(1867) La morale de Molière « CHAPITRE PREMIER. Part de la Morale dans la Comédie de Molière. » pp. 1-20
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE PREMIER. Part de la Morale dans la Comédie de Molière. » pp. 1-20

CHAPITRE PREMIER.
Part de la Morale dans la Comédie de Molière.

« Quel est l’écrivain qui honore le plus mon règne ? — Sire, c’est Molière, » avait répondu Boileau à Louis XIV avec la justesse de jugement qui fait son suprême mérite aux yeux des amis des lettres. Deux siècles de postérité, deux des siècles les plus polis, les plus littéraires, et aussi les plus critiques, ont confirmé cet arrêt du Législateur du Parnasse. Molière. est, avec La Fontaine, l’écrivain du grand siècle demeuré le plus populaire1. Malgré tant de changements de langage, de mœurs et d’idées, il semble destiné à vivre toujours jeune parmi les Français, ainsi qu’Homère parmi les Grecs. C’est un des hommes rares dont l’inaltérable figure reste debout au milieu des générations qui disparaissent, comme les sommets neigeux qui brillent encore d’un pur éclat quand les hauteurs moindres sont déjà dans l’ombre. Son génie, avec celui de quelques Grecs illustres, est une des plus éclatantes personnifications de l’esprit humain ; et il a pour nous le mérite attrayant d’être un des types les plus purs de l’esprit français 2 .

Mais, si consacrée que soit une gloire, nous n’admirons point aujourd’hui sur parole et par tradition. Nous prenons plaisir à déconstruire pièce par pièce l’édifice des célébrités anciennes. Nous prétendons n’adopter que des opinions libres et raisonnées, absolument indépendantes de toutes les opinions antérieures. Nul temps n’a produit plus de livres critiques ; et quand notre critique s’applique à des œuvres si solidement belles qu’elle ne peut espérer d’y trouver à mordre., elle ne se tient pas pour inutile : elle veut alors se rendre un compte exact de ces chefs-d’œuvre ; après les avoir reconnus inattaquables et s’être assurée qu’ils sont de tout point dignes d’admiration, elle prétend étudier en quoi et par quoi ils le sont : et elle n’est point satisfaite tant qu’elle n’a point démêlé les divers éléments dont se constitue ce tout rare et complexe, le beau.

Il ne nous suffit plus, comme aux premiers spectateurs de Molière, qu une comédie nous charme par la vérité des caractères, l’habileté de l’intrigue et l’agrément du langage : nous voulons savoir quel esprit secret l’anime, quel but invisible aux yeux vulgaires s’est proposé l’auteur, au nom de quels principes latents il a fait parler et agir les personnages qui s’agitent devant nous. Sans doute, le sujet de, la pièce est heureux, les caractères sont d’un comique irrésistible, le dialogue est d’une vivacité naturelle, le style d’une pureté hardie : tout cela fait un plaisir extrême. Mais est-ce tout ? Quand les derniers applaudissements s’éteignent avec les lumières, est-ce assez d’avoir ri ? Et lui, quand, après la pièce, l’auteur dépouillait le costume de l’acteur, le pourpoint troué d’Harpagon ou l’habit vert d’Alceste, était-ce assez pour lui, que cette franche gaieté dont il avait enivré le parterre, et s’en allait-il content quand on avait ri ?

 

Le célèbre précepte d’Horace, utile dulci, est une utopie. Les arts ont pour but de plaire : être utile, instruire, moraliser, sont choses accessoires qui peuvent manquer dans les œuvres d’art sans qu’elles perdent pour cela rien de leur valeur artistique3. La morale est une règle précise qui s’impose au nom d’une autorité supérieure et s’enseigne par des leçons spéciales, non une théorie variable et facile qu’on puisse insinuer aux hommes sous différentes formes plus ou moins agréables, comme ces médicaments amers que l’on cache dans des gâteaux.

Les drames, tragiques ou comiques, sont au suprême degré des œuvres d’art. Les auteurs dramatiques poursuivent le beau dans la représentation du cœur humain, comme les sculpteurs dans celle du corps, lis cherchent à plaire par l’émotion, et le degré d’émotion qu’ils excitent est pour eux la mesure du succès4. Leurs œuvres ne sont pas souvent immorales, parce que l’immoralité n’est pas souvent propre à exciter une émotion qui plaise. On peut même dire en général que l’ensemble en doit être moral, ainsi que vraisemblable, à cause de la mystérieuse intimité qui unit le vrai, le beau et le bien, et fait de leur réunion la condition normale et habituelle du plaisir. Mais ceux qui veulent voir dans les œuvres dramatiques vraiment belles des intentions morales, prêtent presque toujours aux auteurs une pensée qu’ils n’ont point eue.

Pour la comédie, qui, dit-on, castigat ridendo mores, il faut reconnaître qu’elle corrige bien peu de choses5. Ce n’est pas aux Aristophane ou aux Ménandre que les Athéniens durent ce qu’ils conservèrent d’héroïsme et de droiture ; et personne n’oserait souhaiter que les Français eussent pour tout catéchisme de morale le théâtre de Molière.

 

On peut à première vue douter que le but de la comédie soit purement artistique. D’abord, si elle n’a pas d’intention morale, elle a certainement une influence sensible sur les mœurs. Ensuite, plusieurs auteurs, et Molière lui-même, ont été obligés de mettre en avant l’utilité morale, pour assurer le succès de leurs pièces, pour les défendre contre une critique hostile, ou même pour en obtenir la représentation6. Enfin, il est impossible qu’un homme d’un grand esprit, un profond observateur de l’humanité, n’ait point des principes qui percent dans ses œuvres, et ne tire point continuellement une espèce de morale de l’observation pénétrante qui est la source vive où puise son génie. Mais une influence incontestable, un prétexte plausible, des principes inspirateurs, ne doivent point être confondus avec un but avoué.

Le but de la comédie est de faire rire : voilà la vérité. Quand Molière a écrit les Femmes savantes, le Misanthrope, même le Tartuffe, il songeait à nous divertir, et ne se proposait pas de faire un sermon sur les planches. L’idée que le théâtre doive être une école de mœurs n’a jamais été que le rêve irréalisé de ceux qui n’y ont rien produit de remarquable, et qui ont cru suppléer à l’insuffisance du talent par la moralité de l’intention7.

Enfin, pour ruiner cette théorie, qui a eu pourtant des partisans estimables8, ne suffit-il pas de poser cette question : Par où est-ce que la comédie frappe les vices ? — Par le ridicule. Si donc sa morale n’a point d’autre sanction, on peut dire que c’est une morale immorale, puisqu’elle est appuyée uniquement sur l’amour-propre, un des vices que les vrais moralistes cherchent d’abord à extirper. Y a-t-il grand fond à faire sur un homme qui n’est vertueux que par la crainte d’être moqué ?

La théorie de l’art pour l’art est vraie chez les grands artistes. On va à la comédie pour s’amuser : — et vraiment oui, Molière s’en allait content quand on avait ri.

 

Que Molière ait quelquefois prétendu que ses comédies avaient un but moral9, soit par nécessité, soit par une de ces illusions communes aux auteurs, qui sont facilement entraînés à s’exagérer la portée de leurs œuvres, soit plutôt par une réflexion après coup sur l’influence morale qu’elles pouvaient avoir10, il n’est pas moins vrai qu’il se faisait une opinion plus modeste de ce que peut être la bonne comédie au point de vue de la morale : « J’avoue, dit-il, qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; et si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu’elle soit condamnée avec le reste. Mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie11. »

Innocent, c’est trop dire : mais est-ce là le langage d’un homme qui veut enseigner la morale ?

S’il avait eu l’intention d’enseigner quelque chose, il faudrait lui reprocher d’avoir dissimulé son enseignement avec tant d’habileté, qu’il y a telles de ses pièces où les critiques n’ont pas su se mettre d’accord pour deviner son opinion, comme le Misanthrope, par exemple, objet de tant d’interprétations, de louanges, de blâmes et même d’anathèmes12. Quand on veut instruire, on ne cache pas sa doctrine sous des voiles si brillants et si impénétrables. Il y a un plus grand nombre de ses pièces où, avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut trouver d’autre intention que l’intention formelle de faire rire, mais de ce rire convulsif qui prenait Nicole, à la vue de M. Jourdain en habit de marquis13, et secouait encore son ombre aux enfers14. Qui prétendra jamais découvrir un but moral à l’Amphitryon ou au Malade imaginaire, à moins que dans celui-ci Molière n’ait voulu instruire l’humanité du danger de prendre trop de remèdes, et lui prêcher dans celui-là les joies de l’adultère15 ? Pour d’autres pièces, comme l’Avare 16 ou le Festin de Pierre 17, ne faudrait-il pas avouer que le sublime talent déployé par l’auteur était vraiment superflu pour développer le lieu commun que l’avarice est un vice honteux, et que les débauchés font souvent une mauvaise fin ?

 

D’ailleurs, les types mis sur le théâtre sont peu propres à instruire, parce qu’ils sont artistiques. Il n’y a jamais eu d’avares comme Harpagon ni de débauchés comme don Juan y pas plus qu’il n’y a eu de femmes comme la Vénus de Milo. C’est en cela que le génie est créateur, quand il compose pour plaire quelque figure idéale, conforme à l’humanité, mais différente d’elle pourtant. Dans une mesure fixée par son goût, il outre les vertus ou les vices humains, afin d’attacher les regards par des traits saillants, et de remuer les âmes par des émotions supérieures. C’est là sa gloire ; mais c’est aussi ce qui rend ses œuvres peu instructives, et leur ôte le caractère d’exemples, qu’elles devraient avoir pour enseigner avec fruit la morale. On peut voir nettement la différence de l’artiste dramatique et du moraliste dans la critique de Tartuffe faite par La Bruyère18 : La Bruyère a raison, quand il dit que l’hypocrite dans la réalité n’agit point comme Tartuffe ; et Molière a raison quand, sur la scène, il fait agir son Tartuffe autrement que l’hypocrite réel. Le moraliste, dans les portraits qu’il trace, distingue le bien et le mal pour enseigner à fuir l’un et à rechercher l’autre : l’auteur dramatique les met en contraste lumineux pour exciter les émotions, et s’inquiète médiocrement d’être vrai, pourvu qu’il soit émouvant19.

Enfin, qu’est-ce encore une fois que la science du bien et du mal, dans les œuvres d’un comédien qui ne la fonde que sur la crainte du ridicule, c’est-à-dire sur l’amour propre, et qui ne peut guère offrir à sa morale d’autre sanction sensible qu’un miracle, une intervention directe de Dieu20 ou du roi21, venant à point nommé prouver, par leur autorité indiscutable, qu’il ne fait pas bon les braver ? S’il y a (et on le recherchera22), dans la comédie de Molière, une autre sanction morale que le ridicule ou le miracle, c’est une sanction cachée, comme la morale elle-même, et par là bien différente de celle que doit proposer un vrai moraliste.

 

Sans doute, on peut trouver la morale partout. Un être libre, l’homme, ne peut rien faire où elle ne soit intéressée plus ou moins. Mais elle n’est ni le principe ni le but de tout ce que fait l’homme ; et l’on ne saurait trop insister sur la distinction à établir entre le peintre dramatique, qui représente les mœurs en tableaux plus ou moins fidèles, quelquefois fantastiques, pour égayer ou attendrir un spectateur, et le moraliste qui recherche et enseigne les règles des mœurs pour rendre les hommes meilleurs. On peut dire de l’histoire, bien plus que de la comédie, qu’elle enseigne la morale, que l’historien écrit sous l’empire de certaines idées morales, que ses livres sont de grands tableaux de l’expérience humaine, qui ont par nature une influence morale. Seulement, pour l’historien comme pour l’auteur comique, ces choses se trouvent dans ses œuvres sans qu’il les cherche : elles sont inhérentes à son sujet ; il les rencontre involontairement, et dans la matière qu’il traite et dans sa manière de la traiter, et pour tout résumer par un mot de Molière, il fait de la morale comme M. Jourdain fait de la prose23.

Mais, de même que certaines gens font de fort belle prose sans y songer, certains ouvrages, sans avoir été écrits dans un but moral, ont plus que d’autres une influence sur les mœurs, et peuvent insinuer lentement dans le monde, d’une manière presque invisible, mais irrésistible, des éléments de moralité ou de corruption ; il y a des auteurs qui, sans être des moralistes proprement dits, méritent pourtant d’être étudiés comme tels, à cause de leur puissance observatrice, de leur sens droit, de leur popularité, enfin à cause du caractère universel et supérieur de leur génie. Dans cette juste mesure, nulle œuvre artistique plus que celle de Molière, nul auteur dramatique plus que lui n’est digne d’attirer l’attention au point de vue moral.

 

Molière déclare lui-même sur le théâtre quel est le but de sa comédie : « Son dessein est de peindre les mœurs, et tous les personnages qu’il représente sont des personnages en l’air, et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs24. »

Donc, il peint les mœurs et habille des fantômes à sa fantaisie pour réjouir le spectateur : voilà ce divertissement qu’il appelle le plus innocent du monde. Mais non : le divertissement de Molière contient une morale qu’il ne cherche point, et qui pourtant s’y trouve. Dans ses peintures de mœurs, même artistiques et arrangées à sa fantaisie, ce sont les mœurs humaines, c’est l’humanité qu’il peint. Nous ne pouvons voir de tels tableaux sans qu’il en résulte quelque réflexion sur nous-mêmes, et une sorte de comparaison tacite faite par notre conscience entre notre propre personne et ces personnages en l’air produits devant nos yeux. Parmi ces types créés par le caprice du génie, les uns sont attrayants et nous séduisent par le charme de leurs actions et de leurs paroles, tandis que d’autres nous paraissent odieux ou ridicules ; et nous sommes trop charmés par le spectacle pour séparer, dans cette affection ou cette répulsion momentanée qu’inspirent ces agréables fantômes, le bien du mal et les défauts des qualités. Cette affection et cette répulsion ne s’appliquent qu’à des êtres imaginaires ; mais ni leurs mœurs ni leurs caractères ne sont purement imaginaires. La vigueur avec laquelle sont accusés les traits des personnages, la mesure savante avec laquelle le ridicule est porté graduellement jusqu’à sa dernière limite, excitent des sentiments d’une vivacité insolite et forcent absolument le rire. Comment nier l’influence morale d’un spectacle qui, en animant les vices ou les vertus personnifiées, nous les fait voir avec la même émotion que nous causeraient des personnes vivantes ; qui, en répandant la grâce, sait nous séduire jusqu’à la passion, et, en déversant la moquerie, nous obliger à nous moquer malgré nous ? Ajoutez que, pour assurer le succès, l’auteur étale les travers les plus saillants de l’humanité, ceux qui occupent le plus de place dans le monde et dans la personne de chacun ; en sorte que le type mis sur le théâtre, paraissant toujours tenir quelque chose de nous-mêmes ou de notre société25, ne peut nous laisser froids, ni par conséquent maîtres de notre jugement. Ajoutez enfin que l’auteur est Molière, le peintre le plus habile et le plus sûr, le plus capable de rassembler en une seule image palpitante de vie et de passion26 tous les traits divers ramassés dans mille personnages, le plus puissant à imposer l’approbation, l’admiration, l’enthousiasme : il est inutile d’insister pour faire comprendre la puissance morale de Molière.

 

Alors, on comprend aussi combien il est intéressant de connaître les idées morales de cet homme. Pouvait-il, sans être ému en quelque façon, étudier autour de lui la foule vivante du flot de laquelle il savait tirer ses types ? Pouvait-il se livrer à l’étude approfondie du cœur humain sans être guidé par des principes et sans tirer des conclusions ? Pouvait-il s’empêcher de juger et ceux qu’il copiait et l’idéale copie qu’il en produisait ? Pouvait-il cacher toujours son approbation ou son amertume sous un rire uniforme ? Enfin, son grand sens, sa délicate sensibilité, son observation pénétrante, toutes ses éminentes facultés pouvaient-elles s’appliquer à la peinture d’un caractère, à l’intrigue d’une passion, à la composition d’une scène de mœurs, sans y laisser jamais percer l’expression d’une opinion intime ou d’une émotion personnelle ?

Une telle comédie, faite par un tel homme, dépasse son but malgré elle. Elle voudrait faire rire seulement, et elle fait penser. Elle voudrait se contenter de peindre, et elle juge. Elle voudrait n’offrir qu’un spectacle divertissant, et elle apporte un enseignement tacite qui s’insinue sans qu’on le sente, et s’établit silencieusement dans l’esprit par la force dominatrice du génie. Le théâtre de Molière est comme une tribune, du haut de laquelle les paroles ont un retentissement si grand qu’elles pénètrent partout, et une telle autorité qu’elles se fixent à l’état de maximes dans toutes les âmes. Malgré lui, cet homme, qui ne voudrait que divertir, moralise ou corrompt par son divertissement.

 

Recherchons donc quels principes moraux régnaient chez lui, quel enseignement ressort de son théâtre, quelle influence y subit la foule qui vient s’y divertir : en un mot, quelle est la morale de Molière.

Cette recherche doit se borner à ses œuvres. S’il avait d’autres idées que celles qui y percent, c’est une question obscure d’abord, puisque pour l’éclairer on est réduit à des hypothèses, et ensuite peu intéressante, puisque ses idées cachées n’ont pu avoir l’influence de celles qu’il a exprimées. D’ailleurs, pour des hommes d’un tel génie, leurs œuvres, c’est eux-mêmes : ils ne sont point des déclamateurs ; c’est avec leur cœur qu’ils écrivent. Ceux qui ont voulu voir en Molière un mélancolique habillant sa tristesse sous une gaieté forcée, ou un voluptueux sans autre pensée que le plaisir, ont fait preuve, les premiers d’une clairvoyance voisine de l’imagination pure27, et les autres d’une ignorance réelle sur la philosophie de son maître Gassendi28.

Il faut étudier Molière dans Molière, et se contenter d’y bien voir si l’on peut, sans prétendre aller plus loin, ni deviner en lui un autre lui-même. Cette étude n’est point facile ; car Molière était un habile homme. Sans doute, ce contemplateur 29 de l’humanité portait un jugement précis sur ce qu’il observait ; mais ce jugement, il ne le disait pas. Il semblait fuir autant que possible la responsabilité morale inséparable de son œuvre. Il se contentait de mettre les mœurs en tableaux, de dessiner nettement un caractère, de faire ressortir les travers d’un personnage par le contraste exagéré d’un autre, sans presque jamais dire ce qu’il pensait au fond, ni vouloir, comme le font souvent les modernes, proposer aux spectateurs, dans l’espèce de problème moral qu’il agitait devant eux, une solution si secondaire à ses yeux qu’elle manque absolument à quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Il voulait simplement plaire par son tableau de mœurs, et laisser ensuite chacun libre d’en tirer la conclusion qu’il pouvait.

C’est une erreur que d’avoir cherché dans ses pièces des types absolus de vice et de vertu. Il se serait bien gardé d’en mettre sur le théâtre, quand il n’en existe point dans la réalité. Pourtant des critiques, et illustres, ont tour à tour pris dans ses comédies certains personnages pour le modèle de l’honnête homme selon lui : on l’a accusé de juger comme Chrysale les choses de l’esprit, d’être bourru comme Alceste ou indulgent comme Philinte 30, sans s’apercevoir que, dans chaque drame, divers types étaient opposés pour faire contraste, sans qu’aucun fût réellement la perfection, également éloignée de tout excès.

Mais enfin, quelle influence définitive sur l’esprit du spectateur doivent exercer ces contrastes, et quel est, dans l’esprit de l’auteur, ce milieu parfait qu’il a la prudence de ne jamais exprimer ? Que pense-t-il, lui, d’Alceste et de Philinte, et quel est entre eux deux le modèle idéal qu’il rêve ? Quels sont ses principes sur la religion, la famille et l’amour, quand il peint ses hypocrites, ses pères, ses coquettes ? Quelles sont sur le devoir, sur l’honneur, même sur l’ordre social, les idées de cet esprit hardi ?

Après son immense influence, ce qui doit surtout nous frapper dans Molière, c’est le bon sens : le bon sens est le caractère saillant de son génie. Cette qualité appartient proprement à l’esprit français, et donne aux œuvres littéraires de la France une solidité durable et une valeur spéciale. Cette qualité, Molière la possédait à un degré supérieur/ : il est inutile de démontrer une chose si claire, si éclatante. Aussi a-t-il le rare privilège de plaire même aux esprits les moins cultivés, chez qui les autres qualités n’existent qu’à l’état de germe, et qui n’ont point le sens des choses fines ni l’habitude des beautés délicates et convenues31. C’est par l’éloquence du bon sens seulement qu’on peut avoir prise sur eux ; et il faut croire que Molière voulait avoir cette éloquence-là, s’il choisissait pour premier juge cette servante, immortalisée, sans qu’elle s’en doutât, par l’honneur que lui faisait son maître en la prenant comme pierre de touche de ses œuvres32. Ce n’était pas le mépris des humains33 que Molière professait en s’adressant à elle : c’était, au contraire, le respect pour cette majorité des hommes, le peuple, à qui il voulait parler sa langue. Il l’a voulu, et il l’a fait. De là, sa gloire solide et sa durable influence. Ses œuvres ne se sont pas insinuées, comme la plupart des ouvrages de l’esprit, seulement dans l’aristocratie privilégiée des âmes instruites et raffinées ; mais elles ont pénétré la masse d’un grand peuple. Il vivait sous la monarchie et dînait à la table d’un roi : cependant il pressentait que notre nation est peuple ; il respectait cette puissance, et il savait qu’en France c’est au peuple qu’on doit parler34.