopathie aujourd’hui, naguère ils inventaient la panacée universelle. Hélas ! aujourd’hui nous n’avons plus d’esprits forts ; on écrirait aujourd’hui : il n’y a pas de Dieu, que l’on serait montré au doigt… pour une moindre hardiesse, vous eussiez été brûlé vif, il y a deux cents ans. En revanche, s’il n’y a pas d’esprits forts, il y a les hommes forts, il y a les disciples de Danton, de Robespierre, de Marat, d’honnêtes sans-culottes, bien vêtus qui ne voudraient pas tuer une mouche, et qui désirent, tout haut, que le genre humain n’ait qu’une tête…

Oui, Suzon soyez-en sûre, ils couperaient la tête du genre humain ! D’où il suit qu’il est fort nécessaire de tenir compte aux anciens de leur comédie, et des difficultés qu’elle a rencontrée, en songeant aux difficultés de la comédie aux siècles à venir ! « Nos pères, disait La Bruyère, nous ont transmis, avec la connaissance de leurs personnes, celle de leurs habits, de leur coiffure, de leurs armes offensives et défensives et des autres vêtements qu’ils ont aimés pendant leur vie. Nous ne saurions reconnaître cette série de bienfaits qu’en traitant de même leurs descendants ! »

Ce sont là d’encourageantes et consolantes paroles ! Il n’est pas un de nous qui, trouvant sous sa main, sous ses yeux, un recueil de portraits d’autrefois, quand bien même, dans la suite des temps, ces hommes, dont voici l’image, auraient cessé d’être célèbres ou fameux, n’éprouve cependant un très grand intérêt à contempler ces visages inconnus, un grand charme à retrouver sur ces calmes visages, les passions, les violences, les cruautés, l’enthousiasme et les amours du moment où cet homme a vécu, combattu, aimé, haï ; du moment où cet homme est mort, emportant, avec soi, dans sa tombe ignorée, un lambeau de la vie et de l’histoire universelles ! En vain les curieux impertinents sont là pour vous dire : « Mais prenez garde, il est peu probable que tous ces portraits soient ressemblants ; prenez garde, cette galerie est incomplète », ou encore : « À quoi bon vous amuser à étudier ces visages dont le nom même est effacé et qu’entoure, à peine, un lointain souvenir ? » Les difficiles ont beau dire, ils ne nous empêcheront pas d’étudier cette iconographie, incomplète, je le veux bien, mais enfin quelle chose est complète ici-bas ?

Nous et nos œuvres nous devons le tribut à la mort ! Tôt ou tard, il faut que le poète meure. À plus forte raison faut-il nécessairement que la nouvelle comédie aujourd’hui, soit demain une vieille comédie !

Aujourd’hui, ta comédienne est vivante, elle règne ! Elle domine, de sa grandeur, les passions environnantes… à peine si demain, le monde saura le nom de cette Muse ! Hélas ! la langue elle-même, ce rebelle instrument, indocile aux plus habiles… elle passe, elle s’efface, elle meurt.

La langue que je parle est déjà loin de moi !

La retraite et la mort de Mademoiselle Mars

Ainsi il entrait dans le plan de ce tome II, consacré à la comédie et à toutes sortes d’essais dont le théâtre est le prétexte, que mademoiselle Mars régnât en chef et sans partage, dans ces pages où son souvenir apparaît, à chaque ligne, avec la grâce et le charme que nous trouvons encore à contempler quelqu’un de ces frais pastels du siècle passé, à demi effacés par le soleil des printemps envolés ! Sous la glace attachée aux guirlandes du bois doré, et dans cette poussière éteinte, on devine facilement la rose et la beauté qui se souriaient l’une à l’autre, et peu s’en faut que l’on n’entende encore les paroles, et le charmant duo de la fleur et du sourire !

À Dieu ne plaise que nous tentions d’écrire ici la vie entière de mademoiselle Mars ; un chapitre complet dans ce livre… et notre livre serait perdu, tant ce chapitre au grand complet, serait la satire de tous les autres. Notre lecteur se contentera de beaucoup moins, je l’espère, et s’il veut mademoiselle Mars tout entière, eh bien, qu’il la cherche çà et là, répandue à chacune de ces pages, et des pages qui viendront, plus tard, comme on ramasse, dans un jardin cultivé sans ordre, les diverses fleurs dont se compose un bouquet !

Hélas ! quand mademoiselle Mars prit congé du théâtre et de la vie, il nous sembla que c’était là un de ces bruits inattendus qui annoncent des choses impossibles, tant nous étions habitués à ne pas douter de cette grâce inépuisable et de cette jeunesse éternelle ! Elle était restée en son déclin même, la toute-puissance des maîtres anciens ; elle était la défense et la protection d’un tas de poètes nouveaux qu’elle avait vus enfants, et qui venaient abriter, à cette ombre charmante et féconde, les dernières trahisons de leur esprit. Elle avait vu à ses pieds, naître et mourir tant de poèmes fameux dont le nom ne s’était conservé que sur cette frêle couronne d’or faite pour son front l

Ingénieuse, éclatante et chère couronne ! Un voleur entra dans la maison, qui brisa ces feuilles éphémères du laurier d’or, et qui vendit, en bloc, ce laurier déshonoré par le contact de ce misérable. Ô vanité des plus glorieuses récompenses ! Ô vanité des royautés les mieux acquises ! Hélas ! si M. le comte de Mornay avait songé à la conservation de ce diadème poétique, il eut commandé qu’il fût d’un plus rude métal ! La couronne de fer des rois Lombards est encore au trésor de l’empereur d’Autriche, et cette même Autriche en est réduite à faire tambouriner, avec les objets perdus, la couronne des rois de Hongrie… elle était d’or et de diamants !

Tout ce que peut faire le critique, à cette heure, c’est de recomposer, de son mieux, la couronne de mademoiselle Mars. Il me semble que je la vois d’ici cette couronne. Elle était l’ornement le plus précieux du grand salon de ce bel hôtel de la Nouvelle-Athènes que mademoiselle Mars avait bâti, non loin de la maison d’Horace Vernet, de mademoiselle Duchesnois, et de Talma ! La couronne était sous un globe, et posée sur un coussin de velours brodé d’or. Les feuilles nombreuses du chêne et du laurier portaient le nom de tous les rôles créés jusqu’à ce moment, par mademoiselle Mars ; une grande quantité de feuillage attendait les noms qui devaient compléter le couronnement de cette belle vie.

Il y a des voleurs bien bêtes et bien cruels ; tout le monde eut pardonné au destructeur de cette couronne, s’il n’eût volé que l’argent et les diamants de mademoiselle Mars !

Ce fut dans les premiers jours du mois d’octobre de l’an 1840 que pour la première fois, mais cette fois d’un ton très vif et très net, la grande artiste annonça l’intention de quitter le théâtre où elle avait régné si longtemps. Elle annonça cette triste nouvelle à ses amis, d’une voix calme et résignée, sans emphase et sans éclat, tout simplement, si bien qu’il était facile de comprendre que sa volonté était irrévocable.

« C’en est fait, disions-nous, elle a parlé de sa retraite, et comme elle est une femme sérieuse, à tout jamais (elle le veut) elle abandonne ce Théâtre-Français dont elle était la gloire et l’orgueil, cette femme de tant de grâce, d’élégance et d’esprit, qui était restée parmi nous comme le dernier et charmant représentant d’une société qui n’est plus ! Elle s’en va, emportant avec elle la gaîté souriante de la comédie et son honnête maintien ; son innocent sarcasme, et sa douce raillerie.

Elle s’en va, dites adieu, et pour longtemps, aux plus austères chefs-d’œuvre de Molière ; adieu au Misanthrope, dont elle était la Célimène adorée ; à Tartuffe, dont elle était, non pas l’excuse, mais du moins le plus supportable prétexte ! Adieu surtout à cette comédie plus légère, qui s’est mise à relever quelque peu sa robe élégante pour marcher, sur les traces de la grande comédie.

Adieu aussi à l’esprit un peu maniéré, à la grâce, à la recherche de Marivaux, dont cette femme était l’appui ! De nos jours, elle était la seule qui pût raconter dignement ce qui se passe dans ces petits salons dorés, sur ces sofas qui parlent, en présence des trumeaux et des boiseries rehaussées d’ornements, et de tout ce petit luxe bâtard auquel nous voulions bien croire encore, uniquement par respect pour mademoiselle Mars. C’est une grande perte, et bien cruelle, et qui doit affliger tous les sincères amis de ce grand art de la comédie, qui a été si longtemps en si grand honneur parmi nous.

Je sais bien ce qu’on va dire, et mademoiselle Mars aussi, elle le sait bien. Oui, ses envieux, ses jaloux, et ce troupeau de Béotiens qui se fatiguent d’entendre appeler Aristide : le juste ! et mademoiselle Mars la parfaite ! vont arriver en s’écriant tout haut, les ingrats, les barbares et les menteurs (j’ai dit les menteurs), que l’heure de la retraite a sonné, que voilà déjà longtemps que mademoiselle Mars est le plus grand artiste de son siècle, et qu’enfin elle doit faire place à d’autres.

Voilà les grands raisonnements qui ferment son théâtre à mademoiselle Mars ! Il est vrai que, par un privilège qui n’appartient qu’aux têtes couronnées, l’extrait de naissance de mademoiselle Mars se retrouve dans Y Almanach royal ; on a tiré le canon, le jour de sa naissance39. Elle est la seule femme de ce siècle (après les reines) à qui il n’ait pas été permis de profiter du bénéfice que toutes les femmes apportent, en ce monde, et dont elles usent largement, d’ôter de leur vie, les premières années inutiles, les années sans amour, l’innocence des premiers jours, les bondissements de l’enfant, les rêveries de la petite fille.

Cela fait toujours dix ou douze ans de moins, sur la tête brune ou blonde de toutes ces adorables menteuses. On ne croit pas tout à fait à leur mensonge ; on en croit la moitié, et, à force d’insister, à force de déranger, tous les ans, vos plus habiles calculs, à force de compter une année de moins, chaque fois qu’elles ont une année de plus, elles font si bien leur compte que vous ne savez plus le leur, ni le vôtre. Elles vous embrouillent si bien dans leurs soustractions que vous ne savez plus (elles ne le sauraient pas elles-mêmes !) comment faire la preuve de tous ces calculs.

Ainsi va le monde. Le monde n’a jamais que trente-six ans. C’est la limite fatale où il s’arrête. Une fois que cette limite fatale est dépassée, on ne compte plus les années, c’est un crime et une insulte de les compter. Il n’y a plus d’autre almanach que la blancheur de ces belles dents, la vivacité du regard, la grâce de la démarche, et toutes les jeunesses extérieures, à l’usage des femmes qui n’ont plus que celles-là. Nos Parisiennes surtout sont admirables pour ces hâbleries de la beauté ; et comme pas une ne s’en fait faute, il en résulte que celle qui, par hasard, dirait justement la vérité, et toute la vérité, pourrait être, à bon droit, accusée de mensonge.

Pour exemple, imaginez que dans un salon une jeune et jolie femme de vingt-sept ans, soit originalité, soit caprice, ou probité, s’avise d’avouer tout haut qu’elle a eu vingt-sept ans, il y a trois jours, aussitôt l’étonnement est général. Vingt-sept ans ! mais c’est un âge qui n’est pas dans le calendrier ! — Vingt-sept ans ! s’écrient les autres femmes ; mais nous sommes vos aînées, et nous n’en avons que vingt-quatre. — Vingt-sept ans, c’est comme cela, répond l’entêtée jeune femme. — Eh bien soit ! vingt-sept ans, répondent ses bonnes amies ; et trois mois après, au premier bal où elle va réussir, ces bonnes amies diront aux jeunes gens :

— Vous voyez bien, là-bas, cette belle dame qui porte des roses blanches sur la tête et qu’on entoure, c’est une femme de quarante ans, qui le dirait ? — Et la preuve ? répond le jeune homme. — La preuve, c’est qu’elle en avouait vingt-sept, l’autre jour.

Il y a de quoi dégoûter de la vérité, n’est-il pas vrai ?

À mademoiselle Mars cet artifice a manqué, cet heureux mensonge a été impossible. Elle, comme une femme d’esprit, s’en est consolée bien vite en redoublant de jeunesse et de bonne grâce. Elle a été si longtemps ce qu’on appelle une jeune femme, qu’elle se moquait bien fort du calendrier auquel on l’attachait. Quelle taille divine ! quel geste honnête ! que de feu dans ce regard, et quelle voix ! C’est cette même voix qui aujourd’hui encore, en songeant à cet accent plein, sonore et d’un si beau timbre, vous fait paraître plus charmants les plus beaux vers de Molière. Ô les cruels ! les cruels, qui comptent les années de cette femme, et qui ne lui tiennent compte ni de sa grâce, ni de son esprit, ni de son élégance, ni de son tact exquis, ni de son bon goût naturel ! Ô les cruels, qui s’écrient tout à coup, au milieu de l’applaudissement universel, et quand chacun lui bat des mains, qu’il faut mettre à la retraite cette femme ; qu’elle n’a pas le droit de rester plus longtemps la reine du théâtre, et enfin : qu’elle fasse place à d’autres ! — « Ingrat public ! que j’ai formé » disait Baron !

Mais cependant à quelles autres, mademoiselle Mars fait-elle obstacle40 ? quelles sont les autres qui doivent prendre place à son soleil ? Où sont-elles, où les avez-vous rencontrées, à quels signes les avez-vous reconnues ? Comment sont-elles faites, je vous prie, d’où viennent-elles, et par quels efforts surnaturels pourrez-vous établir leur généalogie, avec le grand siècle, avec l’élégante société, avec la comédie que représentait mademoiselle Mars ?

Mais que disons-nous ? Cela serait trop logique d’ôter à mademoiselle Mars son héritage, s’il y avait en effet à son ombre, une beauté naissante, un sourire, une grâce, une promesse, quelque chose qui lui ressemblât, seulement en intelligence, ou quelque belle douée de sa voix, ou bien ornée de cet esprit si fin, ou tout au moins en passe de conquérir un peu de sa popularité européenne ; mais non, il n’y a rien pour la remplacer ; il y a quelques petites filles qui la copient (Va-t’en voir s’ils viennent, Jean), il y en a qui pleurent la comédie, d’autres qui la chantent, pas une qui la joue, et pas une qui la comprenne !

N’importe, haro disent-ils, sur mademoiselle Mars ! Détrônons mademoiselle Mars ! nous n’en voulons plus, elle n’est plus, pour nous, assez jeune ! Ainsi crient-ils ; demandez-leur cependant, à ces difficiles, quel âge ils ont en effet, eux qui parlent ? Ils avaient vingt ans que mademoiselle Mars en avait trente à peine ; il est vrai que, pour ces ingénus de l’univers et pour ces ingénues de l’éternité, le temps s’arrête ; le temps, à leur compte, n’a marché que pour mademoiselle Mars ! Le temps, en effet, ne marche que pour ceux et pour celles qui ont à dépenser beaucoup de talent, beaucoup d’esprit, beaucoup de cœur ; quant aux autres, aux immobiles, aux oisifs, aux inutiles, aux inconnus, aux esprits blasés, aux beautés hors d’âge, ils se figurent qu’ils restent jeunes, parce que nul ne s’amuse à compter leurs cheveux blancs. Que ces gens-là soient vieux ou jeunes, beaux ou laids, vivants ou morts, qu’importe41 ?

Cependant, à force de coups d’épingle, à force de murmures intéressés dans les recoins les plus obscurs de la salle, à force de mauvaise humeur et de mauvais vouloirs, il est arrivé qu’un beau jour, sans consulter personne, et sans attendre que ses amis fussent de retour, mademoiselle Mars s’est écriée : « Vous voulez que je parte, eh bien ! je pars ! Vous dites que vous avez assez de moi, c’est bien plutôt moi qui ne veux plus de vous ; de vous à qui j’ai consacré ma vie et mon génie et les chefs-d’œuvre des maîtres ; de vous à qui j’ai voulu plaire, même en faisant violence à ma vocation sur la terre ; de vous qui m’avez fait jouer, même des drames ; de vous qui avez mis le sanglot à ma voix, la pâleur à ma joue, le désordre à mes cheveux, le poison à mes lèvres, le poignard à ma main !

« Ingrats qui me reprochez d’être restée, jusqu’à la fin, un grand artiste, lorsque tant d’autres, après les premiers pas dans la carrière, se sont retirés, épuisés, fatigués, n’en pouvant plus ! Injustes, qui me châtiez d’avoir défendu, moi toute seule, Molière et Regnard, et Marivaux, et Lesage, tous nos vieux dieux insultés, dont j’étais, moi seule, le grand défenseur !

« Que me reprochez-vous encore, ô blasés que vous êtes ? D’avoir tendu une main secourable à tous les petits beaux-esprits qui ont tenté, chez vous, la comédie, malingres génies que j’ai fait grandir sous mon souffle ; renommées chancelantes que j’ai appuyées de ma renommée ; gloires éphémères que j’ai abritées sous ma gloire… des êtres qui ont vécu par moi, de par moi, qui mourront avant moi ! Que me reprochez-vous, enfin ? de n’être plus une jeune femme ! Eh qu’importe, barbares, si mon talent est jeune, et si rien, dans mon art, ne se fait attendre : la voix, le geste, le sens, le sourire, le talent, la gaîté ? Est-ce ma faute à moi, si je ne suis plus jeune, et pourquoi donc comptez-vous ma persévérance, mon courage, et mes luttes de chaque soir ? » Ainsi pouvait parler mademoiselle Mars !

Mais mademoiselle Mars n’était pas femme à se plaindre, longtemps ! Elle n’avait pas, tant s’en faut, l’audace de cette infidèle, qui disait à son amoureux : « Vous ne m’aimez plus, vous croyez plutôt ce que vous voyez, que ce que je vous dis ! » Non ! elle voulait que l’on eût foi, en sa beauté, non moins qu’en sa parole, en revanche, elle avait le courage de ces hommes généreux qui s’arracheraient le cœur, plutôt que de s’avouer vaincus, en public.

Elle était comme cet empereur romain qui voulait mourir debout, et dans l’exercice entier de sa majesté. Elle savait confusément que si, d’ordinaire, le comédien et l’artiste passent vite, la durée est un des caractères du grand artiste. Que tu sois tout de suite un homme de génie, la chose est possible ; mais pour que je l’avoue, et que j’en sois sûr, il faut attendre que nous sachions ce que tu as vécu. L’esprit, le génie, la bonne grâce et l’éclat de l’esprit, la verve, et la passion, l’inspiration et l’amour, quoi d’étonnant, quand vous êtes jeune, quand tout chanteau fond de votre âme, quand tout sourit autour de vous, quand vous nagez, de toutes les forces de votre passion, dans le courant joyeux des belles années ? Non, certes, je ne dirai pas alors que vous êtes un grand talent, un rare esprit, je dirai mieux que cela, je dirai que vous êtes un heureux artiste.

Mais laissez venir les années et les chagrins ; que votre tête soit moins touffue et moins noire ou moins blonde, que votre regard soit moins limpide, votre cœur moins honnête et votre espérance moins vaste et plus lointaine, alors nous saurons si, en effet, c’est l’art qui vous pousse et vous guide au-delà de cet horizon que vous appelez l’infini ! Tant que vous êtes jeune, vous êtes au-dessus des rumeurs qui s’attachent aux choses débattues ; nul ne songe à vous demander qui vous êtes, et ce que vous venez chercher en cette arène ouverte à la jeunesse, à l’espace, au soleil, à la force, à l’espérance, à la beauté ?

On te salue, on te bénit, et l’on t’aime, ô jeune homme, enivré de la douce rosée matinale ; on se prosterne à tes pieds adorés, ô beauté printanière, ô poésie, éloquence et cantique ! Vous régnez du droit despotique de votre jeunesse et vous voilà, de prime abord, au niveau de toutes les adorations humaines, au-dessus de tous les blâmes ! Vous êtes jeune, que vous importe ce qu’on raconte de votre talent, de votre renommée et de vos succès de chaque jour ? Auprès de vous se tient, souriante et charmée de vous voir, la belle et consolante déesse de la jeunesse ; elle est votre consolation, elle est votre force, et si parfois quelque découragement pénètre au fond de votre âme enivrée et chancelante sous les parfums du laurier poétique, eh bien ! jetez-vous, à corps perdu, dans les bras de la fée lumineuse embrassez-la, qu’elle vous aime, vous encourage et vous console !

On est jeune, on est tout ; on est roi, on est reine, hélas jusqu’au jour où s’arrête le privilège, où cesse le charme, où s’envole, en poussant un cri plaintif, le printemps des belles années ; alors, enfin, mon pauvre artiste, il est temps de s’inquiéter du succès et de l’avenir ! L’âge mûr est le creuset de tes mérites, et le monde, étonné de tes cheveux blancs, va savoir enfin ce que tu vaux par toi-même, ou si vraiment tu étais assez bien doué pour atteindre à la palme ardue et difficile !

À cette épreuve suprême de l’heure sérieuse, combien de grands artistes ont succombé ! Que de gloires se sont brisées à la borne ardente de la cinquantième année, et que de génie immolé sur cet autel de feu ! Donc honneur à l’artiste habile qui peut cesser d’être jeune, impunément ! Honneur à la durée en toutes choses ; elle est venue en aide à bien des rois tout-puissants ; elle a manifesté plus d’un grand écrivain qui serait mort oublié, s’il n’avait pas combattu, durant quarante ans, sur la même brèche. Il faut vivre avant tout ; en vivant on se complète, en vivant on se démontre soi-même à soi-même ; en vivant, on apprend à vivre d’abord, à écrire ensuite ; en vivant on devient S. M. le roi Louis-Philippe, on devient Horace Vernet ou M. Ingres, on devient S. M. la reine des Français, ou S. A. R. madame la Dauphine ; en vivant on s’appelle M. de Lacretelle, et dans la guerre civile on parle aux habitants des campagnes, le sincère et tout-puissant langage de la raison.

C’est en vivant que notre admirable patron M. Bertin l’aîné est mort entouré des sympathies, de la reconnaissance et des respects de cette grande famille d’esprits dont il avait été l’appui, l’exemple et le conseil. « Il ne faut pas pleurer sur moi, nous disait l’admirable vieillard, le jour même de sa mort, j’ai vécu heureux, je meurs content, et c’est sur vous que je pleure. » La durée en pleine action, en pleine intelligence, en plein exercice des facultés de l’âme et des puissances du cœur, est un signe, un présage, une promesse, une espérance d’immortalité !

Or, de tous les artistes de ce temps-ci, l’artiste qui a duré le plus longtemps, qui a vécu d’une vie à la fois plus entière et plus hautaine, à coup sûr, c’est mademoiselle Mars. Elle a été patiente outre mesure ; elle a attendu longtemps sa beauté, son esprit, sa jeunesse, sa grâce, son charme enfin. Pendant très longtemps, ce même public, qui la devait adorer, n’a voulu ni la voir, ni l’entendre ; il la trouvait vieille et laide à vingt ans ! De plus anciens que nous, raconteront la vie et le combat de mademoiselle Mars ; nous autres, qui étions plus jeunes qu’elle (aujourd’hui ce n’est pas beaucoup dire), nous l’avons vue à son zénith, et toute parée et toute éclatante des roses de sa couronne épanouie ! — Elle a bien combattu, elle a bien travaillé, et enfin elle a cédé à la force, à la fatigue incessante de ce travail de tous les jours. —  Je suis vaincu du temps , disait un vieux poète français.

Ce fut le 18 avril 1844 que mademoiselle Mars se montra, pour la dernière fois, à ce public, dont elle était encore (après tant d’années) la fête la plus sérieuse et la plus charmante. Il faut avoir partagé l’émotion de cette soirée, dramatique, s’il en fut, pour arriver à un juste idée de ce que peut être une réunion d’honnêtes gens qui aiment sincèrement les beaux-arts. Afin que ses adieux suprêmes fussent dignes d’elle, mademoiselle Mars avait appelé à son aide Molière et Marivaux, ses deux amis fidèles, fidèles jusqu’à la fin ; celui-ci austère, sérieux, solennel, même dans sa vie ; celui-là bienveillant, aimable, charmant, plein de grâce, d’élégance et d’abandon. — L’un qui soutenait mademoiselle Mars d’une main si ferme, l’autre qu’elle-même elle soutenait, en lui prêtant sa blanche épaule ; celui-ci qui survivra à toutes choses, même à une perte irréparable ; celui-là qui se sentait mourir, le soir même où il perdait sa comédienne bien-aimée et qui, à cette heure, est mort sans retour !

Oui, Marivaux est mort, pour la seconde fois, le jour où disparut mademoiselle Mars ; elle l’a emporté dans sa tombe, ce bel esprit qui s’éteignait sans elle, et qu’elle avait ressuscité, d’un sourire ! De Marivaux nous devrions faire l’oraison funèbre, avant d’entreprendre l’oraison funèbre de mademoiselle Mars. Je ne crois pas, en effet, que même une femme du plus grand monde, et même parmi les femmes du monde qui aient eu le plus d’esprit, il y en ait une seule qui pour les grâces, les élégances et l’art intime du beau dire, ait pu lutter avec l’auteur de Marianne et des Fausses Confidences.

Cet art tout féminin de cacher sa pensée sous la perfection du langage, Marivaux l’a possédé, à ce point qu’il pourrait en remontrer aux femmes les plus habiles. Il sait donner à l’amour un si bel air de galanterie, et de cette façon il fait de la passion quelque chose de si facile à avouer tout haut, que bien peu de femmes pourraient dire, avec cette effronterie naïve, les plus secrets sentiments de leur cœur. La langue qu’il parle est si retenue en ses plus vifs emportements, elle a quelque chose de si réservé, même quand elle ose le plus, elle est si bien le langage de la meilleure compagnie, même quand elle passe par la bouche de Frontin ou de Lisette, qu’il est impossible, aux femmes les plus sévères, de ne pas écouter, malgré elles, et même assez volontiers, ces beaux discours fleuris, à rencontre des choses du cœur, ces folles dissertations d’amour, cette éloquence enivrante qui appartient beaucoup plus aux sens et à l’esprit qu’elle ne vient de l’âme.

Passions à part ! Elles sont écloses au bruit des poèmes galants, au refrain des chansons à boire, et sous la voûte incendiaire du boudoir de Chloris. Passions d’une heure, elles ont besoin, pour paraître dans tout leur éclat, d’un demi-jour ; elles ne peuvent pas être trop parées, elles n’usent jamais assez de velours, assez de dentelles ; elles ne mettront jamais trop de mouches à leur joli visage, trop de poudre parfumée à leurs beaux cheveux, elles ne sont jamais mieux assises et plus à l’aise, que sur ces riches sofas qui parlent, comme on en voit dans les petits livres du petit Crébillon.

Cependant vous demandez pourquoi donc ce langage à part, cette langue de Marivaux qui est si loin d’être le langage de la nature, et pourquoi donc cette comédie exceptionnelle, qui est si loin d’être la comédie de tout le monde, comme l’entendait, comme la faisait Molière, ont-ils trouvé grâce et faveur parmi les partisans les plus dévoués de Molière lui-même ?…

La réponse est facile ; c’est qu’en effet cette langue à part a été la langue d’une société à part ; c’est que Marivaux a été le Molière de ce petit monde de soie et d’or qui s’agitait, à l’ombre de l’éventail de la maîtresse royale ; société éphémère mais élégante ; un monde à part mais plein d’esprit, de loyauté et de courage ; corruption si vous voulez, mais corruption de bon goût ; désordres, à la bonne heure ! mais avouez que ces instants de folle ivresse ont été payés avec usure ? Ajoutez à ces folies de la tête et des sens, un sincère courage, une bienveillance inépuisable, et la profonde conviction parmi, ces rois d’un monde croulant, que leur empire leur échappe, et qu’ils ne seront plus, demain, que des victimes. Pauvre société perdue à force d’esprit, d’élégance, de scepticisme ! Elle vaut bien, par les spoliations et les supplices qui l’attendent, qu’on lui pardonne son élégance et son imprévoyance à toutes les menaces de l’avenir !

Marivaux était donc, en fin de compte, le représentant le moins dramatique et par conséquent, le plus sincère et le plus vrai, de la fin du xviiie  siècle. Ce n’était point par l’action, par les passions sans frein, par les déclamations furibondes, par les larmes intarissables, que cette société marchait à l’abîme, mais bien par la galanterie et par la conversation.

Les uns et les autres, ils se sont tous perdus, en mille papotages ingénieux, philosophiques, politiques et littéraires, et ils commençaient à comprendre le danger, lorsque la révolution française est venue interrompre brusquement cette aimable causerie. À ces bruits avant-coureurs du bruit des couronnes brisées et des têtes qui tombent, les grands seigneurs et les belles dames s’imaginaient que c’était tout simplement un coup de tonnerre qui les venait surprendre :

« Allons, disaient-ils en se séparant, allons voir aujourd’hui ce qui se passe à l’assemblée des notables, nous reprendrons demain la conversation où nous l’avons laissée. » Ah ! les imprudents, les insensés et les gens à courte vue ! Ils n’ont jamais pu se réunir, et se retrouver, une seule fois, avant leur mort, depuis la première irruption du Vésuve, en 1789 ! Ils causaient, on les arrête ; ils dansaient, on les condamne ; ils chantaient, on les tue !

Ils n’entendront plus désormais s’ils veulent vivre, et vivre au jour le jour, que le bruit des tribunes et des clubs. En trois cris, la voix tonnante de Mirabeau avait brisé la flûte d’or et de cristal où Marivaux soufflait ses élégies mêlées d’épigrammes. Alors — ô miracle sauveur ! — quand fut morte, en priant Dieu, cette société qui causait si bien, la tribune nationale pour combler le vide de cette société aux abois, s’éleva éloquente et souveraine, sur les débris des petits salons. Alors vraiment arriva la fin du monde, et nul depuis ce temps, n’a osé reprendre cette facile, et dangereuse conversation du siècle révolté de Voltaire et de Diderot.

De tous ces causeurs, proscrits ou morts, Marivaux est resté, comme celui de tous qui parlait le mieux, et comme le dernier qui ait parlé.

Voilà tout le secret du succès de la comédie de Marivaux ; elle est pour quelques-uns un regret, elle est pour tous de l’histoire ; elle a été un grand écueil pour ceux qui ont voulu imiter ce style à part, et qui avaient imaginé de faire parler les bourgeois de ce temps-ci, comme parlaient les grands seigneurs d’autrefois.

Certes, c’était là un insigne anachronisme : autant valait affubler ces messieurs et ces dames de la Chaussée-d’Antin, des broderies, des insignes, des armoiries et des grands noms du Versailles enseveli dans la poudre du 10 août !

D’ailleurs, je le répète, il n’y avait au monde, pour aimer, pour copier Marivaux, que des femmes choisies, et dignes de comprendre un si parfait modèle. Mais les femmes elles-mêmes ont manqué à Marivaux ; les femmes, de nos jours, ont imité les hommes du jour ; elles se sont livrées à toutes sortes d’imaginations furibondes, à toutes sortes de paradoxes exécrables ; elles ont fait de la poésie érotique, elles ont fait de l’esprit boursouflé, elles ont fait de la critique sentimentale, elles ont déclamé, elles ont plaidé, elles ont fondé des religions, elles ont criblé de pétitions la Chambre des Pairs, elles ont arrangé l’histoire à la taille de leurs petites passions, elles ont essayé de toutes les tristes choses viriles : pas une d’elles n’a voulu se souvenir que la causerie, une causerie fine, agaçante, spirituelle, est surtout le partage des femmes, que le ciel les a faites pour parler aux hommes, non pas du haut de la chaire, de la tribune ou du théâtre, tout simplement, assises dans un fauteuil.

— Nous, causer ! se sont-elles écriées, vous vous moquez ! Nous sommes des hommes, et en cette qualité, nous ne sommes étrangères à rien de ce que font les hommes ! Et c’est ainsi que nos femmes d’esprit ont perdu toute influence et tout empire ; on ne les aime pas, elles font peur ; on ne les écoute pas, elles ennuient ou elles fatiguent ; elles hurlent, elles déclament, elles se lamentent, elles prophétisent, elles soupirent des odes ; elles ne savent plus ni sourire, ni écouter, ni répondre, elles ne causent plus.

Voilà comment, de chute en chute, depuis la retraite de mademoiselle Mars, et quand elle ne fut plus la reine de ce théâtre abandonné, pour donner le ton du beau langage et l’air du beau maintien, cette femme élégante, et quand une révolution nouvelle eut envahi ce monde à grand peine rétabli sur sa base fragile, il arriva que nous vîmes un beau jour, dans une cave étroite, naguère consacrée aux plus vils funambules, s’établir en gloussant… ô monstruosité du haillon vide et de la parole creuse, une incroyable réunion intitulée — eh ! qu’en dites-vous, Marivaux ? — le club des femmes ! Le club des femmes ! heureusement pour elle que mademoiselle Mars était morte !

Le club des femmes ! Passez, à mademoiselle Mars, son flacon d’éther et son éventail !

Cette représentation, où Marivaux et sa légitime interprète se montraient dans tout leur éclat, pour la dernière fois, fut empreinte de je ne sais quelle fièvre inquiète avec toutes les agitations de la fièvre ; et le public et les comédiens semblaient animés des mêmes regrets ; les comédiens jouaient mal, le public écoutait mal, Tartuffe (on jouait encore Tartuffe !) eut grand peine à se faire entendre ; on n’entendait ce soir-là, ou pour mieux dire, on ne voyait que mademoiselle Mars, attirant à elle toute l’attention, toutes les sympathies.

À chaque vers, on se disait, malgré soi : — adieu à ce mot qui m’a tant charmé ! adieu, pour jamais ; adieu à ce beau geste que j’aimais tant ; adieu à cet esprit si fin qui s’en va d’où il est venu, qui retourne à Molière ! ainsi l’émotion était double. De temps à autre, le chef-d’œuvre reprenait sa puissance, alors la comédie s’indignait et grondait comme eût fait le remords, singulière comédie en effet, dans laquelle le plus horrible et le plus épouvantable des crimes est flagellé par le rire.

Vous direz de vous-même, sans trop vous faire prier, je suis un avare, un menteur, un débauché, un libertin ; mais jamais, à vous-même, vous ne vous avouerez cette vérité formidable : — je suis un hypocrite !

Le drame achevé, mademoiselle Mars revint sous la cornette, sous la robe toute simple, sous les grâces naïves et contenues de Lisette. — Elle avait laissé le velours, les diamants, les dentelles, cette étoffe moelleuse dont s’accommodait maître Tartuffe, toute cette parure extérieure, pour arriver comme on arrive quand on a le regard vif et perçant, la voix fraîche et pure, la taille jeune, la main d’une femme comme-il-faut.

— Me voilà ! nous disait son regard (ses beaux yeux disaient tant de choses !) me voilà, vous ne direz pas que je me suis trop parée, vous ne direz pas que j’ai fait trop d’efforts, et cependant regardez-moi, écoutez-moi ! Alors la voilà qui se met à entrer dans l’interminable jaserie du Jeu de l’amour et du hasard. Elle s’abandonne librement à l’espièglerie de son rôle ; elle est, tour à tour, la fille d’un grand seigneur à l’ancienne marque, et la digne suivante d’une belle dame à la mode des petits appartements ! Quelle fête c’était à la voir dans ce double événement, et quelle fête c’était de l’entendre !

On l’écoutait bouche béante, on la regardait, à la brûler, et tous ces regards, semblaient dire à leur tour : — C’est impossible, cette femme ne joue pas pour la dernière fois ! Hélas ! il y avait tant de calme et tant de grâce dans son jeu, elle avait si bien réuni, en un seul bloc, toutes ces perfections divines, que cette perfection même et cette suprême coquetterie, indiquaient aux moins clairvoyants un adieu éternel !

C’est l’histoire et c’est le conte des amoureux qui se séparent, l’homme et la femme bien décidés à ne pas se revoir, mais chacun d’eux voulant laisser à son complice, la meilleure idée de son esprit et de sa personne. À tout jamais on prend congé l’un de l’autre, on ne doit plus se revoir ; alors on redouble de câlineries, de tendresses, d’adorations ; celui qui est faible, pleure tout haut, celui dont l’âme est forte pleure tout bas ; puis quand ils sont bien loin, bien loin, qu’on ne peut plus ni les voir ni les entendre, ils s’en donnent, à cœur joie, de toutes ces larmes ; mais qu’importe ? on ne sait pas s’ils ont pleuré.

Quand tout a été dit, la salle entière a voulu revoir mademoiselle Mars. Elle l’a redemandée, non pas de cette voix banale et prévue à l’avance qui s’élève dans la salle, en même temps que tombe le lustre, comme si le lustre voulait jeter sa lumière blafarde sur ces faux enthousiastes, mais elle a été redemandée nettement, d’une voix unanime, comme jamais je n’ai entendu redemander personne. La toile s’est levée. Alors, au milieu des comédiens en habits noirs et des comédiennes en robes blanches, a reparu mademoiselle Mars. Elle a salué toute cette foule enthousiaste avec une dignité bien sentie ; ses adieux ont été simples, touchants, sérieux ; elle tenait son cœur à deux mains, et elle aussi elle aurait pu dire comme cette héroïne de Corneille : — Tout beau, mon cœur !

Ce jour du 18 avril 1841 fut un jour néfaste pour le Théâtre-Français. Ce jour-là, il perdit, en vingt-quatre heures, sa supériorité incontestable, incontestée ; il perdit sa popularité dans toute l’Europe, la perle de sa couronne est tombée. C’en est fait, pour longtemps du moins, de la gloire des chefs-d’œuvre de ce beau siècle dont mademoiselle Mars était l’interprète ; c’en est fait de cette représentation fidèle des mœurs, des passions et des élégances d’autrefois ; nous retombons, en plein vaudeville, de toutes les hauteurs de la comédie ; de l’Œil-de-Bœuf nous revenons à la Chaussée-d’Antin ; du Versailles de Louis XV nous redescendons dans le faubourg Saint-Honoré ; trop heureux si nous ne sommes pas obligés de rétrograder jusqu’aux duchesses fraîchement peintes de la rue Notre-Dame-de-Lorette, jusqu’aux marquises de la rue du Helder !

Aussi la tristesse de cette retraite a-t-elle été grande, profonde, bien sentie. C’en était fait des plus vifs plaisirs du théâtre pour les hommes qui aimaient, d’une foi sincère, le beau langage, les nobles traditions, les vivants souvenirs. À qui reviendra l’héritage de mademoiselle Mars ? Nul ne peut le dire ; mais celle qui la doit remplacer n’est pas née encore, à coup sûr. Même au théâtre, non seulement au Théâtre-Français, mais dans tout ce monde dramatique le plus léger, le plus envieux, le plus frivole des univers connus, la douleur fut immense. Il n’était pas un artiste de quelque mérite qui ne regrettât vivement ce modèle inimitable qui inspirait, tant d’émulation et si peu de jalousie, aux comédiens de ce temps-ci.

Le lendemain du jour où mademoiselle Mars prit congé de son public en deuil, chez un honnête citoyen que je ne veux pas nommer, deux braves comédiens du boulevard, faits pour mieux que cela, racontaient, en souriant, les heureuses misères de leur vie, et leur théâtre fermé. La femme est jeune, belle, intelligente, s’il en fut, et grande et bien taillée pour le drame ; l’homme est digne de sa femme, il est plein de verve et de passion, mais il ressemble un peu à un ours, à un ours qui saurait bien tenir la coupe empoisonnée ou le poignard. Tout à coup, au milieu de la conversation commencée, on annonce mademoiselle Mars !

À ce nom admiré, nos deux aimables bohémiens se lèvent, dans un transport unanime d’admiration et de respect. Mademoiselle Mars est assise, ils restent debout, occupés à la contempler. Et enfin, tout d’un coup, voilà la jeune femme qui se prosterne vivement, qui s’empare de la main de mademoiselle Mars avec des sanglots et des larmes. « — Madame ! madame ! disait-elle, nous sommes venus de bien loin, mon mari et moi, pour vous voir jouer une fois encore, mais nous sommes arrivés trop tard ! » Parlant ainsi, elle était belle et elle parlait bien !

L’homme, de son côté, tout honteux d’être si ému, s’était retourné contre la muraille, et il tenait sa tête dans ses mains ; ses épais cheveux, mal en ordre, retombaient sur ses mains, et il pleurait.

Le critique lui-même, un critique, un sans-cœur par métier, une bête féroce, remué par cette douleur si naturelle, si vive, si bien rendue, était sur le point de pleurer, lui aussi !

Mais mademoiselle Mars se mit à les calmer l’un et l’autre. Elle appela madame Mélingue sa fille, lui disant que c’étaient là de nobles larmes ; Mélingue, à son tour, essuya ses larmes, et quant au critique : « Voilà, dis-je à mademoiselle Mars, voilà pourtant comment nous étions tous hier soir ! »

Depuis le jour de sa retraite, elle ne fit plus que languir. Elle vivait par le théâtre et pour le théâtre, et elle ne pouvait pas se consoler de n’être plus la fête de l’esprit, la fête des yeux et du cœur. Tantôt elle se cachait à tous les regards, fuyant la douce lueur du jour, assistant dans sa pensée à ses propres funérailles (ainsi fit l’empereur Charles-Quint après l’abdication), tantôt elle se montrait à son peuple, en belles robes taillées par son artiste favorite Victorine, avec qui elle avait arrangé tant de modes nouvelles, et inventé ce rose à part que les dames du meilleur monde appelaient, par excellence, le rose de mademoiselle Mars.

En ces moments elle était gaie et souriante, elle aimait qu’on la vînt voir au Théâtre-Italien, au théâtre de l’Opéra, dans sa loge, et c’était encore un grand charme d’entendre cette voix qui semblait rappeler toutes les mélodies envolées. Dans la rue on la saluait à son passage ; au Théâtre (elle assistait volontiers aux premières représentations !) on était tenté de l’applaudir ; elle voulait être au courant de toutes choses, car elle s’occupait tout à la fois de sa fortune et du drame nouveau. — Où en sont mes terrains des Champs-Élysées ? que dit-on de la nouvelle comédie que M. Scribe a lue hier ? Les terrains montaient, et elle était contente ; la comédie de M. Scribe allait son train, et voilà une femme ravie : — « Ah ! disait-elle, homme heureux, qui reste absolument le maître des esprits et des âmes !

Ah ! l’homme heureux qui se passe de moi, qui avais tant de peine à me passer de lui ! » Elle aimait M. Scribe à dater du jour où ce charmant esprit avait imaginé de couvrir d’un voile, et de charger d’un nuage, les deux beaux yeux de Valérie, afin que bientôt le voile tombant rendit une force inattendue à ce regard, perçant comme l’esprit, et tendre comme l’amour.

Cette noble femme restera, pour les comédiennes à venir, un encouragement, un conseil, un exemple en beaucoup de choses. Elle était habile et droite ; elle jugeait bien de toutes choses, grâce à ce sang-froid qui ne l’a pas quittée ; elle était une vraiment grande artiste et une femme comme il faut, sans exagération, sans excès ; prudente, au contraire, et réservée avec un petit fonds d’orgueil, soit dans les petites, soit dans les grandes aventures de sa vie ; attentive, et ne négligeant aucun détail, elle protégeait et défendait sa gloire avec le même zèle que sa fortune.

Elle aimait à être riche et célèbre ; à compter son bien et ses couronnes ; elle exécrait la campagne, elle adorait la ville, et qui lui voulait parler des splendeurs de la matinée ou des pâles clartés d’un beau soir, qui la voulait intéresser aux bêlements de la ferme, au caquetage de la poule, aux roucoulements des pigeons, à cette sentimentalité bête qui est la dernière occupation des vieux comédiens et des vieilles comédiennes à leur retraite, aussitôt elle entrait en fureur, ou bien elle vous jetait un coup d’œil railleur qui ne disait rien de bon.

Enfin, dans cette vie active, occupée, en plein bruit poétique, elle n’avait qu’une seule crainte, c’était d’être prise, à la fin de ses jours, par une de ces longues agonies qui font de votre cœur un lambeau, et de la femme la plus charmante un lugubre objet de pitié et de dégoût.

Si bien qu’elle se cacha pour mourir. Elle tenait à sa gloire, et jusqu’au bout de sa vie elle se battit, pied à pied, contre la vieillesse, semblable à ce maréchal de France sur les bords de la Bérésina qui tient tête aux Cosaques, pendant que l’armée en désordre franchit l’obstacle, et se sauve, à l’abri de ce valeureux !

Lui, cependant, son œuvre accomplie, il remet au fourreau son épée et disparaît dans le lointain !

Donc elle fit si bien, cette héroïne des derniers jours de la comédie expirante, et elle se conduisit, jusqu’aux limites suprêmes, avec tant de bonne volonté et de courage, que Paris attristé apprit en même temps la maladie et la mort de mademoiselle Mars ! Elle mourut le 24 mars 1847, et le lendemain de ce jour de deuil le Feuilleton jetait ses dernières couronnes sur cette femme à jamais célèbre. La critique a beaucoup perdu en perdant mademoiselle Mars ; elle portait un de ces noms très rares que le public aime à rencontrer dans nos discours ; elle était hardie et se mêlait volontiers aux œuvres nouvelles ; elle enfantait à chaque instant des choses inconnues, elle s’est battue, au premier rang, dans la première œuvre de M. Victor Hugo, dans le premier travail de M. Alexandre Dumas ! On la voyait, aujourd’hui, luttant contre madame Dorval, comme elle avait lutté naguère contre Talma, qui était, lui aussi, un rude jouteur, et le lendemain jouant le rôle principal dans un mélodrame de Frédéric Soulié, prosternée aux pieds « de l’homme qui a tué Raphaël Bazas » ! Ainsi mademoiselle Mars était une de nos forces, ainsi elle qui était un texte inépuisable à toutes sortes de beaux et faciles discours qui donnaient à la critique de ce temps-ci un aspect tout nouveau, une forme inattendue, une grâce inespérée. — Elle a fait, mademoiselle Mars, de la critique une force bienveillante ; elle a appris à la critique le dévouement et la louange ; elle a donné à la critique cet accent nouveau et qui lui va si bien, l’accent même de la sympathie et du respect !

Car voilà, ceci soit dit à notre louange à tous, la toute-puissance de la critique moderne, le voilà le mur de séparation qu’elle a élevé entre elle et la rigoureuse école de l’abbé Desfontaines, de Fréron et de M. de La Harpe ; elle a montré que l’admiration et la sympathie étaient au premier rang de ses droits et de ses devoirs ; elle ne s’est plus contentée, comme autrefois, de relever les erreurs, les fautes, les défauts, les impuissances, elle s’est attachée aux grâces, aux beautés, aux promesses que fait le présent à l’avenir ! Enfin la critique moderne est revenue, et vaillamment aux maîtres de l’antiquité, leur empruntant tout ce qu’elle pouvait leur prendre ! Il y a, dans les livres de Quintilien, un interlocuteur nommé Apollodore, qui disait : « Persuader, c’est s’emparer de l’esprit de celui qui vous écoute, et le conduire en triomphe au but que l’on se propose. » En triomphe ! Vous l’entendez !

Or, le triomphe se peut-il rencontrer dans cette critique baveuse, inquiète, malsaine, impotente, semblable à ces lourds nuages qui se posent sur la lumière du soleil sans un moment d’éclaircie ? — Et quoi de triomphant, dans ce style muqueux, morose et glaçant d’une main lourde et dolente ? La vie où est-elle, dans ces pages que l’ennui frappe soudain de son plomb ? « La persuasion, disait Xénophon, a plus de force que la violence. » Il pouvait ajouter qu’une certaine joie aisée, agréable, piquante, vaut cent fois mieux, dans ces dissertations d’art et de goût, que toutes les formules algébriques. — Mais que fais-je, en ce moment, pourquoi donc cette dissertation à propos de mademoiselle Mars ?

En ce moment encore je fais l’éloge de mademoiselle Mars ! — Elle avait donné à la critique un peu de sa vie et de son accent, un peu de son vif regard et de sa parole au beau timbre. En ce moment elle m’apparaît comme cette loi suprême dont il est parlé dans un dialogue de Cicéron ; écoutez ! c’est la règle qui devrait gouverner tous ceux qui veulent atteindre au véritable langage attique42:

« On ne manquera pas, disait le Feuilleton, de remarquer dans les biographies qui viendront, plus tard, de cette artiste inimitable, qu’elle est morte un jour du mois printanier dont elle portait le nom, et que le marronnier du 20 mars, en signe de deuil, ne s’est pas couvert, ce jour-là, de ces fleurs accoutumées que le peuple de France acceptait comme un souvenir de la glorieuse et éphémère rentrée de son Empereur. Elle est donc morte tout à fait, cette personne illustre qui était morte une première fois, quand elle nous fit ses derniers adieux dans ses deux rôles qui étaient ses deux chefs-d’œuvre. Ô triomphe ! ô linceul ! Elle avait appelé à son aide tout ce qui lui restait de force, de grâce, de charme, de beauté ! Jamais son esprit n’avait été plus ingénieux, plus alerte ; jamais son regard n’avait pétillé de plus de vivacité et de malice. — Elle tenait à bien mourir, elle tenait à être pleurée, elle s’attachait, de toutes ses forces, à ce sillon lumineux que laissait après elle cette gloire élégante ! — A-t-elle été applaudie ! a-t-elle été couverte de fleurs ! a-t-elle été appelée trois fois !… Mais enfin l’arrêt était porté ; il a fallu descendre dans l’oubli, cette tombe anticipée des plus grands artistes. — Âme, je te dégage de ton corps ! Douce chaleur, abandonne ce beau visage ! noble vie, animée des plus correctes passions, rentre dans l’air immense où se perd le souffle supérieur… Ad ventos vita recessit. »

Pour une personne de cette popularité et de ce mérite quitter le théâtre, en effet c’était quitter la vie. Mademoiselle Mars aimait, à en mourir de joie, les enivrements de la foule, les applaudissements du parterre, l’enthousiasme du poète, la résurrection solennelle des vieux chefs-d’œuvre sauvés par sa parole, les luttes ardentes des premières représentations, s’il fallait imposer à un public rebelle, quelque renommée à son aurore ! Que d’esprit elle avait, — et, mêlée à cet esprit, quelle intelligence sûre et prompte, nette et vive ! Comédienne dans son moindre geste, dans son sourire, dans le pli de sa robe, dans la forme et dans la couleur de ses habits, dans le son de sa voix, cette voix touchante et ingénue, douce musique qui allait à l’âme, raillerie, innocence, bel esprit, moquerie pleine de verve, causerie sans fin, gracieuse façon de tout dire, profond sentiment, non seulement des ridicules humains, mais encore des misères humaines ; sa comédie avait quelque chose de grave et d’ingénu tout à la fois, quelque chose de sérieux et de jeune en même temps auquel il eût été bien difficile de résister. Mais quoi ! on ne résistait pas à cet entraînement contenu dans les plus correctes limites ; au contraire, on s’abandonnait volontiers à cette force sincère, à cette passion naturelle, à cet entraînement, qui obéissent à toutes les règles du goût, du bon sens, de la grâce, du sentiment.

À coup sûr, ce n’était pas là un artiste parfait ; mais bien peu d’artistes ont approché de la perfection plus que n’a fait mademoiselle Mars. Elle était née pour ainsi dire sur le théâtre, au beau moment du siècle passé, à Versailles, au beau milieu du plus grand monde. Son père, le comédien Monvel, était un vrai comédien, un peu philosophe, un peu poète. Sa mère jouait la comédie, et aussi sa jeune tante dont la beauté était célèbre dans un temps où il était difficile de se faire remarquer parmi tant de beaux visages. Elle débuta le 1er janvier 1793 dans un petit opéra du théâtre Montansier. 1793 ! vingt jours avant le jour fatal !

Hélas ! au même instant, dans la tour du Temple, à côté de son père, de sa mère, de son frère enfant, était enfermée une jeune fille de quinze ans, — l’âge de la jeune débutante ! Ces deux enfants étaient nées à Versailles le même jour, et pour ainsi dire à la même heure, aux salves ardentes de l’artillerie, aux chants reconnaissants du Te Deum ! La fille du comédien avait abrité son berceau à l’ombre du berceau de la princesse royale… Bientôt l’orage était venu qui avait jeté dans ces prisons du Temple, le roi, la reine et la princesse de Versailles, pendant que la petite Monvel, qui était leur pensionnaire, commençait sa douce vie par des chansons.

Avec beaucoup moins de respect pour de royales infortunes, et pour peu que l’on y mît beaucoup de délicatesse et de réserve, quel parallèle on pourrait faire entre ces deux femmes, venues au monde ensemble, et sous deux astres si contraires ! Celle-ci destinée à toutes les grandeurs de l’infortune, orpheline à seize ans, orpheline d’un roi et d’une reine, que dis-je ! orpheline de père et de mère, la proie de l’exil et de toutes les horreurs de l’exil ; son enfance a été une prison, sa jeunesse une fuite, son âge mûr une immense inquiétude, sa vieillesse… le silence, l’abandon, la résignation, la prière et les respects du monde épouvanté en présence de tant de clémence, de résignation et de bon sens !

Au contraire, et sur les bords opposés, voyez d’un coup d’œil la vie admirablement heureuse de mademoiselle Mars. Ces louanges, ces splendeurs, ces fortunes, cette beauté adorée à genoux, ces poètes qui s’empressent à partager tant de gloire, ce parterre de rois, cet Empereur Napoléon, dans tout l’éclat de sa grandeur, qui appelle cette jeune femme en aide à ses victoires, cet entassement de tout ce qui fait la vie fortunée, splendide, radieuse… Eh bien ! s’il faut plaindre l’une de ces femmes, ne plaignez pas celle qui n’a perdu que le trône de France ; plaignez l’autre, hélas ! elle meurt de regret et de désespoir, parce que la cornette de Lisette échappe à sa tête blanchie, parce que l’éventail de Célimène, dont elle avait fait un sceptre, s’est brisé entre ses doigts.

Nous sommes ingrats pour tout ce qui tombe ; mais nous sommes ingrats surtout pour les reines de théâtre. Tout pour elles d’abord, et à la fin, rien pour elles ! Hier encore la flatterie n’avait rien de si lâche et de si rampant qui ne fût à leur taille… le lendemain le public prend sa revanche, et c’est à peine si l’on sait le nom de cette adorée. Tant qu’elle a touché le bois de son théâtre, mademoiselle Mars s’est sentie vivre ; elle vivait dans le passé, elle vivait dans le présent. — C’était elle encore ! on la saluait du regard ; on disait, la voyant passer : — La voici ! c’est mademoiselle Mars !

On la voulait voir, on la voulait entendre ; absente, on demandait : Où est-elle ? Les jeunes gens se hâtaient pour en conserver la mémoire ; les vieillards venaient chercher à ses pieds quelques souvenirs de ces belles traditions par lesquelles mademoiselle Mars se rattachait à Préville, à Molé, à Fleury, à Saint-Prix, à la grande Contat, à la grande comédie ; les deux écoles dramatiques (mademoiselle Mars, pareille aux Sabines, a assisté à ce combat des Romains et des peuples sabins, combat dans lequel les Romains furent vaincus) appelaient à leur aide, chacune de son côté, cette force irrésistible… Soudain tout ce mouvement s’arrête, et tout ce bruit fait silence… Mademoiselle Mars n’est plus au théâtre, tout est dit. Maintenant, disent les messieurs et les dames, qu’elle vive ou qu’elle meure, ou bien que cette âme en peine remplisse son silence et sa solitude de ses regrets et de ses douleurs, que nous importe ? Cette femme nous a amusés pendant cinquante ans, nous n’avons pas de temps à perdre à ramasser les cendres éteintes de ce flambeau qui a jeté son feu sur nos plus belles soirées d’hiver.

Heureusement la critique est plus humaine que le public. La critique se souvient par reconnaissance et par devoir, et quand une fois l’artiste est à l’abri de ses sévérités, elle ne se croit pas dispensée de le louer pour ses triomphes passés. La critique ne dit pas : « Ce n’est rien, c’est un vieux poète, c’est un vieux musicien, c’est un vieux comédien qui se meurt ! » au contraire, elle s’arrête avec respect dans ce sentier de la mort, et elle tâche d’arracher à l’oubli quelques lambeaux de cette renommée, fugitive comme le nuage dans le ciel de l’été.

Grande consolation, véritablement, pour la gloire consolée, et merveilleuse fortune pour la critique exposée, elle aussi, aux oublis de la foule indifférente, lorsqu’avant de mourir à son tour, elle se met à ressusciter cette gloire éteinte, à rappeler cette idole à la douce clarté de ses beaux jours !

Chose difficile cependant, même une résurrection d’une heure ! On se lamente sur la destinée des comédiens, dont rien ne reste, pas plus que le son de l’écho disparu, et l’on ne voit pas que rien ne revient, de ce qui est mort. Est-ce vivre, en effet, que de passer à l’état d’une langue morte, d’un chef-d’œuvre oublié, d’une curiosité littéraire ? Est-ce vivre que d’être exposé, à deux mille ans de distance et de respects, à l’imitation puérile des écoliers, à la traduction banale des beaux esprits, à l’enthousiasme écrasant des savants et des commentateurs ?

Mademoiselle Mars est partie, en ceci moins heureuse que Talma, mort dans son triomphe de Charles VI, et pleuré comme un être réel dont le public espérait encore tant de pitié et tant de terreurs. Elle a emporté avec elle sa belle grâce, ses élégances et les ressources infinies d’un esprit qui ne s’épuisait jamais. Que voulez-vous ? c’est la loi. Les comédiens, les chanteurs, les belles personnes, race passagère et périssable, meurent deux fois Ainsi meurent les grands orateurs et les plus habiles écrivains de la presse (Armand Carrel ! Armand Marrast !), ne laissant après eux que de faibles traces de ce talent qui agitait le monde !

Un jour que Cicéron lui-même interrogeait Roscius, le Talma romain, le priant de lui dire, en deux mots, le secret de son art, et par quelle magie il arrivait à produire ces grands effets dramatiques ? — Mon secret est bien simple, répondit Roscius, la bienséance 43 !

J’étais d’avis que l’on écrivît cette parole de Roscius sur la tombe de mademoiselle Mars.