(1867) La morale de Molière « CHAPITRE IV. Jugement sur les Hommes de Molière. » pp. 65-82
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(1867) La morale de Molière « CHAPITRE IV. Jugement sur les Hommes de Molière. » pp. 65-82

CHAPITRE IV.
Jugement sur les Hommes de Molière.

Mais, à ce compte, Molière est donc un moraliste ; il enseigne donc les règles de la vertu ; il met donc en pratique le précepte d’Horace traduit par Boileau :

Qu’en savantes leçons votre muse fertile
Partout joigne au plaisant le solide et l’utile 220.

Eh ! non : Molière est un comédien ; Molière veut nous divertir. Il y réussit admirablement par la peinture de nos vices et de nos ridicules. Et comme le contraire du vice et du ridicule est le bien, en poursuivant tous les vices et tous les ridicules, il montre par contraste le bien sous toutes ses faces. Il choisit pour sujet ce qui nous intéresse le plus : nous-mêmes. Et nous ne pouvons nous voir, nous, notre cœur, nos passions, nos faiblesses et nos crimes, sans réfléchir tout en riant. Il est honnête et plein de bon sens, en sorte qu’il se fait de l’honnêteté une idée élevée et pratique, qu’on peut dégager de l’ensemble de ses tableaux. Cette idée est digne qu’on la recherche et qu’on l’étudie, parce que c’est l’idée d’un observateur hors ligne et d’un génie exceptionnel ; il est utile de la bien connaître pour se rendre compte de l’influence morale d’un auteur si attachant. Mais s’il était un moraliste, il l’aurait dégagée lui-même : il ne l’aurait pas laissée obscure au point que des hommes comme Bossuet et J.-J. Rousseau, pour prendre les extrêmes parmi ses critiques, aient pu se méprendre sur ses pensées et ses intentions. Comme son but est d’émouvoir agréablement221, il mêle dans une proportion artistique le bien et le mal chez ses personnages222, en sorte qu’il faut un effort de réflexion pour discerner au fond et son opinion et son influence. Sans doute, il blâme les mœurs de don Juan ; mais pourtant il le présente séduisant, héroïque, et ne lui donne pour contradicteur qu’un valet absolument ridicule223. Il blâme la brutalité d’Alceste, et le fait pourtant si vertueux qu’on l’admire malgré soi224. Aux Sganarelles et aux Arnolphes, il oppose des Aristes d’une modération exagérée225, aux Misanthropes, des Philintes égoïstes dont le calme indifférent pourrait faire croire que l’homme parfait de Molière est un. sceptique indulgent226. Il condamne absolument Tartuffe 227, et le met aux prises avec un bourgeois sot et crédule, qu’on verrait sans pitié ruiné par l’imposteur s’il n’avait une femme et des enfants intéressants228. Enfin il combine tous les sentiments de la façon la plus propre à plaire et à faire rire, en sorte que ce n’est pas sans peine ni sans quelque chance d’erreur que, cherchant en ses ouvrages ce qu’il ne tenait pas à y mettre, on arrive à en tirer les beaux préceptes d’honnêteté exposés dans le précédent chapitre.

Oui, ils sont beaux ; mais ils ne sont point là spécialement pour instruire ; ils s’y trouvent seulement au nom de l’art et du génie ; ils font partie de la matière humaine remuée et transformée par ce hardi créateur ; ils ajoutent à l’intérêt, à l’émotion, au charme victorieux qui domine la foule enivrée. Mais toute cette étude du cœur humain, si profonde, si philosophique même, Molière ne s’y est pas livré dans un but moral, pas plus que Raphaël n’a étudié les muscles et le squelette pour devenir un chirurgien ; il n’a pas fait ses drames les plus moraux pour instruire, pas plus que Michel-Ange n’a taillé ses torses pour enseigner la myologie. Leur but, à tous, c’est l’art. Pour le peintre et le sculpteur, l’art est une belle tête sur la toile, qui nous fasse penser, ou un beau corps de marbre, qui nous émeuve ; pour le comédien, une bonne comédie qui fasse rire. Le rire est son bien ; il le puise à toute source : si la source en est morale, instructive, tant mieux ; quand elle ne l’est point, il y puise quand même ; et cette belle médaille de Molière philosophe et moral a un revers frappé d’immoralité.

 

Il faut protester contre le jugement raffiné de Boileau :

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnois plus l’auteur du Misanthrope 229.

Si vraiment, on reconnaît l’auteur comique230 : sa verve n’est pas moindre, et il ne traite pas le bouffon avec moins de génie que l’agréable et le fin 231. Au point de vue de l’art, on ne doit pas plus blâmer les farces de Molière que les grimaces des damnés dans la fresque de la chapelle Sixtine. Seulement, la morale n’y est plus ; et on ne le lui reproche pas, puisqu’il atteint son but, qui est de divertir irrésistiblement. On se contente de juger que Molière a un grand sens moral, une grande influence morale, mais encore une fois n’est point moraliste.

 

Qui ne condamnera, au point de vue moral, toute la longue comédie de l’Etourdi 232, où, d’un bout à l’autre, l’auteur étale la conduite d’un fils débauché, doublé d’un valet digne des galères233, travaillant ensemble, de la façon la plus plaisante du monde, à duper et à voler un vieux père et son vieil ami234 ? Ce qui ajoute à l’immoralité du spectacle, c’est le caractère méprisable donné aux vieillards235, qui fait excuser d’autant plus volontiers les joyeuses manœuvres des deux jeunes escrocs. La comédie s’ouvre sur cette belle déclaration, prononcée doctoralement par l’admirable Mascarille :

D’un censeur de plaisirs ai-je fort l’encolure,
Et Mascarille est-il l’ennemi de nature ?
Vous savez le contraire, et qu’il est très-certain
Qu’on ne peut me taxer que d’être trop humain 236.

Il n’est pas besoin de donner des explications sur la nature et l’humanité de ce valet philosophe. Avec cette vertu peu scrupuleuse, on n’a pas honte de pratiquer agréablement le vol à la tire237 et autres plaisanteries que la justice a le tort de trouver mauvaises. Que tout cela soit fort réjouissant, nul n’en disconvient ; mais n’est-il pas funeste pour la morale de forcer, pendant deux heures, l’honnête spectateur à trouver plein de grâce et d’intérêt le plus insigne des voleurs et des fourbes ? N’en résulte-t-il pas dans l’âme un adoucissement de cette haine pour le mal que Molière a si bien enseignée ailleurs238 ? l’a-t-il rien de plus révoltant que de faire rire de la ruse d’un fils qui fait argent du faux bruit de la mort paternelle, et qui, tout en larmoyant, emprunte pour ces prétendues funérailles de quoi se payer des maîtresses239 ? Tout cela est si gaiement présenté, qu’il est bien difficile de ne pas oublier toute la morale outragée pour applaudir au succès de la ruse, et quoiqu’il ne s’agisse que de crimes imaginaires, le rire devient une complicité réelle.

Il est inutile de passer en revue tous les exploits parfaitement comiques, quoique pendables, de ce héros qui veut

Qu’au bas de son portrait on mette en lettres d’or :
Vivat Mascarillus, fourbum imperator !240

Mais il importe d’insister sur l’immoralité d’un spectacle où l’intérêt, le charme, la passion sont sans cesse inspirés par des hommes indignes, chez qui l’auteur fait survivre des qualités d’esprit et de cœur inconciliables avec la bassesse de leurs actions, en sorte qu’on leur pardonne leur vice en faveur de leur grâce, de leur sensibilité, de ce reste d’honneur qui leur a été artistement laissé ; elle gai spectacle de leurs succès finit par insinuer doucement au spectateur séduit, que le vice, après tout, n’est pas si noir qu’on le fait.

 

Ce n’est pas une fois que Molière a mis sur le théâtre ces conduites criminelles, fardées sous l’excellent comique de sa verve intarissable, et rendues excusables en apparence par le caractère de ceux contre qui elles sont dirigées.

Le Sganarelle et le Valère du Médecin volant ne sont pas plus estimables que Mascarille et Lélie, quand ils inventent la farce insensée par laquelle ils enlèvent sa fille au bonhomme Gorgibus 241.

Le Mascarille du Dépit amoureux 242 ne vaut guère mieux que son aîné de l’Etourdi, et s’il ne pratique pas la même conduite, c’est moins par vertu que faute d’occasion.

Le Sganarelle du Cocu imaginaire, avec ses plaisanteries et ses actes grivois243, est un type si peu honorable qu’on serait presque heureux de le voir devenir ce qu’il s’imagine être. Celui du Médecin malgré lui est si divertissant, avec sa bouteille aux juleps 244 et sa jovialité rabelaisienne, qu’on le voit, sans lui en vouloir, battre sa femme qu’il ruine, et plaisanter sur ses enfants qu’il laisse mourir de faim245. Il est si gai qu’on lui pardonne tout : qu’il boive, qu’il mente, qu’il vole246, qu’il aide à enlever une fille247, et qu’il cajole une femme au nez du mari248 : le mari et le père, les trompés et les volés sont si niais, Sganarelle a tant d’esprit, qu’on applaudit toujours, et qu’on serait désolé de le voir pendre, comme le voudrait bien Lucas 249.

Hali, dans l’Amour peintre 250, est encore un vrai Mascarille ; et Mercure, dans Amphitryon 251, est le Mascarille divinisé, qui ne procure plus des esclaves aux fils de famille252, mais des reines aux dieux. Qui n’a ri à plein cœur en voyant Sosie battu et Amphitryon à la porte253 ? Mais, pendant tout ce rire, où donc était la morale ?

 

Et qu’on ne dise pas que Molière s’est laissé aller à cette indulgence dans les débuts de sa carrière, aveuglé par l’exemple de ses prédécesseurs et de ses contemporains, entraîné par la nécessité de nourrir sa troupe et de faire rire à tout prix : c’est en 1669, quand il a donné le Misanthrope, le Tartuffe, l’Avare, après Amphitryon, que l’imitation antique peut excuser un peu ; c’est enfin quand il est maître et roi de la scène, qu’il joue devant le roi la désopilante farce de M. de Pourceaugnac, chef-d’œuvre comique où, par malheur, les deux personnages intéressants, spirituels, actifs, les deux chevilles ouvrières de la pièce, sont la Nérine et le Sbrigani, qui se font réciproquement sur la scène cette apologie digne des cours d’assises :

NÉRINE

Voilà un illustre. C’est le héros de notre siècle pour les exploits dont il s’agit : un homme qui, vingt fois en sa vie, pour sauver ses amis, a généreusement affronté les galères ; qui, au péril de ses bras et de ses épaules, sait mettre noblement à fin les entreprises les plus difficiles ; et qui, tel que vous le voyez, est exilé de son pays pour je ne sais combien d’actions honorables qu’il a généreusement entreprises.

SBRIGANI

Je suis confus des louanges dont vous m’honorez, et je pourrais vous en donner avec plus de justice sur les merveilles de votre vie, et principalement sur la gloire que vous acquîtes, lorsque avec tant d’honnêteté vous pipâtes au jeu, pour douze mille écus, ce-jeune seigneur étranger que l’on mena chez vous ; lorsque vous fîtes galamment ce faux contrat qui ruina toute une famille, lorsque avec tant de grandeur d’âme vous sûtes nier le dépôt qui vous était confié, et que si généreusement on vous vit prêter votre témoignage à faire pendre ces deux personnes qui ne l’avoient pas mérité254.

Dites que dans tout cela il y a de l’ironie : mais est-ce assez de l’ironie quand il s’agit de crimes pareils ? Est-il moral de faire reposer toute une intrigue touchante sur l’adresse de telles gens, à qui l’on s’intéresse nécessairement, parce qu’on s’intéresse au succès de ce qu’ils entreprennent ? N’est-il pas blessant de voir une honnête fille confier à ces directeurs là son honneur et son amour255 ? N’est-on pas choqué de trouver qu’un amant délicat et distingué comme Eraste n’a pas honte de se faire le second d’un Sbrigani 256 ? Dans toute la suite de la pièce, le ridicule excellent dont est couvert M. de Pourceaugnac fait qu’aux yeux du spectateur Sbrigani a raison, toujours raison, dans toutes les entreprises de son infâme industrie ; et, à la fin, on est si bien pris au charme de cette joyeuse corruption, qu’on entend sans indignation chanter par toute la troupe :

Ne songeons qu’à nous réjouir :
La grande affaire est le plaisir257 !

C’est en 1671, dans toute la force de son génie, quand il ne manque plus à ses chefs-d’œuvre que les Femmes savantes et le Malade imaginaire, que Molière donne les Fourberies de Scapin, et qu’il exalte un héros de la même volée que Mascarille et Sbrigani, roi de la pièce d’un bout à l’autre, qui dresse les fils de famille à courir les filles258 et à insulter leurs pères259, qui vole plus effrontément que tous ses prédécesseurs260, avec un entrain si victorieusement comique qu’il est impossible à l’âme la plus ferme de résister au fou rire causé par le mulet et la galère 261, et de n’être pas, malgré tous les principes, enchantée de voir réussir ces admirables fourberies. Il a tant d’esprit ! Les jeunes amours qu’il sert sont si gracieuses ! les barbons qu’il trompe sont si avares ! Que, pour comble, il charge de coups de bâton l’honnête maître dont il a volé l’argent et corrompu le fils262, nous rirons encore et toujours, en dépit de la morale oubliée, et nous ne pourrons nous empêcher d’applaudir au triomphe final de ce Prince des Fourbes, entouré de sa messagère Nérine, de ses lieutenants Carie et Sylvestre, et de la foule des pères, des fils, des amantes qui subissent la toute-puissance de son génie diabolique263.

 

On peut mettre en avant l’excuse que, tout en nous réjouissant par le triomphe des fourbes et des coquins, Molière nous les présente spirituels, mais coquins ; risibles, mais coquins ; bienveillants, dévoués même à leurs heures, mais toujours coquins ; en sorte qu’on ne sort guère de ce spectacle avec une grande estime pour eux, ni un grand désir d’avoir un valet comme Mascarille, Sbrigani ou Scapin.

Sans doute ; et ce qu’il y a d’immoral dans tous ces personnages, ce n’est pas tant leur conduite, évidemment condamnable et condamnée par tout homme de sens froid, que le charme comique par lequel Molière sait atténuer ce sens chez le spectateur. On le répète, il faut une âme très-ferme pour retrouver, après ces impressions, toute la délicatesse de la vertu. Et on ne peut douter que les âmes du peuple ne perdent, à force de se courber sous ce vent du plaisir, l’énergique élasticité nécessaire pour se redresser ensuite dans toute la rigueur du devoir.

Il faut une intelligence cultivée et un effort de réflexion pour discerner, dans les Hommes de Molière, les principes d’honnêteté qu’il y a mis : il ne faut que voir, et suivre l’entraînement du rire, pour approuver le vice qui y est étalé. Il est vrai que c’est d’une part un vice évidemment condamné par le sens universel ; d’autre part une honnêteté supérieure, sublime. Mais, en somme, sur ce théâtre, le vice est trop séduisant, l’honnêteté trop dissimulée. À la lumière de la rampe, qui pense d’Alceste ce qui en a été dit au chapitre précédent ? et qui hésite à battre des mains au triomphe de Scapin ? Le bien est à peine entrevu ; le mal illuminé et applaudi sans restriction. Je ne parle ni de vous, ni de moi, mais du peuple qui, depuis deux cents ans, vient tous les soirs remplir ce théâtre. Et quand je dis peuple, je ne dis pas populace : mais tout le public pour qui Molière écrivait, et dont l’immense majorité va toujours croissant, tandis que diminue le petit groupe des rêveurs qui usent le temps à penser.

Ces réflexions n’ôtent rien à la valeur artistique de toutes les œuvres de Molière, ni à la portée morale de plusieurs, ni à l’éclat du bon sens qui brille par traits saillants jusque dans les plus folles scènes ; mais elles sont nécessaires si l’on veut se rendre compte de la morale de Molière.

 

Enfin, le moraliste a encore un reproche à faire.

Tous ces entremetteurs infâmes, tous ces valets, âmes damnées du vice et de la débauche, travaillent cependant à des causes justes, nobles, touchantes ; ils sont tendres, compatissants, désintéressés ; ils ont un esprit qui touche au génie : cela est faux dans la réalité. Quoique l’homme soit un insondable mélange de bien et de mal, c’est erreur d’imaginer que les qualités les plus délicates puissent s’accoupler avec les vices les plus honteux. Un pareil contraste peut ajouter à l’intérêt, à l’émotion ; mais c’est un mensonge moral.

Dans l’Avare, il y a une invraisemblance qui est une faute ; c’est que Valère, présenté à la fin sous les plus nobles couleurs264, et montré dès le début comme plein des plus nobles sentiments265, puisse allier cette hauteur d’âme avec le misérable rôle auquel il s’est soumis par choix : entrer par un mensonge dans une maison, et, contre son propre cœur, y maltraiter volontairement, malgré toute raison, de pauvres domestiques qui n’en peuvent mais266, c’est incompatible avec tant de constance, d’esprit et de cœur.

À Valère il faut joindre Lélie de l’Etourdi : on n’a pas à la fois un amour si élevé et de si vils instincts. Le même reproche s’adresse au Valère du Mariage forcé, au Clitandre de l’Amour médecin, à l’Adraste de l’Amour peintre, au Valère du Médecin malgré lui, à l’Eraste de M. de Pourceaugnac, à l’Octave et au Léandre des Fourberies de Scapin : tous ces jeunes hommes mêlent des ruses honteuses, dégradantes, à la noblesse d’un amour qui touche au sublime par le dévouement et la délicatesse. Tant d’honneur fait qu’on a de la tolérance pour leurs basses intrigues, et qu’on ne voit pas qu’ils s’y déshonorent. Peut-on aimer comme Je Dorante du Bourgeois gentilhomme, et voler en même temps l’or, les bagues même que l’on offre à sa maîtresse ; la laisser entretenir par un vieux fou qu’on flatte, et faire argent de l’honneur de celle qu’on veut s’attacher par un lien sacré 267 ?

Qu’on ne dise point que cela importe peu à la morale. Une des principales immoralités des romans et des drames, c’est de faire croire à la possibilité de l’alliance de vices et de vertus incompatibles. C’est par là qu’on arrive aux saints forçats de M. Victor Hugo268. Cela produit de l’effet : sans doute, mais surtout l’effet de nous donner dans la pratique moins d’horreur pour les vices réels auxquels nous cédons, en nous excusant sur la compensation que nous établirons par des mérites et des vertus possibles, dont nous n’avons pas même l’intention. Ici le moraliste se rencontre avec le poète pour insister sur le précepte inattaquable d’Horace : Et sibi constet 269.

 

Que conclure ? Et que dire en sortant d’un spectacle qui a commencé par le Misanthrope, et qui se termine par les Fourberies de Scapin ?

La vérité : c’est que l’auteur atteint, dans tous les genres, au sublime du comique, et qu’il est un comédien parfait.

Et s’il faut lui reprocher de nous avoir souvent forcés à applaudir ce que nous devons condamner, d’avoir maintes fois employé la puissance de son génie à flétrir la fleur de notre sens moral par l’entraînement du rire, il faut, sans lui pardonner cette erreur, lui rendre la justice que personne n’a plus fermement parlé le langage du bon sens, qui doit nous conduire dans la pratique de la vie ; personne n’a mieux compris ni montré quel ensemble de vertus supérieures doit se rencontrer en un homme pour qu’il soit honnête homme. En cela, sa gloire ne peut être ternie par les Sbrigani ou par les Scapins. Quand on se demande quel est l’honnête homme de Molière, on se dit qu’en somme c’est celui qui fuit tous les vices, qui évite tous les travers condamnés et flagellés dans tant de comédies excellentes ; et qui sait, comme le Clitandre des Femmes savantes, à toutes les qualités de la fortune270, de l’esprit271, de la naissance272, joindre des mœurs pures, une probité intacte273, une franchise pleine d’honneur274, une bienveillance indulgente275, une tendresse de cœur élevée276, un dévouement et un désintéressement absolus277. En lui, Molière a entrepris de produire le type idéal, quoique humain, de l’homme accompli,

Homme d’honneur, d’esprit, de cœur et de conduite 278,

à qui ne manque ni la rigide honnêteté d’Alceste ni la grâce de don Juan ; qui unit au raffinement d’esprit et à la politesse qu’offrait la cour de Louis XIV, la solidité du bon sens, la douceur de la charité et l’énergie du devoir279 ; qui devient, en vieillissant, le bon, raisonnable et aimable Cléante du Tartuffe 280.

Et si la Grèce est éternellement célèbre pour nous avoir légué ce modèle surhumain de la corporelle beauté que nous appelons l’Apollon du Belvédère, quelle ne doit pas être notre admiration pour celui qui, chez nous, a su produire ce modèle moral de l’homme intelligent, chrétien et français ?