(1867) La morale de Molière « CHAPITRE II. La Débauche, l’Avarice et l’Imposture ; le Suicide et le Duel. » pp. 21-41
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE II. La Débauche, l’Avarice et l’Imposture ; le Suicide et le Duel. » pp. 21-41

CHAPITRE II.
La Débauche, l’Avarice et l’Imposture ; le Suicide et le Duel.

C’est donc à Molière qu’il faut demander ce qu’il pense ; c’est sur nous tous qui le lisons et l’admirons qu’il faut chercher quelle est son influence. Si nous voulons connaître sa morale, allons à son théâtre, écoutons ce qu’il dit, étudions l’impression qu’il produit. Essayons de démêler son jugement au milieu de toutes les paroles qu’il met dans la bouche de ses personnages, et de découvrir si c’est toujours suivant les règles de la morale qu’il nous touche ou qu’il nous fait rire.

Il est certain que Molière a flétri les grandes maladies de l’âme, comme l’imposture, la débauche, l’avarice. Là-dessus, son sentiment n’est pas douteux, son influence est certaine. En gros,, s’il est permis de parler ainsi, il a attaqué le mal, et il a traité comme il faut les lieux communs de l’éternelle morale. C’est un mérite tel quel que n’ont pas toujours nos auteurs dramatiques. On dira que ces peintures-là ne produisent pas un grand effet sur les mœurs : en de tels sujets, le jugement du spectateur, comme celui de l’auteur, est fixé d’avance, et l’un et l’autre ont naturellement un sens du bien et du mal, qui décide leur préférence et leur mépris. Mais quand il peint les grands vices, se contente-t-il de les condamner dans ce qu’ils ont d’évidemment condamnable, et d’exprimer la morale du code ; ou bien son esprit profond sait-il joindre à cette peinture des traits qui prouvent qu’il les hait plus vigoureusement que le vulgaire, et qu’il veut qu’on en soit choqué, non-seulement dans leur développement monstrueux, mais encore dans leur naissance imperceptible et dans leurs conséquences éloignées, presque indifférentes à tout autre qu’au véritable homme de bien ?

Le plus remarquable vicieux que Molière ait mis sur le théâtre est don Juan 35. Quoique imité de l’espagnol, le Festin de Pierre est une œuvre originale, plus peut-être que le Cid de Corneille36. En effet, nous n’y voyons pas seulement le type traditionnel du débauché impie, qui eut une si heureuse fortune parmi les dévots spectateurs de l’autre côté des Pyrénées. La fable seule est espagnole, le nombre des conquêtes de don Juan et le châtiment épouvantable de sa vie indigne ; mais l’homme est un fils de famille du dix-septième siècle, riche, égoïste, sans ombre de principes que son plaisir ; un de ces esprits forts du grand monde auxquels La Bruyère n’a pas craint de consacrer un chapitre entier, le plus solide de son œuvre. Don Juan eût fait fureur aux soupers du régent, et les débauchés du Palais-Royal eussent admiré et copié, comme leur maître à tous, ce vicieux si élégant, si poli, si froid, si égoïste, si incrédule ; il a au suprême degré une noble qualité, la bravoure audacieuse, ‘ qui reste encore debout dans les âmes françaises les plus dévastées par le vice ; et il est bien près de sa fin, quand cette dernière trace de la vertu oubliée, le point d’honneur, disparaît après tout le reste.

Donc le don Juan de Molière n’est point le personnage traditionnel et convenu des Espagnols : il est vivant ; et c’est peut-être pour l’être trop qu’il fut si peu représenté du temps de l’auteur, et subit ensuite si rigoureusement les coups de ciseaux de la censure : les grands seigneurs ne voulurent pas plus de don Juan que les faux dévots de Tartuffe 37.

Que sa conduite soulève l’indignation, et que les pleurs de son amante trompée attendrissent jusqu’à son valet38 ; que sa lâcheté hypocrite39 cause même assez d’horreur pour qu’on voie avec soulagement la foudre tomber enfin sur ce monstre40, cela n’est point discutable, et fait à première vue affirmer que ce spectacle est moral41. Que Molière ait su allier à ce caractère odieux une élégance chevaleresque, une audace juvénile42 qui empêchent que l’horreur ne nous prenne trop vile, et qui intéressent encore au héros, si méprisable qu’il soit ; qu’il ait agréablement mêlé à l’intrigue les traits et les situations les plus comiques, pour rester dans le domaine de la comédie, et ramener le rire chez le spectateur prêt à subir des émotions moins gaies, c’est une habileté d’auteur qu’on doit admirer, et qui ajoute grandement au mérite d’une pièce si difficile à rendre attrayante sans rendre le vice lui-même attrayant.

Mais le caractère de don Juan offre plus que cela. Il est déjà très corrompu au commencement du premier acte ; et pourtant, à mesure que le drame se développe, on voit sa corruption croître tellement, qu’il est impossible que ce spectacle ne fasse pas réfléchir à celte mystérieuse vérité morale, qu’une chaîne indissoluble lie tous les vices, et force presque nécessairement à rouler jusqu’en bas celui qui a commencé à descendre cette pente, insensible d’abord, qui devient un précipice à la fin :

Dans le crime il suffit qu’une fois on débute :
Une chute toujours attire une autre chute ;
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors43.

Le don Juan qui débute sur la scène par enlever done Elvire à un couvent44, et qui se lasse si vite du touchant amour qu’il lui inspire45, passe aussitôt, de cette affection où il pouvait y avoir quelque chose de noble et de vrai, à la grossière passion qui lui fait séduire deux pauvres paysannes a la fois46, au moment même où il a failli périr en voulant enlever une jeune mariée47. Avec la débauche viennent les dettes, auxquelles il ne peut échapper qu’en employant le honteux moyen par lequel il éconduit M. Dimanche 48. Son père, poussé à bout par un déshonneur qui rejaillit sur la famille, vient essayer de lui faire sentir l’indignité de sa vie, et il s’en débarrasse en l’insultant49. Il y a longtemps qu’il ne croit plus en Dieu, ou du moins qu’il n’y veut plus croire50 ; il ne reste en lui que l’orgueil, qui lui fait accepter un duel51, et mettre en avant cette humanité, au nom de laquelle il donne un louis au Pauvre qu’il n’a pu contraindre à blasphémer52. Cet orgueil même tombe enfin : pour se mettre à l’abri des conséquences de ses crimes, il se jette dans l’hypocrisie53 ; il renonce aux conventions de l’honneur54 ; il ne connaît plus de loi aucune que son égoïsme, et le caprice effréné qui lui fait outrager done Elvire par le nouvel amour qu’il conçoit soudain, non pas pour elle, mais pour son habit négligé et son air languissant 55 ; jusqu’à ce qu’enfin il soit foudroyé sur cette parole de damné : « Il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir56. »

Voilà certes une grande leçon, que le vice arrive à s’emparer de nous jusqu’à nous rendre incapables de repentir. Il y a sans doute une influence utile dans le spectacle de ce suicide moral.

Cette leçon n’est pas la seule : on voit encore, dans don Juan, la représentation du bandeau funeste qui vient fermer l’esprit du méchant à tous les avertissements d’un valet57, d’un père58, d’une amante59, de Dieu même60.

Mais Molière a frappé le coup le plus juste de toute cette satire du vice élégant dans le tableau de la corruption que répand autour de soi le gentilhomme corrompu, et qu’il impose à tout son entourage. Je ne parle pas des filles mises à mal, c’est d’une vérité trop évidente ; mais ce valet, qui croit en Dieu au fond, qui voudrait avertir et retenir son maître, et à qui sa faible raison ne permet de défendre que ridiculement la cause de la vérité61 ; qui est forcé à mentir62, à insulter63, à cacher comme une honte les moindres bons sentiments64, à partager enfin toute la vie et tous les crimes de don Juan, « parce qu’un grand seigneur méchant homme est une terrible chose : il faut qu’on lui soit fidèle, en dépit qu’on en ait, et la crainte réduit d’applaudir bien souvent ce que l’âme déteste65 ; » ce valet, nous le voyons se gâter, s’endurcir, imiter l’escroquerie du maître66, engager le Pauvre à jurer un peu 67 ; et enfin, après le châtiment de don Juan, n’avoir d’autre sentiment en face de cette mort effrayante, que le regret des gages qu’il perd68 : ah ! que Thomas Corneille est loin de son modèle quand il l’envoie se faire ermite 69 !

Surtout, quelle hardiesse et quelle vérité dans la leçon, venant de tout en bas au grand seigneur si haut placé, par la bouche du mendiant contre qui sa corruption échoue ! Il a bien pu parler en l’air, comme tant d’autres, de l’enfer, à son valet ; se moquer des croyances vulgaires en les assimilant aux superstitions, et mettre en avant son bel article de foi que deux et deux sont quatre 70 ; mais voilà un argument qui renverse tout cela : un homme qui « aime mieux mourir de faim que de commettre un péché71. »

Il y aura lieu de revenir sur don Juan considéré comme esprit fort72. Ici, c’est assez de montrer que Molière, en nous divertissant, pense et nous fait penser qu’il faut être vertueux, non-seulement par intérêt, mais pour la vertu même et pour Dieu qui nous la commande ; non-seulement pour nous, mais pour tous ceux qui nous entourent et dont nous sommes, responsables.

 

C’est au même titre qu’on doit ici louer le Tartuffe 73 : nulle part un moraliste n’a mieux montré cette sorte d’air funeste que le vice répand autour de soi et fait respirer à ceux qui l’approchent. Si jamais l’adultère a été peint tel qu’il est, et non tel que le poétise Mme George Sand, c’est dans les scènes inimitables de Tartuffe suborneur74. Voilà la luxure dans toute sa hideur morale, escortée par la cupidité et par l’hypocrisie. L’hypocrisie, Molière l’avait en horreur75 : c’était pour lui le comble de la scélératesse76 ; et il était d’avis sans doute que, dans une débauche ouverte, il y a encore un certain mérite de franchise, un espoir quelconque de repentir, qui ne se trouvent plus quand le criminel a pris enfin le parti de se couvrir du manteau de Dieu. C’est ce manteau qui fait que l’hypocrite corrompt mieux tout ce qui l’entoure, et peut ruiner une maison dans ses biens et dans ses âmes.

Ce n’est pas le lieu d’apprécier au point de vue littéraire cet étonnant chef-d’œuvre, considéré non sans raison comme le suprême effort de la haute comédie77. Ce n’est pas le lieu non plus de raconter l’histoire de cette pièce, dont la représentation fut une affaire d’Etat, non-seulement du temps de Molière, mais de nos jours78. Ce qu’il faut remarquer , ici, c’est, la moralité absolue d’une œuvre où, d’un bout à l’autre, un scélérat supérieur, couvert des dehors les plus séduisants pour les bonnes âmes, revêtu de modestie, de désintéressement, de charité, de Dieu même empreint sur son visage 79, est sans cesse démasqué, méprisé, condamné, et enfin puni, sans la moindre restriction de la part de l’auteur, ni la moindre hésitation possible chez le spectateur.

En vain de saints moralistes, emportés par le zèle de la maison de Dieu, prétendront qu’il est mauvais de montrer un homme pieux en apparence, qui est un scélérat au fond80 : il est meilleur sans doute de montrer qu’il y a des scélérats qui affublent la robe d’innocence, des loups qui se cachent sous la peau des brebis pour entrer dans la bergerie. D’ailleurs, Molière a pris toutes les précautions pour empêcher qu’on n’attribuât à la vraie piété une seule des paroles ni des actions de l’imposture : comme il le dit lui-même dans sa Préface, il a « employé deux actes entiers à préparer la venue de son scélérat ; » quel scélérat ! qu’il est habile et terrible ! Voyez-vous cette maison honnête qu’il a désunie81, dont il a aveuglé l’aïeule82, ébloui le père83, fait maudire et chasser le fils84, désolé la fille85, insulté la mère par la déclaration de son lubrique amour86 ? Il règne, avec ses ministres Laurent et Loyal 87, sur le peuple naïf des Orgon et des Pernelle ; il faut qu’on cède à son infernal génie, que les filles viennent lui immoler leurs grâces pudiques, et les femmes leur chasteté conjugale. Si l’on ose lutter contre lui, il se redresse, plein d’un venin mortel, comme le serpent sur qui l’on a marché88. Sa puissance arrive à faire trembler les plus nobles, et arrête l’indignation dans leur bouche effrayée89. Et véritablement il n’y a que l’autorité d’un Louis XIV qui puisse enfin l’écraser90, comme il n’y a que cette autorité qui ose permettre qu’on le joue.

Montrer aux hommes la hideur du vice, c’est bien agir ; leur inspirer l’horreur du vice, c’est être utile : il n’y a pas de considération qui emporte celle-là. Molière, en faisant le Tartuffe, et Louis XIV en protégeant Molière, ont rendu service à l’humanité91.

 

C’est encore au point de vue de l’influence du vice qu’on doit étudier l’Avare 92, moins pour la banale vérité qu’il ne faut pas trop aimer les écus, que pour le spectacle de toutes les conséquences que traîne avec soi cette passion sordide.

Si comique que soit cette excellente comédie, n’est-ce pas une chose triste de voir ce vieillard déshonorer ses cheveux blancs par de honteuses querelles avec ses valets93 ? Et au milieu du rire que soulève la scène des mains 94, celle de la tache d’huile et du haut de chausses troué, n’y a-t-il pas un grand sentiment de mépris et de pitié pour celui qui se laisse tomber si bas ? Mais c’est, peu de voir cet homme dégradé par la famélique et honteuse lésine 95, bafoué et haï par ses gens, sans ami, soupçonneux, et avec cela amoureux : la vraie morale de l’Avare est dans ses enfants. Par sa négligence coupable, l’honneur de sa fille est aux mains du premier venu qui a l’esprit de flatter sa manie96, et qui est heureusement un honnête homme, quoique dans la réalité il y ait grand-chance pour que les choses tournent autrement. Il cherche pour ses enfants des mariages de pur intérêt, destinés à être un malheur de tous les instants97. Et enfin le voilà usurier de son propre fils98, dont il ne blâme la vie dissipée que parce qu’elle coûte, dont il ne blâme le jeu effréné que parce que le gain n’en est pas placé à bon intérêt99, avec lequel il ruse comme avec un ennemi100, et qu’il réduit enfin à l’insulter101 et à le voler102.

Là aussi est la supériorité de la pièce de Molière sur celle de Plaute. Euclion, avec sa marmite pleine d’or, est sans doute un avare fort comique ; mais il n’est pas amoureux en même temps, pour montrer que les ridicules les plus divers et les plus contradictoires s’assemblent dans les âmes qui ont quitté le droit chemin de la raison ; il est volé par celui qui lui enlève sa fille103, et l’on rit de voir ce rapace vieillard pleurer ridiculement sa marmite et son honneur. Mais quel trait de génie, de nous le présenter amoureux de la maîtresse de son fils, volé par son fils, qu’il a forcé, par l’excès, de son vice, à ne plus voir, dans cette tête sacrée du père, qu’un indigne rival avec qui toute guerre est permise, un ennemi domestique contre qui toute la maison se ligue, depuis l’héritier du nom paternel jusqu’au dernier valet de cuisine ! Quel contraste ressort du déchirement de ce vieux cœur, tiré d’un côté par l’amour et de l’autre par sa cassette104, qu’il chérit trop pour faire un présent à sa maîtresse105 ou lui donner honnêtement à dîner106 ! C’est le tableau de l’avarice, non pas chez le pauvre qui enfouit furtivement quelques pièces d’or sous son foyer sans feu107, mais chez le riche bourgeois, dans sa grande maison, où il pourrait vivre avec aise et honneur, entouré d’une heureuse et aimante famille, dont il devient la honte et presque la perte108.

 

Donc l’honnête homme de Molière déteste d’abord ces deux sources fécondes de vice et de malheur : la luxure et l’avarice. Il ne les déteste pas seulement comme fait le monde, en admettant de temps en temps une trêve à la guerre, et en signant quelque traité furtif avec l’ennemi : il les hait pour elles-mêmes, pour être honteuses et dégradantes, pour leurs suites inévitables, pour conserver à son cœur cette sensibilité de vertu qu’elles émoussent promptement ; il les hait pour sa famille, pour ses enfants et pour ses serviteurs ; il les hait pour l’honneur, et pour n’être pas réduit par elles à revêtir la robe de Tartuffe, et à se perdre absolument par l’hypocrisie, ce dernier et irréparable vice après lequel on ne peut plus se repentir. Car la passion qui a conduit Tartuffe à jouer son rôle scélérat, est autant cupidité que luxure : chez Harpagon, l’amour de l’argent n’aboutit qu’à la honte ; chez Tartuffe, il atteint au crime ; et la pente est facile, de l’usurier qui prête au denier trois 109, à l’imposteur qui capte le bien des familles110 ; aussi facile que celle qui entraîne don Juan de la débauche à la mort.

Ces trois caractères du débauché, de l’imposteur et de l’avare, qui à eux trois offrent la réunion de presque tous les vices, prouvent que Molière observait l’humanité avec un sens moral. Dans ces peintures, son influence sur les spectateurs est évidemment utile, parce qu’il ajoute au tableau artistique des vices le tableau plus instructif de leur enchaînement et de leurs conséquences. Cette influence est bonne encore, à cause de la saine raison qui règne dans son esprit et dans son œuvre, sans que jamais l’art lui serve de prétexte ou d’excuse pour en violer les lois. Jusque dans les conceptions les plus hardies et les situations les plus hasardeuses, il garde un bon sens qui l’empêche de mettre sur la scène ces accouplements monstrueux de vice et de vertu, ces criminels sublimes, ces brigands héroïques qui remplissent tant de drames modernes, et habituent nécessairement le spectateur à s’imaginer que, même dans l’excès des passions les plus funestes, il peut y avoir quelque chose d’excusable et de grand111. Pour Molière, ces passions sont contraires à la raison, à la nature ; ce sont d’affreuses maladies de l’âme, qui la rendent méconnaissable ; et il n’admet pas le moyen d’émotion, tant exploité de nos jours, qu’on peut appeler le genre crime et le genre suicide 112.

Il ne pouvait exposer sur la scène les motifs philosophiques qui lui faisaient condamner la mort de Caton ; mais il savait dans la plaisanterie faire entendre la haute voix du bon sens et du devoir, contre l’acte de désespoir et de lâcheté qui fait rompre avec la vie, plutôt que d’en porter vaillamment les épreuves. C’est l’esprit qui règne dans la scène de l’Etourdi 113Lélie se veut tuer, tient le fer prêt, sans que Mascarille dise autre chose que : « Tuez-vous donc vite. » À quoi Lélie, rappelé à la raison par le sens froid de son valet, répond fort comiquement :

Tu voudrois bien, ma foi, pour avoir mes habits,
Que je fisse le sot, et que je me tuasse114.

Dorine répond sur le même ton à Mariane, qui aime mieux se donner la mort que d’épouser Tartuffe :

Fort bien : c’est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras :
Le remède sans doute est merveilleux ! J’enrage,
Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage115.

Le même esprit éclate dans la scène où Lucinde désespérée dit : Je veux mourir, ouvre « la fenêtre qui regarde sur la rivière, et… la referme tout doucement.116 » Cette satire comique du suicide est achevée dans l’adieu larmoyant de Covielle : Nous allons mourir 117.

Le suicide, qui tient tant de place dans nos romans et nos drames, paraissait à Molière une folie et un crime tel, qu’il ne le jugeait pas digne de faire un ressort de la comédie : il n’en parlait que pour rire.

 

Mais cette sorte de suicide ou d’homicide à deux qu’on appelle duel régnait de son temps dans la société. Ni les édits de Richelieu ni ceux de Louis XIV n’avaient pu faire renoncer la noblesse à cette preuve de l’honneur. Molière a parlé du duel, ou l’a mis en action onze fois dans son théâtre118 : il a couvert de ridicule la prétendue bravoure des batteurs de fer comme La Rapière 119, le Maître d’armes de M. Jourdain, ou le Spadassin des Fourberies de Scapin ; il s’est moqué hardiment, devant une cour de gentilshommes chatouilleux sur le point d’honneur, de la prétention de faire consister l’honneur dans une provocation bien faite, et un coup d’épée bien donné ou bien reçu ; il a fait rire à gorge déployée de l’habileté de M. de Sotenville à bien pousser une affaire ; les formes du doucereux Alcidas et la raison démonstrative de M. Jourdain sont devenues proverbiales. Il a loué justement la sage institution du tribunal des maréchaux, chargé de décider si le combat était nécessaire pour vider une querelle difficile ou même impossible à soumettre aux tribunaux ordinaires120. Il a fermement approuvé le roi de tenir la main à l’exécution de ses édits sur cette matière121. Enfin il a déclaré avec raison, par la bouche d’Eraste, qu’un homme qui a fait ses preuves n’a pas besoin de cela pour montrer qu’il n’est point un lâche122.

Si l’on se reporte au temps où Molière écrivait123, on doit l’admirer d’avoir osé dire si nettement son opinion, et d’avoir si bravement appuyé les efforts de Louis XIV pour abolir l’usage quotidien et vraiment barbare du duel à cette époque.